Article body

En forme de potion contre l’oubli, pour faire un lien entre le symbolique et le juridique, rappeler que l’Union européenne a vu ses 65 ans d’existence récompensés par l’attribution du prix Nobel de la paix le 12 octobre 2012 n’est pas sans intérêt. Ce d’autant plus que le lauréat 2012 fut

contesté par d’anciens prix Nobel de la paix, en tête desquels, Desmond Tutu. Ces derniers [prirent] appuis sur le testament d’Alfred Nobel qui estimait que le prix devait récompenser "celui qui aura agi le plus ou le mieux pour la fraternisation des peuples, l'abolition ou la réduction des armées permanentes ainsi que pour la formation et la diffusion de congrès de la paix". Selon leurs mots, "l'UE ne cherche pas à procéder à une démilitarisation des relations internationales" et ses membres "justifient la sécurité basée sur la force militaire et livrent des guerres plutôt que d'insister sur le besoin d'approches alternatives". L'UE est ainsi jugée complice d’un ordre mondial sans cesse plus militarisé. Et le comité Nobel est accusé d'avoir dénaturé le prix […].

Mais les intéressés se trompent de débat, certainement par méconnaissance des ressorts profonds de la construction européenne. C’est en effet, moins l’action de l’Union en faveur de la paix dans le monde que l’existence d’un espace européen durablement respectueux des droits de l’homme et des valeurs démocratiques qui est ainsi honoré. L'argument principal formulé par le comité Nobel repose sur un fait non contestable : depuis 1945, l’UE est devenue un espace où la guerre est impossible, un espace "de paix et de réconciliation, de démocratie et de droits de l'Homme". C’est une construction qui est récompensée, pas une action. C’est en cela que l’édition 2012 du Nobel est remarquable. N’oublions pas les raisons fondatrices du traité de Rome, acte de naissance de l’UE en 1957. Ce dernier a été rédigé en réaction à la crise des années trente et à la Seconde Guerre mondiale. Les pères fondateurs de l’Union étaient animés d’une philosophie selon laquelle l’État porte la responsabilité de la crise du milieu du XXe siècle en faisant preuve de protectionnisme économique, de repli sur soi, réflexes qui créent la peur de l’autre et un jour le conflit. À l’abri des frontières et dans une totale indifférence ont prospéré les pires totalitarismes. C’est fort de cette réalité historique qu’a été mise en route la machine européenne en faveur d’un espace commercial sans frontière au sein duquel la concurrence stimule l’ensemble sans opposer les uns aux autres, pour créer les conditions économiques au regard desquelles chacun comprend qu’il a plus à perdre qu’à gagner en refusant le mariage européen. L’idée que la prospérité de chacun passe par la vie commune fait disparaître la tentation du conflit. N’en déplaise à certains, l’Europe des marchands reste le terreau de l’Europe de la paix; il n’y a pas de contradiction sur ce point.

Sur ces bases, l’Union européenne est devenue une zone de stabilité démocratique faisant de la protection des droits fondamentaux de la personne la condition essentielle de l’engagement d’un État au processus qu’elle représente. C’est notamment à ce titre que la peine de mort [figure parmi les valeurs communes et qu’elle] est abolie partout sur notre continent, y compris en Turquie. Enfin les récentes [et répétées] dérives liberticides de la Hongrie [, voire de la Pologne,] eussent été bien pires sans la pression de l’UE. La menace de sanction a suffi pour [leur] faire faire marche arrière sur des réformes constitutionnelles très contestables.[1]

et les ralentir sur leur oeuvre de rabotage des ressorts de la démocratie pluraliste que sont l’indépendance de la justice et la liberté de la presse. Il y a plus à perdre à qu’à gagner en se retrouvant au ban de l’Union du fait l’abaissement du curseur du niveau de protection des droits des personnes.

Le principe de la paix durable est indissociable de l’État de droit et doit sous cette forme « être compris comme une propriété génétique de l’Union justifiant le Nobel »[2]. Et dire que le comportement de cette dernière remet en cause la conclusion : c’est un faux procès. « Certes, à la marge, des reproches peuvent être formulés. Mais il faut se féliciter que le Comité Nobel n’ait pas eu pour sa part la mémoire courte et récompense ce bilan au combien positif »[3]. Il donne un coup de projecteur sur le vrai motif de la construction européenne à un moment où l’action de l’Union est polluée par des événements de nature à faire oublier sa raison d’être.

L'exemplarité de l'Union est indispensable non seulement pour les personnes vivant dans l’Union, mais aussi pour le développement de l'Union elle-même. Le respect des droits fondamentaux à l’intérieur de l’Union permet de bâtir la confiance mutuelle entre les États membres, ainsi que celle du public en général dans les politiques de l'Union[4].

Toute forme de défiance

dans l’effectivité des droits fondamentaux dans les États membres, lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union, et dans la capacité de la Commission et des autorités nationales à les faire respecter, empêcherait en particulier le fonctionnement et l’approfondissement des mécanismes de coopération dans l'espace de liberté, de sécurité et de justice. La protection commune du droit des personnes est consubstantielle à l’idée d’espace public européen[5].

Le respect des droits fondamentaux a toujours été une obligation soumise au contrôle de la Cour de justice de l'Union européenne (Cour de justice) et un élément constitutif essentiel de la construction de l'Union. Dans ce cadre, la protection des droits les plus élémentaires des personnes et leur protection contre d’éventuels abus de droit ont suivi un cheminement atypique : la construction du dispositif a d’abord été prétorienne (I) pour ensuite devenir constitutionnelle (II), sans toutefois que le législateur reste muet (III).

I. Les droits fondamentaux de la personne ont d’abord été construits par la Cour de justice de l’Union

Tout est dans l’article 6.3 du Traité de l'Union européenne (TUE) :

Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux[6].

Cette disposition résume en effet la manière dont est prévue la garantie des droits fondamentaux de l’individu en droit de l’Union : 1) la formation de principes généraux du droit (PGD) est au coeur du dispositif; 2) les principes généraux du droit sont porteurs des droits de la personne.

Par essence, il s’agit d’une source non écrite du droit de l’Union européenne. C’est une construction jurisprudentielle. C’est aussi une construction ex nihilo, car dans leurs versions traditionnelles les traités n’évoquaient qu’une fois cette forme juridique à propos de la responsabilité extracontractuelle de l’Union qui implique une obligation de réparer les dommages causés par l’Union conformément aux principes généraux communs aux droits des États à l'article 340 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)[7]. Non envisagés par les traités, mais nécessaires dans l’encadrement des actes de droit dérivé, les PGD viennent combler des vides juridiques. Ces derniers font autorité au regard du droit dérivé. Ils s’imposent aux États pour les actes qu’ils prennent en vue de l’exécution du droit de l’Union[8], mais aussi pour la transposition des directives[9].

Mais pour les former, il faut une source d’inspiration. Cela ne peut se résumer à de la génération spontanée. Différents éléments fondent leur création. Ils sont d’abord inspirés par des considérations déduites de l’esprit général des traités. Ils sont ensuite mis en évidence par des considérations extraites du droit international. Ils sont enfin issus de valeurs admises comme communes aux États membres.

Leur orientation est double. Avant de prospérer au profit de garanties accordées aux droits fondamentaux de l’individu, ils se développent au service du fonctionnement de l’Union. Un certain nombre de principes ont en effet été dégagés, pour parfaire le fonctionnement administratif de l’Union européenne. Il en va ainsi du principe de sécurité juridique, qui se manifeste sous différentes formes. Exemple : l’idée de délai raisonnable et corrélativement des principes de prescription ou de déchéance : « l’exigence fondamentale de la sécurité juridique s’oppose à ce que la Commission puisse retarder indéfiniment l’exercice de son pouvoir de prononcer des amendes »[10]. Mais l’exemple le plus intéressant reste le principe de confiance légitime. Ce dernier, en provenance du droit allemand, protège les administrés contre la modification avec effet immédiat et sans information préalable des règlementations existantes[11]. On citera aussi le principe d’égalité (des situations comparables ne doivent pas être traitées différemment) ou encore le principe de proportionnalité. Parfois se créent des principes sur des terrains plus difficiles; exemple, le principe de précaution[12]. La Cour écrit à son égard :

conformément au principe de précaution consacré à l'article 191, paragraphe 2, TFUE, si l'examen des meilleures données scientifiques disponibles laisse subsister une incertitude sur le point de savoir si une telle dérogation nuira ou non au maintien ou au rétablissement des populations d'une espèce menacée d'extinction dans un état de conservation favorable, l'État membre doit s'abstenir de l'adopter ou de la mettre en oeuvre[13].

A. Les principes généraux du droit au service des droits fondamentaux de la personne

À l’image du droit primaire, « les principes généraux du droit [de l’Union] se situent au rang constitutionnel »[14]. De même, le respect des droits fondamentaux fait partie des principes constitutionnels des traités[15]. Notons que le Conseil d’État leur a reconnu cette valeur conventionnelle quand ils sont destinés à protéger les droits fondamentaux de l’individu[16].

La question de la garantie des droits fondamentaux a dopé la progression de cette source non écrite du droit de l’Union. Les PGD deviennent plus nombreux et occupent un rang clairement constitutionnel. Ce d’autant plus que les traités, dans leur version originelle, ne prévoyaient aucune protection particulière des droits les plus fondamentaux des individus face au législateur européen. Cette lacune a largement alimenté la critique du déficit démocratique de l’Union européenne. Il y avait ici un vide juridique à combler. Ce qui a été fait par la Cour de justice qui a fait oeuvre créatrice.

Ce d’autant plus que les cours constitutionnelles italiennes et allemandes au début des années 1970 ont marqué une certaine résistance à l’application du droit communautaire au motif que ce dernier n’était pas soumis au filtre du respect des droits fondamentaux, contrairement aux législations nationales[17]. Le Juge allemand a même indiqué n’accepter la primauté du droit jadis communautaire sur le droit constitutionnel allemand uniquement si ce dernier était respectueux des droits fondamentaux[18]. Et les standards européens en la matière devaient au minimum être au niveau allemand. Aussi longtemps que le droit communautaire n’assurait pas de garantie équivalente au droit allemand, le Tribunal de Karlsruhe se réservait le droit de contrôler la conformité des législations européennes aux droits fondamentaux allemands.

En conséquence, les juges allemands avaient subordonné l’application du droit communautaire aux respects des droits fondamentaux garantis par leurs constitutions nationales : théorie dite de la « congruence structurelle », selon laquelle le droit de l’Union ne peut contredire les principes constitutionnels des États en matière de garantie des droits les plus élémentaires de la personne[19].

On comprend aussitôt le problème pour l’unité du droit de l’Union, exposé dans tel ou tel État à être paralysé alors qu’il s’appliquera sans problème dans tel ou tel autre État. C’est la raison pour laquelle la Cour de justice s’est lancée dans la fabrication de principes généraux du droit protecteurs des droits de la personne, mécanisme qui a rassuré les cours constitutionnelles des États. C’est pourquoi la position allemande s’est ensuite nuancée. Depuis le 22 octobre 1986 et la jurisprudence Solange II[20], le juge constitutionnel allemand dit présumer l’équivalence du système allemand de protection et du système européen; ce qui rend son contrôle exceptionnel; en d’autres termes quand l’inéquivalence est démontrée…

La position allemande s’est nuancée, car, entretemps, en effet, la Cour de justice a reconnu que les particuliers ne pouvaient être moins bien protégés face au droit de l’Union qu’ils ne l’étaient face à leurs droits nationaux [21]et que fort de ce constat elle assurait par elle-même la protection des libertés individuelles et des droits de la personne en les érigeant en PGD à chaque fois que cela se révèle nécessaire. Il ne pouvait en être autrement. Au nom du principe de primauté, tout contrôle sur les actes de l’Union par un juge national sur la base du droit national devait être exclu.

Deux méthodes ont été mises en oeuvre. D’abord la protection européenne des droits fondamentaux de l’individu a pris appui sur les traditions constitutionnelles communes des États membres[22]. Dans un des plus grands arrêts qu’elle ait rendus la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) affirme que

le respect des droits fondamentaux fait partie intégrante des [PGD] dont la Cour assure le respect; que la sauvegarde de ces droits, tout en s’inspirant des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit être assurée dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté[23].

En d’autres termes, la matière première pour reconnaître au niveau européen les droits fondamentaux de la personne se situe dans les déclarations de droit qui précédent les constitutions et autres préambules constitutionnels. Ce faisant, il n’est pas exigé que le droit fondamental mis en évidence au niveau européen existe dans chaque État : exemple le principe de dignité, à propos de l’exploitation de jeu laser pour jouer à tirer sur des cibles humaines[24].

Construire la protection européenne des droits fondamentaux de l’individu a ensuite pris appui sur des textes de droit international se rapportant aux droits de l’homme : la Convention 111 concernant la discrimination (emploi et profession) de l'OIT[25] (aujourd’hui cette jurisprudence demeure un peu isolée) et principalement la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH)[26]. Avec le temps, la CEDH est devenue la source principale d’inspiration, car tous les États membres de l’Union y sont parties[27]. Le risque d’erreur dans la mise en évidence d’une garantie qu’il y a à chercher est donc nul.

Sur ces bases, la Cour de justice a fait un grand travail de sélection de règles qu’elle extrait de la CEDH pour les convertir en principes généraux du droit de l’Union. Les exemples foisonnent : le droit au respect de la vie privée et familiale du domicile et de la correspondance (article 8 de la CEDH)[28]; la liberté syndicale et le droit de grève[29], etc. Ce qui fait que l’Union devient indirectement liée à la CEDH. Les choses sont même devenues assez ambiguës, car la Cour de justice a tendance à faire une application directe de la CEDH[30], voire à faire citation expresse des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme[31]. Aujourd’hui, elles deviennent plus compliquées encore, car la Cour de justice doit mettre en musique la CEDH, les traditions constitutionnelles communes et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Charte des droits fondamentaux)[32], voir des principes qui découlent de l’architecture du TUE et du TFUE. Ce faisant, elle reste sur une position tranchée sur l’éventuelle adhésion de l’Union à la CEDH supposée simplificatrice, eu égard aux incompatibilités rédhibitoires qu’elle a identifiées entre texte CEDH et textes de l'Union[33].

B. Les droits fondamentaux de la personne entre principes généraux du droit et Charte des droits fondamentaux de l’Union

Un bref tour d’horizon de la jurisprudence actuelle se rapportant aux droits fondamentaux des personnes fait apparaître un subtil alliage des références aux sources juridiques multiples mis en oeuvre par la Cour de justice. Parfois la seule interprétation dynamique des traités de l'Union suffit; parfois il faut combiner la CEDH et la Charte des droits fondamentaux, etc. Il apparaît de plus en plus clairement que le juge repose la base de son raisonnement sur la Charte et applique cette dernière à la lumière des interprétations déjà apportées au regard de dispositions équivalentes de la CEDH.

Par exemple, pour assurer le principe égalité hommes femmes, il suffit à la Cour de justice de se référer aux articles 21 et 23 de la Charte des droits fondamentaux qui énoncent que, d’une part, est interdite toute discrimination fondée sur le sexe et, d’autre part, que l’égalité entre les femmes et les hommes doit être assurée dans tous les domaines visés par les dispositions du TFUE[34]. Par ailleurs, selon l’article 157, paragraphe 1, TFUE, chaque État membre doit assurer « l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail ou un travail de même valeur »[35]. Enfin, l’article 19, paragraphe 1, TFUE prévoit que le Conseil européen (Conseil),

après [l’]approbation du Parlement européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.[36]

Une habilitation au Conseil est ainsi donnée pour donner corps à l’article 3, paragraphe 3, deuxième alinéa, TUE, qui dispose que l’Union

combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant, ainsi qu’à l’article 8 TFUE, selon lequel, pour toutes ses actions, l’Union cherche à éliminer les inégalités et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes[37].

La Charte des droits fondamentaux combinée aux assertions multiples du TUE permet au principe d’égalité de déployer ses effets à l’égard des législations européennes.

Autre exemple,

le droit fondamental au respect des droits de la défense au cours d’une procédure précédant l’adoption d’une mesure restrictive […] est […] expressément consacré à l’article 41, paragraphe 2 sous a) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à laquelle l’article 6, paragraphe 1, TUE reconnaît la même valeur juridique que les traités[38].

Par ailleurs,

selon une jurisprudence constante, le principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit communautaire, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ce principe ayant d’ailleurs été réaffirmé à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux[39].

Avec cet exemple, apparaît clairement l’application cumulée par croisement d’interprétations des textes relatifs à la protection des personnes face au droit de l’Union.

Dernier exemple : la protection des données à caractère personnel, pour laquelle il a été admis qu’il s’agissait bien d’une déclinaison particulière du respect du droit à la vie privée reconnu par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux, que le principe se rapporte à « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable »[40] conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et, « d’autre part, que les limitations susceptibles d’être légitimement apportées au droit à la protection des données à caractère personnel correspondent à celles tolérées dans le cadre de l’article 8 de la CEDH »[41]. Une fois de plus l’entrecroisement des textes fonde la jurisprudence de l’Union.

II. Les droits fondamentaux de la personne sont ensuite consacrés par le pouvoir « constituant »

RÉSOLUS à franchir une nouvelle étape dans le processus d'intégration européenne engagé par la création des Communautés européennes; S'INSPIRANT des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l'égalité et l'État de droit; RAPPELANT l'importance historique de la fin de la division du continent européen et la nécessité d'établir des bases solides pour l'architecture de l'Europe future; CONFIRMANT leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'État de droit; CONFIRMANT leur attachement aux droits sociaux fondamentaux tels qu'ils sont définis dans la charte sociale européenne, signée à Turin le 18 octobre 1961, et dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 [nos italiques][42].

Probablement les mots et les phrases les moins lus du TUE : l’introduction du préambule au TUE, dont il faut conserver qu’elle énonce comme priorité parmi les priorités, l’attachement indéfectible aux libertés fondamentales. De cette déclaration découle un double souci constitutionnel : se prémunir par le droit constitutif de l’Union de toute dérive liberticide de cette dernière autant que des États qui la composent. C’est pourquoi se mettent définitivement en place avec le Traité de Lisbonne[43] deux outils devenus aujourd’hui incontournables : la Charte des droits fondamentaux et le très discuté article 7 du TUE qu’il est bien difficile de désigner autrement que par le numéro qu’il porte, tant la procédure dont il est porteur est difficile à caractériser.

A. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : la protection contre les abus de droit de l’Union

1. Principes généraux

La Charte des droits fondamentaux a été proclamée par le Conseil le 7 décembre 2000. Elle contient 56 articles qui couvrent tous les droits des personnes : droits civils, politiques, économiques et sociaux dont jouissent les citoyens de l'Union. Il s’agit d’un catalogue des droits fondamentaux actuel et actualisé

à la lumière de l'évolution de la société et des développements scientifiques et technologiques. La Charte est un instrument novateur, car elle rassemble dans un texte unique l'ensemble des droits fondamentaux protégés dans l’Union et leur donne ainsi un contenu visible, précis et prévisible[44].

Elle apporte une forme de validation constitutionnelle à l’héritage laissé par la jurisprudence de la Cour de justice quant à la découverte de PGD protecteurs des droits de la personne. Mais elle va aussi au-delà.

En premier lieu, elle modernise le vocabulaire de la protection des droits fondamentaux en faisant référence distinctement dès son préambule aux valeurs universelles autant que communes :

Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité; elle repose sur le principe de la démocratie et le principe de l’État de droit. Elle place la personne au coeur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice. L’Union contribue à la préservation et au développement de ces valeurs communes dans le respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples de l’Europe, ainsi que de l’identité nationale des États membres et de l’organisation de leurs pouvoirs publics au niveau national, régional et local; elle cherche à promouvoir un développement équilibré et durable et assure la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, ainsi que la liberté d’établissement [nos italiques][45].

En second lieu, elle regroupe et ordonne les droits fondamentaux en six titres : dignité, libertés, égalité, solidarité, citoyenneté, justice. Quelques droits inédits sont consacrés dans le titre 1 : interdiction des pratiques eugéniques, interdiction du commerce du corps humain, interdiction du clonage[46]. Quelques droits inhérents à la qualité de l’Union sont consacrés dans le titre 2 : liberté d’entreprise, liberté professionnelle. Le titre 3 apparaît novateur quant aux personnes vulnérables (personnes âgées, handicapées). L’environnement, la santé et les services d’intérêt général, véritables droits de troisième génération font leur entrée dans le titre 4. Des droits de nature plus administrative font leur entrée dans le titre 5 : pétition et recours au médiateur; mais aussi le principe de bonne administration : motivation des actes administratifs, droit au recours à réparation en raison d’un préjudice causé par une institution de l’Union.

La Charte des droits fondamentaux est restée pendant dix ans un texte « proclamatoire », sans autorité juridique formellement consacrée. Elle n’était pas sans incidence toutefois, d’abord parce que les droits codifiés par elle conservaient toute leur force. En dépit de son caractère non contraignant, elle a été appliquée par le Tribunal de l’Union européenne[47], mais pas par la Cour de justice[48]. Puis la Cour de justice a évolué pour l’appliquer sans l’appliquer : jurisprudence subtile par laquelle elle ne contrôle pas les lois de l’Union au regard de la Charte des droits fondamentaux, mais si une loi de l’Union qui lui est déférée y fait référence, elle vérifie cette dernière…[49] Il faut enfin mentionner les arrêts de la CJCE du 3 septembre 2008 Kadi et Al Barakaat, dans lesquels elle oppose la CEDH et la Charte des droits fondamentaux à des règlements de l’Union pris en application de résolutions sous le chapitre 7 de la Charte des Nations Unies[50].

La Charte des droits fondamentaux est aujourd’hui devenue juridiquement contraignante dans toute l'Union européenne avec l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne.

L'article 6.1 du TUE stipule :

L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités. Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités. Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions[51].

La Charte des droits fondamentaux reste un document extérieur au TUE, mais revêt la même valeur que ce dernier. Il s’agit d’une solution de compromis qui évite un affichage trop solennel tout en la rendant contraignante. Dès lors les institutions européennes doivent respecter les droits inscrits dans la Charte des droits fondamentaux. Elle détermine en conséquence « le travail législatif et décisionnel de la Commission, du Parlement et du Conseil, dont les actes juridiques doivent être pleinement conformes à la Charte »[52]. La Charte des droits fondamentaux s'applique également aux États membres de l'Union, mais « uniquement lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union »[53]. « Elle ne s'applique pas dans les situations qui ne présentent aucun lien avec le droit de l'Union »[54]. Cette règle fait l’objet d’une interprétation souple : elle vise désormais toute réglementation nationale entrant dans le champ d’application du droit de l’Union, même si celle-ci n’a pas pour objet direct de mettre en oeuvre une norme du droit de l’Union[55].

Symétriquement, l'Union ne peut intervenir dans les questions touchant les droits fondamentaux dans des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence. Le Traité de Lisbonne précise explicitement que « les dispositions de la Charte n'étendent en aucune manière les compétences de l'Union telles que définies dans les traités »[56]. En revanche des règles existent pour articuler la Charte des droits fondamentaux avec les autres textes protecteurs des droits fondamentaux de l’individu. Selon le principe de subsidiarité, la Charte des droits fondamentaux s’efface dans l’hypothèse où les garanties qu’elle énonce sont moins protectrices que des textes nationaux, internationaux ou européens. Sa mise en oeuvre est subordonnée au principe d’interprétation conforme, notamment avec la CEDH ainsi que les traditions constitutionnelles communes des États membres. Mais si la Charte des droits fondamentaux offre un niveau de protection plus élevé, elle n’est pas alignée. Enfin, l’article 52.5 distingue entre les droits et les principes[57]. Les principes n’ouvrent pas à des droits subjectifs à même d’être invoqués par leurs supposés titulaires devant des juridictions européennes ou nationales.

En 2018, 356 arrêts font référence à la Charte des droits fondamentaux contre 27 en 2010. C’est une statistique encourageante. Cette évolution atteste de la montée en puissance de ce texte dans l’ordre juridique de l’Union. Le déploiement de ses effets est devenu significatif dans certains domaines, tel le mandat d’arrêt européen à l’accompagnement duquel elle oeuvre vertueusement comme en témoigne l’arrêt de la Cour de justice du 5 avril 2016 au détour duquel il est loisible de lire :

le respect de l’article 4 de la Charte, relatif à l’interdiction des peines et des traitements inhumains ou dégradants, s’impose, ainsi qu’il ressort de son article 51, paragraphe 1, aux États membres et, par conséquent, à leurs juridictions, lorsque celles-ci mettent en oeuvre le droit de l’Union […].

Les articles 1er et 4 de la Charte ainsi que l’article 3 de la CEDH consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses États membres. C’est la raison pour laquelle, en toutes circonstances, y compris dans le cas de la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la CEDH interdit en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée[58].

L’emprise ascendante de la Charte des droits fondamentaux comme rempart aux atteintes susceptibles d’être portées aux droits fondamentaux de la personne est enfin illustrée par la reconnaissance de son effet direct et plus particulièrement au fait qu’elle s’applique horizontalement dans la mesure où certaines conditions sont réunies. Elle peut en effet agir dans le cadre d’un litige entre particuliers, sous réserve d’une appréciation au cas par cas au regard de la formulation du droit en cause et de son caractère clair, précis et inconditionnel[59]. Cette application ratione personae pleine et entière de la Charte des droits fondamentaux consacrée depuis 2018 traduit l’élévation de cette dernière à un rang équivalent de celui reconnu aux principes découlant de la CEDH.

2. Mise en oeuvre de la charte

Mis à part certains droits qui ont un caractère absolu, les droits fondamentaux énoncés dans la Charte des droits fondamentaux peuvent, sous certaines conditions, être soumis à des limitations (article 52.1). Celles-ci doivent être prévues par la loi de l’Union, « respecter le contenu essentiel des dits droits » et, « dans le respect du principe de proportionnalité », doivent être nécessaires et répondre « effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de la protection des droits et libertés d'autrui[60] ». Nonobstant cette réserve, les droits fondamentaux de la personne énoncés en droit de l’Union sont pris en considération tant dans la préparation que dans la mise en oeuvre de la loi européenne[61].

a) La préparation des lois de l’Union européenne

« La Commission assure un contrôle systématique de la compatibilité avec la Charte de ses propositions législatives et des actes qu'elle adopte » sur la base d’une check-list liminaire[62].

En amont de la préparation des propositions à proprement parler, lorsque la Commission lance des consultations (livre vert, communication, document des services) avec les parties intéressées sur des questions pouvant mener éventuellement à de nouvelles propositions sensibles, elle soulignera les aspects potentiels "droits fondamentaux", afin de solliciter des contributions à cet égard qui nourriront l'analyse d’impact. […]

Des analyses d'impact accompagnant les propositions de la Commission examinent leurs incidences sur les droits fondamentaux. […] [Elles permettent d’] identifier les droits fondamentaux potentiellement concernés, le niveau d'interférence avec le droit en question et la nécessité et la proportionnalité de cette interférence en termes d'options d'action et des objectifs visés. Toutefois, l'analyse d'impact ne procède pas à l'examen juridique de la conformité du projet d'acte avec les droits fondamentaux. Cet examen est effectué ultérieurement, sur la base d'un projet d'acte concret[63].

Dans cette perspective agit le Comité d’analyse d’impact (Impact Assessment Board),

organe central chargé d'exercer une fonction d'appui et de contrôle de la qualité, sous l'autorité du président de la Commission. Il est indépendant des services chargés de l'élaboration des politiques. Le Comité examine l'ensemble des analyses d'impact de la Commission et émet des avis sur ces dernières, ainsi que sur la qualité de l'analyse qui sous-tend les propositions d'action présentées par la Commission. Le Comité vérifie systématiquement les aspects relatifs aux droits fondamentaux dans les projets d’analyse d’impact qui lui sont soumis et formule son avis sur ces questions, si cela s’avère nécessaire. […]

Après l'analyse d'impact, lorsque le projet de proposition législative (ou d'acte délégué ou d'exécution) a été préparé, la Commission procède au contrôle de sa légalité en s'assurant en particulier de sa compatibilité avec la Charte.

Les propositions qui présentent un lien particulier avec les droits fondamentaux doivent contenir des considérants spécifiques qui expliquent leur conformité avec la Charte. Le rôle des considérants est d'expliquer le raisonnement qui appuie l'adoption de l'acte en question et ainsi de permettre et de faciliter un éventuel contrôle juridictionnel de sa conformité avec la Charte. Cela nécessite d'éviter toute banalisation qui découlerait d’un usage généralisé d'un considérant constatant la conformité avec la Charte. L'insertion des considérants n'est pas une simple formalité, mais le reflet du contrôle approfondi de la conformité de la proposition en question avec la Charte.

Les considérants qui expliquent la conformité de la proposition avec la Charte sont ciblés et indiquent exactement quels sont les droits fondamentaux sur lesquels la proposition concernée a un impact. En outre, des considérants individualisés et spécifiques relatifs à certains droits fondamentaux sont insérés lorsque cela est nécessaire pour expliquer la portée d'une disposition ou les solutions trouvées dans la proposition pour s'assurer que la limitation apportée à un droit fondamental est justifiée au regard de l'article 52 de la Charte[64].

b) La mise en oeuvre par les États des lois de l’Union européenne

La Commission européenne développe d’abord une approche préventive pour rappeler, en cas de besoin,

aux autorités en charge de la transposition des législations l'obligation de respecter la Charte dans la mise en oeuvre de la législation concernée et en les assistant dans le cadre notamment des comités d'experts chargés de faciliter la transposition des directives[65].

Elle agit ensuite ex post, par exemple lorsqu’il lui apparaît qu’un État membre ne respecte pas les droits fondamentaux dans la mise en oeuvre du droit de l'Union. En tant que gardienne des traités, elle dispose de pouvoirs propres pour mettre fin à l’infraction et peut, autant que faire se peut, saisir la Cour de justice sur la base d’un recours en manquement[66].

Pour que la Commission puisse intervenir, la situation en cause doit présenter un élément de rattachement avec le droit de l'Union. L'existence d'un élément de rattachement avec le droit de l’Union dépend de chaque situation concrète en cause. […] Les infractions qui soulèvent des questions de principe ou qui ont des conséquences négatives particulièrement importantes pour les citoyens font l'objet d'un traitement prioritaire[67].

B. La protection contre les abus de droit des États

L’article 7 du TUE met en place un mécanisme permettant de réagir en cas de violation massive des droits fondamentaux par un État membre :

1. Sur proposition motivée d'un tiers des États membres, du Parlement européen ou de la Commission européenne, le Conseil, statuant à la majorité des quatre cinquièmes de ses membres après approbation du Parlement européen, peut constater qu'il existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l'article 2. Avant de procéder à cette constatation, le Conseil entend l'État membre en question et peut lui adresser des recommandations, en statuant selon la même procédure. Le Conseil vérifie régulièrement si les motifs qui ont conduit à une telle constatation restent valables.

2. Le Conseil européen, statuant à l'unanimité sur proposition d'un tiers des États membres ou de la Commission européenne et après approbation du Parlement européen, peut constater l'existence d'une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l'article 2, après avoir invité cet État membre à présenter toute observation en la matière.

3. Lorsque la constatation visée au paragraphe 2 a été faite, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains des droits découlant de l'application des traités à l'État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil. Ce faisant, le Conseil tient compte des conséquences éventuelles d'une telle suspension sur les droits et obligations des personnes physiques et morales. Les obligations qui incombent à l'État membre en question au titre des traités restent en tout état de cause contraignantes pour cet État.

4. Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, peut décider par la suite de modifier les mesures qu'il a prises au titre du paragraphe 3 ou d'y mettre fin pour répondre à des changements de la situation qui l'a conduit à imposer ces mesures [nos italiques][68].

La procédure ainsi énoncée remplit un double office : prévention et sanction. La prévention peut se résumer par une logique « carton jaune » : le risque de violation grave des valeurs de l’article 2 du TUE peut faire l’objet d’une décision de constatation par le Conseil à la majorité des 4/5 (22 membres) sur proposition motivée de la Commission européenne, du Parlement européen ou encore d’un tiers des États membres[69]. L’État concerné ne peut pas prendre part au vote. Mais il doit être entendu avant toute décision. Cette décision doit être suivie : « Le Conseil vérifie régulièrement si les motifs qui ont conduit à une telle constatation restent valables »[70] .

La sanction, c’est le « carton rouge ». Conséquemment, la procédure est beaucoup plus contrainte. Il faut d’abord que le Conseil, à l’unanimité suite à l’approbation du Parlement européen (donc veto possible) sur proposition de la Commission européenne ou d’un tiers de ses membres, constate l’existence d’une violation grave et persistante par un de ses membres des valeurs liées aux droits fondamentaux énumérées dans l’article 2. Une fois la constatation réalisée, le Conseil à la majorité qualifiée peut décider de suspendre certains droits y compris le droit de vote[71]. Il met fin à la sanction par la même procédure. L’État en question peut saisir la Cour de justice sur les seules questions de procédure dans un délai d’un mois. Cette dernière statue dans un délai d’un mois[72].

La procédure de l'article 7 s’est lancée à deux reprises d’abord à l’égard de la Pologne en décembre 2017[73] à l’initiative de la Commission européenne ensuite à l’égard de la Hongrie le 12 septembre 2018[74], avec le Parlement européen qui vote en faveur du déclenchement de la procédure « article 7 ». L’activation parlementaire de la procédure a pour objectif d’obtenir du Conseil une décision motivée constatant un « risque clair de violation grave » des valeurs de l’Union, à savoir : 1) l'affaiblissement des contre-pouvoirs; 2) l'indépendance de la justice; 3) la liberté des médias; 4) la liberté académique 5) le sort fait aux migrants et à ceux qui leur portent assistance[75]. Mais la procédure est simplement restée activée et donc inaboutie, avec deux auditions devant le Conseil en 2019…

Autrement dit, la procédure « article 7 » est-elle efficace? « Elle est parfois qualifiée "d'arme nucléaire"»[76]. Elle serait plus dissuasive qu’autre chose. C’est pourquoi simplement « déclencher l'article 7 contre la Pologne puis la Hongrie a [selon, certains observateurs,] créé un "électrochoc positif pour l'UE en tant que projet politique", […] face à la montée des démocraties dites illibérales et des discours xénophobes »[77]. Mais le « Bouclier juridique reste inabouti », car agit moins sur les cibles que sur ceux qui la déclenchent… Ce « d'autant plus que son aboutissement est conditionné à un vote à l'unanimité moins une voix du Conseil européen »[78] . La solidarité des régimes illibéraux entravera inévitablement l’issue.

C’est finalement par un autre angle d’attaque que l’Union s’emploie désormais à combattre les dérives liberticides de certains de ses États membres : le recours au juge par la voie de la procédure en manquement. C’est ainsi qu’aux termes de l’arrêt de la Cour de justice, rendu le 24 juin 2019 :

tout État membre doit, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, assurer que les instances qui relèvent, en tant que « juridiction », au sens défini par le droit de l’Union, de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union [et qui, partant,] peu[vent] être appelé[es] à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation [de ce] droit, […] satisf[ont] aux exigences d’une protection juridictionnelle effective [nos italiques][79].

Ce qui vaut en l’occurrence pour la Cour suprême polonaise. Par ailleurs, la Cour a indiqué que, pour garantir que cette juridiction « soit à même d’offrir une telle protection, la préservation de [son] indépendance est primordiale, ainsi que le confirme l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte [des droits fondamentaux] »[80].

L’exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit[81].

Pareillement dans un arrêt du 19 novembre 2019[82], la Cour confirme l’applicabilité, tant de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux que de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, du TUE et rappelle que

[l’]exigence d’indépendance des juridictions […] relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, [droits qui revêtent eux-mêmes] une importance cardinale en tant que garant [s] de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit [nos italiques][83].

Elle a ensuite rappelé que « conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif »[84]. Cette jurisprudence fait office de synthèse et explique que l’effectivité du droit de l’Union et en particulier du droit matériel de cette dernière suppose une mise en oeuvre par des États respectueux pleinement des droits fondamentaux de la personne.

III. La protection des droits fondamentaux de la personne, c’est enfin le législateur

Le droit de l’Union européenne avance au moyen d’un carburant original : le fonctionnalisme. Suivant ce concept, l’accomplissement des missions communes appelle l’adoption de tout texte à même de réduire les obstacles à ces dernières. Dans cette perspective le principal verrou à l’avancement du projet se situe dans la disparité des législations nationales, y compris celles en faveur de la protection des droits fondamentaux de la personne. Surmonter cette difficulté suppose une sortie par le haut et en conséquence l’adoption de règlementations conduisant à une approche harmonisée de la protection de certains droits individuels. C’est pourquoi certaines de ces questions sont aujourd’hui préemptées par le législateur européen; étant démontré que la garantie des droits individuels se réalise dans certaines situations plus vertueusement à 27 qu’État par État. L’hypothèse se vérifie au détour d’exemples aujourd’hui nombreux (A). L’ensemble est accompagné de la création d’une autorité indépendante en vue d’une expertise européenne de la protection des droits fondamentaux individuels (B).

A. Une somme non négligeable de législations ad hoc : exemples choisis

Des politiques spécifiques, fondées sur les traités, concernent les droits fondamentaux de la personne. Ce volet de l’action de l’Union en la matière reste souvent omis. Et pourtant le législateur agit et même agit beaucoup entre autres exemples en faveur de la protection des données à caractère personnel, des droits de l'enfant, de l'égalité entre hommes et femmes, de la non-discrimination, de la propriété intellectuelle ou encore de la libre circulation et plus largement à la construction d’un concept de citoyenneté européenne.

C’est ainsi que la jurisprudence entre autres exemples a donné l’occasion de mettre en évidence le Règlement (CE) n°1049/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 30 mai 2001, relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission[85], à propos d’une demande de document se rapportant à l’adhésion de l’Union à la CEDH. Il en ressort que

toute décision d’une institution au titre des exceptions énumérées à l’article 4 du Règlement n°1049/2001 doit être motivée. Si une institution décide de refuser l’accès à un document dont la divulgation lui a été demandée, il lui incombe de fournir des explications quant aux questions de savoir, premièrement, comment l’accès à ce document pouvait porter concrètement et effectivement atteinte à l’intérêt protégé par une exception prévue à l’article 4 du Règlement n°1049/2001 que cette institution invoque et, deuxièmement, dans les hypothèses visées aux paragraphes 2 et 3 de cet article, s’il n’existe pas un intérêt public supérieur justifiant néanmoins la divulgation du document concerné[86].

Mais ce volet prend un relief encore plus évident avec les personnes vulnérables, comme le rappelle une autre jurisprudence avec la mise en oeuvre de la Directive n°2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail[87], confrontée à « la [C]onvention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées, qui a été approuvée au nom de la Communauté européenne par la décision n°2010/48/CE du Conseil, du 26 novembre 2009 »[88]. Dans ce cadre la Cour a dit pour droit

qu’en n’instituant pas d’obligation pour tous les employeurs de mettre en place, en fonction des besoins dans des situations concrètes, des aménagements raisonnables pour toutes les personnes handicapées, la République italienne a manqué à son obligation de transposer correctement et pleinement l’article 5 de la Directive n°2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail[89].

La dernière illustration du propos se situera dans le Règlement (UE) n°2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données[90], dit « règlement général sur la protection des données », à propos duquel un détour par la base juridique de son adoption se révèle instructif. En effet l’article 16.2 du TFUE dispose que :

Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, fixent les règles relatives à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions, organes et organismes de l'Union, ainsi que par les États membres dans l'exercice d'activités qui relèvent du champ d'application du droit de l'Union, et à la libre circulation de ces données. Le respect de ces règles est soumis au contrôle d'autorités indépendantes[91].

Alors que la législation était destinée à prémunir les personnes des dérives directes ou indirectes de l’Union, la pratique montre depuis son entrée en vigueur qu’elle va bien au-delà pour couvrir l’ensemble des comportements dans l’Union. Toute entité publique ou privée petite ou grande économique ou non manipulant des données personnelles concernant les Européens doit agir dans le respect du règlement. La subsidiarité a ici joué en faveur d’un transfert de compétences à l’Union et vérifie l’hypothèse que, sur de tels enjeux, la protection des droits des personnes est mieux garantie à 27 qu’individuellement.

B. Le recours aux experts : l’Agence des droits fondamentaux de l’Union (FRA)

Le 15 février 2007, le Conseil a adopté le Règlement (CE) n°168/2007 portant création d'une Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (Agence)[92]. L'Agence a débuté ses activités le 1er mars 2007 et a remplacé l'Observatoire européen des phénomènes racistes et de xénophobes (EUMC).

L'Agence est une agence communautaire indépendante. Elle a la personnalité juridique. En tant que telle,

[elle] a pour objectif de fournir aux institutions compétentes de la Communauté, ainsi qu'à ses États membres lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit communautaire, une assistance et des compétences en matière de droits fondamentaux, afin de les aider à respecter pleinement ces derniers lorsque, dans leurs domaines de compétence respectifs, ils prennent des mesures ou définissent des actions[93].

Les tâches confiées à l'Agence par le règlement se rapportent d’abord à l'information et les données (« collecte[r], recense[r], analyse[r] et diffuse[r] des informations »), ensuite à la fourniture de conseils :

formule[r] et publie[r] des conclusions et des avis […] à l'intention des institutions de l'Union et des États membres lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit communautaire, soit de sa propre initiative, soit à la demande du Parlement européen, du Conseil ou de la Commission

et enfin impliquent la publication d’« un rapport annuel sur les questions relatives aux droits fondamentaux relevant des domaines d'action de l'Agence, en soulignant également les exemples de bonnes pratiques »[94]. En revanche, les tâches suivantes n'incombent pas à l'Agence des droits fondamentaux : l'examen de plaintes individuelles, la prise de décisions réglementaires, le suivi de la situation en matière de droits fondamentaux dans les États membres aux fins de l'article 7 du Traité sur l'Union européenne[95], l'examen de la légalité des actes législatifs au sens de l'article 230 du Traité instituant la Communauté européenne (qui évoque le pouvoir conféré à la Cour de justice aux fins du contrôle de la légalité des actes communautaires)[96], ou la question de savoir si un État membre a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu du TFUE au sens de l'article 258[97].

Le règlement prévoit qu'un cadre pluriannuel définisse les domaines thématiques sur lesquels porte l'action de l'Agence. Ce cadre pluriannuel est adopté par le Conseil, sur proposition de la Commission européenne et après consultation du Parlement européen[98]. La Commission européenne doit consulter le conseil d'administration de l'Agence avant de présenter sa proposition. Le cadre s'étend sur cinq ans et comprend en tout état de cause « la lutte contre le racisme, la xénophobie, et l'intolérance qui y est associée »[99] .

Conformément au règlement, l'Agence doit coordonner ses activités avec celles du Conseil de l'Europe « pour éviter les doubles emplois, par souci de complémentarité et afin d'en garantir la valeur ajoutée »[100]. Un accord doit se conclure à cette fin entre la Communauté et le Conseil de l'Europe. Le Conseil de l'Europe désigne également une personnalité indépendante qui siège au conseil d'administration et qui peut aussi participer aux réunions du bureau exécutif.

Enfin l’Agence coopère étroitement avec les États membres, entre autres par l'intermédiaire des agents de liaison nationaux qui peuvent notamment formuler un avis sur le programme de travail annuel de l'Agence, les institutions nationales de défense des droits de l'homme des États membres, d'autres agences communautaires et organes de l'Union, par exemple l'Institut pour l'égalité entre les hommes et les femmes, afin de garantir une entraide mutuelle et d'éviter les doubles emplois[101].

***

Cet exposé reste un tableau juridique général, dont une première version a été proposée publiquement en 2015. D’autres ont suivi. Celle-ci ne sera pas la dernière. La sédimentation de la réflexion et de son énoncé se poursuivra encore. Il demeurera que faire de la sorte succéder les présentations permet d’observer au niveau de l’Union une progression ininterrompue des règles en faveur de la protection des droits fondamentaux des personnes qui loin de se substituer aux exigences nationales s’y superposent dans le sens de la modernisation d’un édifice tout à fois partagé et commun.