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Introduction

Ce texte porte sur les perceptions des acteurs enseignants à l’égard des effets provoqués par la politique publique de fermeture des établissements d’enseignement supérieur, au printemps 2020, face à la pandémie de COVID‑19. À cette fin, nous présenterons un bilan à chaud de la situation, alors que le confinement restait à l’ordre du jour au Mexique, courant octobre. Nous mettrons à plat les remaniements professionnels entraînés par la consolidation rapide de cours virtuels en contexte d’impréparation technologique. Nous définirons la profession enseignante comme un métier relationnel ou métier de l’humain (Bodergat et Buznic-Bourgeacq, 2015). Nous exposerons dans quelle mesure ses membres considèrent que leurs conditions de socialisation, professionnelle et pédagogique, ont été bouleversées par l’essor de l’enseignement à distance. En revanche, nous ne traiterons pas des répercussions ni des enjeux pédagogiques de l’éducation à distance.

Notre hypothèse est que les répercussions du coronavirus sur le champ de l’enseignement supérieur ne sont compréhensibles qu’en rapport avec les singularités d’un contexte national marqué par des inégalités entre les professeurs du supérieur (selon leur condition statutaire et leur établissement d’affiliation) et entre les étudiants (selon leurs revenus et leurs caractéristiques socioculturelles). Ces inégalités de situation déterminent les diagnostics formulés par les premiers et les solutions qu’ils ont éventuellement mises en oeuvre pour surmonter les problèmes rencontrés. Elles renvoient à la segmentation croissante du système universitaire, couplée avec son expansion : la rentabilité de l’investissement étudiant dans l’enseignement supérieur est en effet étroitement dépendante du prestige des établissements et de leurs filières. Les établissements les plus récents et les plus fragiles sont destinés aux populations les plus vulnérables, mais paradoxalement, ils disposent de moyens réduits pour confronter les « ruptures » de la normalité éducative. L’accès à l’enseignement à distance, en période de pandémie, sera plus compliqué pour les collectifs défavorisés et les établissements ayant pour vocation de fonctionner comme un ascenseur social que pour les groupes et les établissements d’élite, conformément à un schéma de reproduction sociale et de distribution inégale des bénéfices produits par la massification universitaire (Bourdieu et Passeron, 1970; Duru‑Bellat, 2010). D’autres inégalités relèvent des conditions d’exercice du métier (vacataires/titulaires) et, parmi les étudiants, de leurs conditions de succès, en fonction de critères sociodémographiques et culturels (Benninghoff et al., 2012).

La combinaison de ces inégalités explique la résonance particulière, sur le plan national, de thèmes transversaux (décrochage scolaire[2]) et la montée en puissance des préoccupations sur les clivages sociaux qui prédéterminent des taux d’utilisation des TIC socialement et démographiquement variés. Ces derniers limitent considérablement les effets de la stratégie de renforcement de l’enseignement à distance, comme réponse exclusive à la fermeture des installations universitaires.

Dans cet article, nous présenterons d’abord la structure du système d’enseignement supérieur afin de permettre au lecteur de mieux comprendre les conditions dans lesquelles les enseignants mexicains se sont familiarisés avec de nouveaux supports technologiques. Nous déterminerons les questions, techniques et sociétales, discutées puisque la massification des programmes d’enseignement à distance s’est accompagnée d’une redéfinition de concepts référentiels dans le domaine éducatif, principalement de ceux qui s’inscrivent dans la constellation linguistique de l’inégalité. Cette massification a également enclenché une prise de conscience progressive chez les enseignants des avantages comparés de la communication interpersonnelle et des interactions numériques. Après avoir précisé les caractéristiques d’un questionnaire en ligne appliqué fin avril-début mai 2020, nous analyserons les apports des répondants. Ceux-ci renvoient à des aspirations — c’est-à-dire à des valeurs prenant leur sens en fonction de désirs d’anticipation (Allouch, 2016) —, à des capacités — à savoir des besoins dont la satisfaction donne lieu à des stratégies concrètes (Hart, 2016) ou à des ambitions — renvoyant à des projets à négocier et à des objectifs à atteindre (Saccomano, 2011).

Le contexte national : ancrages territoriaux, carcans bureaucratiques et marges d’innovation

Au Mexique, la plupart des établissements d’enseignement supérieur ont cessé d’assurer l’enseignement en mode présence entre le 17 et le 23 avril 2020. En réponse à une politique qui s’est inscrite dans l’orbite du « Restez chez vous » pour contrer le risque de contagion, les établissements ont ciblé des groupes à risques sur des critères de santé et d’âge parmi leurs personnels enseignants et administratifs. Ils les ont invités à cesser de se présenter au travail, sans négocier droits et devoirs, alimentant une rapide envolée des incertitudes sur les responsabilités professionnelles en temps de clôture.

Six mois après le début de cet autoconfinement, la remise en marche du système d’enseignement supérieur, à l’automne 2020, est lente. Elle se fera à distance et de manière échelonnée. L’autonomie des universités publiques dans les régions, la relative indépendance des 13 sous-secteurs composant le système d’enseignement supérieur et les marges d’action des établissements privés par rapport aux directives ministérielles ajoutent au flou sur le calendrier de reprise.

Les enjeux de pouvoir entre les autorités éducatives et d’autres acteurs du champ (associations des présidents d’université, syndicats enseignants) et les difficultés à gérer une crise sanitaire inédite expliquent les contradictions entre annonces et démentis de retour à la « normalité », idée que les spécialistes approchèrent néanmoins, dès la fin mai, de manière critique comme une fake normality plutôt que comme une néonormalité aux contours encore imprécis.

Ce qui est désormais certain, c’est que les 4 430 248 étudiants inscrits dans les 3 542 établissements publics et privés en 2019-2020 (Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2019) resteront majoritairement hors campus jusqu’à la fin 2020 (ou plus tard) et étudieront à distance. Mais des biais dans la distribution et la consommation du service affectent les étudiants qui ne disposent pas des équipements personnels nécessaires et/ou manquent de compétences pour leur maniement. L’enseignement à distance est en outre peu répandu dans le secteur public (il rassemblait à peine 15 % de l’ensemble des effectifs en 2018 (OCDE, 2019, p. 36) et les critères pour accréditer les connaissances transmises par ce moyen sont encore instables.

Par ailleurs, au Mexique, dès avant la COVID-19, le métier enseignant était l’objet d’une crise structurelle qui se traduisait par une dévaluation accumulée des salaires, la détérioration de son image sociale et des difficultés de recrutement pour des postes stables (Suarez et Muñoz, 2016). Ces conditions empêchèrent, au moment de la pandémie, que les enseignants s’adaptent rapidement aux changements engendrés par le basculement entre enseignement présentiel et distanciel. Bien que le Sous-secrétariat à l’enseignement supérieur n’ait pas produit récemment un décompte national des postes enseignants, par catégorie, selon des études de cas, les titulaires ne représentent qu’un faible pourcentage du groupe socioprofessionnel, mais se distinguent des vacataires par d’importants avantages. Les 394 185 enseignants du supérieur affrontent donc les répercussions de la COVID‑19 avec des ressources et des obligations de présence très diverses. En fonction de leur statut, ils confrontent des ruptures d’équilibre et développent des capacités hétérogènes de réponse à la conjoncture pandémique (Pérez Roux et Salane, 2013).

La production des connaissances : de la méconnaissance à une surabondance très clivée selon les objets

Une recension des recherches sur les répercussions de la COVID-19 dans le champ universitaire indique qu’à partir d’avril, la production d’analyses de conjoncture, soutenue, s’est fait l’écho des recommandations d’organismes internationaux, à forte présence régionale (Instituto Internacional de la UNESCO para la Educación Superior en América Latina y el Caribe, 2020a, 2020b; Organización de los Estados Iberoamericanos, 2020). Une déferlante d’opinions a concerné, d’abord, la manière dont professeurs et étudiants employaient les TIC. Rapidement, sur cette matrice originelle de réflexion, se sont greffées d’autres inquiétudes relevant d’une perspective sociale plutôt que technique. Fondamentalement, les thèmes soulevés concernaient l’accroissement de la vulnérabilité étudiante face à l’enseignement à distance, pour des raisons socioéconomiques. Puisque 49,3 % de la population mexicaine était en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté et 36,3 % de plus était en situation de vulnérabilité (Consejo Nacional de Evaluación de la Política de Desarrollo Social, n.d.), les étudiants en risque de dérochage, par manque de ressources ou de contacts avec leurs professeurs, étaient nombreux (Guzman, 2017), malgré les programmes de bourses gouvernementales à grande échelle. Très vite, les spécialistes ont signalé que la COVID‑19 redoublait les effets délétères de la pauvreté sur la réussite scolaire. La crise économique était ressentie surtout parmi les plus démunis et la fermeture des établissements de proximité entraînait leur retour dans des espaces en déshérence, les empêchant d’avoir recours aux salles informatiques installées dans les établissements d’enseignement supérieur pour profiter des cours en ligne.

Dans ces territoires appauvris, les étudiants ont ainsi été victimes d’une exclusion éducative accrue et, parfois, irréversible. Leur impossibilité d’employer les TIC les a amenés à se retirer des cours dispensés à leurs camarades socialement plus favorisés et à accumuler des retards d’apprentissage qui hypothéquaient la continuité de leurs parcours universitaires. L’indisponibilité des ordinateurs a vite été considérée comme un obstacle à l’enseignement à distance en tant que stratégie garantissant l’égalité des chances pour tous. Au regard des statistiques sur la distribution des équipements informatiques dans le pays, il est prévisible que le nombre de laissés pour compte sera élevé, surtout dans les établissements à visées sociales situés en zone rurale ou périurbaine marginalisée : universités interculturelles pour indigènes ou afro-descendants, établissements technologiques décentralisés ou universités du bien-être Benito Juarez, mises en place en 2018. Il faudra produire des statistiques sur les « disparus », c’est-à-dire les étudiants ayant renoncé à s’inscrire ou à se réinscrire dans l’enseignement supérieur, une fois la rentrée effectuée, pour en savoir plus sur les ressorts de la désertion. Quoique généralement considéré comme utile, l’enseignement à distance, recommandé comme une panacée sous d’autres latitudes (The Economic Intelligence Unit, 2020), a, au Mexique, vite révélé ses failles eu égard à l’ampleur de l’exclusion sociale à l’échelle nationale (Banque de développement de l’Amérique latine [CAF] et Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes [CEPALC], 2020).

Sur des questions plus difficiles à saisir, d’autres réflexions, de nature pédagogique, appellent à déterminer comment les apprenants apprennent et ce qu’ils apprennent. Si les sujets traités se sont multipliés, les voix des acteurs n’ont toutefois pas eu le même retentissement. Décideurs, experts, éditorialistes ont orienté les débats, suivis par les chercheurs en sciences de l’éducation (Aguilar Nery et al. 2020; Silas et Vazquez, 2020). En revanche, les étudiants et les enseignants sont restés relativement silencieux.

Le questionnaire : apports et limites

Prenant en compte ces clivages de communication et ses intérêts d’investigation, le collectif de recherche Éducation, recherches et actualités (EDRAC) qui, sous le patronage de l’Université Gustave Eiffel en France, rassemble des chercheurs francophones de huit pays, a décidé de collecter des données sur la manière dont la COVID‑19 avait bouleversé le quotidien professionnel des enseignants. Au Mexique, le questionnaire en ligne a été diffusé, entre le 27 avril et le 7 mai 2020, par le Conseil mexicain de recherche en éducation (COMIE), relayé par le Réseau Mexique des chaires UNESCO, l’Union des universités d’Amérique latine (UDUAL) et le Centre de recherche et des études avancées de l’Institut polytechnique national (CINVESTAV).

L’instrument comprenait 10 questions précodifiées et 4 à réponse libre. Les questions précodifiées portaient sur les caractéristiques personnelles, les établissements et les conditions professionnelles des répondants affiliés à un établissement d’enseignement supérieur au Mexique. Les réponses libres concernaient les appréciations des réponses fournies par les établissements et le ressenti des professeurs face à la contrainte enseignante à distance, aux moyens accessibles et à la visualisation d’une sortie de crise. Sur un total de 311 retours obtenus, 286 ont été retenus. Des résultats préliminaires tirés de l´exploitation de certaines données ont préalablement été publiés (Didou Aupetit, 2020a, 2020b). Le questionnaire n´est plus consultable en ligne mais l’autrice de cet article peut l´envoyer sur demande. Les filtres ont été l’occupation du statut enseignant, le fait que les établissements soient d’enseignement supérieur et la localisation de ces derniers au Mexique. La codification des réponses, par Microsoft Excel et un programme de traitement de texte, a permis de déterminer les préconisations/appuis reçus en matière d’adoption de l’éducation à distance. Le traitement des réponses qualitatives a montré que les informateurs se préoccupaient de la recomposition des rapports pédagogiques due à l’enfermement, des changements dans l’exercice professionnel et des ressources fournies par les établissements pour faciliter les tâches lors du passage au distanciel.

Les répondants (tableau 1) enseignent dans des universités publiques et privées et des écoles normales supérieures, à l’Université pédagogique nationale (UPN) (sous système de formation des maîtres) et dans les instituts technologiques ou les universités technologiques et polytechniques. La diversité de leurs affiliations institutionnelles est symptomatique de l’organisation disparate d’une profession constituée par un agrégat de groupes composites selon l’établissement, les filières de formation et la position atteinte à l’intérieur de leurs facultés et instituts (Garcia Salord, 1999).

Tableau 1

Distribution des informateurs selon l’établissement d’affiliation

Distribution des informateurs selon l’établissement d’affiliation
Source : questionnaire EDRAC (Didou Aupetit, 2020b)

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Nombre d’informateurs sont spécialistes en sciences sociales et humaines. D’autres, moins nombreux, le sont en sciences de la santé et biologie, sciences dures et ingénierie. Un biais disciplinaire concerne les sciences de l’éducation, domaine de recherche de la coordonnatrice du cas Mexique.

Tableau 2

Domaines disciplinaires de formation des informateurs

Domaines disciplinaires de formation des informateurs
Source : questionnaire EDRAC (Didou Aupetit, 2020b)

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Dans une majorité des cas, les répondants enseignent en licence, maîtrise ou doctorat, même si un petit pourcentage remplit également des fonctions administratives ou de direction. Ils ont, pour la plupart, de 30 à 67 ans.

Tableau 3

Distribution des informateurs par âge

Distribution des informateurs par âge
Source : questionnaire EDRAC (Didou Aupetit, 2020b)

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Leurs trajectoires et leurs situations démographiques impliquent un capital variable d’expériences, l’occupation de positions professionnelles de notoriété variable, des degrés hétérogènes d’intériorisation de l’éthos professionnel et une adhésion plus ou moins enracinée aux pratiques conventionnelles d’enseignement.

Tableau 4

Statut professionnel des informateurs

Statut professionnel des informateurs
Source : questionnaire EDRAC (Didou Aupetit, 2020b)

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En raison du support choisi et de la participation volontaire à l’enquête, les répondants ne représentent aucun échantillonnage statistique. Ils informent simplement une étude exploratoire dont les objectifs principaux sont de rendre compte de vécus collectifs et de déterminer dans quelle mesure les établissements ont facilité la reconversion des enseignants afin de les épauler dans leur adaptation aux disruptions existentielles, scolaires et organisationnelles provoquées par la COVID‑19. Les opinions exprimées permettent d’explorer sentiments, expériences et pratiques et démontrent les contrastes entre les lectures des experts et les anxiétés quotidiennes des enseignants. Les réponses de ces derniers, dans une perspective sociologique centrée sur les acteurs, indiquent qu’ils partagent des préoccupations socioprofessionnelles et l’amertume de n’être parfois pas entendus par leur hiérarchie ou leurs élèves et leurs familles.

Les taux de réponse aux questions posées ont été plus élevés en ce qui concerne l’expérience de l’enseignement à distance et ses conditions d’improvisation que la mise en place de pratiques novatrices. Sur 286 informateurs, 127 n’ont pas répondu à cette question. Cette dernière dimension, significative dans les rapports sur l’évaluation des pratiques durant le confinement, semblait être encore peu mobilisatrice au Mexique au moment où le questionnaire a été appliqué. Toutefois, une fois terminée l’autoréclusion, l’énonciation par les enseignants de leurs aspirations[3], de leurs expériences ou de leurs ambitions est susceptible de changer en fonction d’un continuum biographique articulé en référence à des périodes de crise traumatique ou de « normalité », fantasmée autant que récupérée, et des expériences acquises[4].

Analyse des réponses – Que pensent les enseignants de leur présent?

Malgré la diversité de leurs conditions de travail, les enseignants signalent en règle générale des attentes semblables lorsqu’ils analysent l’importance prise par l’éducation à distance dans la refonte de leur quotidien professionnel en période de fermeture des universités. Ceux qui ont considéré que leurs priorités étaient liées à l’activité d’enseignement signalent, outre les questions d’ordre technique qui sont les plus fréquemment mentionnées, des angoisses liées à la perte des repères sur la durée et l’organisation du temps de travail exigé, surtout lorsque les établissements requièrent qu’ils accomplissent des tâches annexes en nombre jugé « excessif » et qui, toutes, s’effectuent en ligne. Également, 14 informateurs s’inquiètent de la brisure des relations de proximité avec les collègues et 20 de leur distance avec les étudiants sur les 136 répondants. Ils déplorent aussi le manque d’attention prêtée par leurs établissements à ces questions. Malgré la conviction que chacun doit assumer ses choix de conduite professionnelle face aux exigences des établissements d’affiliation, ils signalent que l’apprentissage de nouvelles tâches, la fatigue causée par les cours à distance et les dislocations du relationnel alimentent leur stress professionnel.

Les incertitudes sur ce que leurs établissements et leurs étudiants attendent d’eux s’accroissent du fait de la rupture de la communication interpersonnelle et du manque de liaison directe avec l’auditoire, les collègues et les interlocuteurs. L’absence de rétroalimentation sur la qualité de l’instruction impartie dans le contexte de l’enseignement à distance et sur sa mise à profit par les étudiants ainsi que les doutes sur les possibilités de couvrir la totalité des programmes et les procédures de qualification des devoirs ou des examens débouchent, à leur tour, sur des interrogations supplémentaires : Comment améliorer l’égalité des chances entre les étudiants? Comment offrir des solutions compensatoires à ceux qui sont en situation de fragilité et d’échec scolaire? Comment maintenir des capacités de socialisation parmi les étudiants? La désignation d’interlocuteurs susceptibles de fournir des orientations en situation d’exception reste généralement hasardeuse et accentue un sentiment d’abandon chez les enseignants, sauf dans quelques établissements qui, dès avant la pandémie, avaient mis en place un dispositif d’enseignement à distance performant, au dire de nos informateurs (Université autonome du Nuevo León avec 73 répondants). En général, les attentes des enseignants (tableau 5) portent sur des aides précises (cours de formation, matériel pédagogique) pour améliorer leurs compétences technologiques ou l´enseignement à distance.

Tableau 5

Attentes des enseignants en matière d’appuis institutionnels pour résoudre les problèmes du confinement, Mexique

Attentes des enseignants en matière d’appuis institutionnels pour résoudre les problèmes du confinement, Mexique
Source : questionnaire EDRAC (Didou Aupetit, 2020b)

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Les informateurs assurent que leurs engagements en matière d’enseignement à distance répondent aux préconisations de leurs administrations qui leur ont enjoint de recourir à Moodle, Google Teams, Classroom, Skype, WhatsApp, Zoom, Facebook ou Meet ainsi qu’aux réseaux de communication interne par plateforme sécurisée pour assurer leurs cours. De fait, les réponses les plus communes des établissements au confinement (tableau 6) ont porté sur l’acquisition de licences informatiques et la mise en place de cours de formation dispensés aux enseignants pour qu’ils utilisent les plateformes.

Tableau 6

Réponses des établissements en vue d’assurer une continuité éducative, Mexique, 2020

Réponses des établissements en vue d’assurer une continuité éducative, Mexique, 2020
Source : questionnaire EDRAC (Didou Aupetit, 2020b)

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Avouant ne pas toujours dominer ces outils, les professeurs estiment en majorité que l’enseignement à distance est un pis-aller, pertinent pour une durée transitoire. Néanmoins, 13 enseignants signalent que son utilisation, quoique forcée par les circonstances, les a amenés à enrichir leur habitus professionnel en améliorant leurs compétences techniques ou instrumentales (capacités d’être autodidacte, d’administrer le temps de manière plus efficace, de différencier les méthodes pédagogiques).

Dans une perspective critique, ils déplorent les réactions différées des établissements face aux contingences et l’émission tardive de directives sur des actions dont les autorités exigeaient paradoxalement l’exécution immédiate. Ainsi, 24 répondants ont dénoncé l’absence de suivi des performances étudiantes, l’accès réduit aux bibliothèques virtuelles, le manque de directives pour le formatage des cours à distance et l’alourdissement de carcans bureaucratiques et normatifs qui minorent les capacités de résolution de problèmes et obligent à lever le confinement pour réaliser des actes administratifs.

Au-delà des consensus, la diversité des conditions de travail des enseignants, en fonction de leur établissement de rattachement et de leur identité individuelle, entraîne des différences de perception des difficultés du moment. Deux groupes précis font état de tensions, provoquées par les vécus, en miroir, des enseignants et des étudiants récepteurs de l’enseignement à distance. Le premier est composé par les mères de famille dont les enfants, scolarisés, résident au domicile familial. Contraintes de dispenser des cours à distance à leurs étudiants, de prendre en charge des activités de gestion scolaire (examens des dossiers de candidature, notations) sur supports informatiques et, simultanément, d’accompagner leurs enfants dans leurs tâches scolaires, également à distance, 11 informatrices expriment leur désarroi face aux empiètements entre temps privé et temps professionnel et des sensations de saturation et d’épuisement.

Le second groupe sensible est celui des vacataires. Ceux-ci constituent 37 % des informateurs. Leur crainte majeure est de ne pas être réembauchés. Leur recrutement simultané dans plusieurs établissements semble néanmoins représenter un frein pour problématiser avantages et désavantages de l’enseignement à distance. En revanche, les titulaires se montrent sensibles à des questions relevant des apprentissages transmis et acquis et de la qualité de vie des étudiants confinés, principalement celle des jeunes femmes susceptibles d’être victimes d’une aggravation de la violence domestique ou d’un renforcement des rôles de genre.

En ce sens, les réponses fournies prouvent la multiplicité des problématiques à prendre en compte pour anticiper des solutions aux demandes enseignantes. Elles révèlent l’urgence de lancer des politiques transversales d’attention à des inégalités de situation, présentes à la fois chez les enseignants et les étudiants.

Discussion des résultats : aspirations, motivations et ambitions des enseignants pour l’après‑crise

Les recommandations des enseignants pour l’après-crise sont sociales et professionnelles. Les premières visent essentiellement à réduire les inégalités d’accès aux savoirs universitaires et à abattre la désertion en garantissant une socialisation scolaire pour tous au lieu de « pactes négatifs » fondés sur un simulacre de continuité et justifiés par une généralisation des cours en ligne. Elles concernent la récupération d’une normalité provenant du monde d’avant. Face à la souffrance, produite par la disparition d’un rapport en face à face avec les étudiants, les enseignants aspirent à récupérer leurs rôles de médiateurs et de garants d’une justice scolaire (re)distributive de perspectives de mobilité sociale ascendante pour les moins nantis.

En matière de relations avec l’administration universitaire, les répondants signalent que leurs interactions se sont caractérisées par des ruptures dans la communication et par un sentiment d’isolement. Sans omettre les efforts effectués pour renforcer des stratégies numériques intégrales (à l’Université de Guanajuato et à l’Université autonome du Nuevo León, par exemple) et offrir des séquences de formation continue, les enseignants regrettent un défaut d’écoute de la part des autorités, un suivi défaillant des pédagogies à distance et une réticence à alléger des procédures administratives ankylosées. Ils suggèrent un prompt abandon des mécanismes d’évaluation fondés sur des preuves de travail. L’écart entre une réalité complexe (celle des contenus et des savoirs communiqués en contexte d’anormalité) et les indicateurs requis par les autorités (visioconférences, devoirs en ligne) leur semble révéler une défiance par rapport aux enseignants et aux étudiants et prouver la prépondérance d’une logique bureaucratique de contrôle sur les dynamiques intellectuelles et pédagogiques de l’apprentissage. Plusieurs répondants dénoncent une gestion toxique du moment, structurée par une surveillance des résultats plutôt que sur l’instauration d’un environnement « compréhensif » de la conjoncture.

Les ambitions portent sur la remédiation des effets pervers suscités par le confinement et les capacités de mise en commun des intérêts et des ressources pédagogiques, en réseau virtuel, pour surmonter les vulnérabilités étudiantes.

Les aspirations s’enracinent dans des remises en question d’ordre éthique. Elles visent à redéfinir les priorités de l’enseignement, à mettre en place des garanties pour un droit effectif aux services d’enseignement, à appliquer des solutions diversifiées de remise à niveau et à améliorer la cohésion entre collectifs autour de l’apprentissage des nouvelles technologies.

En ce sens, malgré les annonces d’un bouleversement radical des sociétés et le remplacement des modèles dominants de développement par une écologie innovante, dont les contours, tout en suscitant des adhésions, restent confus (Latour, 2020; Ramonet, 2020; Gauchet, 2020), le questionnaire indique que les enseignants, tiraillés entre les « désillusions du présent » et les préoccupations quant au futur, tendent à s’ancrer sur des points d’attache stables. Pour la plupart, durant le confinement, les répondants se sont consacrés à faire les mêmes choses qu’auparavant, mais à distance. Les supports ont changé, les contenus, non, et la continuité paraît finalement représenter une dimension centrale du bien-être professionnel dans une situation menaçante.

Selon ce balayage préliminaire des opinions, les enseignants du supérieur souhaitent essentiellement recouvrer leur normalité. De fait, les expériences de l’enfermement volontaire s’organisent autour de la répétition de routines semblables à celles qui rythmaient le quotidien d’avant, ce qui explique que l’enseignement à distance soit considéré essentiellement comme un recours technique. Son utilisation permet d’assumer des responsabilités professionnelles en contexte de quarantaine, dans un pays qui a construit la distanciation comme un mantra des politiques de santé publique. Bien que le besoin de se délier d’un quotidien anxiogène passe par le soutien aux étudiants, surtout de ceux qui sont en risque de décrochage, les aspirations principales du corps enseignant restent le retour en classe et la restauration des rituels universitaires. Si les répondants expriment leur engagement de surmonter leurs déficits de compétences informatiques, ils n’envisagent guère l’incorporation définitive des TIC à un processus différentié d’enseignement, à moyen ou à long terme.

Les ambitions sont, pour leur part, orientées vers la solution de problèmes concrets, la défense des valeurs morales de la profession et le maintien des missions traditionnelles de l’université. Elles portent sur l’éradication de dysfonctionnements détectés plutôt qu’elles n’annoncent le « réveil collectif » auquel enjoignent de nombreux intellectuels, depuis le dehors.

Conclusion – L’enseignement à distance : solution au confinement ou réponse à l’inégalité?

En conclusion, les réponses fournies indiquent que les informateurs ont tiré des leçons d’une expérience généralement éprouvée comme traumatisante. Une lecture de leurs commentaires révèle le besoin de réfléchir au rôle de l’enseignement à distance et à ses contributions à l’égalité pédagogique et sociale entre les étudiants, dans des conditions variables d’équipement qui conditionnent des possibilités hétérogènes d’accès aux TIC. Selon leurs opinions, si l’enseignement à distance est un outil favorisant la transmission de savoirs et de compétences à des étudiants relativement avantagés, il ne permet pas, à lui seul, de maintenir un lien d’apprentissage avec ceux qui sont plongés en situation de vulnérabilité. Les apports de l’enseignement à distance sont donc doublement limités par les difficultés des étudiants et par celles d’une partie des enseignants à utiliser les plateformes de communication à distance.

Le questionnaire montre également que les critères de reddition de comptes et d’évaluation des performances enseignantes, mais aussi des acquis étudiants, restent en porte-à-faux par rapport aux circonstances. La perte de légitimité des dispositifs de régulation de la profession est particulièrement criante parmi les personnels titulaires perturbés par l’incorporation de la dimension distancielle dans les processus d’enseignement ainsi que par les risques de précarisation de leur métier et de ses reconfigurations.

En termes prospectifs, les enseignants recommandent de réorienter les priorités (plus de soutien aux enseignants et aux étudiants, moins de bureaucratie) et d’améliorer les interfaces entre les différents collectifs universitaires pour mieux concilier intérêts et représentations. Actuellement, les appels à repenser les missions et les responsabilités des établissements d’enseignement supérieur et à faciliter une concertation large autour d’une feuille de route pour l’après sont contrebalancés par l’espoir (vacillant) d’un retour à l’avant de la crise du coronavirus. C’est dans cet espace mouvant et incertain, entre attachement au passé et invention d’un futur différent, que devront s’inscrire d’éventuelles réélaborations des modèles organisationnels et des paradigmes de l’enseignement universitaire, dans ses diverses modalités présentielles et à distance.