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Introduction

L’histoire des pandémies nous apprend que les sociétés touchées par celles-ci ont toujours fait preuve d’une forte résilience pour surmonter les impacts dans tous les secteurs d’activités – économique, scientifique, sanitaire et social. À cet effet, il est utile de rappeler les impacts positifs de la peste noire (1347‑1351) et de la grippe espagnole (1918‑1920) sur la vie économique et sociale de l’Europe du Nord et de l’Ouest (Brainerd et Siegler, 2003). C’est après la survenue de la grippe espagnole que la société européenne a pris conscience de la nécessité d’une gestion mondiale du risque infectieux. Dans ce contexte, l’Internet et les technologies de l’information et de la communication (TIC) (Bahi, 2006) ont contribué dans les années 2000 au développement socioéconomique des universités ivoiriennes par l’implantation de cybercafés (Adon, 2007) tout en impulsant la numérisation des systèmes d’information des établissements sanitaires (Adon, 2011) pour un meilleur contrôle des maladies. De même, la maladie à coronavirus Covid-19 devrait aussi avoir un impact positif sur les communautés scientifiques du XXIe siècle dans ses différents domaines d’activités, dont celui de l’enseignement supérieur. Les autorités ivoiriennes ont ordonné la fermeture de tous les établissements d’enseignement (de préscolaires à universitaires) du 16 mars au 24 mai 2020 sur toute l’étendue du territoire avec une mise en quarantaine de la ville d’Abidjan. Pendant cette période, les autorités gouvernementales ont relancé la politique numérique instituée en 2015 (République de Côte d’Ivoire, 2015) comme mesure alternative pour la continuité de l’enseignement universitaire. Cet article analyse les impacts du numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien pendant la période de crise sanitaire de la COVID‑19, le premier cas ayant été enregistré le 11 mars par les autorités sanitaires ivoiriennes. Pour cela, nous ferons d’abord l’historique du numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien. Nous relèverons ensuite ses impacts en mettant en évidence les éventuels avantages et limites de cette approche pédagogique pour répondre aux contraintes sanitaires de ce coronavirus.

1. L’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien

1.1 L’institutionnalisation du numérique dans l’enseignement supérieur

La création en 2015 (République de Côte d’Ivoire, 2015) de l’Université virtuelle de Côte d’Ivoire (UVCI) consacre l’institutionnalisation du numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien. Elle procède d’un long processus qu’il convient de décrire avant d’avancer dans nos propos. En effet, le ministre ivoirien de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, lors d’un discours bilan et perspectives (Cissé, 2012), a recensé les dysfonctionnements du secteur de l’enseignement supérieur ivoirien qui sont entre autres : l’insuffisance et la vétusté des infrastructures scolaires et sociales, le surpeuplement des universités, l’insuffisance et l’obsolescence de l’équipement et du matériel didactiques et de recherche. Il a également inclus dans ce tableau l’insuffisance du personnel d’encadrement, sa démotivation et son vieillissement ainsi que la déliquescence de l’appareil de recherche scientifique. Le ministre a enfin mis l’accent sur le nombre pléthorique d’étudiants, précisant qu’au lieu des 27 000 attendus, les établissements supérieurs ivoiriens du public comme du privé en recevaient plus de 90 000. En conséquence, ces effectifs ont engendré la dégradation des infrastructures et l’affaiblissement du taux d’encadrement – qui passe d’un enseignant pour quinze étudiants (1/15), selon les normes de l’Unesco, à un enseignant pour plus de soixante-quinze étudiants (1/75) –, et précarisé l’enseignement, les enseignants et les étudiants.

Face à ce tableau peu reluisant de la notoriété des établissements d’enseignement supérieur ivoiriens, le gouvernement a mis en oeuvre dès l’année 2011 la réhabilitation des universités publiques avec le Programme présidentiel d’urgence (PPU). Il a envisagé d’entreprendre l’accroissement des capacités d’accueil ainsi que la remise à niveau des infrastructures et leur rééquipement en outils informatiques et en TIC. Il a mis en place des projets numériques, dont celui visant l’accessibilité à l’information scientifique et technique des enseignants et des étudiants (PERI) et le projet du Réseau ivoirien de télécommunication pour l’enseignement et la recherche (RITER).

L’objectif du dernier projet a été d’interconnecter les structures d’enseignement et de recherche entre elles et, avec la tutelle, de faire du téléenseignement et de démarrer effectivement la réforme licence-master-doctorat (LMD) avec la mise en ligne des cours dans les universités publiques. L’État de Côte d’Ivoire a alors créé les conditions d’utilisation du numérique dans l’enseignement supérieur en instituant par le décret no 2015-775 du 9 décembre 2015 l’UVCI dont le premier but est de développer la formation en ligne.

L’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien s’est donc opérée cinq à quatre ans avant la survenue de la pandémie de COVID‑19. Depuis le 11 mars 2020 en Côte d’Ivoire, il s’avère nécessaire d’analyser la portée du numérique dans l’enseignement supérieur puisque les établissements d’enseignement ont été fermés du 16 mars au 24 mai. En d’autres mots : Dans le contexte de la pandémie, l’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur par le biais de l’UVCI a-t-elle eu des incidences sur la façon d’assurer les enseignements? Et les autres universités ont-elles pu intégrer le numérique dans leurs enseignements?

Cette institutionnalisation du numérique en Côte d’Ivoire a été possible grâce aux travaux pionniers de recherche sur le numérique.

1.2 L’état des recherches sur le numérique dans les établissements postsecondaires

Des travaux précurseurs (Bahi, 2007; Bogui, 2006) ont préparé les recherches de terrain quelques années avant l’institutionnalisation de l’UVCI qui a été chargée d’entraîner les autres établissements postsecondaires ivoiriens vers l’impulsion des ressources numériques dès le premier cycle universitaire (Massin, 2019) dans leur maquette pédagogique. Ainsi, l’étude pionnière de Bogui (2006) a traité du rôle du numérique à l’ère de la société de la connaissance, de l’intégration des TIC ainsi que de l’intérêt et de la situation de l’intégration des TIC dans l’enseignement supérieur ivoirien entre 2003 et 2005. Ces recherches (Bahi, 2007; Bogui, 2006) ont présenté au gouvernement ivoirien les conditions de réussite de l’intégration des TIC dans l’enseignement supérieur, même si elles n’ont pas pressenti que dix années plus tard, une crise sanitaire pourrait exiger une numérisation des activités pédagogiques.

Les universités ont intérêt à intégrer des outils numériques pour éviter d’accuser du retard et de connaître un isolement institutionnel. L’intégration du numérique offre aux établissements la capacité de rénover leurs systèmes d’enseignement à travers des supports virtuels. C’est pourquoi le développement de l’usage d’Internet chez les universitaires ivoiriens (Bahi, 2006) a été sans doute motivé (Rey et Coen, 2012), bien avant la mise en place de l’université virtuelle ivoirienne, par un partage universel des connaissances scientifiques afin d’accélérer l’apprentissage des TIC. L’appropriation d’Internet (Toure et al., 2014) par les universitaires ivoiriens n’a pas seulement pour fonction la conception de cours à distance ou la formation en ligne comme le veut le gouvernement ivoirien à travers l’université virtuelle. En effet, toujours selon ces auteurs, les universitaires ivoiriens avaient déjà recours au numérique du fait de son impact sur la recherche scientifique, par exemple pour la création de nouvelles technologies et la production des données. Ainsi, bien avant les contraintes sanitaires de la COVID‑19 favorisant l’apprentissage par le numérique mises en oeuvre par le gouvernement ivoirien, les universitaires ivoiriens faisaient davantage usage du numérique pour l’accessibilité aux réseaux électroniques, à des revues spécialisées en ligne, aux bibliothèques informatiques et à aux bases de données des universités mondiales.

L’intégration des TIC dans l’enseignement supérieur ivoirien semble adaptée aux situations de crise sociale et de confinement puisqu’elle développe l’autoformation et l’autonomie des étudiants (Touré, 2014), favorise l’accès à de multiples ressources documentaires et modifie le rapport des étudiants et des groupes en lien avec le savoir. Selon l’autrice, l’intégration du numérique dans le milieu universitaire met ainsi l’apprenant au coeur du processus d’acquisition des connaissances.

Enfin, les principaux travaux de recherche (Bogui, 2006; Mian, 2014, 2019) sur le numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien ont invité les décideurs du système éducatif à manifester une volonté politique plus affirmée pour favoriser l’amélioration de la qualité du processus pédagogique et de la production permanente de connaissances par une meilleure intégration des TIC dans l’enseignement supérieur.

La responsabilité de mobilisation des moyens revient à l’État et aux universités, et les équipes des directions universitaires ont été appelées à s’impliquer dans le projet de numérisation des enseignements. Mais les responsables des universités ivoiriennes n’ont pas du tout exigé la formation des enseignants-chercheurs aux MOOC (Boleguin et al., 2019), par exemple, alors que ces derniers (assistants, maîtres-assistants, maîtres de conférences et professeurs des universités) devraient aussi s’impliquer en matière d’usage des TIC dans leurs enseignements. De même, jusqu’en 2015, les universités publiques ivoiriennes ne fonctionnaient pas en réseau et ne disposaient pas d’une plateforme numérique de collaboration. En conséquence, le développement du réseau Internet dans le milieu universitaire où prévaut l’esprit de partage des connaissances aurait pu alors favoriser la mise en ligne des cours par les enseignants, ce qui n’a pas été effectif jusqu’à la fermeture des universités du fait de la maladie à coronavirus 2019.

D’autres travaux (Mian, 2010) ont indiqué qu’avant cette crise sanitaire, les usages des TIC par les futurs enseignants formés à l’École normale supérieure (ENS) d’Abidjan relèvent de trois profils d’usagers : 1) les usagers de bas niveau ont utilisé les TIC pour leurs recherches et la production de documents (traitement de textes, rédaction de mémoires et de thèses); 2) les usagers de niveau moyen ont utilisé les outils électroniques de communication dans leurs pratiques professionnelles et font usage des TIC dans leurs classes; 3) les usagers de niveau élevé ont l’habitude d’intégrer le numérique dans leurs pratiques professionnelles pédagogiques et disposent de pages Web à but éducatif. Les enseignants de l’ENS avaient des niveaux de connaissance disparates en matière de numérique, ce qui a sûrement posé le problème de sa vulgarisation dans les enseignements de l’École. Un autre obstacle de l’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur a été l’exclusion des TIC dans le programme de la formation initiale des enseignants (Nebout-Arkhurst et al., 2012). Les analyses de Mian (2010) et Nebout-Arkhurst et al. (2012) peuvent présumer que, même pendant la période de la crise sanitaire de la COVID‑19, le profil des usagers du numérique peut rester stable et que si les obstacles à l’intégration des TIC dans les établissements postsecondaires ivoiriens n’avaient pas été levés dix années avant la COVID‑19, il serait difficile pour le gouvernement ivoirien de favoriser la vulgarisation de l’enseignement à distance.

2. Les impacts du numérique dans l’enseignement supérieur en période de coronavirus

2.1 L’impact du coronavirus sur la politique numérique dans l’enseignement supérieur

Quand la Côte d’Ivoire a enregistré ses premiers cas positifs de COVID‑19, le Conseil national de sécurité a décidé du confinement du pays. Cette décision a eu pour conséquence, entre autres, la fermeture des établissements scolaires et universitaires afin d’éviter, dans ces milieux surpeuplés, une propagation rapide du virus. Cette situation a perturbé et continue de perturber le fonctionnement normal du système éducatif ivoirien dans son ensemble et celui des établissements d’enseignement du supérieur en particulier. En effet, la décision de fermer les établissements scolaires et universitaires a concerné la grande majorité des structures de l’enseignement supérieur.

Toutefois, l’UVCI a été l’une des rares universités en Côte d’Ivoire qui n’a pas été affectée par la pandémie. M. Tiémoman Koné, président de l’établissement, a confirmé ce fait en ces termes : « L’UVCI continue effectivement de fonctionner normalement. Les dispositions prises par l’État dans le cadre de l’urgence sanitaire COVID‑19 n’ont pas eu d’impacts négatifs sur le bon déroulement de nos enseignements. Cela s’explique par le fait que nous sommes une université avec un modèle technopédagogique de formation à distance qui permet à tout apprenant d’apprendre de partout et à tout moment » (Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, 2020). Dans le même élan, le président de l’UVCI a précisé davantage la mission de sa structure : « Elle [l’UVCI] vise à accompagner les autres universités et grandes écoles publiques afin de rendre accessibles à distance leurs différentes formations. Des plateformes de formation développées intègrent un espace de cours dédié à chaque université » (Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, 2020).

L’un des premiers aspects positifs de l’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur est le détachement des enseignements en ligne des perturbations sociales et sanitaires lors des troubles sociopolitiques ou des pandémies sanitaires. En effet, contrairement à l’UVCI, toutes les universités et les grandes écoles publiques où le système de cours à distance n’est pas appliqué ont été directement affectées par la pandémie en fermant leurs portes dès la prise de la décision. Ce constat pose le problème de l’effectivité de l’intégration du numérique dans les enseignements des autres universités et grandes écoles publiques. Sinon, quelle est la situation réelle de ces établissements? Les enseignants qui devraient numériser leurs enseignements l’ont-ils fait? Sont-ils en mesure de faire l’enseignement en ligne?

Il n’y a pas eu, pendant ce temps de confinement et de quarantaine d’Abidjan, d’activités pédagogiques et d’interactions entre les enseignants et leurs étudiants pour l’apprentissage en ligne. Les étudiants n’ont donc suivi aucune forme d’enseignement. Dès l’ouverture des établissements, les autorités universitaires de l’Université Félix Houphouët-Boigny, par exemple, ont demandé aux enseignants-chercheurs de mettre à la disposition des étudiants les supports numériques de leurs cours de travaux dirigés, travaux pratiques et cours magistraux (TD, TP, CM).

Il s’agit pour certains chefs de département de distribuer les supports numériques des cours au moyen des adresses électroniques des étudiants ou de les publier sur Facebook ou dans des groupes d’amis d’étudiants sur WhatsApp. Cette distribution des supports de cours par courriel s’explique par le fait que la plupart des départements de l’Université Félix Houphouët-Boigny n’ont pas de site Internet qui aurait la capacité d’héberger un système de formation à distance (Karsenti et Collin, 2012) ou un MOOC (Roy et al., 2015). Les formations en ligne sont des dispositifs de technopédagogie numérique qui demandent aux universitaires de disposer de compétences en gestion des tuteurs en ligne pour un tutorat de qualité (Racette et al., 2019).

Nous allons discuter, enfin, des avantages et des défis de cette manière de mettre en oeuvre la politique du numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien en période de pandémie de COVID‑19.

2.2 La situation pédagogique vécue pendant le coronavirus

L’analyse des documents directs écrits tels que des archives privées (Loubet del Bayle, 2000, p. 173‑178) de correspondance entre les universitaires a été réalisée pour une meilleure description de la situation pédagogique vécue pendant le coronavirus. Ces archives privées sont constituées de courriels échangés entre les enseignants-chercheurs de l’Université Félix Houphouët-Boigny pendant la crise sanitaire. Nous décrivons ici le niveau d’usage du numérique tel qu’il semble apparaître à travers des courriels échangés le vendredi 12 juin 2020 entre des collègues du département d’une filière de l’Université Félix Houphouët-Boigny. Le chef de ce département avait écrit le courriel suivant : « Réception des emplois du temps de la semaine prochaine avec une légère modification. Excellente fin de semaine. »

En réponse à ce courriel, un autre enseignant-chercheur de rang magistral a écrit :

Selon des constats précédents sur la situation des enseignements dans cette filière, les universitaires n’ont pas bénéficié de formations pour les outiller sur la façon de donner des cours magistraux (CM) en ligne compte tenu des risques d’exposition à la COVID‑19 dans des amphithéâtres regroupant plus de 200 étudiants assis à proximité l’un de l’autre sans respecter les mesures barrières. Le responsable chargé de la pédagogie d’une unité de formation et de recherche (UFR) et enseignant-chercheur au département de cette filière a le même jour réagi aux deux courriels précédents en ces termes :

À la suite du courriel du responsable pédagogique, un attaché de recherche a écrit ceci :

Ces propos traduisent la gravité de la situation caractérisée par le faible niveau d’usage du numérique dans cette filière. Cela veut dire que l’utilisation des outils numériques n’était pas une pratique pédagogique effective et même courante dans les habitudes d’enseignement des universitaires de cet établissement d’enseignement supérieur. D’ailleurs, les supports numériques des cours n’ont pu être accessibles sur le site Internet de la plateforme d’enseignement de la filière puisqu’il aurait fallu qu’ils existent auparavant. Ce sont plutôt des sommaires de CM qui ont été distribués aux étudiants. Ceux-ci n’ont pas souvent de connexion à Internet pour pouvoir même utiliser le logiciel Zoom de manière à interagir avec des enseignants très peu connectés pour offrir des cours en ligne.

À ces difficultés d’offrir des cours en présence et des cours en ligne s’ajoutent d’autres contraintes sociales et institutionnelles qui rendaient difficile l’apprentissage à l’université. Ces aspects ont été révélés par un chercheur chargé de cours dans le courriel suivant :

Ces précédents constats faits par les universitaires lors de leurs entretiens par courriel ont été relayés par la Plateforme des organisations et syndicats des enseignants-chercheurs et chercheurs de Côte d’Ivoire (POSEC-CI) (Kautcha, 2020). Cette organisation syndicale a décrit la situation vécue dans les universités qui, au cours d’une conférence de presse, a été le motif d’un mot d’ordre de grève :

Les graves violations aux principes déontologiques dans les enseignements dispensés sous prétexte de la survenue du COVID‑19. Une absence de connexion à Internet dans les universités publiques, dans un contexte où il est demandé aux enseignants-chercheurs et chercheurs de dispenser la quasi-totalité, voire la totalité des cours en ligne. Plus préoccupés par le délai qui leur est imparti que par la qualité de l’enseignement et la formation, les enseignants sous la pression de l’administration dispensent aujourd’hui des cours avec une célérité anti-pédagogique et des volumes horaires très insuffisants. La pratique est parfois à la remise de résumés des cours aux apprenants en lieu et place des cours eux-mêmes. De notre point de vue, l’environnement de travail et les calendriers universitaires sont en partie responsables de ces manquements.

La description, par l’organisation syndicale des universitaires ivoiriens, de cette situation caractéristique de la vie pédagogique peut laisser sous-entendre qu’il y aurait au moins trois scénarios pédagogiques possibles (Prao, 2020) corrélés au contexte de la COVID‑19. Car la Côte d’Ivoire aurait évité, avec les autres pays ouest-africains (Planchon, 2020, section « La surprenante résistance de l’Afrique à la pandémie »), le scénario de la catastrophe épidémique et sociale du fait de sa faible connexion aérienne au reste du monde (Rich, 2020). Ces connexions plus faibles entre l’Afrique et l’Asie, foyer de la COVID‑19, auraient ralenti le scénario de la catastrophe sociosanitaire puisque le principal mode de transmission du virus reste les interactions humaines (Gilbert et al., 2020).

Le premier scénario pédagogique aurait consisté, pendant la fermeture des établissements postsecondaires, à mettre en place précipitamment des « classes virtuelles » où les enseignants-chercheurs peuvent donner des cours par visioconférence. Les connexions étaient possibles par ordinateur, tablette ou téléphone. Mais l’accompagnement pédagogique des étudiants, la formation des enseignants au logiciel de formation en ligne ainsi que les dispositifs technologiques restent insuffisants dans les universités ivoiriennes. C’est pourquoi la seule autre option a été d’attendre la fin du confinement pour reprendre les activités d’enseignement. Ce scénario aurait été aussi catastrophique avec la tentation forte de vite achever des programmes en ligne sans préparation des enseignants, des étudiants et du personnel technique. Les universités ivoiriennes ont alors attendu leur réouverture après la fin du confinement pour une reprise plus acceptable des activités pédagogiques.

Le deuxième scénario pédagogique a consisté, après l’ouverture des universités, à donner des cours dans la précipitation pour respecter les délais et les dates prévues par le calendrier universitaire. En effet, les autorités universitaires ont prévu des aménagements du calendrier scolaire après les trois mois environ d’arrêt des activités pédagogiques afin que les examens se déroulent dans les conditions « régulièrement acceptables». Pour ce faire, les universités ivoiriennes ont aussi procédé à l’aménagement de l’année universitaire avec des volumes horaires pédagogiques différents de ceux d’avant la situation de la COVID‑19. Les étudiants pourraient alors obtenir leurs diplômes de fin d’année malgré le rythme accéléré de travail et la faiblesse des charges d’enseignement. Ce scénario pédagogique a favorisé une certaine normalité (Association pour le développement de l’éducation en Afrique [ADEA], 2020) de « l’année universitaire anormale » à l’issue de laquelle les autorités universitaires vont « distribuer » des diplômes au rabais aux étudiants. Ces diplômes au rabais, obtenus à la faveur du coronavirus, ont été appelés « corona-diplômes » (Prao, 2020).

Le troisième scénario catastrophique aurait été une année universitaire blanche. Il s’agit d’une année invalidée du fait qu’elle ne remplit pas entre autres les conditions nécessaires de programmation des volumes horaires d’enseignement, de durée de semestres, d’accréditation, d’implémentation physique et psychologique et de profil pour les enseignants et les apprenants. Dans ce cas, tous les étudiants auraient repris leur étude universitaire. Ce scénario d’une année scolaire blanche n’a pas été envisagé par les autorités, car la situation de confinement n’a pas été de très longue durée.

Il semble que la pandémie de COVID‑19 a offert aux universités ivoiriennes la possibilité « de réajuster et d’apprécier à sa juste valeur le processus d’enseignement-apprentissage médié par les technologies », si bien que l’enseignement à distance ne devrait pas être considéré comme « une alternative face à une conjoncture ponctuelle que représente cette crise » ou « une option développée parallèlement au système éducatif existant » (Boidou, 2020). Ainsi, le numérique devrait être intégré dans les universités ivoiriennes comme une composante du dispositif d’enseignement-apprentissage, en prenant en compte l’accessibilité aux supports d’enseignement (ordinateurs, tablettes et téléphones intelligents, plateforme, etc.), l’accessibilité au réseau de téléphonie mobile et à la haute qualité de connexion Internet, ainsi que l’accompagnement des apprenants par des « tuteurs » technologiques (téléchargement des données sous forme de vidéos, animations, sons ou textes) et des enseignants. Mais, il s’agit pour les universités ivoiriennes de relever le défi de la pédagogie numérique et technologique par la mise en place du Numeric Learning Management System (NULMS) adapté aux crises (conflits armés, crises environnementales, crises épidémiologiques et sanitaires, etc.).

Enfin, certains redoutent que la propagation de la COVID‑19, plus lente, s’installe dans la durée en Afrique. Car il y a le risque qu’elle se propage dans des pays dont les systèmes sociaux de grand rassemblement humain (établissement d’enseignement, loisir, marché, transport, lieu de culte) sont plus fragiles, de sorte que les systèmes de santé puissent apporter une réponse rapide de prise en charge des cas (Pearson et al., 2020).

2.3 Les avantages et les limites de la politique du numérique par l’instrumentalisation du coronavirus

2.3.1 Les avantages du numérique en période de coronavirus

Comme mentionné plus haut dans le discours bilan et perspectives du ministre Cissé Ibrahim Bacongo, si le numérique avait réellement été effectif dans l’enseignement supérieur ivoirien pendant la crise sanitaire, il aurait dû en principe contribuer à améliorer le système d’enseignement puisque la situation vécue était caractérisée par la fermeture des universités et l’arrêt des enseignements. Car le numérique permet de transposer les enseignements des amphithéâtres et des salles de TD aux salons, voire aux chambres des étudiants. Dès lors, cette intégration du numérique dans l’enseignement supérieur fait réaliser des économies substantielles aux étudiants et aux enseignants.

En effet, la demande d’éducation en Côte d’Ivoire est plus forte que l’offre des structures publiques d’enseignement. Ceci s’explique, d’une part, par le boum démographique que connaissent la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, la jeunesse de leur population en âge de scolarisation et d’études universitaires et, surtout, l’idée que les études supérieures ont une incidence sur la mobilité sociale et professionnelle. Pour ces différentes raisons, les familles ivoiriennes utilisent toutes les stratégies possibles pour assurer la scolarité postsecondaire de leurs enfants et les y maintenir (Proteau, 1996).

Face à cette demande massive d’éducation, l’offre des infrastructures éducatives s’avère insuffisante. L’ouverture des six universités publiques ivoiriennes, avec leurs amphithéâtres et salles de cours insuffisants, s’est faite dans des conditions d’accueil propices à la transmission et à la propagation du coronavirus. L’exemple le mieux connu est celui de l’Université Félix Houphouët-Boigny. C’est dans ces conditions de moyens de transport publics (bus) et privés (gbaka, worowo ou taxi communaux) surchargés et trempés de sueur que les étudiants entrent dans des amphithéâtres surpeuplés où la climatisation est très souvent défaillante. Il s’en suit une production excessive de chaleur humaine combinée à de nombreuses odeurs et à une bonne dose de bruit.

Bien évidemment, dans ces conditions, l’ouverture des établissements postsecondaires ivoiriens, même avec les mesures barrières et de distance sociale dans les amphithéâtres et salles de cours, exposerait les étudiants au coronavirus. La prévalence du coronavirus serait la plus élevée en milieu universitaire ivoirien. Car le rassemblement de 200 personnes maximum en respectant des mesures barrières et de distance sociale d’un mètre, autorisé par le gouvernement ivoirien, peut-il être mis en oeuvre dans les universités afin de donner les cours sans compromettre la santé de tous les acteurs en présence?

L’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur épargne donc aux étudiants ces difficultés qui s’avèrent des facteurs limitant des études supérieures.

L’usage du numérique permet aux enseignants d’offrir leurs enseignements sans être exposés à des risques de contamination. Dans ce sens, ils ont la tranquillité et la sérénité nécessaires pour mieux enseigner après la reprise des activités pédagogiques dans tous les établissements postsecondaires ivoiriens. Toutefois, l’usage du numérique les amène à fournir plus d’efforts dans la conception de leurs enseignements qui ne doivent pas être des « copier-coller ». C’est-à-dire que les enseignants, en donnant leurs cours, doivent faire preuve d’originalité et, dans ce cas précis, certains pourraient préférer un retour aux ouvrages dans leurs enseignements à l’utilisation des moteurs de recherche comme Google Scholar, Cairn.info et autres. Ils peuvent également échanger et interagir avec leurs étudiants.

Dans le cadre de pandémies comme celle de la COVID‑19, l’utilisation du numérique – qui évite les contacts interpersonnels – dans l’enseignement supérieur s’avère une barrière infranchissable pour la maladie. En effet, les uns et les autres n’étant plus astreints à se retrouver dans un amphithéâtre ou une salle de cours pour assister aux enseignements, la solution du numérique permet d’éviter que de nombreuses vies soient exposées au coronavirus.

2.3.2 Les limites du numérique pendant la crise sanitaire du coronavirus

Il faut cependant mettre aussi en évidence les limites liées à l’intégration du numérique dans l’enseignement supérieur ivoirien. L’une des premières limites est l’absence de travail pédagogique d’explication des supports numériques de cours distribués aux étudiants. Si un enseignant peut, en temps normal, donner des cours (au sens du travail pédagogique d’explication) dans un amphithéâtre pendant deux ou trois heures, ce ne sera pas le cas avec les supports numériques de cours envoyés par courriel ou sur les réseaux sociaux aux étudiants de l’Université Félix Houphouët-Boigny. D’ailleurs, cette approche semble différente des cours en ligne ou à distance qui impliquent quand même un minimum d’explication, même si dans ce dernier cas, les enseignants n’ont pas le temps matériel (Goa, 2020; Penouel, 2020) pour mieux expliquer leurs cours et qu’ils résument au strict minimum leurs enseignements. Il y a aussi, selon l’auteur, une contrainte horaire qui se traduit par la difficulté de procéder à l’évaluation du volume horaire des activités pédagogiques (semestrielles, annuelles) offertes par les enseignants‑chercheurs.

Dans le cas des enseignements des disciplines scientifiques où les démonstrations sont faites lors des cours en présence, il n’en sera pas de même lorsque les cours seront offerts en ligne ou mis sous des supports numériques. De même, certains cours de TD exigent la présence des étudiants, tout comme les TP dans les filières des sciences exactes. Comment, dans ce contexte, les étudiants auraient-ils une évaluation rationnelle et objective à même de traduire leur performance avec des mesures de session unique d’évaluation (Goa, 2020) tout en faisant face au plagiat numérique par Google (Boubée, 2019) du fait que les évaluations continues lors des TD exigent souvent que les étudiants réalisent des recherches sur les plateformes numériques (Google Scholar, etc.) (Goa, 2020)? Les étudiants des niveaux master et doctorat seraient confrontés à des difficultés liées à la recherche sur le terrain pour la rédaction de leur mémoire. C’est le cas des étudiants des filières des sciences sociales, qui doivent « faire le terrain » afin de collecter des données souvent primaires auprès de groupes sociaux. Certains étudiants ont des sujets de recherche dont le terrain géographique est un espace public à forte densité humaine. Ainsi, la méthode de collecte de données par groupes de discussion ou entretien de groupe sera difficile à mettre en oeuvre, tout comme les entretiens individuels seront strictement colorés par les mesures barrières et de distance sociale imposées par le coronavirus.

Enfin, l’une des dernières limites de l’application du numérique est le manque de face-à-face dans la relation pédagogique. Quoi qu’on dise, la communication faciale, la gestuelle et les mimiques des enseignants au cours de leurs enseignements sont autant de signes qui permettent de comprendre et d’assimiler les cours dont les volumes horaires ont été réduits à 70 % pour la validation de l’année universitaire 2020 à l’Université Félix Houphouët-Boigny (Goa, 2020). En effet, les étudiants assidus aux cours se repèrent très souvent, en relisant leurs cours, à l’aide de paroles ou de gestes posés par l’enseignant quand il est arrivé à tel niveau d’enseignement. Or l’enseignement par le numérique occulte ces étapes qui constituent pour plusieurs des stratégies d’étude puisqu’il est difficile d’avoir des interactions pédagogiques dans les classes virtuelles de TD ou de CM (Goa, 2020). Car il existe des moyens technologiques de provoquer ces interactions quand les conditions sont favorables.

Conclusion

La politique du numérique du gouvernement ivoirien, pendant la période de la COVID‑19, présente des lacunes pour faire face aux chocs qui ébranlent le système éducatif postsecondaire. Même si l’intégration du numérique était déjà en cours dans cet ordre d’enseignement, la survenue de la COVID‑19 ne fera qu’amplifier cette nouvelle pratique pédagogique. Elle semble d’ailleurs plus appropriée pour permettre à de nombreux étudiants d’éviter les écueils qui jalonnent leurs études et les en font quelquefois décrocher. Elle permet également en période difficile de pandémie de ne pas fermer les universités et d’épargner des vies éducatives d’étudiants et professionnelles d’enseignants.