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Introduction

Nous ne sommes pas des spécialistes en éducation numérique. La contribution qui va suivre est née d’usages ordinaires de différentes technologies dans un cadre de formation tertiaire à l’enseignement primaire et dans le cadre plus général de la formation des professionnels et professionnelles de l’éducation. Ce sont justement nos compétences développées au fil d’usages simples que le nouvel ordre numérique et distanciel est venu mettre à l’épreuve en premier lieu. Nous avons agi dans une certaine urgence au nom de la « continuité pédagogique ». Il est sans doute trop tôt, du point de vue de la recherche, pour connaître la variété des pratiques mises en oeuvre durant cette période, a fortiori pour en tirer des conclusions rigoureuses. Ce d’autant plus que l’urgence commande encore nos préoccupations en vue de la rentrée universitaire de l’année prochaine, alors que nous sommes à peine en train de clore l’actuelle.

La question des solutions technologiques reste donc posée en priorité du point de vue des usages, c’est-à-dire aussi des moyens et des compétences mis à notre disposition. Faire le bilan des apprentissages incidents de la période n’est pas encore à l’ordre du jour, même si nos vécus intéressent déjà, sans que l’on sache à quelle fin, nos propres autorités rectorales (Université de Genève, 2020). La perspective que nous souhaitons ouvrir ici, en adressant en quelque sorte un défi à nos collègues plus spécialistes que nous en matière de solutions technologiques, consiste à inscrire la question de nos usages du numérique dans celle de nos dispositifs, elle-même inscrite dans celle des programmes, elle-même inscrite dans celle des finalités de formation. Nous ne prétendons bien sûr pas venir à bout des multiples attendus d’un tel enchâssement ni même dresser un large panorama.

Ce que nous proposons est ancré d’abord, bien plus modestement, dans nos situations. Nous passerons en revue rapidement dans un premier temps les usages ordinaires qui étaient les nôtres et que nous avons exploités au mieux pour répondre à l’urgence (I). Nous problématiserons ensuite conjointement, et partiellement, le type de dispositif de formation clinique réflexif qui nous occupe et le genre de programme professionnalisant dans lequel celui-ci s’inscrit, en mettant en évidence, et en suspens, quelques normes ou idéaux régulateurs (II). Nous formulerons, enfin, le défi en question adressé aux instruments numériques, éventuellement aux spécialistes en la matière, en examinant le partage de l’enjeu que nous entrevoyons à peine et qui est sans doute aussi politique que technique, à savoir celui de l’étrange idée d’une communauté des solitaires (Quignard, 2015) (III). Nous conclurons alors en retrouvant la réalité d’un futur indéfini après un détour par une réflexion tâtonnante.

I. Penser nos pratiques au-delà d’un usage ordinaire des technologies

En cette période, nous savons par notre contact rapproché de collaborations diverses avec le terrain éducatif que même celle ou celui qui enseigne depuis longtemps a été ramené au début de la prise en main de cette situation à prioriser l’essentiel; il en a été de même des stagiaires devenus, pour beaucoup, des forces impliquées sur le terrain en renfort aux équipes enseignantes, souvent comme soutien-ressource technologique; et de même pour nous.

Primeraient donc par définition, en situation d’urgence, les besoins urgents des premières strates, en écho à la pyramide de Maslow transposée à la pratique de l’enseignement. Il s’agit autrement dit des besoins physiologiques et de sécurité : les élèves et les parents doivent être dans des lieux sûrs les protégeant dans leur santé; et les besoins d’appartenance : il faut voir à la continuité des relations avec les élèves. Une fois ces besoins de premier ordre plus ou moins assurés, même si c’est là une base à elle seule fragile de la continuité pédagogique, reviendrait progressivement la possibilité de relever la tête, de recommencer à regarder plus loin, à reconsidérer l’agencement des priorités.

Avant de présenter nos questionnements en lien avec les formations cliniques que nous menons, nous souhaitons apporter brièvement quelques éléments contextuels sur notre usage du numérique et de l’hybridation des dispositifs de formation précédant la crise de la COVID‑19. Depuis quelques années maintenant, l’émergence des nouvelles technologies dans l’enseignement tertiaire nous amène progressivement à exploiter dans les formations différentes plateformes pour y déposer principalement des ressources destinées aux étudiants et étudiantes. Parmi nous, certains se sont aventurés sur le terrain de dispositifs de formation hybrides, terrain qui « articule des phases de formation en présence et à distance » (Charlier et al., 2006), contrairement à un enseignement à distance qui, lui, ne propose pas d’activités en présence » (Perrin et al., 2020).

Des usages existants mais insuffisants

Des apports de la pédagogie inversée dans le cadre universitaire (Dumont et Berthiaume, 2016; Lebrun et Lecoq, 2015) ont parfois aussi été explorés : l’ordre des choses y est inversé, pour tenter d’impliquer ceux qui suivent la formation en s’aidant de l’accès à diverses plateformes (Moodle, Dokeos, Perusall, etc.) sur lesquelles figure le matériel. Dans le courant et les pratiques de la pédagogie inversée (Lebrun, 2007; voir également son blogue), la phase d’étude et de découverte des apports de formation peut par principe se déployer à distance, par différentes modalités de travail, individuellement ou collectivement. Ensuite, les formateurs et formatrices réinvestissent l’espace-temps du cours en présentiel en se concentrant sur les aspects les plus complexes et interactifs des enjeux de formation. C’est principalement ainsi que nous avions travaillé jusqu’alors. Cependant, malgré ces expériences, nous n’avions pas expérimenté ni cherché à imaginer des dispositifs de formation entièrement à distance.

Les plateformes peuvent être des réceptacles puissants de stockage et/ou de partage de toutes sortes de ressources : du matériel pédagogique, des situations filmées en classe, des textes ou des balados comme objets d’analyse. Depuis quelques années, c’est ainsi que nous les utilisions. Cependant, lors du brusque passage de nos formations à distance, nous nous sommes rapidement rendu compte que cet usage ne suffirait pas. Si les plateformes dont nous disposions permettent d’autres usages que celui du dépôt de documents, les exigences en matière de compétences augmentent, de tous les côtés, quand il s’agit, par exemple, d’intervenir sur un texte à plusieurs, d’échanger sur un forum, en un mot d’interagir. Comment travailler dans une logique interactive à l’aide de ces outils sans se perdre dans leur usage ou l’apprentissage de leur usage?

Une nouvelle expérience de la synchronisation

La question de l’emboîtement des phases d’enseignement entre l’asynchrone et le synchrone s’est posée de manière aiguë dans la mesure où, même si nous utilisions des outils numériques, ceux-ci étaient réservés quasi exclusivement, dans nos routines, au travail asynchrone, exception faite de quelques usages synchrones d’outils d’interaction élémentaires de type sondage, voire d’échanges simultanés et collectifs sur un texte. Les échanges entre les différents partenaires de la situation de formation sont d’ordinaire non seulement en synchrone, mais surtout en présence. Nous avons ainsi cherché à maintenir des temps de présence synchrone, serait‑elle numérique.

Lors de nos tentatives, nous avons constaté, comme beaucoup de novices, que le temps des rencontres de formation synchrones par voie numérique (principalement par visioconférence) ne pouvait pas être le même qu’en présentiel. Un temps équivalent à celui que nous passons par exemple en séminaire (environ 90 minutes) entraîne des enjeux de concentration, parce que nous n’en savons pas suffisamment sur ce que vivent nos destinataires, et/ou par défaut de compétence à entreprendre des usages plus spécifiques ou plus adaptés de tels outils.

II. Une démarche clinique de formation mise en cause par la distance

Les intérêts du Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation (LIFE) qui nous réunit portent notamment sur différents enjeux relatifs au type de dispositif qu’il nous semble le plus intéressant de discuter au regard des nouvelles modalités d’interaction avec notre public. Des dispositifs qui relèvent de ce que certains textes-cadres mettent en évidence nomment l’approche clinique et réflexive (Institut universitaire de formation des enseignants, 2020). Nous nous intéressons notamment à la conception et à l’élaboration, aux expériences de formation, aux attentes et aux besoins, du côté à la fois des étudiants et étudiantes et des formatrices et formateurs, mais aussi aux « malentendus sociocognitifs » et à la « confusion des registres » (Bautier et Rayou, 2013), au sein de tels dispositifs.

Former à partir de traces du réel

La perspective du programme de formation dans lequel s’inscrit ce type de dispositif est professionnalisante, reposant largement sur le paradigme de la pratique réflexive. Le modèle d’alternance entre les temps et les terrains de formation (la classe d’école et la salle de cours pour la formation des enseignants et enseignantes) est quant à lui dit intégratif, faisant fond sur une philosophie de l’intégration « théorie-pratique », dont tous les acteurs et actrices, issus respectivement du terrain et de l’institut de formation, ont la responsabilité (Escalié et Chaliès, 2013; Lussi et Maulini, 2007; Pentecouteau, 2012; P. Perrenoud, 2001).

Les savoirs issus des disciplines de référence en éducation sont censés être articulés à ceux issus du terrain éducatif (Maulini et Perrenoud, 2009). Une forte attente se manifeste pour que ces communautés développent, de manière intégrative, des compétences sur un registre aussi bien pragmatique (gestion de classe et d’encadrement des élèves, mise en oeuvre des enseignements et du suivi des apprentissages) que théorique (conceptualisation et justification de l’action) nécessitant une prise de distance réflexive. Un fort accent est mis, notons-le, sur le développement des capacités de problématisation et sur la teneur formatrice accordée à une logique de l’enquête (Dewey, 1938/1993).

Une « démarche clinique » (Institut universitaire de formation des enseignants, 2020, p. 11) comme celle-ci implique, de manière centrale, l’idée de « ramener le réel en formation » (Institut français de l’éducation, 2017, p. 17) par des procédés de récolte de traces de l’expérience et du travail, à savoir les manières de faire dans les pratiques réelles, vues comme plurielles, diverses, situées et contextuellement mises en oeuvre sur le terrain éducatif (Capitanescu Benetti et al., 2019).

Problématiser collectivement à partir des situations individuelles

Une autre caractéristique de ce type de dispositif d’alternance, du côté de ce que nous nommons « le temps de travail en institut de formation », est qu’il est conçu pour favoriser le travail collectif, principalement par des formats de séminaire et de partage d’analyses de situations éducatives rapportées et documentées individuellement par les personnes en formation. L’expérience de problématisation se veut aussi collective, censée contribuer dès les premiers temps de formation à l’apprentissage de la collaboration professionnelle et à la création d’un collectif apprenant (Ria, 2019).

Situer le réel en formation pour le problématiser collectivement entre futurs professionnels et professionnelles : ainsi pourrions-nous expliciter un idéal régulateur. Ce sont ces deux impératifs (situer et problématiser) qui représentent pour ainsi dire l’âme, selon nous, de ce type de dispositif, mais qui incarnent aussi les deux difficultés principales éprouvées qui font pour nous au pire écueil, au mieux obstacle (dans un sens socioconstructiviste).

Viser une implication modeste mais soutenable des étudiants et étudiantes

La première difficulté que nous avons rencontrée à distance est celle de soutenir la participation des étudiants et étudiantes en les invitant à apporter leurs propres situations, à problématiser entre eux leurs étonnements, leurs interrogations et leurs indignations, comme l’ont thématisé Maulini et Veuthey (2019). Nous pouvons bien sûr proposer, de manière générale comme à distance, des situations ordinaires de travail, préalablement sélectionnées, transposées ou fabriquées, et à partir de ce matériau, amener les étudiants et étudiantes à réfléchir à l’aide de différents outils cognitifs. Il nous a manqué l’apport expérientiel qui implique en première main les étudiants et étudiantes, même si nous savons par ailleurs, notamment par les travaux sur la vidéoformation, que baser l’analyse sur un matériau en quelque sorte personnel n’est pas la seule ni toujours la meilleure des options (Gaudin et al., 2018). Cette difficulté d’enrôlement, déjà éprouvée en situation d’enseignement présentiel, apparaît renforcée et en partie modifiée dans une situation d’enseignement hybride, faute là encore peut-être de conditions et compétences propices à rendre fertile – voire d’abord à « créer » – « la présence à distance » (Jézégou, 2010).

La deuxième difficulté-clé est la forme séminaire et la disponibilité commune qu’elle suppose et vise à produire en même temps, même si là aussi nous savons que cette norme est en partie illusoire : un idéal régulateur, disions-nous. Déjà en présentiel la réussite ou la « félicité » d’une telle visée n’est pas assurée, tout comme plus largement la visée d’alternance intégrative, et cela, pour différentes raisons aussi bien épistémologiques que structurelles : soit parce que manque parfois la conviction du bien-fondé de telles visées, soit, même lorsque cette persuasion est au rendez-vous, tout comme les moyens (c’est-à-dire les compétences), parce que les conditions de travail, les espaces-temps de formation, en un mot, la réalité des organisations professionnelles l’empêche.

III. Un contrat de compagnonnage à renouveler pour « créer de la présence »

Il s’agirait alors de trouver des manières plus ou moins nouvelles de faire dans des conditions pour une grande partie d’entre nous inédites, hybrides ou distancielles, ce que nous ne prétendions réussir à faire qu’avec incertitude dans les conditions anciennes en présence dans ce même espace. Si nous faisons mine d’adresser directement nos questions aux instruments numériques, l’enjeu est sans doute plus vaste encore.

Si nous (nous) demandons comment susciter la réflexion sur les métiers de l’éducation à distance et par quels moyens technologiques, avec quelle qualité de présence à distance, ou plus directement à quoi nous devrions penser davantage et en priorité dans les mois qui viennent, nous trouverons des réponses auprès de spécialistes. La formation de tous, à commencer par la nôtre, est sans doute en jeu. Une autre hybridation aussi se profile, ou une fertilisation croisée entre des champs de recherche et de formation, les spécialistes du numérique trouvant peut-être une nouvelle audience auprès d’enseignants comme nous, et nous, spécialistes des approches transversales, de nouveaux partenariats auprès d’eux.

Penser l’e-compagnonnage?

Ce que nous aurions à partager tient entre autres aux difficultés soulevées plus haut, et, pour le dire autrement, à la question du contrat de formation qui occupe une place importante dans un dispositif de type clinique. La sémantique est parlante quand est évoqué dans certains textes-cadres le « contrat de compagnonnage », contrat qui en l’occurrence lie, une à une, une personne en formation et une déjà formée et qui forme à son tour, à travers et au sein de la pratique. L’idée de compagnonnage irait cependant plus loin dans nos imaginaires et dans nos routines que la « distanciation physique » vient percuter de front. Comment former de manière clinique sans partager régulièrement et corporellement le même espace-temps, la même « clôture scolaire » qui rend possibles le détour par le doute commun, la problématisation fine et la conceptualisation?

Nous anticipons ici les scénarios les plus critiques, sans entrer dans les détails : une transformation des conditions d’une pédagogie universitaire de type clinique et une refonte – une mise à jour – du contrat de formation. Aurons-nous à consacrer, dès le début d’un module ou d’une formation, du temps pour poser des impératifs comme ceux-ci : votre propre expérience, votre projet de développement est au coeur de nos dispositifs, vous allez devoir apprendre le métier, et aurez à le faire dans une réalité scolaire très différente de celle que vous avec connue, avec des formateurs et formatrices que vous ne rencontrerez peut-être au mieux que par écrans interposés, en solitude face aux exigences d’évaluations certificatives, etc.

De nouveaux moyens pour d’anciennes démarches

Une formation de type clinique, telle que nous en profilons la trame, permet un engagement, quelles que soient les nuances épistémologiques et les prudences éthiques, dans son propre projet de formation, d’une manière personnelle sur les actes posés dans le travail. Quelles sont les conditions requises pour apprendre à dire ou écrire sa pratique, donc développer une « capacité à se dire » (Vanini De Carlo, 2014)? C’est là une dimension fondamentalement biographique qui pourrait s’avérer paradoxalement plus nécessaire que jamais dans un cadre de formation numérique, mais qui a besoin d’étayage et d’accompagnement par des démarches d’écritures, interactives sinon toujours collectives, et une dynamique de coélaboration.

Peut-être que l’enseignement à distance, hybride ou non, pourrait demeurer aussi accompagnant si l’on peut dire que nous cherchons à le pratiquer par davantage d’écriture professionnelle, de descriptions et d’analyses croisées sur les observations fondées dans le réel du travail, y compris ses empêchements. Nous pourrions par exemple augmenter la collecte des traces pour écrire et réécrire autour notamment de la prise en compte du travail enseignant (Barrère, 2011; Daunay, 2011; Desjardin et Boudreau, 2012; Gervais, 2012) et du travail des professionnels et professionnelles de l’éducation, des traces consignées notamment dans des journaux de formation (Bucheton et Decron, 2003; Hess et al., 2016). Cette possibilité de transfert de telles pratiques vers de nouveaux instruments, nous pensons avoir à l’apprendre et à l’élaborer avec les personnes en formation.

Apprendre à discuter à distance

La distance peut conduire à des enseignements de type directif avec ses contenus, par exemple au moyen d’une conférence enregistrée sous la forme de capsules, et en déléguant les exercices, les travaux pratiques et les problématisations à la charge des étudiants et étudiantes. Dans cette perspective, les cours magistraux pourraient se voir très différemment affectés par l’hypothèse d’une dématérialisation des lieux de formation. Il s’agit même de la première forme d’enseignement à laquelle nous avons pensé, même dans un cadre pourtant plutôt clinique, lors de la soudaine mise à distance de nos formations; sans doute pour sécuriser les liens faisant d’abord acte de présence, serait-ce numérique. Cette manière de faire n’est pas à éviter systématiquement, les apports théoriques de type directifs existent d’ailleurs au sein des modules cliniques, mais nous formulons toutefois l’hypothèse qu’elle contrarie, pour le moins, la mise en réflexion et une certaine socialisation cognitive propre à une démarche clinique de formation.

Accompagner au sein de réflexions et théorisations, c’est aussi proposer des controverses, rapprocher à la fois du monde de la recherche et de celui de la pratique. Un risque existe de réduire le métier à un ensemble ou à un répertoire de techniques non discutables ni discutées à l’intérieur de la profession, qui se transmettraient et se certifieraient sous forme de connaissances standardisées, plus aisées à numériser (Malet, 2015). Comment entretenir l’accès aux controverses professionnelles, gages de développement et faisant l’objet d’un nombre important de recherches (Clot, 2007, 2014; Friedrich et al., 2013; Picard, 2009; Picard et al., 2018; Vergnioux, 2013) si la dispute doit être organisée à distance? Comme l’écrit Chardel (2020) :

Il ne suffit pas, de créer plus d’espaces de discussion sur la toile pour que de véritables confrontations de points de vue puissent se produire, tant s’en faut. La possibilité de faciliter la prise de parole ne contribue pas à créer les conditions de l’entente qui peuvent être mises en question par l’invisibilité que permet l’échange virtuel. Ce qui manque le plus dans une relation médiatisée, c’est ce que Roman Jakobson nommait la fonction « phatique » de la communication, qui correspond à ce moment où un individu veut s’assurer de la relation indépendamment du contenu du message à transmettre »

p. 145

Il en irait plus largement de même dans les lieux de travail dans lesquels se forment les professionnels et professionnelles et à partir desquels se développent des communautés de pratiques, des références communes de travail et des savoirs individuels et communs (Wenger, 2008; Wenger et al., 2002). Comment donner corps à une telle exigence communicationnelle quand on connaît les résistances à une culture de la controverse (Lessard, 2012), de plus à distance?

Ne pas résumer la formation aux ressources

Dans la perspective que nous soutenons, la formation peut donc difficilement se résumer à une mise à disposition de ressources sur des plateformes, même les mieux conçues, sans un accompagnement bâti de confiance et d’estime réciproque qui place tous les partenaires de la formation dans un questionnement par rapport à l’agir pédagogique au sein de la profession et à leur développement professionnel; des formats d’accompagnement durables, idéalement sur plusieurs années, s’avèrent à cet égard particulièrement pertinents (Tschopp et Stierli, 2014). Cela signifierait de toutes parts entrer dans un contrat d’accompagnement et marcher côte à côte, surtout lorsque les théorisations s’avèrent complexes et les besoins différenciés (Perrenoud, 2016, chap. 5) dans un environnement de travail déjà, et sans doute plus encore bientôt, pour le moins incertain (Mangez et al., 2017).

Conclusions et éclosions

La crise nous a amenés à nous confronter autrement à nos pratiques et a été révélatrice d’au moins deux vastes enjeux : nos rapports aux technologies au service de la formation d’une part, et d’autre part, quelques-uns des impensés (ou sous-pensés) sous-jacents à nos dispositifs de formation.

L’un dans l’autre – une expression ici doublement sensée –, les questions soulevées dans cette contribution nous paraissent heuristiques. En nous poussant à penser nos pratiques au-delà d’un usage ordinaire des technologies, c’est finalement la démarche clinique, au coeur de nos choix de formation et de ses présupposés, que l’on a mis sous la loupe. Former à partir de traces du réel, avec une implication de l’apprenante ou de l’apprenant amené à partager des situations individuelles puis à participer à la problématisation collective, ainsi qu’un contrat de compagnonnage entre formant et formé – peuvent apparaître comme étant deux choix irréductibles. À l’aune de la crise, ces dimensions sont mises à vif : l’implication doit être soutenable et donc repensée, le contrat de compagnonnage renouvelé, pour que la présence soit adaptée à sa numérisation, les modalités de discussion et de partage innovées et donc en quelque sorte réapprises.

À ce dernier égard, les postures d’accompagnement (Acker, 2017) peuvent être très diverses, comme soutien au développement de l’autonomie des apprenants et apprenantes ou parfois en entière délégation. Nous nous questionnons sur le rôle que nous avons à exercer afin que l’idéal d’autonomie ne devienne pas un cache-misère, augmentant les risques de décrochage dans une distance vécue comme une forme de solitude, si l’on ne fait pas (ou plus) partie d’un collectif qui s’organise pour enquêter et développer ensemble des problèmes formateurs; ce que le passage soudain à distance, sous le choc duquel nous écrivons, est venu rendre très difficile.

Émergerait ainsi une tendance à une forme de présomption à l’autonomie de la part des formateurs et formatrices vis-à-vis des adultes apprenants, une présomption mise en évidence et en question par les difficultés provoquées par l’éloignement physique entre eux et les étudiants et étudiantes. La question des attentes vis-à-vis d’une telle autonomie de haut niveau de la part des formateurs et formatrices semble en effet centrale : en soubassement des dispositifs de formation résiderait, chez ceux qui en assurent l’ingénierie et la conduite clinique, une forte idéalisation d’une autonomie des étudiants et étudiantes dans la prise en charge de leurs parcours de formation. Quel est le produit de cette idéalisation de l’étudiante ou l’étudiant par l’enseignant ou l’enseignante (Becker, 1952; Lahire, 1995, 2001; Ronveaux, 2014)? L’idée de l’« archi-étudiant ou étudiante » a été suggérée (M. Perrenoud, 2018) en tant qu’elle protégerait les dispositifs d’une difficile hétérogénéité des expériences curriculaires en formation, une hétérogénéité en partie ingérable dans des conditions où le temps, les espaces et parfois les compétences manquent pour soutenir des suivis plus différenciés et individualisés.

Entre démarches anciennes, nouveaux outils et compétences visées, un dilemme est ainsi révélé et pourrait se résumer ainsi : vouloir/devoir/pouvoir sauver à tout prix les démarches telles qu’on les a conçues dans le monde d’avant et les adapter aux formes du numérique – au risque de tomber dans une sorte de « solutionnisme technologique » (pour employer l’expression critique de Morozov, 2014); et/ou défendre les objectifs de formation plus que les dispositifs, et oser donc une (plus ou moins) radicale transformation des démarches en faisant de la contrainte du distanciel une voie d’innovation? Cette deuxième option implique de s’adapter aux nouveaux outils et de reconsidérer les objectifs de formation – idéalement à l’échelle des programmes de formation – de façon lucide, modeste et éclairée à la fois, en sachant qu’on ne peut pas imaginer faire exactement après ce que l’on faisait avant.

La presse a largement donné écho à l’état de la situation de qui est impliqué dans des cursus d’étude où les enseignements ont entièrement basculé à distance et des risques de décrochage (Clavier et Taillefer, 2020; Iribarnegaray, 2020; Jaquet, 2020; Raybaud, 2020; Stromboni, 2020). De tels enjeux, considérés dans notre contribution, sont vifs pour nous en raison de notre implication dans l’ingénierie et l’opérationnalisation de la formation. Comment, si l’avenir allait dans le sens du distanciel et puisque nous croyons avoir des raisons de tenir à nos idéaux cliniques, recréer les conditions qui favorisent une telle ambition, et une forme d’appartenance à distance? Comment en rabattre sur les normes et idéaux qui président à nos programmes pensés dans d’autres temps, des temps peut-être révolus avant même la crise actuelle qui accentue la prise de conscience? Quelles pratiques sacrifier, pour quelles autres nouvelles à développer? Pour sauver quelles priorités dans les parcours de formation, pour certifier au bout du compte quelles compétences? Les récentes informations reçues au sein de nos établissements confirment qu’il s’agirait d’attendre un retour vers le futur d’une « nouvelle normalité » (expression notamment utilisée par le Conseil fédéral suisse) ou encore vers une « vie désordinaire », comme le mentionne la philosophe française Cynthia Fleury pour évoquer ce mélange de vie entre le désordre et l’ordinaire (Morard, 2020).

Confrontés aux portraits dégagés lors de l’analyse d’une formation hybride à l’Université d’Ottawa, nous nous sentons plus proches des « natifs curieux » et plus loin de la figure des « pionnières et pionniers engagés » (Hamel, 2017). Mais quelles sont ces figures pionnières, et sauront-elles nous aider (ou saurons-nous solliciter leur aide) dans le renouvellement (avec pertes et profits) de nos dispositifs cliniques? De quel ordre seront les solutions soutenues par nos autorités? Nous sera-t-il accordé le temps d’apprendre (un peu) à faire nos métiers – d’enseigner et d’apprendre – autrement?