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Joseph LeDoux est professeur de neuroscience, de psychologie et de psychiatrie à l’Université de New York. Il est l’auteur de plusieurs articles scientifiques et de quatre ouvrages dont le plus connu The emotional brain (1996, chez Simon et Schuster).

The deep history of ourselves porte sur l’histoire de la vie et l’évolution du comportement. On y trouve ce qui nous distingue des autres espèces : le langage, la culture, la capacité de penser, de résonner, de décider et de réfléchir sur nous-mêmes. L’ouvrage nous fait reculer jusqu’au début de la vie pour découvrir les « racines profondes » de ces caractéristiques et de celles – nombreuses – que nous partageons avec les autres organismes. L’auteur endosse la déclaration de Dobzhensky (1973) : « Rien n’a de sens en biologie si ce n’est à la lumière de l’évolution » (cité p. 1). On pourrait ajouter : « Rien n’a de sens en neuroscience (cognitive et affective) si ce n’est à la lumière de l’évolution ». Il accepte également la thèse de Darwin selon laquelle « L’homme est construit sur le même type général que les autres mammifères. Tous les os de son squelette se comparent à ceux du singe, d’une chauve-souris ou d’un phoque. Il en est de même pour ses muscles, ses nerfs, ses vaisseaux sanguins et ses viscères. Le cerveau, le plus important de tous les organes suit la même loi » (cité p. 179).

Dans l’examen des différences qui nous caractérisent, l’auteur déclare qu’il convient d’éviter deux « défauts » courants : l’anthropocentrisme consistant à nier des caractéristiques qui appartiennent à d’autres espèces et l’anthropomorphisme leur attribuant au contraire des caractéristiques qu’elles ne possèdent pas. Il ajoute par ailleurs qu’il existe une « connexion profonde » entre les activités anciennes de survie et les nôtres : fuir les produits ou organismes dommageables (évitement) et profiter de ceux qui sont utiles (approche). En effet, « Toutes créatures vivantes possèdent des gènes qui remontent au début de la vie [1]» (p. 45).

Dans l’étude de la conscience, l’auteur propose de respecter le principe selon lequel le cerveau a été non conscient bien longtemps avant d’être conscient; il convient donc de considérer que le comportement est contrôlé d’une façon non consciente à moins d’avoir la preuve du contraire (p. 328). Ainsi, pour qu’il y ait perception consciente, il faut qu’interviennent des processus neuraux de haut rang. Ainsi, le soi comme « objet » peut être une capacité partagée avec d’autres mammifères (les primates, en particulier), mais le soi comme « sujet » est propre à notre espèce, probablement à cause du pôle[2] frontal (p. 310).

Au terme de cette introduction qui nous a informés de ce que j’appellerais la « philosophie » de l’auteur, je présenterai deux sections : la première sur l’évolution comme telle des organismes et la seconde sur sa théorie émotionnelle.

DE LUCA[3] À HOMO SAPIENS

Pour bien comprendre les fonctions de notre cerveau complexe, il faut prendre une très longue perspective et partir du début, « humble début », selon Darwin. La vie a commencé il y a environ 3,5 milliards d’années avec des organismes unicellulaires (les bactéries) qui sont de « bonnes machines à survivre ». Ils se reproduisent par division cellulaire et sont de beaucoup les plus nombreux dans le monde. Environ 1,5 milliard d’années plus tard, arrivent les eucaryotes, organismes unicellulaires qui deviendront des pluricellulaires plus complexes munis d’organelles (petits organes permettant le déplacement) et de mitochondries. Ils utilisent l’oxygène et le gaz carbonique pour leur besoin en énergie et ils se reproduisent sexuellement. Ils peuvent fuir le danger et s’approcher des sources de nourriture.

Il y a environ 800 millions d’années, apparaissent des organismes de la catégorie animale (metazoa). Ils se caractérisent par la gestion de leur énergie et de leur mobilité. Ils « inventent » le neurone – élément le plus fondamental du système nerveux – qui préside à la coordination sensori-motrice. Cette innovation inaugure le début du développement du futur système nerveux et de la colonne vertébrale. Il y a environ 530 millions d’années, les vertébrés se répandent sur la terre, dans l’eau et dans les airs. Ils se développent rapidement au cours de « l’explosion cambrienne » (543-490 millions d’années). Ces nouveaux développements donneront les amphibiens (350 millions d’années), premiers vertébrés à respirer l’oxygène par les poumons. Le cerveau connaît à ces époques un développement sans pareil. Ajoutons (pour information) que vers 250 millions d’années survient la « première extinction » due au réchauffement de la planète. Les petits organismes sont plus chanceux en matière de survie.

Vers 230 millions d’années, se multiplient les dinosaures puis, peu après (210 millions d’années), les mammifères. Ces derniers portent et nourrissent leurs petits, consomment de l’oxygène, ont le sang chaud, un coeur à quatre cavités, des caractéristiques sensorielles variées, de la fourrure pour la plupart et un cerveau qui a progressé considérablement. Ce cerveau gère la température du corps, est habilité à détecter les prédateurs pour leurs petits et permet la relation mère-enfant. Les mammifères sont constamment menacés par les dinosaures, mais les petits organismes s’en tirent mieux en s’enfonçant dans les fourrés épais (peu accessibles aux dinosaures. Les mammifères n’auront plus à craindre ces bêtes terribles[4] qui seront éliminées de la terre avec la deuxième extinction (66 millions d’années), un imposant météorite ayant percuté la terre. Les mammifères pourront coloniser la terre.

Viennent ensuite les grands singes (tels les chimpanzés), il y a 25 millions d’années. Les capacités cognitives se sont développées; des régions du cerveau sont formées et sont interconnectées. Nous avons partagé un dernier ancêtre commun avec les chimpanzés, il y a six millions d’années. À partir de ce moment, les hominiens (genre homo) suivent leur propre évolution, ce qui donnera Lucy (qui date de 3,2 millions d’années et qui a été trouvé en Éthiopie en 1974). Par la suite se succéderont homo habilis, homo erectus, etc., de sorte qu’entre 300,000 et 200,000 ans, divers types du genre homo sont présents sur la terre[5]. Il y a environ 100,000 ans, il ne reste qu’homo sapiens avec les caractéristiques qu’on lui connaît : la délibération, l’apport des mémoires, la subjectivité, la conscience de haut niveau comme l’explique LeDoux dans sa théorie de la conscience émotionnelle autonoétique (que je présente plus loin).

Au cours de cette longue évolution, les comportements ont évolué (dans l’ordre) : réaction taxique, tropisme, réflexe, action fixe, action instrumentale associée au résultat et réaction gouvernée par la cognition. On peut affirmer avec le grand philosophe britannique Bertrand Russell (cité par LeDoux, p. 36) : « Du protozoaire à l’homme, on ne trouve nulle part un grand écart dans la structure ou le comportement ». Ainsi, nous les humains – membres récents dans la famille de la vie – sommes toujours en voie de perfectionnement (work in progress, p. 258).

LA CONSCIENCE ÉMOTIONNELLE AUTONOÉTIQUE

Avec LeDoux, commençons avec l’idée que les émotions sont les produits des mêmes circuits cognitifs corticaux généraux que pour les autres expériences conscientes. L’idée de base est que l’expérience consciente de l’émotion résulte d’une représentation de niveau élevé d’états d’ordre inférieur, par un circuit du néocortex préfrontal (dorsal, ventral latéral ainsi que le pôle frontal). Ce réseau est la clé de l’expérience de la perception, de la mémoire, de la pensée et aussi des émotions. C’est le type d’information qui fait la différence, comme on peut le voir dans la Figure 1, il y a trois sortes d’états qui contribuent à l’expérience émotionnelle consciente en présence d’un stimulus qui suscite une menace au bien-être (dans le cas de la peur). Pour traiter ces informations, il faut faire intervenir un second réseau préfrontral impliquant les aires médianes avec en plus le cingulat antérieur. Tel qu’il apparaît dans la figure, on distingue la conscience noétique du stimulus (aspect que les humains partagent avec d’autres espèces) et la conscience autonoétique qui ajoute la signification personnelle que cette perception prend pour chacun de nous (aspect qui est propre à notre espèce).

Je n’entrerai pas dans les détails du processus que l’auteur décrit en plusieurs pages : les étapes, les zones impliquées, les informations traitées, l’intervention de la mémoire et du schème de soi, le « circuit de survie » (il s’agit toujours de la peur), l’activation de l’amygdale, l’intervention des hormones et enfin les réactions comportementales et physiologiques. L’information impliquée dans une expérience émotionnelle autonoétique conscience comprend des « ingrédients » d’ordre inférieur traités, comme je l’ai mentionné, par des réseaux d’ordre supérieur. Voici ces informations : information perceptuelle à propos du stimulus, information rappelée par les mémoires (épisodique et sémantique), information relative aux divers niveaux de sens, information à propos de soi via l’activation du schème de soi, information provenant du circuit de survie (dans le cas de la peur), information relative à l’activation du cerveau et à la rétroaction physiologique et enfin information cruciale résultant de l’activation du schème personnel d’émotion. Le réseau neural d’ordre supérieur prend note, monitore et contrôle le traitement de tous ces signaux provenant de niveaux d’ordre inférieur (non conscients) et les utilise introspectivement pour avoir accès, donner un nom et éprouver l’état émotionnel conscient autonoétique spécifique à l’humain[6]. Voilà donc à quoi ressemble la théorie d’ordre élevé de la conscience émotionnelle de LeDoux à la lumière de son modèle hiérarchique multiétat. Il s’agit d’une théorie remaniée de son modèle antérieur présentée dans son livre The emotional brain. L’auteur lui-même signale le rapprochement de sa théorie avec celle de Lisa Barrett[7] (2017), considérée comme « provocante ».

Figure 1

Trois sortes d’états contribuent à l’expérience émotionnelle consciente : la perception noétique du stimulus, la perception autonoétique de soi et la perception ou la conscience émotionnelle autonoétique.

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APPRÉCIATION

The deep history of our selves compte 66 courts chapitres regroupés en 15 sections avec prologue et épilogue. L’appendice présente un aperçu des différentes époques de l’histoire de la vie. À cela s’ajoute un index et un grand nombre d’illustrations utiles et pertinentes. De plus, pour chaque chapitre, l’auteur fournit – à la fin – les noms et dates des auteurs cités, les références complètes se trouvant sur le site https:www.deep-history-of-ourselves.com.

The deep history of ourselves devrait être très stimulant pour les étudiants en biologie, en psychologie, en neuropsychologie et en anthropologie puisqu’on y discute de l’influence mutuelle de la génétique et de la culture dans la fabrication des émotions et cela dans le contexte de l’évolution. Les chercheurs y trouveront des thèmes et études variés et parfois controversés pouvant suggérer de nouvelles études. Le lecteur cultivé y trouvera l’histoire passionnante de l’évolution de la vie, de la cognition et de la conscience, bref notre histoire… J’endosse le commentaire de Jeffrey Sachs de l’Université Columbia : « Une lecture fascinante et palpitante » (jaquette de couverture).