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Du trauma au tracé

Le dessin, comme le jeu, est considéré, selon Winnicott (1971), comme une activité spontanée et universelle de l’enfant ; en témoignent les traces anciennes (les dessins de Louis XIII, compilés par son médecin J. Hérouard) et même pariétales (découverte de mains d’enfants en négatif à la grotte de Gargas). Du ressort des phénomènes transitionnels, le dessin est un moyen pour l’enfant d’exprimer des émotions, de mettre en représentation des affects :

L’enfant, en effet, et ce dès avant 2 ans, alors qu’il ne maîtrise pas encore le langage parlé, éprouve naturellement, avec plaisir, le besoin d’inscrire des premières traces non encore figuratives : marques, taches, gribouillages et pointillages; lignes qui génèrent sinuosités, arabesques, puis boucles et spirales; gestes rythmés de balayage, d’aller-retour, de brisures, de respirations…

Garcia-Fons, 2016, p. 43

En ce sens, il permet l’expression de la vie psychique, ses préoccupations inconscientes et témoigne ainsi de l’état affectif de l’enfant : « le dessin est un indicateur précieux du fonctionnement psychique de l’enfant, de ses angoisses, de ses capacités de résilience ou de ses abandons » (Cognet, 2018, p. 8). Pour autant, le dessin n’est pas toujours la mise en signe d’une pensée secondarisée. Au contraire même, l’immaturité physique et psychique de l’enfant freine sa capacité à élaborer ses expériences qui perdurent dans un registre sensoriel, impressionniste, cherchant sa voie d’expression dans la continuité somato-psychique. En particulier en ce qui concerne l’angoisse – reliquat flottant du refoulement, selon la métapsychologie freudienne – les enfants sont en peine d’en élaborer les conflits internes originaires.

Ainsi, « hormis les manifestations somatiques, corporelles, maux de tête, de ventre, perte du souffle, palpitations, tremblements » (Cognet, 2018, p. 82), les troubles du comportement (agressivité, inattention, troubles du sommeil ou de l’alimentation) ou la « solution » phobique, l’angoisse peut planer de manière confuse sans parvenir à se représenter. C’est pour cela que l’angoisse face au réel de la mort, opère spontanément un retour sur le corps propre, enveloppe la plus primaire et concrète du Moi, et c’est donc via le corps qu’une première médiation est possible, dans l’espace transitionnel qu’autorise le dessin : « Acte d’expression des émotions et ressentis pulsionnels : ça presse pour dessiner, pour porter à l’extérieur, en image visuelle, l’éprouvé corporel que le trait va contenir » (Garcia-Fons, 2016, p. 44).

Les quatre vignettes cliniques que nous allons présenter, abordent l’utilisation du dessin en psychothérapie d’enfants, sous un abord psychodynamique : c’est-à-dire par un abord du sujet dans sa globalité, dans sa spécificité et dans le cadre d’une relation transféro-contre-transférentielle. Blanche, 6 ans, a perdu sa maman lors des attentats de Paris du 13 novembre 2015; Armelle, 6 ans, se remet d’une tumeur au cerveau; Max, 7 ans, a été abusé sexuellement quand il avait 4 ans; et enfin Louis, 9 ans, autiste, craint de devenir fou.

« Le sujet est unique, sa production graphique l’est aussi. Il est donc nécessaire de rester prudent et de ne pas généraliser des caractéristiques de l’activité graphique que l’on pourrait penser universelles, figées et non modulables » (Vinay, 2014, p. 26). En effet, ces prises en charge sont individuelles et n’ont pas vocation à l’universalisation de catégories, mais les dessins de ces enfants, associés à d’autres dessins de notre pratique ainsi qu’à la littérature déjà existante sur le sujet, nous permettront de mettre en lumière des marqueurs de l’angoisse, depuis la trace psychique jusqu’au tracé graphique. Loin d’une « clef des songes », une grille de repérage souple, axée sur la tonalité émotionnelle, la construction du dessin ou encore sur les représentations humaines, inspirée de l’analyse des procédés du jeu (Boekholt, 2015) et des épreuves projectives, autorise alors à observer et objectiver certains indices d’une angoisse débordante et diffuse, dans le cadre de rencontres à visée thérapeutique, uniquement en confirmation du ressenti clinique.

Blanche et ses monstres

Je reçois en consultation Blanche, le 13 novembre 2018 (hasard du calendrier?) avec son père. Il est rescapé de l’attentat du 13 novembre 2015 qui a eu lieu dans la salle de spectacle du Bataclan à Paris et qui a fait 130 morts et 413 blessés[2]. Il n’a pas été blessé, car il a réussi à s’échapper. En revanche, la mère de Blanche, cachée dans la fosse, a été assassinée. Monsieur a décompensé trois mois après les attentats, épuisé et esseulé face à l’ampleur de la catastrophe. Il s’effondre fin décembre et sera hospitalisé pendant trois mois, en arrêt de travail durant trois ans avec une reprise progressive. Il a deux enfants, Blanche, 6 ans (elle en avait 3 au moment des attentats) et un fils de 11 ans (qui en avait 8).

Blanche a été suivie par une collègue pendant un an, mais cette dernière a cessé son activité libérale, toutefois elle allait bien mieux à l’issue de cette psychothérapie. Elle présentait alors beaucoup d’agressivité, voire de violence, à l’égard de ses petits camarades qu’elle tapait.

Depuis la rentrée scolaire en classe de CP, elle fait à nouveau des crises de colère et a recours à la violence, elle est très agressive envers les autres enfants, elle manifeste de la défiance vis-à-vis de l’adulte et notamment à l’égard de sa maîtresse qu’elle n’écoute pas. Elle perd régulièrement ses affaires et a tendance à « chaparder » celles des autres. Elle peut se mettre en danger tant elle est agitée et impulsive. Le père a été convoqué par la maîtresse. Nous convenons que je revois Blanche seule la fois prochaine. Je la reçois et lui demande de dessiner une famille qu’elle invente, puis sa famille.

Première séance

Elle commence par dessiner une princesse puis des ciseaux, qu’elle découpe respectivement (Figure 1). Elle évoque alors sa peur que son père meure et qu’elle se retrouve seule au monde. Elle dessine ensuite « sa » famille (Figure 2). Chacun des membres est représenté y compris sa mère[3] : « je me souviens tellement que je l’aime ». Elle raconte un cauchemar : « Que papa y va dans la rue et il meurt après… j’ai peur des monstres ».

Figure 1

Blanche (Princesse et ciseaux)

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Figure 2

Blanche (famille)

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Deuxième séance

Lors d’une autre séance, elle exprime le fait de ne pas savoir pourquoi elle ne peut s’empêcher de faire du mal. Elle nomme un petit camarade qu’elle tape parce qu’il l’énerve. Je lui dis alors qu’elle a beaucoup de colère. Et je l’aide à exprimer sa colère afin de la « chasser » (je tente, chez les jeunes enfants, de rendre les affects représentables notamment la colère. « Comment est ta colère, grande, très grande, peut-on la chasser par la fenêtre? Peux-tu la dessiner? ». J’ai observé que dessiner/tracer la colère aide les enfants à lui donner une forme et, de fait, à mieux supporter ce qui est souvent perçu comme un envahissement, car informe et angoissant). Ce qu’a vécu Blanche est un drame, elle perd brutalement sa mère, et assiste à l’effondrement de son père en quelques mois. Ses assises affectives sont fragilisées. Elle est donc menacée dans son intégrité psychique et physique.

Le père de Blanche a vécu un traumatisme psychique qui résulte d’une rencontre avec le réel de la mort. Il est l’un des témoins du massacre. C’est un moment de sidération où le sujet est confronté à l’informe et l’anéantissement qui obère sérieusement la possibilité de poursuivre des activités quotidiennes. Le père me disait qu’il a tenté de reprendre le cours normal de la vie, mais il se sentait « ailleurs ». L’entourage était très présent, ce qui lui a permis de tenir quelques mois, mais ses « efforts » à poursuivre les activités du quotidien sont restés vains.

Blanche dessine un dragon des mers afin d’exprimer sa colère (« il crache de l’eau pour manger ses ennemis », Figure 3), puis dessine un château qui pourra la protéger (Figure 4). Elle explique avoir peur de perdre son père, qu’un tracteur l’aspire. Elle dit aussi avoir peur des monstres.

Blanche ressent une angoisse de mort et la peur de la perte de son père après celle de sa mère. Le mort pourrait « aspirer » son papa comme elle le dit à propos de son tracé. Ce tracé qui accompagne les affects et tente de cerner l’angoisse « monstrueuse » qui l’envahit en ce moment. Comment dès lors représenter l’angoisse, la colère, ses affects sans forme qui l’envahissent?

Figure 3

Blanche (dragon de mer)

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Figure 4

Blanche (château)

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Le traumatisme psychique est une rencontre avec le réel de la mort, ce que le sujet perçoit comme anéantissement, en l’occurrence, Blanche a perdu sa mère que des « méchants » ont tuée.

Troisième séance

Alors qu’elle énonce lors d’une séance ultérieure sa difficulté à s’endormir, car elle « pense à plein de trucs », Blanche dessine un hibou (elle a un doudou en forme de hibou) qui « voudrait une branche pour pouvoir se poser (Figure 5).

« Il est posé sur le sol… il veut creuser un trou dans l’arbre pour habiter dedans ». Le hibou a 7 ans, « il ne fait pas de rêve, car il n’arrive jamais à s’endormir… il cherche une maison… ses frères et soeurs ne l’aiment pas ».

Elle s’identifie aux personnages qu’elle dessine, en général des animaux qui cherche un peu de répit, posé sur une branche, qui ne se briserait pas comme son cocon brisé alors qu’elle n’avait que 3 ans.

Quatrième séance

Blanche se sent très jalouse de la nouvelle compagne de son père. Elle produit quatre dessins (Figures 6, 7, 8 et 9) qu’elle ne souhaite commenter, on y voit des oiseaux, une princesse, elle n’en dit rien. À cette séance, elle est agressive avec moi : ne pas communiquer témoigne de son refus de donner.

Figure 5

Blanche (Hibou)

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Figure 6

Blanche (Oiseau)

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Figure 7

Blanche (Sirène)

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Figure 8

Blanche (Personnage féminin)

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Figure 9

Blanche (cheval ailé)

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Cinquième séance

Cette séance se déroule en présence de son père. Blanche est dans l’opposition avec moi, ne souhaite pas répondre aux questions, nargue son père, qui sourit. « Elle veut décider de tout ». Elle manifeste de la toute-puissance comme si elle avait peur, dessine beaucoup de dragons. Elle a peur lorsqu’elle est seule dans sa chambre, vient souvent dans le lit de son père.

Les séances sont de plus en plus agitées, elle met le carton de support à dessin sur ses jambes, qu’elle lève ensuite, ce qui fait écran. Je ne la vois plus, elle ne souhaite pas parler de son dessin tant qu’elle ne l’a pas terminé. La séance s’achemine vers sa fin, elle n’a toujours pas fini et ne souhaite pas qu’on l’interrompe. Je m’approche d’elle, elle me montre alors ses deux dessins réalisés au recto et au verso d’une feuille et toujours au stylo bleu (Figures 10 et 11). Elle parle de « cacas », ce qui fait aussi écran puisqu’elle ne veut rien dire des dessins, ni d’elle, ni de l’école. Elle semble jubiler de la situation, son corps se raidit et un geste malencontreux frôle mon oeil. Elle est victorieuse.

Sixième séance

À cette séance, le père de Blanche m’envoie un SMS m’annonçant la mort du chat. Il lui en fait part juste avant d’arriver, elle est en pleurs et souhaite dessiner son chat et l’arbre qui l’aurait empoisonné (Figure 12). Elle dit qu’ils vont aller chez le vétérinaire pour le soigner tout en disant que lorsqu’on meurt, on ne pense pas. Je lui dis qu’elle aura toujours son chat dans son coeur.

Figure 10

Blanche (Personnage féminin 2)

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Figure 11

Personnage féminin 3

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Figure 12

Blanche (Chat)

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En arrivant, elle prend une feuille et dessine aussitôt, ce qui l’apaise (Figure 13 : Une chauve-souris qui a mangé des poissons et Figure 14 : Un serpent).

Septième séance

Je revois Blanche après trois semaines, elle est partie en vacances. Elle est très agitée, parle de caca, veut me taper, mais se retient, après que je lui ai dit qu’on peut jouer à se taper. Elle dessine des requins (Figure 15). J’y vois dans un premier temps des crocodiles, elle me reprend et dit que ce sont des requins. On y voit aussi un oiseau, certains requins sont très phalliques.

Huitième séance

À la huitième séance, Blanche souhaite faire participer son père qu’elle étreint aussitôt entré. Le père dit qu’elle a eu, à l’école, une « fusée rouge » (qui correspond à un « mauvais » comportement), car en jouant avec un garçon, elle a fouetté son visage, le marquant par inadvertance avec les fils d’un scoubidou. Elle peut être très agressive et manifester beaucoup de colère. La veille de cette séance, elle a fait un cauchemar, c’est le père qui me le rapporte : sa mère mourait, son père aussi. Elle restait seule au monde avec son frère. Le matin au réveil, elle dit à son père sa crainte qu’il ne meure. Blanche se réfugie, les nuits d’angoisse, dans le lit de son père. Elle construit des scénarios où elle trouve le moyen de protéger sa mère, elle est dotée de super pouvoirs et se bat avec les terroristes. Au cours de la séance, elle va chercher la ferme aux animaux, jettent tous les animaux tels qu’ils étaient disposés afin de les disposer autrement. Finalement, elle prend les dinosaures qui tuent tous les animaux de la ferme.

Neuvième séance

Blanche fait irruption dans la pièce à la séance suivante de manière intempestive; elle a fait un cauchemar de monstre qui ne cessait de la suivre et quand bien même elle se dirigeait dans un sens il la suivait, il voulait la manger. Elle est allée dans le lit de son père cette nuit-là. Blanche est envahie par des figures informes et persécutrices. Je lui propose de dessiner le monstre qu’elle a vu en rêve (Figure 16).

Figure 13

Blanche (chauve-souris et poissons)

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Figure 14

Blanche (chauve-souris et serpent)

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Figure 15

Blanche (Requins)

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Figure 16

Blanche (Monstre)

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Elle dessinera cette forme, mais elle est insatisfaite, car ce n’est pas ce qu’elle a vu dans son cauchemar[4]. Et pour cause, le monstre est bien cette forme psychique insaisissable et inquiétante qui se fixe difficilement dans une forme dessinée, bien que ces formes peuvent ressembler à des formes culturelles que l’enfant aura pu voir. Des formes de survivance appartenant à l’imaginaire collectif se redéploient dans des formes rêvées/créées, dont le trait indique aussi bien les sources d’angoisse que les différentes images qui appartiennent au patrimoine culturel dont l’enfant dispose.

Blanche est effrayée à l’idée de revoir le monstre aperçu dans ses images d’angoisse de la nuit, elle se souvient en effet du monstre d’un film qu’elle avait vu récemment et qui lui a fait très peur.

Le monstre – concrétion figurable de l’angoisse – fonctionne comme pharmakon, à la fois remède et poison. Cette formation symptomale est créée pour éviter l’état d’angoisse tout en la représentant. Cette figuration est un avatar de l’angoisse, une descente dans le tracé de l’image, du resserrement (angustia) d’une quantité d’énergie non maîtrisée qui trouve en partie à se lier dans une forme. Cette forme monstre entre pour Blanche en résonance avec un événement traumatique inassimilable, à savoir la mort tragique de sa mère dans un attentat meurtrier. Elle est face à face avec ce monstre puisque son père lui a raconté comment s’est déroulé l’assaut. La représentation apparaît dans ce temps singulier propre au sujet. Ces formes qui surgissent font écho à des formes déjà présentes, mais enfouies facilitant ainsi l’expression d’affects ou de pensées inassimilables. Le monstre témoigne alors de cet insu, point de butée du discours du sujet. Le tracé de ces formes innommables, si ce n’est par le vocable « monstre », est une tentative de nommer ces affects envahissants que sont colère, angoisse et peur mêlées.

Le monstre est en quelque sorte le porte-voix de la vérité, il permet à Blanche de donner une forme à des contenus de pensée tenus secrets pour ne pas raviver la douleur du père. Se représenter par le tracé les figures innommables est déjà une façon d’énoncer les pensées qui l’envahissent et qu’elle ne parvenait à contenir se traduisant par des recours à l’acte agressif à l’égard de ses petits camarades et dont elle ne parvient à comprendre la portée (« je ne sais pourquoi je le tape »). Elle est parvenue au fil des séances à construire dans ses dessins, l’image du monstre-qui-veut-la-manger. L’exacerbation de son agressivité nous amène à penser qu’elle est traversée par un débordement pulsionnel qui témoigne d’une difficulté à juguler ce trop de jouissance qui la ravage. Par moment, on a l’impression qu’elle est aux prises avec la vision effrayante du monstre dans la réalité même, comme si aucun sas imaginaire n’existait entre elle et la réalité. Le monstre la sidère à cette dernière séance au point qu’elle tente de se réfugier derrière le canapé. Ce monstre qui fait signe, aux confins du conscient et de l’inconscient est ce point de butée psychique qui témoigne de l’imminence du danger. Cette forme qui fait signe et qui peut faire jaillir du sens, si bien que cette apparition peut se présenter comme une forme intrusive d’une inquiétante familiarité. Cette figure en tension vers la représentation signale par son contour une certaine vérité du sujet qui aura échappé à sa vigilance. Ces monstres échappent à la vigilance de l’enfant, si bien que le lasso graphique est lancé autour du cou du monstre afin de parer au danger pulsionnel et de tenter, par le trait, de réaménager des défenses psychiques.

Armelle : l’épée de Damoclès

Armelle a 6 ans et demi quand elle est subitement atteinte de maux de tête et de vomissements à répétition. On lui diagnostique une tumeur au cerveau sur laquelle il faut intervenir en urgence. L’opération réussie, les séquelles sont heureusement soit temporaires, soit suffisamment légères pour être rééduquées rapidement. S’en suivent de longues semaines de radiothérapie quotidienne, durant lesquelles Armelle doit être placée sous anesthésie générale afin de ne pas perturber le traitement par ses mouvements. Tout s’est passé au mieux, vu les circonstances, mais un risque très important de décès a été pronostiqué durant au moins un mois et la famille n’en sort pas indemne : la mère d’Armelle a fait une fausse couche durant le traitement de sa fille et souffre d’une profonde dépression.

Les trois séances où je rencontre Armelle, toujours accompagnée de sa maman, sont l’occasion pour la fillette d’écouter sa mère raconter les épreuves traversées lors des derniers mois. Silencieuse et attentive, Armelle se met à dessiner (Figure 17). Elle se représente avec sa mère, sous la pluie, comme ce qu’elle voit par la fenêtre en ce pluvieux jour de printemps. Seule sa maman est dessinée avec un parapluie. Armelle se perçoit peut-être comme trop petite, impuissante, peu capable de se protéger toute seule. Le parapluie est d’ailleurs étrangement représenté : certes, il s’agit d’un objet complexe à dessiner pour une si jeune enfant, mais on constate que le personnage de maman en tient une poignée dans chaque main et que la toile du parapluie l’enveloppe comme une cape.

Malgré ces caractéristiques très protectrices, on remarque que la pluie traverse quand même un peu (petits points), rappelant les mille recommandations médicales faites à Armelle et ses parents quant aux risques de la radiothérapie, et surtout, bien sûr, au risque de récidive de la tumeur.

Deux éléments supplémentaires retiennent l’attention, d’une part le fait que les deux personnages sont représentés avec la bouche ouverte pour simuler un très grand sourire qui paraît être une attitude défensive, voire maniaque, pour compenser l’angoisse et la tristesse qui ont pu régner à la maison ces derniers mois, et d’autre part, la présence de cubes marron représentés sur la tête des deux personnages. Armelle ne peut rien m’en dire, en revanche, sa maman réagit immédiatement, car cela lui évoque une partie du matériel qui était posé sur la tête de sa fille durant la radiothérapie.

Armelle songe à son père, absent de la séance, et décide de l’inclure, au dos du premier dessin (Figure 18). Lui aussi sourit, tient un parapluie contre l’averse qui tombe. Des éléments abstraits l’entourent, qu’Armelle ne parvient pas non plus à expliquer.

Les angoisses d’Armelle ont donc certainement trouvé à s’exprimer en se superposant à ces premiers dessins faits chez la psychologue où s’alternent éléments anxieux et tentative très active de reprendre le contrôle, de trouver les méthodes pour se protéger des dangers du monde extérieur.

Lors de cette première rencontre, comme l’entretien porte sur le fait que toute cette période a dû être très inquiétante, Armelle ne répond pas directement, mais demande alors à sa mère de me raconter une anecdote particulière : en effet, juste après l’ablation de la tumeur cérébrale, quand Armelle s’est réveillée, elle a proféré une suite de jurons que ses parents n’imaginaient même pas qu’elle pouvait connaître. Armelle n’en a aucun souvenir. Son rire, comme un aboiement, compile l’amusement lié à cette absurdité et l’angoisse de ne plus se connaître, ne plus s’appartenir. L’angoisse de mort est supplantée ici par l’angoisse « d’étrangèreté », ne plus se contrôler, ne plus être soi-même; angoisse qui est certainement majorée ou, du moins, qui se reflète dans l’inquiétude de ses parents que l’opération ait endommagé son cerveau.

Figure 17

Armelle (Mère et fille)

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Figure 18

Armelle (Père)

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Max et les traces corporelles

Max est un petit garçon de 7 ans, avec une obésité de niveau 2, qui présente des mouvements et des habitudes irrépressibles depuis quelque temps, de nature névrotique : il secoue la tête, se ronge les ongles au sang et ensuite frotte ses doigts sur ses cahiers, provoquant un bruit désagréable pour son entourage et pour lui-même. Il explique ne pas pouvoir s’en empêcher.

Durant l’entretien d’anamnèse avec sa maman, Max secoue en effet très fréquemment la tête et, si je l’interroge, déclare ne pas savoir pourquoi il fait cela. Probablement un peu influencée par la maman qui semble redouter, à demi-mot, qu’il ait subi des violences durant la colonie de vacances, je lui fais remarquer que l’on dirait qu’il fait « non » de la tête. Max approuve cette interprétation et, à cette manière si soudaine parfois chez les enfants, il ne reproduira plus jamais ce tic hystériforme.

Les questions sur le début de vie de Max semblent mettre sa mère mal à l’aise. Elle me fait comprendre qu’un fait particulier lui semble important, mais elle est gênée de parler devant son fils. Elle décide tout de même de parler et m’annonce (nous annonce) que Max a été abusé par le grand-père paternel quand il avait 4 ans, mais que rien n’est sorti de la famille, l’homme ayant nié. Max est un peu surpris et surtout ne comprend pas bien ce que sa mère explique; il semble n’avoir aucun souvenir accessible de cet épisode. Peu après l’évènement, les parents de Max avaient consulté avec lui une psychologue qui avait confirmé que Max ne mentait pas. Le père de Max avait exprimé une telle détresse à l’idée d’une démarche judiciaire contre son propre père, que la psychologue avait finalement conseillé d’oublier toute cette histoire. Dont acte, Max ne se rappelait de rien, mais c’était sûrement cela qui posait problème aujourd’hui.

Quand je lui propose de dessiner une famille imaginaire (Figure 19), il en est ravi, mais n’a pas d’idée et, le temps de la séance étant écoulé, je suggère qu’il réalise le dessin chez lui, s’il le souhaite. Il revient donc au rendez-vous suivant avec un dessin, beau et étrange. Tous les membres de sa famille sont là, y compris le chat. Il m’explique avoir voulu, au départ, représenter « un enfant plein d’yeux et un enfant-chat », mais sa mère lui avait fait remarquer qu’il manquait alors son petit frère (finie la famille imaginaire).

Max nomme chaque personnage, lui-même étant « l’enfant qui ne risque pas d’être aveugle », le petit frère est désigné comme « l’autre enfant » : dyspraxique et hyperactif, il est représenté par un carré (une télévision?) sans bras.

Le chat est très investi par Max, il adore sa chatte Belle sur laquelle il projette beaucoup de pensées, de tendresse, et d’angoisses. Par exemple, il dit craindre qu’elle comprenne « tuer Belle » quand quelqu’un lui dit « tu es belle ». En d’autres termes, que la parole affectueuse soit perçue par la chatte comme une menace de meurtre. Ce type d’inquiétudes évoque le fonctionnement des phobies de compulsions et ajoute au caractère très obsessionnel des symptômes de Max.

Max s’est représenté avec des yeux partout sur le corps. Un personnage couvert de taches, peut-être souillé, marqué ou – si l’on reprend le concept ferenczien « d’identification à l’agresseur » – on peut le supposer à la fois soumis à un regard confusionnant, mais aussi doté de la capacité d’observer de tous côtés. J’apprends, ce même jour, que le père de Max a été pris d’une crise d’eczéma très sévère en apprenant, par sa femme, que j’ai été informée de l’abus sexuel et que je souhaite le rencontrer pour discuter du signalement à effectuer. Lui aussi a donc le corps marqué, et la suite des psychothérapies (de Max d’un côté, de ses parents auprès d’un autre professionnel de l’autre), sera fructueuse et l’occasion de découvrir que le père de Max a lui aussi été victime de sévices durant l’enfance, souvenirs auxquels il n’avait plus accès.

Figure 19

Max (dessin de famille imaginaire)

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Louis : la peur de devenir fou

Louis a eu un développement précoce en tous points. Il a marché à 10 mois et prononçait ses premiers mots à 6 mois, ce que ses parents ne m’avoueront que tardivement, tant ils ont l’habitude qu’on ne les croit pas. Louis est très supérieurement intelligent, vif, sportif, mais ne parvient pas à s’adapter au groupe de classe, aux règles de l’école et subit un rejet systématique de ses camarades de classe, voire de ses enseignants, qui, les années passant, ne supportent plus son impatience, ses prises de parole intempestives, sa perpétuelle autocentration et son manque certain d’empathie.

Louis est très embarrassé par son incapacité à comprendre les intentions des autres. Plus troublant encore, il paraît inapte à repérer chez lui-même les affects anxieux et dépressifs que son entourage observe pourtant nettement. En revanche, les angoisses qui l’assaillent deviennent de plus en plus intenses avec les mois et les années : il a peur d’être kidnappé, peur d’aller à l’école, peur des chiens qui aboient, des odeurs de poubelles… Son retard en termes de théorie de l’esprit est très important et il est presque impossible de l’amener à faire des liens entre ses expériences et ses ressentis.

Si les traits autistiques de Louis ne font donc pas beaucoup de doute pour ses parents et les professionnels qui le rencontrent, une inquiétude commence à poindre quant à un risque d’entrée dans la psychose étant donné la massivité de ses angoisses et le peu d’efficacité des symptômes obsessionnels, de plus en plus envahissants, que Louis met en place pour tenter de maîtriser ses affects : rituels au coucher, tics physiques et verbaux, attitudes superstitieuses, etc.

Louis se sent harcelé (selon ses termes) par le monde extérieur et parle régulièrement de le quitter, évoquant des pensées suicidaires sans que son discours ne soit plaintif ou concordant sur le plan affectif : il se contente de constater. Une première hospitalisation de 10 jours, à 10 ans, lui permet de s’apaiser, mais le bénéfice reste ponctuel et les angoisses reprennent de plus belle à son retour au collège. Il réalise ce dessin (Figure 20) lors d’une éviction de classe où il a été envoyé à l’infirmerie et me l’amène à la séance suivante. Cette représentation qu’il qualifie « d’extraterrestre », m’évoque immédiatement une représentation de lui-même caricaturale, telle celle que l’on ferait d’un humain en perception sensorielle, c’est-à-dire avec les parties de lui-même les plus investies et les plus atrophiées. On remarque immédiatement la disproportion entre la boîte crânienne surdéveloppée et le reste du corps, reflétant l’investissement cognitif et les émotions plus obscures. D’ailleurs, le réseau de traits qui parcourent la tête et le corps semblent plus sombres et inextricables dans le corps que dans la tête. Les yeux énormes et globuleux sont bien à l’image de l’investissement épistémophilique du sens de la vue. Curieux des réactions émotionnelles des autres, il les observe et cherche à les interpréter; il est aussi capable de s’approcher à quelques centimètres du visage de quelqu’un pour observer les larmes qui apparaissent dans ses yeux. Le sourire crispé, le bras rachitique tendu peuvent également compiler son souhait d’entrer en contact avec les autres, mais aussi sa profonde incapacité à savoir s’y prendre.

Figure 20

Louis (autoportrait)

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Les tourbillons d’émotions semblent oppressants et la peur qui assaille Louis depuis cette hospitalisation est de perdre la raison, de ne plus être capable de contrôler ses pensées et ses émotions.

« Le climat psychologique »

Les enfants, dont nous avons présenté les dessins dans cet article, ont tous rencontré, dans leur courte existence, une situation spécifique, traumatique au sens où leurs mécanismes de défense psychiques ont été débordés par la confrontation avec le Réel, une angoisse de mort intense et effractante, que ce soit la sienne propre (Armelle), celle d’un parent (Blanche), ou que l’atteinte concerne l’intégrité du Moi (Max et Louis). Depuis Freud (1926), nous savons que la peur (et encore plus l’effroi) suscite le refoulement, comme mécanismes d’évitement du danger. En fonction de la charge émotionnelle associée à la représentation originaire, l’angoisse ne parviendra pas nécessairement à trouver une voie d’expression suffisante à sa décharge, parmi les recours symptomatiques classiques de l’enfance : conversion hystérique, liaison à un objet phobogène, etc. En ce cas, les enfants vont présenter des symptomatologies plus inquiétantes, encombrantes et finalement peu efficaces, car trop éloignées d’un registre symbolique. En effet, l’angoisse de mort qui assaille ces enfants attaque l’intériorité, le corps même, et c’est donc une voie régressive vers le corps qui est, elle aussi, investie : agressivité physique chez Blanche, troubles du sommeil chez Armelle, troubles du comportement alimentaire et tics chez Max ou encore une hypersensorialité chez Louis.

On constate également cette difficulté d’accès à un registre symbolique secondarisé dans les situations de vécus traumatiques de masse (guerres, catastrophes naturelles, morts de masse), car la représentation des expériences effractantes n’apparaît que très rarement dans l’immédiat : un enfant à qui l’on propose de réaliser un dessin libre, ne représentera la source traumatique que dans 5 % des cas d’après Coq et Cremniter (2004). Certes, le recours au dessin est fréquent dans l’accompagnement psychologique des enfants confrontés à de telles violences : Françoise et Alfred Brauner avec les petits Espagnols ayant vécu la guerre civile espagnole (1938), Irène Lézine auprès des enfants rescapés des camps nazis (1948), Serge Baqué plus récemment au Rwanda (2000),Coq et Cremniter au Kosovo après la guerre (2004), et tous ceux qui travaillent avec les enfants victimes directes ou indirectes des attentats de Paris et de Nice (2015 et sq.). Tous ces auteurs confirment que les représentations des scènes traumatiques ne se font pas spontanément, et sont même dissimulées derrière ce que Hélène Romano (2010) nomme les « dessins-leurres », c’est-à-dire des « dessins sans trace apparente du trauma subi, alors que les prises en charge de ces enfants, en immédiat ou en différé, attestent de la réalité et de l’intensité de la blessure traumatique consécutive à l’évènement » (p.79). L’étude de Romano ne concerne pas uniquement les traumatismes collectifs, mais aussi des enfants abusés, endeuillés, confrontés à la violence et qui relèvent donc d’une clinique moins spécifique et donc applicable aux consultations plus généralistes.

Dans les situations avérées de traumatisme, il est bien sûr possible, au gré de la confiance dans la relation enfant/psychologue, de proposer au jeune patient de dessiner plus précisément ce qu’il a vécu. Pourtant, dans de nombreux cas, en particulier dans une approche psychodynamique la plus éthique possible, il est souvent plus profitable de respecter la temporalité psychique et les défenses du sujet :

L’injonction à dessiner ne nous semble pas adaptée, car demander à l’enfant de dessiner ce qu’il vient de subir, sans s’être assuré de ses capacités à témoigner du trauma vécu, peut être une nouvelle violence et faire effraction dans ses défenses déjà mises à mal par l’événement

p. 83

Cela est d’autant plus vrai que, dans les cas qui nous intéressent ici, les enfants en question se situent dans la période dite de latence. Ainsi, l’expression de leur intériorité est à la fois soumise à une tendance forte au refoulement et au déguisement, visible dans le dessin, mais aussi à une capacité d’introspection encore en développement. Le recours, dans un premier temps, au dessin libre dans la psychothérapie de l’enfant est donc nécessaire, dans bien des cas, pour permettre qu’émerge « le climat psychologique » (Dolto, n°17, 1948, p. 324) de l’enfant à partir duquel le psychologue pourra aider le jeune patient à élaborer.

Les marqueurs de l’angoisse

Afin d’objectiver le repérage de ces indices de l’angoisse au coeur des dessins d’enfants, nous allons proposer une catégorisation de certains éléments thématiques et graphiques. Afin d’enrichir et d’appuyer nos hypothèses, d’autres dessins d’enfants issus de nos suivis psychothérapeutiques seront exposés (en complément de ceux précédemment évoqués) accompagnés d’éléments contextuels plus synthétiques. Enfin, une grille récapitulative (voir p. 29), permettra de récapituler et condenser cette analyse des marqueurs de l’angoisse dans le dessin de l’enfant en période de latence.

Structuration du dessin

Comme le souligne Aubeline Vinay : « C’est l’orientation générale de la production qu’il convient de relever ici » (2014, p. 22). En effet, le premier regard du psychologue va lui donner l’impression d’ensemble qui se dégage du dessin, constituée du procédé qu’utilise l’enfant, de l’ordre dans lequel il ajoute chaque élément et de la manière dont il parvient (ou pas) à les structurer en un tout. Les associations d’idées de l’enfant et surtout sa manière de mettre progressivement en sens des éléments, parfois de manière fortuite (un trait qui va susciter une interprétation projective, dans l’après-coup) sont le signe de sa capacité à chercher du sens et de son désir d’être compris.

Pas de structuration en scène : Les dessins des quatre jeunes patients sont tous plutôt bien agencés : ils font scène et sens. Pour autant, l’absence de structuration d’une scène dessinée compte parmi les indices souvent relevés par d’autres auteurs (Cognet 2018; Garcia-Fons, 2002; Greig, 2016) et peut alerter le psychologue quant à la difficulté de l’enfant à accéder à des processus d’élaboration psychique : à la consigne de dessin de famille imaginaire, ce jeune garçon, victime de négligences sévères voire de maltraitances, propose une « famille d’inconnus » dont les membres sont de nature différente (homme, animal, machine, lilliputien), éparpillés sur la page comme pour la remplir, au mépris de la perspective ou de la mise en sens (Figure 21).

Étayage sur le cadre : Le cadre de la feuille peut faire fonction d’enveloppe supplémentaire et permettre à l’enfant d’étayer sa production sur le contour du papier. En témoigne, typiquement, le dessin de château fort de Blanche (Figure 4), où la solide bâtisse occupe tout l’espace : les personnages sont protégés par les murs du château, lui-même encadré par les contours de la page comme « appui réel » (Vinay, 2014, p. 22). L’analyse des arrière-plans, ci-dessous, confirme cette tendance.

Figure 21

Famille d’inconnus

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Envahissement de la page : dans les dessins d’enfants très anxieux, on peut remarquer des dessins particulièrement chargés, comme animés d’une énergie maniaque. Même des dessins de haute qualité, comme ceux de Blanche, montrent une tendance au débordement, à l’envahissement pulsionnel (Figure 15). Certains enfants ne parviennent pas à arrêter le remplissage, que ce soit par l’ajout d’éléments ou par un coloriage complet, où la moindre zone blanche est impitoyablement repérée et remplie (Figure 22 : scène de plage, par Ethan, 6 ans, dont le père a fait une tentative de suicide).

Les tendances régressives

À partir d’un âge scolaire et d’autant plus dans la période de latence, les enfants systématisent un certain rapport au dessin, avec des règles implicites qui leur fait tendre vers la sublimation, plutôt que vers l’expression des pulsions infantiles; il est donc intéressant d’observer ces tendances régressives.

Figure 22

Ethan (Plage)

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Les tendances sadiques-anales : s’expriment souvent par un détournement des outils du dessin : le crayon va percer, la gomme va salir, la feuille sera détruite, froissée, trouée par le feutre ou carrément découpée. Cette expression de l’agressivité devient plus inhabituelle chez les enfants à partir de 5 ou 6 ans et mérite d’être interprétée dans son contexte d’apparition et dans le cadre du transfert. Elles démontrent, de manière générale, l’échec de l’inhibition du pulsionnel et peuvent, dans certains cas, être en lien avec la question de la destruction, voire de la mort (Oppenheim et Hartmann, 2002, à propos des enfants atteints de cancer). Il est d’ailleurs fort intéressant de voir que le premier dessin de Blanche est justement une princesse découpée aux ciseaux : certes, il s’agit d’une valorisation du personnage, du désir d’en faire une poupée peut-être, d’en accentuer les contours sûrement, mais l’objet ciseaux, lui-même, est créé et découpé comme si cet agent potentiel de danger et de destruction devait lui aussi être présenté à la psychologue. Max, le jeune garçon abusé par son grand-père, a lui aussi produit un objet dessiné-découpé (Figure 23) : un pantalon, bizarrement conçu (les parties blanches, non coloriées, semblent représenter du vide, comme si ce pantalon n’était pas entier), qu’il a dessiné puis découpé, également à l’entrejambe.

Le gribouillage : pour Geneviève Haag (2009), le gribouillage correspond à des traces préfiguratives (« Balayages rythmés simples, pointillage et déroulement spiralés », p. 131) qui précède la capacité à représenter de l’humain (forme fermée). Le gribouillage serait alors le représentant des sensations corporelles, du vécu émotionnel du jeune enfant. Le gribouillage est alors éminemment intriqué avec le corps, en un accès particulièrement direct et primitif et son recours régressif évoque un vécu psychique et/ou corporel qui déborde les capacités d’autorégulation. On a déjà souligné l’utilisation, plutôt esthétique, du gribouillage chez Louis (Figure 20) qui se sert d’ailleurs d’un stylo à bille, ce qui lui permet assurément de frictionner le papier avec toute la force de son angoisse. À propos d’une représentation humaine griffonnée, Georges Cognet évoque « un monde interne brouillé, chaotique, instable. La problématique se joue autour de l'enveloppe et des limites et l’objet, le personnage dessiné, semble flou » (p. 35).

Figure 23

Max (Pantalon)

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Les formes énigmatiques : ce concept très riche est proposé par Michel Fruitet (2017). Il s’agit pour lui de désigner des éléments du dessin de l’enfant qui « résiste[nt] à la narration, semble[nt] incongru[s], ou se relie[nt] à une autre logique ». Il ajoute que « ce sont des signifiants archaïques, non verbaux, non conscients, non symboliques. Ils se relient le plus souvent au transgénérationnel, et font énigme pour le sujet et le thérapeute dans le transfert. La rencontre des parents est essentielle à leur compréhension » (p. 125). Ce travail très fin d’observation des dessins d’un enfant nécessite une prise en charge sur un temps suffisamment long et une production de dessins significative. On peut souligner les carrés marron sur les têtes des personnages dessinés par Armelle (Figure 17), dont la signification possible n’a été donnée que par la mère; mais aussi les traits et les croix au-dessus de la tête du personnage de Louis (Figure 20), dont il ne peut rien me dire, mais qui semblent associés à des contenus de pensée qui lui échappent justement.

Les personnages

Les dessins d’enfants représentent, dans leur très grande majorité, des personnages humains ou anthropomorphes qui, comme dans le rêve, sans être l’avatar du dessinateur, sont tout de même lui. Comme le souligne Garcia-Fons (2002) : « le dessin vient à la place d’une absence et instaure une "présence". Mise en acte d’un corps pulsionnel et de ses ressentis, il cherche, dès les premières traces, à figurer un "corps psychique" : il présentifie un "être là" du sujet. L’enfant y inscrit son identité : "Ici je suis". Le dessin est donc toujours un autoportrait : mon dessin me regarde et je me vois en lui » (p. 44). Dans les situations traumatiques où l’enfant a été confronté au réel de la mort (physique ou psychique), l’angoisse a envahi le corps et l’espace psychique et il en reste des traces sur les personnages représentés.

Atteinte de l’image inconsciente du corps : l’image inconsciente du corps est très souvent détériorée et abîmée dans les situations d’angoisse extrême. C’est ce que soulignent Oppenheim et Hartmann (2002), qui notent, dans les dessins de leurs jeunes patients cancéreux, une « perte du sentiment identitaire (devenir méconnaissable, monstrueux, informe) » (p. 7), voire inhumains (cf. bestiaire, ci-dessous). Le corps est particulièrement attaqué, rendu méconnaissable et a perdu toute humanité chez Louis (Figure 20), comme nous l’avons déjà vu. Les membres de la famille imaginaire de Max sont également étranges et inquiétants : les corps sont asymétriques, difformes voire inhumains (animal, machine). Dans les dessins de Blanche, le thème de la sirène revient à de nombreuses reprises. S’il s’agit bien d’une image très valorisée chez les petites filles, l’identification à un être hybride, dans ce contexte, peut également interroger.

Protection des enveloppes : la question des enveloppes est centrale dans les dessins d’enfants très angoissés. Des mécanismes de défense contre le sentiment d’insécurité peuvent être ostensibles avec le recours à des personnages armés (Figure 21), protégés par des bâtisses solides (Figures 5 et 26), couverts de vêtements, ou encore entourés de cercles (on le voit en particulier dans les dessins des enfants maltraités et très carencés présentés par Greig, 2016, p. 187-232). Cherchant à contenir son agressivité vis-à-vis de son père mélancolique et suicidaire, Ethan empêche par tous les moyens (eau, filet) son agressivité de s’attaquer à un petit poisson (Figure 24).

Figure 24

Ethan (Filet de pêche)

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Enveloppes trouées : À l’inverse, le dessin peut venir exprimer le sentiment que le corps ne peut plus assurer cette protection pour le Moi. Fruitet (2013), remarque l’importance des représentations humaines « sans contour, sans enveloppe, non-contenant » (p. 15) chez les enfants qui recourent à des mécanismes de défense très archaïques contre l’angoisse. Dans la description d’un cas d’abus sexuel, Georges Cognet (2018, p. 115) signale l’importance des vêtements : transparence, absence, présence, symbolique. On notera également une récurrence des taches sur le corps dans de nombreux cas de violence sexuelle (Max, Figure 19, Cognet, 2018, p. 116; Greig, 2016, p. 204). Ces taches, rappellent les zones touchées, sexualisées et qui, peut-être, n’appartiennent plus en propre à l’enfant. Elles évoquent également ce que Didier Anzieu (1985) nomme « un moi-peau passoire » : « les pensées, les souvenirs, sont difficilement conservés. L’angoisse est considérable d’avoir un intérieur qui se vide, tout particulièrement de l’agressivité nécessaire à toute affirmation de soi » (p. 101). Le moi-peau échoue à contenir, il est perméable, comme le parapluie dessiné par Armelle (Figure 17), qui laisse passer des gouttes de pluie.

Difficulté à faire visage : certains éléments dans la composition des visages nous interpellent. Il y a, ici encore, la question de l’inhumanité (le portrait de Louis, Figure 20), de l’énigme des expressions (les parents « bouclés », sans visage, de Max, Figure 19), des yeux blancs – morts? – chez les jeunes patients de Cognet, Fruitet et Greig. Moins évidents, mais très évocateurs, les regards en coin des personnages de Blanche (Figure 5, 7, 10 et 11, sans parler des profils) qui laissent imaginer une hypervigilance, que ce soit par l’évitement du contact direct, ou par la nécessité de surveiller ses arrières en cas d’attaque – de monstre. Enfin, comme l’ont déjà soulignés Oppenheim et Hartmann (2002, p. 6), les enfants qui ont connu la peur et la douleur liées à la maladie, peuvent se représenter la bouche grande ouverte, comme Armelle (Figures 17 et 18).

Le bestiaire

Les monstres dévorants : les monstres sont partie intégrante du vécu de l’enfant, en tant qu’objet de projection privilégié de l’angoisse, lui donnant forme et sens. Les dessins de Blanche sont saturés de monstres inquiétants, dévorants, en particulier avec cette danse de requins au sourire presque sadique de la Figure 15, mais ces monstres – requins, serpents – se retrouvent à chaque dessin, même dans les portraits où leur présence est moins explicite (Figures 3, 5, 7, 8, 9 et 14). Fruitet perçoit cette omniprésence du monstre-danger dans les dessins d’enfants comme un indicateur de « déliaison, au sens de la pulsion de mort » (2013, p. 27), pulsion de mort qui « n’appartient pas en propre à l’enfant, elle est liée aux pulsions de mort de ses parents qui viennent littéralement le parasiter, et ce, dans son narcissisme primaire » (p. 33). Cette pulsion de mort s’attache aux pulsions de vie au risque de les pervertir, de les épuiser (Freud, 1920). Le monstre-squelette du cauchemar de Blanche (Figure 16), c’est aussi la mort (ou, la morte) qui la poursuit et se ressasse jour et nuit.

Les animaux blessés : les animaux des dessins d’enfants revêtent les projections de leurs désirs, de leurs peurs et sont, par anthropomorphisme, les avatars de certains proches (ou en tout cas d’une partie de leur personnalité) voire d’eux-mêmes (Oppenheim et Hartmann, 2003, p. 9). Au premier plan, les animaux domestiques, comme le chat de Max, partie de lui intime et enfantine qu’il faudrait protéger des signifiants meurtriers; comme le chat de Blanche, présent dès le dessin de famille et dont le décès vient raviver d’autres pertes. Ethan dessine son père sous les traits d’un chien blessé portant une minerve, sur lequel un bébé oiseau se pose (Figure 25), quand une autre déguise son agresseur sous les traits d’un chien, langue pendante, qui s’approche d’elle (Cognet, 2018, p. 116).

L’arrière-plan

Les bâtiments : La massivité des bâtiments ou leurs caractéristiques protectrices peuvent être comprises comme des tentatives de pallier à un sentiment interne d’insécurité. Nous l’avons déjà souligné à propos du château fort de Blanche (Figure 4), et pouvons en proposer ici une nouvelle illustration (Figure 26) : le dessin de Valentin, 6 ans, dont la grande soeur souffre d’un cancer très agressif (murailles, grilles, fenêtres, cherchent à protéger la famille).

Défense armée : la présence d’armes ou de moyens de défense explicites peuvent également intervenir dans la manière qu’auront les enfants de chercher à se protéger des dangers environnants, que ce soit par des accessoires du quotidien (comme les parapluies d’Armelle (Figures 17 et 18) ou par des armes beaucoup plus explicites (Figure 27 : Ethan attaque un loup-garou avec une débauche de missiles, boulets de canon, etc.). Cette présence d’armes « correspond à l’extériorisation de l’aspect agressif ressenti par l’enfant. La famille inventée pourra parfois être effrayante par des personnages monstrueux, enlaidis ou au pouvoir destructeur, capables de tuer » (Vinay, 2014, p. 85), comme pour les personnages armés de la famille d’inconnus, Figure 21. Leur absence, de la même manière, peut être notable : les dessins de Blanche, saturés de monstres agressifs, pleins de crocs et griffes, s’attaquent à des humains sans arme et quasiment sans défense (aucune arme non plus dans le château fort).

Les catastrophes : naturelles ou provoquées, sont souvent le reflet d’une angoisse qui inquiète et peine à être contenue (Cognet, 2016). Greig remarque que le feu et les explosions se situent dans la continuité du gribouillage, une pulsionnalité débordante souvent présente dans les cas de violence (2016, p. 200-205). Des traces de ce danger sont aussi visibles dans les dessins d’Armelle (Figures 17 et 18) avec ces nuages compacts et cette pluie qui pénètre à travers le parapluie.

Figure 25

Ethan (chien blessé)

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Figure 26

Valentin (Famille dans la forteresse)

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Figure 27

Ethan (Attaque du loup-garou)

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Conclusion

Les éléments que nous avons relevés ici n’ont de sens que dans le contexte particulier d’une rencontre transférentielle individuelle et, si l’inconscient fait feu de tout bois, le foyer du psychanalyste reste le discours de l’enfant sur son dessin. Mais ce discours, en séance, s’adresse à cet autre qui peut recueillir, mais aussi faire miroir de ces paroles et de leur sens pour l’enfant. En effet, dans un premier temps Greig (p.230) s’interroge sur la pertinence de faire dessiner les enfants traumatisés : ne participons-nous pas au ressassement du trauma? Non, car la rencontre thérapeutique permet de créer et de muer ce matériel brut en une forme plus élaborée. D’une part, selon la théorie winnicottienne des phénomènes transitionnels, qui suppose que l’enfant invente sa propre thérapie par le jeu et le dessin, d’autre part en rappelant l’effet du transfert dans la possibilité d’élaborer le réel.

Ce discours de l’enfant, donc, quand il nous arrive (et s’il nous arrive) est empreint de processus secondarisés et défensifs et le travail thérapeutique, à deux, autour du dessin, permet cet accès « royal » vers l’inconscient de l’enfant, ce savoir insu qu’il a de lui-même.