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PRÉAMBULE

Pourquoi l'empathie connaît-elle aujourd'hui un regain d'intérêt théorique (Berthoz et Jorland, 2004; Hochmann, 2012) après des décennies de critiques, de disqualifications, de la part des courants dominants en philosophie, en psychanalyse et en sciences sociales, au nom d'une compréhension de la pensée humaine et des relations sociales?

Sans doute parce que certaines recherches en cours en neurosciences, en psychanalyse et en psychologie, certains problèmes internes aux sciences sociales et à la philosophie éthique et politique, ont apporté de nouvelles connaissances qui éclairent d'un jour nouveau, et en réalité redécouvrent, ce phénomène[2]. D'une manière plus profonde, incontestablement aussi, parce que la philosophie et les sciences sociales se font aujourd'hui moins hautaines à l'égard de la manière dont les individus ont accès aux états mentaux d'autrui, élaborent des connaissances « non théoriques » sur les autres individus et se comprennent mutuellement, ou pas, dans leurs interactions quotidiennes. Cet intérêt renouvelé pour l'autocompréhension nous incite à ancrer nos concepts issus du champ psychanalytique, mais aussi théâtral, dans les interactions ludiques telles qu’elles se déploient aujourd'hui, dans le champ de l’improvisation théâtrale avec des adolescents, afin de comprendre en quoi le concept d'empathie pourrait nous offrir des points d'ancrage irremplaçables.

Remarquons toutefois que cette réémergence du concept d’empathie (Sueber, 2006 : Rizzolati, Singaglia, 2009; De Waal, 2010) s'explique, à notre sens avant tout parce qu'on redécouvre, derrière son apparente naïveté, la puissance problématique de cette notion, la manière dont ses tentatives d'explication mettent en crise les images classiques de la cognition sociale et des émotions, de la compréhension intersubjective et des relations sociales et morales. Et si « se comprendre », ce n'était pas, par exemple, « se mettre à la place de l'autre » et la reconnaître, mais laisser son expérience se modifier au contact de l'autre (sans la reproduire) et l'affecter, voire la contrôler (sans, à proprement parler, « se la représenter »)? Et si le processus empathique ne pouvait se laisser saisir que dans la trame de la communication entre inconscients (voire de leur genèse), de l'interaction entre les corps (voire de leur développement), de la coopération pratique entre les individus (voire de leur conflictualité)? Et si, pour le dire autrement, le retour en grâce de l'empathie n'annonçait pas la solution ou la fondation des théories de l'intersubjectivité, mais plutôt le retour des problèmes tenaces auxquels elle doit se confronter?

C’est dans ce contexte qu’il nous est apparu non seulement intéressant, mais peut-être aussi utile, de dégager les mouvements empathiques tels qu’ils viennent à se mobiliser dans le jeu théâtral avec des adolescents, notamment dans leurs exercices d’improvisation.

Ainsi, dans cette perspective ludique et théâtrale, il nous faut revenir aux sens premiers des mots qui orienteront notre réflexion. Si l’empathie[3] et le tact[4] ont partie liée, si toucher, et sentir avec sont aussi proches, c’est qu’ils nous ramènent à des modes relationnels plus primitifs, permettant d’éprouver à partir du toucher, des contacts peau à peau, nous renvoyant immanquablement aux expériences précoces, les plus archaïques, où sensations et sensibilité se sont progressivement constituées, comme en miroir des soins maternels qui nous ont été prodigués. Cela nous renvoie aux moments fondateurs où le Holding winnicottien a pu soutenir l’édification de notre moi.

Les séances de jeux, telles que nous les décrirons dans la vignette clinique suivante, révèlent des moments d’empathie, qui doivent être reconnus comme tels, car ils peuvent relancer certains processus transférentiels parfois bloqués par d’éventuels effets de résistance dans le jeu lui-même. Il faut alors considérer que ces étapes, qui ont leur importance dans l’édification du transfert, nous tiennent dans une familiarité du semblable, proche alors d’une théorie du moi, moments pouvant mener le thérapeute à vouloir aider son patient, s’imaginant alors pouvoir lui ressembler. C’est ainsi que le risque de dilution du transfert s’accroît, qui est aussi risque de perdre de vue l’essentielle confrontation d’une radicale altérité. Pourtant, si cette règle peut s’avérer valable dans le cadre de la cure-type, nous verrons en quoi elle autorise, voire subvertit, les fondements mêmes du lien thérapeutique, tel qu’il vient à s’incarner dans le jeu théâtral avec des adolescents.

Même si elle participe à la connaissance immédiate de l’expérience subjective d’autrui, nous nous demanderons comment l’empathie vient colorer, en composant par petites touches, le tableau de l’expérience ludique et transférentielle.

En d’autres termes, l’empathie est-elle plus ou moins assimilable à l’expérience subjective de l’autre (Attigui et Cukier, 2011)? L’origine philosophique de ce terme insiste sur l’imitation comme capacité à entrer dans la subjectivité d’autrui. Mais, est-ce plus ou moins que cela? Jusqu’en 1933, Freud, dans les débats qui l’opposent à Ferenczi, émet l’hypothèse d’un mode originel archaïque de communication entre les individus, et ce, malgré son exigence de rationalité scientifique le poussant à saisir théoriquement et cliniquement les différentes formations de l’inconscient dans leur singulière altérité. Le jeu théâtral, tel un squiggle sophistiqué, viendrait alors proposer de nouvelles perspectives qui permettraient aux différentes figures du transfert, et dans la matérialité du jeu, de s’incarner. Dans un tel contexte, l’empathie pourrait alors être considérée comme une voie d’entrée, certes encore superficielle, vers les expériences de l’inconscient, processus qui respecte les organisations défensives des sujets.

En quoi la capacité empathique du thérapeute peut-elle servir le travail auprès des patients? En ce sens, la médiation théâtrale comme dispositif clinique avec les patients utilisant le jeu théâtral, pourrait permettre de saisir ce que renferme cette notion d’empathie du point de vue des processus psychiques, à la lumière de la relation transféro-contre-transférentielle patient-thérapeute. Que vient mobiliser cette empathie du jeu théâtral en termes d’identification et de co-pensée? En quoi ce mouvement inédit et typique engagé par le jeu théâtral offre les bases pour accéder à l’intersubjectivité chez les patients, permettant ainsi la reprise du processus de subjectivation?

Nous faisons l’hypothèse que le jeu théâtral permet d’entrer dans un espace de « rêve partagé »[5]. Nous pouvons repérer des effets de présence au sein du groupe de patients, durant les temps de jeu. Ces moments de co-pensée semblent attester de la mise en action de l’empathie chez des patients pour qui le processus de subjectivation était subverti, par un barrage à l’intersubjectivité. Cette empathie induite dans l’espace théâtral servirait moins à l’analyse globalisante du sujet par la seule relation interpersonnelle, qu’elle serait le moyen pour le sujet de relancer un processus de subjectivation, de s’insérer dans une filiation identifiante où la conflictualité psychique aurait toute sa place.

Il est en ce sens nécessaire de revenir plus précisément sur les processus psychiques mobilisés chez les patients, lorsqu’ils improvisent en médiation par le théâtre. Pouvons-nous dresser une métapsychologie de l’acte théâtral et ainsi analyser comment la notion d’empathie y trouve sa place?

PSYCHOPATHOLOGIE DU LIEN ET ÉNIGME DE L’ALTÉRITÉ À L’ADOLESCENCE

Réunir des adolescents pour une médiation thérapeutique par le théâtre, consiste en premier lieu, à réunir ces adolescents en groupe. Nous voyons ainsi apparaître toutes les particularités d’interaction de ces jeunes gens au contact avec d’autres, de leur âge, mais aussi d’autres adultes qui ont une fonction de co-animateurs, garants du cadre thérapeutique de ces rencontres.

L’adolescence, par les réaménagements psychiques inhérents à cette période, peut être qualifiée de période critique dans le lien aux autres. À ce propos, D. W. Winnicott a écrit : « les adolescents forment des agrégats plutôt que des groupes, et à force de se rassembler, ils accentuent la solitude essentielle de chacun » (Winnicott, 1963, p. 102). Il faut ici tenir compte d’un fonctionnement psychique propre à l’adolescence, concernant le réaménagement des idéaux, de l’image de soi qui passe par une quête de nouvelles modalités de lien aux autres dans la réalité. Le sujet héritier imaginaire des idéaux familiaux se trouve aussi assigné à une place symbolique, possédant un potentiel transformateur signifiant. À cet égard, l’adolescence est la période qui mobilise le sujet de l’inconscient, transformant son rapport à cet héritage et pour construire une place symbolique un tant soit peu différenciée.

Les processus psychiques de transformation qui mobilisent les adolescents, leur font ressentir l’esseulement : intrigués par le lien aux pairs, embarrassés par le pulsionnel, sommés de reprendre ici, l’enquête sur le roman familial.

La mise en groupe des adolescents, répond ainsi à un désir fort de leur âge autant que cela les embarrasse, par l’actualité des questionnements que cela génère.

Du point de vue clinique et psychopathologique, certains adolescents entrent alors au moment de la crise juvénile, dans ce que nous pourrions qualifier de psychopathologie des liens à l’environnement qui peut varier dans sa forme : du lien à la famille, du lien à l’école, du lien au social…

Une manière de définir cette psychopathologie du lien adolescent serait, avec S. Lesourd, de préciser la nécessité d’une hystérisation nécessaire à l’adolescence, à entendre comme revendication d’un état qui structure le « passage subjectif entre la soumission à l’Autre de l’enfance et l’acceptation de la castration » (Lesourd, 2001, p. 172). L’adolescent se met en représentation pour progressivement se donner des représentations imaginaires de soi, du masculin, du féminin, des mouvements pulsionnels sexuels et agressifs qui le traversent. Mais chez certains adolescents, cette hystérisation, ce jeu avec des images de soi-même en face des autres, semble troublé. En effet, certains adolescents semblent accentuer cette dramatisation d’eux-mêmes jusqu’à prendre le devant de la scène sociale de manière envahissante, générant de la part des adultes et de certains pairs, des mouvements de rejets. Ces adolescents sont qualifiés d’agités, de turbulents et arrivent en service de soins psychiatriques, pour tenter de calmer le feu qui semble les envahir. Une frange de ces adolescents turbulents semble aux prises avec une grande violence dans le lien aux autres : violence ressentie de ce lien autant que violence agie sur l’entourage. Ces adolescents présentent d’importants troubles du comportement et, dans les groupes de pairs, font vivre aux autres des liens d’emprise massifs. Enfin, à l’inverse, un certain nombre d’adolescents s’inhibent complètement au contact de leurs pairs et/ou des adultes. Ils semblent s’effacer et disparaître, dès que les regards se tournent vers eux. Ils sont souvent conduits aux soins psychiques pour phobie sociale et phobie scolaire.

Ces différents modes de liens aux autres, à l’adolescence, peuvent s’entremêler dans les situations particulières de chaque adolescent, donnant à voir un tableau disparate, fait d’un entremêlement vertigineux de transgressions, de mises en scène de soi et de régressions, qui ont pour résultat de faire perdre ses repères relationnels à l’interlocuteur. Il est important de noter que ces modalités de liens viennent parfois masquer le fonctionnement psychique et l’état psychologique de l’adolescent. Ainsi, l’interlocuteur-psychothérapeute, soignant ou éducateur, peut se trouver surpris de voir apparaître derrière l’inhibition dans le lien de tel adolescent, des angoisses paranoïaques massives, lorsqu’un autre adolescent qui avait le même tableau clinique de départ de refus d’interaction avec l’adulte, s’avère tout à fait bien portant, mais pris dans une stratégie interactive qui avait pour fin d’inquiéter et d’énerver ses parents.

La particularité d’une analyse de la qualité du lien à l’adolescence, attire l’attention sur la spécificité de cet âge de la vie et de ce qui s’y joue, donnant des pistes de réflexion fondamentales pour la prise en charge. Toute prise en charge se focalisant sur les liens, comme cela peut être le cas en médiation thérapeutique par le théâtre, où la mise en groupe et le jeu avec l’autre mobilise d’emblée les interrelations, semble ainsi particulièrement adaptée aux modalités d’expression de la souffrance psychique de cet âge de la vie.

Plusieurs auteurs, dont Duez (Duez, 2004) et Roussillon (Roussillon, 2008), ont émis l’hypothèse de modalités de transfert spécifiques chez ces adolescents, un transfert qui se porte autant sur le cadre des rencontres que sur des relations interindividuelles. Comme si le lieu où l’adolescent était reçu, et particulièrement les lieux psychothérapiques,[6] devenait dépositaire de véritables scénarios de drames prêts à être mis en actes (dans une vision donc plus massive du transfert sur une situation groupale que sur une relation individuelle). Dans un ouvrage intitulé La pratique psychologique avec des adolescents : 15 dispositifs originaux (Guénoun, Meunier, 2019), nous avons fait référence au cas de Rosalie, qui avait tenté de se suicider dans la douche de son service d’hospitalisation, ayant ordonné aux autres patients d’attendre en silence dans la salle commune après leur avoir dit adieu à tous, avec ordre de ne rien dire aux soignants. Le cas extrême de cette patiente et de bien d’autres, dans une moindre mesure, signale l’attention que l’équipe dans une prise en charge psychiatrique et psychologique doit apporter au transfert du patient sur l’institution, sur le groupe. L’adolescence conduit, de par les réaménagements psychologiques qu’elle induit, à des modalités relationnelles à la charge émotionnelle massive, à la confrontation à des situations potentiellement dramatiques ou en tout cas, vécues par l’adolescent et son groupe de pairs comme dramatiques.

Plusieurs auteurs (Duez, 2004; Richard, 2001) ont postulé que cette singularité de contact et cette mise en scène accrue de soi chez l’adolescent en profond mal-être, peut s’expliquer comme stratégie interactive face à l’angoisse de la passivité et dépressivité, face à la nouvelle excitabilité du sexuel génital, mais aussi face à la culpabilité, face à la dose d’agressivité nécessaire à la croissance physique et psychique. Être adolescent, c’est accepter de passer une génération, de prendre une place à soi dans la lignée familiale. Il s’agit autant de s’affirmer que de transformer ses liens familiaux, en quittant la place affiliée d’enfant, en devenant une personne se définissant désormais par son identité sexuée, son genre, son caractère et toute une série d’autres caractéristiques que l’adolescent a la tâche d’explorer pour lui-même parmi les autres. Sentir avec les autres, tel que dans l’empathie, se charge alors de nouveaux enjeux relationnels pour l’adolescent. Nous observons que plus l’adolescent est aux prises avec des défenses contre dépressivité et agressivité, plus il lui est difficile de laisser se déployer des éprouvés empathiques pour lui-même comme pour les autres, car il est pris dans les drames qu’il impose à son entourage (Tisseron, 2013a). Le mal-être adolescent conduit à la fixité des schémas relationnels, barrant la route, dans ce moment de crise, à tout éprouvé empathique de la part de ces sujets en errance de la définition de soi.

À ce titre, au sein des groupes de médiation thérapeutique par le théâtre, communément appelés « dramathérapie » (Klein, 2015), le rapport aux partenaires de jeu et aux personnages que les adolescents décident de jouer, nous renseigne particulièrement bien sur les tâtonnements et les errements des éprouvés empathiques des adolescents. L’observation de ces adolescents permet de mieux comprendre la qualité corporelle, non verbale du déploiement de l’empathie. De plus, ces espaces thérapeutiques par le jeu donnent des pistes précieuses de prise en charge de ces sujets si peu accessibles à l’aide des adultes. Cliniquement, il s’agit de savoir en quoi le personnage et les partenaires de jeu, au sein de la médiation théâtrale, sont des leviers d’identification, venant susciter dans le jeu une dimension empathique à l’écart de laquelle le sujet s’est tenu jusqu’alors, mais qui pourrait finalement l’aider à sortir de son propre malheur (Attigui, 2012)?

À la différence des comédiens professionnels, cet exercice qui consiste à se faire autre n’est pas si aisé pour les adolescents. Ils ne sont en effet pas intrinsèquement ce que nous pourrions appeler de bons acteurs. Ils ont du mal à détendre un corps dont ils maîtrisent mal les limites. Ils ont des réactions de prestance, et sont impatients et agités, ou au contraire indolents et passifs. Cet entraînement d’acteur permet toutefois progressivement de s’appréhender autrement, mais aussi de mettre en scène les fantômes de leur vie intérieure : leurs cortèges de fantasmes, d’angoisses et d’émotions.

Les adolescents jouent souvent des situations proches d’eux, de ce qu'ils sont ou de ce qu’ils voudraient être. Ils mettent en mouvement leur processus d’identification inconsciente à un idéal qu’ils se sont constitué avec l’arrivée de la puberté. Cependant, dans certains cas, les personnages proposés par les patients adolescents semblent les confronter au sentiment d’étrangeté. Ces cas viennent à notre sens nous informer sur une spécificité de l’incarnation du personnage, un au-delà de l’identification qui semble à chercher du côté de l’unheimlich – terme freudien d’inquiétante étrangeté (Freud, 1919), se définissant par le sentiment inquiétant qui émane d’une situation familière emprunt du dévoilement d’un secret. L’inquiétante étrangeté comporte une dimension de dévoilement de l’intime, chargé d’appréhension, mais suscitant du même coup un certain attrait. Ce sentiment qui, de « l’inquiétante étrangeté » peut balancer du côté de « l’inquiétant familier », (Korff-Sausse, 2013) dans le jeu de ces patients, peut-il alors être compris du côté de l’accès à l’empathie?

L’IDENTIFICATION AU PERSONNAGE, DE L’ÉCOUTE DU PARTENAIRE DE JEU AU RÊVE PARTAGE

Jouer c’est s’identifier à un personnage de manière consciente. Mais l’identification est un processus inconscient. Lorsqu’il est conscientisé, il y a désidentification nous dit Mannoni (Mannoni, 1969).

Ainsi, il serait plus juste de parler d’incarnation pour parler de ce processus qui porte le joueur vers son personnage (Attigui, 2012; Guénoun, 2015). Le joueur figure le personnage dans son corps et dans sa voix. Le jeu du personnage met en évidence cette zone de contact entre « l’abstraction spirituelle » du personnage (Jouvet, 1954) et le questionnement identitaire de l’adolescent dans l’immanence du changement pubertaire.

Le jeu du personnage en médiation théâtrale peut donc être qualifié « d’objeu », au sens de Fédida, mais aussi au sens de Roussillon (Fédida, 1978; Roussillon, 2008) : un objet où disparaît le repère identitaire, où il ne reste plus que le contact avec le jeu, à distance de sa subjectivité, perdant temporairement les contours de soi, pour mieux les retrouver, et ainsi mieux se redéfinir soi-même dans ce que Roussillon a appelé une « appropriation subjective » (Roussillon, 2008). L’exploration du personnage comme « objeu » au sein du site thérapeutique de la médiation théâtrale offre donc une instance d’altérité en soi-même dans ce semblable qu’est le personnage. Le jeu sur le personnage conduit l’adolescent à incarner sensoriellement toutes les variations du semblable, avec cette tâche propre au jeu théâtral de trouver la part de vraisemblable et donc d’identification à un sentiment d’humanité, au plus monstrueux des personnages. Ainsi, l’incarnation du personnage, par ce procédé d’altérité en soi que cela suscite, semble rejoindre les recherches de Gallese sur la simulation incarnée nécessaire à toute empathie. Il écrit : « au fur et à mesure de la description sensorielle des stimuli sociaux observés, des représentations internes des états corporels associés à ces actions, émotions et sensations sont évoquées chez l’observateur, « comme si »il était lui-même en train de faire l’expérience en première personne d’une action, émotion ou sensation similaire. C’est ce qui permet l’identification sociale avec les autres individus. Voir le comportement d’autrui comme une « action » ou une expérience émotionnelle ou sensorielle requiert ainsi spécifiquement que ces comportements soient cartographiés dans une structure de format isomorphe. Une telle cartographie n’est autre que la simulation incarnée. » (Gallese, 2011, p. 67) L’incarnation du personnage, est-ce une voie pour l’adolescent en malêtre, d’accéder à des éprouvés empathiques, grâce à l’expérience en soi-même d’une part d’altérité ressentie à un niveau corporel, émotionnel, permettant ainsi le réaménagement en soi-même, à un niveau psychologique, du rapport à des figures parentales imaginées omnipotentes, infantilisantes, jusqu’à réaménager son rapport à ses imagos tyranniques, pour créer un rapport empathique à soi-même?

Pour aller plus loin, car la médiation thérapeutique par le théâtre est un dispositif complexe qui mobilise le sujet sur de multiples niveaux, il est nécessaire de prendre en compte une particularité essentielle d’un tel dispositif de dramathérapie : cet « objeu » du personnage est expérimenté au sein du rapport transféro-contre-transférentiel avec le thérapeute-metteur en scène et dans l’intertransfert avec les autres participants du groupe. « L’objeu » du personnage prend ainsi son sens dans la co-pensée groupale. Nous rejoignons ici Widlöcher qui écrit : « être en co-pensée ne veut pas dire penser comme l’autre, mais développer un processus associatif qui est induit par celui de l’autre, en dégager non du semblable, mais du dissemblable qui permet à l’autre d’aller au-delà du préconscient et explorer un autre dissemblable en lui. » (Widlöcher, 2007, p.186). Ainsi, le partage avec le groupe dans l’effort d’incarner au travers du personnage des modalités autres de soi devient un dispositif idéal pour explorer un état de co-pensée chez les adolescents. Ils sont enjoints par les consignes de jeu à explorer de l’étranger, étrangeté de nouvelles formes de définition de soi, étrangeté de la rencontre avec des adultes et d’autres adolescents qui font de même, étrangeté enfin de faire tout cela aussi dans la rencontre avec un metteur en scène – thérapeute qui est dans une position tout à fait inédite pour eux. Cet autre adulte par son identité « d’artiste » propose des voies d’exploration de soi qui ne braque pas l’adolescent, ni du côté d’une injonction de soin, ni du côté d’enjeux éducatifs qui les convoquent du côté de la performance. Il ou elle encourage la spontanéité, le ludisme, le lâcher-prise dans le jeu. Le metteur en scène – thérapeute déroute ainsi les résistances et défenses habituelles de l’adolescent, rendant les conditions de la rencontre possibles, et du même coup possibles, les conditions du dévoilement par l’adolescent de ses idéations intimes que ses scénarios relationnels rigides renfermaient. Par exemple, par la rencontre avec cet adulte au sein du groupe, nous observons que l’adolescent violent va progressivement demander à ce que nous contenions ses moments de régression quasi enfantine, dormant sur un pouf en position foetale. L’adolescent inhibé va livrer les scénarios sexuels crus qu’il réfrénait sévèrement. L’adolescente à troubles hystériformes va nous montrer ses sentiments d’effondrement narcissique et de vacillement de son sentiment d’identité. Peu à peu, jeu après jeu, personnage après personnage, scénarios après scénarios, nous voyons ces adolescents évoluer.

L’enveloppe du groupe puis de la scène deviennent des enveloppes contenantes dans lesquelles s’explorent au travers de cette co-pensée les multiples variations sur soi que permet le personnage et les innombrables scénarios imaginaires, fantasmatiques qui traversent ces adolescents en malêtre. Cette enveloppe contenante prend alors des allures de rêve (Attigui, 2016). Mais ce rêve est un rêve partagé, un rêve qui se constitue dans la rencontre avec le metteur en scène - thérapeute et le groupe. Ce rêve partagé crée les conditions d’exploration d’un espace commun, dans lequel l’empathie va pouvoir se déployer. Comment les adolescents se dévoilant petit à petit dans ce dispositif thérapeutique de jeu théâtral vont-ils passer de l’auto-empathie à une empathie relationnelle et mutuelle?

L’adolescent est conduit dans cet espace à jouer avec d’autres, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’improviser et qu’aucun scénario n’est établi par avance. Le dispositif de médiation théâtrale par l’improvisation théâtrale impose en effet à l’adolescent d’écouter son partenaire de jeu, seule condition possible pour avoir la latitude de développer son propre personnage et son propre jeu. Une histoire ne peut être inventée en improvisation que parce que chaque joueur s’appuie sur les propositions, qui émanent de l’autre en jeu, et prend comme support les propositions des partenaires. Sans cela, les scènes jouées par les adolescents tournent très vite court, où chacun bloque les propositions de l’autre, l’improvisation s’enlisant dans d’ennuyeuses négociations à qui prendra le devant de la scène. S’il veut réussir à jouer quelque chose, l’adolescent ne pourra pas le faire seul, il devra pouvoir s’adapter à son partenaire. Chercher à contrôler ce même partenaire est impossible, trop de paramètres entrent en jeu. À l’inverse, s’effacer complètement au profit de son partenaire conduit l’improvisation à s’embourber, prise dans la passivité et l’absence de l’adolescent à son propre corps.

Le dédoublement propre au théâtre d’un soi-identité à un soi-fiction est complexifié par l’altérité du jeu à plusieurs. En ce sens, par l’improvisation théâtrale, le sujet met les représentations qu’il a de l’autre en dialogue avec son partenaire de jeu, autant qu’avec le personnage qu’il incarne. L’adolescent a ainsi le devoir de se confronter dans le jeu à la question du différend, de l’étranger à soi. Improviser enjoindrait donc à se mettre à l’écoute de l’autre tout en étant attentif à ses propres états émotionnels et corporels. Cette définition des conditions de base du jeu en improvisation théâtrale rejoint grandement celle de l’empathie : sentir avec, sentir de l’intérieur : la faculté de percevoir ce que l’autre ressent.

Ainsi, le jeu théâtral, et particulièrement le jeu d’improvisation, semble bien sursolliciter les éprouvés empathiques chez les adolescents, et particulièrement des éprouvés d’empathie émotionnelle, telle que définis par les recherches récentes en sciences cognitives. L’empathie émotionnelle est à différencier de l’empathie cognitive (Decety, 2011). Mais cette différenciation tranchée tient-elle à l’épreuve de la clinique? De plus, des auteurs (Tisseron, 2010, 2013b) ont ajouté une nuance supplémentaire, en différenciant empathie directe, empathie réciproque et empathie mutuelle (ou intersubjective). En effet, empathies émotionnelle et cognitive informent le sujet. En quoi cependant, ces informations vont-elles être reprises par ce même sujet dans une implication sur ses actions?

Les adolescents nous montrent bien au sein des séances leur progressive ouverture, ils manifestent leurs capacités d’écoute de leur partenaire de jeu, et indiquent qu’ils peuvent tenir compte des consignes de jeu proposées par la metteuse en scène thérapeute. Les mécanismes de contrôle ou de retrait absolu laissent peu à peu la place au jeu ouvrant à l’inattendu et la surprise. Leur fonctionnement psychique et leurs rapports aux autres semblent progressivement s’assouplir. Ainsi, est-ce que ce qui semble être un meilleur accès à des éprouvés empathiques chez ces adolescents correspond à ce qu’en psychanalyse nous nommons intersubjectivité, c’est-à-dire la capacité du sujet à rencontrer une autre subjectivité?

Gallese écrit : « la découverte des neurones miroirs offre une nouvelle image, empiriquement fondée, de l’intersubjectivité, considérée d’abord et avant tout comme une incorporéité – c’est-à-dire la résonnance mutuelle d’attitudes sensori-motrices intentionnelles et signifiantes – qui est la source de la connaissance d’autrui » (Gallese, 2011, p. 58). L’empathie et l’intersubjectivité seraient ainsi reliées par ce point commun d’une intentionnalité de tous les sujets vers les mêmes objets de désir, conduisant à mener les mêmes types d’actions et à éprouver des sensations semblables. La question de l’intersubjectivité en médiation thérapeutique par le théâtre est cependant délicate à analyser du fait que, dans ce dispositif de prise en charge, l’espace subjectif de chacun est régulièrement masqué par le personnage joué. La rencontre entre sujets se fait donc par le biais de la réalité dramatique marquée par le sceau de l’inattendu et de la surprise dans la rencontre. Toute la paradoxalité du travail thérapeutique en dramathérapie tient sans doute à cette dimension de travestissement de soi, propre au théâtre, qui laisse apparaître l’aléatoire de la rencontre avec les autres sujets. Comment parler alors d’intersubjectivité dans une rencontre des autres au travers du travestissement de soi?

Mettons cela au travail au travers d’un cas[7], pour lequel les principes déontologiques de demande de consentement éclairé et de camouflage des éléments rendant reconnaissable le patient ou le lieu de prise en charge ont été respectés. La problématique de Jonathan et la manière dont il a mis cette problématique en scène, reprend et complexifie cette question de la réalité dramatique comme espace de rencontre de soi et de l’autre.

CAS DE JONATHAN : LA DIMENSION EMPATHIQUE DU JEU COMME SIGNE THÉRAPEUTIQUE

Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’il n’a pas choisi tout à fait au hasard la thérapeute pour co-construire ce jeu d’improvisation. Ce dernier était en effet plus à même d’accompagner, écouter et refléter les mouvements proposés par Jonathan dans le jeu. Nous assistons dans cette improvisation à un moment de co-pensée entre patient et thérapeute, tel que Widlöcher le définit (Widlöcher, 2007).

Ce moment de jeu entre la thérapeute et Jonathan se démarque par le degré d’ajustement qui a opéré de l’un à l’autre, faisant de cette improvisation un lieu d’exploration d’éprouvés empathiques entre les acteurs, mais aussi entre acteurs et spectateurs. Cet ajustement semble avoir opéré à un niveau sensoriel, conduisant en corollaire à la propagation d’un vécu affectif partagé au sein du groupe. Cette improvisation semble avoir conduit à la mise en résonnance du groupe, dans une écoute sensible des uns et des autres. Plus généralement, au-delà de cet exemple clinique, nous pouvons retrouver régulièrement ce type d’éprouvé de partage sensible dans le groupe à la suite d’une improvisation, où un adolescent a particulièrement investi une préoccupation personnelle à l’intérieur du jeu. Ce type de moment de partage sensible en groupe et ce type d’investissement intense des adolescents sur scène, n’est cependant pas une donnée qui existe d’emblée dans les dispositifs de soin d’adolescents. Nous pouvons penser que la qualité d’écoute ouverte par le jeu théâtral et la force imaginaire de la réalité dramatique rendent ce partage et cet investissement possibles. Dans ce cas, nous pouvons en effet penser que Jonathan a mis de soi et de ses préoccupations intimes dans cette scène.

Du point de vue de la qualité du jeu lui-même, cet espace de réalité dramatique semble avoir été l’espace du déploiement d’un rêve partagé entre Jonathan et la co-thérapeute, mais plus largement aussi entre les acteurs et les spectateurs. Cette notion de rêve partagé permet de penser de façon plus élaborée encore la dimension de suspension entre réel et halluciné sur cet espace scénique. La réalité dramatique devient une aire d’illusion où la réalité perçue est reconnue, mais totalement subvertie en une réalité imaginée à la qualité de sensation quasi texturale. L’imaginé sur scène quitte en effet le domaine des idées pour s’incarner dans des éprouvés qui traversent les acteurs, permettant ainsi de les rendre sensibles aux spectateurs. Ainsi, l’illusion scénique partage des propriétés avec l’hallucinatoire. Cet hallucinatoire est alors bordé par les contraintes scéniques qui organisent l’entrée et la sortie de la réalité dramatique. L’incarnation des personnages permet notamment de rendre manifeste cette qualité hallucinatoire de la plongée dans la réalité dramatique. L’improvisation du pantin nous aide d’ailleurs à cerner en quoi le personnage peut être qualifié « d’objeu » en médiation thérapeutique par le théâtre. Les personnages du pantin et du maitre n’étaient pas aux prises avec des représentations intellectuelles de ces rôles. Jonathan et la co-thérapeute n’étaient pas dans une démarche intellectuelle comme s’il s’agissait de se transmuter en d’autres rôles sociaux. Les personnages leur ont bien plus servi de guides pour border une exploration sensorielle de la situation. À ce titre, ce retournement de situation, cette inversion des rôles n’avait pas été décidé avant l’entrée sur scène, c’est quelque chose qu’ils ont tous deux éprouvé sensoriellement au fil du jeu. Nous pouvons penser que le personnage et son incarnation permettent ainsi un temporaire oubli de soi, pour se concentrer sur un ajustement émotionnel, corporel à la situation imaginaire. Cette improvisation met en lumière la dimension empathique émotionnelle forte que renferme le jeu théâtral en médiation thérapeutique par le théâtre, proche de ce que V. Gallese a appelé dans son champ la simulation incarnée (Gallese, 2011).

Nous pouvons en effet postuler que cette co-pensée en jeu théâtral sollicite chez le thérapeute comme chez le patient des mouvements d’empathie – « sentir avec » pour permettre de jouer ensemble. Prendre le temps de construire avec l’autre demande de manipuler en soi les formations protomentales de l’empathie : accordage intentionnel, accordage en situation, accordage spatial, mais aussi accordage inconscient. Le fait même d’explorer l’autre du personnage pourrait permettre de reconsidérer en des termes renouvelés un saisissement empathique de la variation ludique par rapport à la manière d’être au monde du sujet. Incarner, jouer avec un autre sont des facettes de l’exploration de représentations d’autrui. Ce sont en ce sens des manières d’accéder à l’empathie comme condition pour se mettre à penser l’intersubjectivité, non pas comme accordage indifférencié avec l’autre, mais comme possibilité de penser l’écart incompressible entre soi et l’autre. C’est à cette condition que le soubassement transférentiel peut s’élaborer ludiquement et par petites touches.

Ensuite, la distance entre soi et l’autre demeure et se loge au sein du jeu d’improvisation. L’autre ne peut jamais complètement correspondre à nos attentes de jeu. L’improvisation correspond toujours à une co-création, par définition aléatoire, au grand dam des patients dans l’hypercontrôle. Ne serait-ce que la présence du corps de l’autre, avec toute la charge libidinale que cela suscite, et qui induit des mobilisations inédites dans son jeu propre. Ainsi, le jeu théâtral fait travailler le patient sur la communication à l’autre – thérapeute et autre patient –, ouvrant notamment à l’imprévu des réponses de l’autre. Le jeu théâtral travaille donc aussi sur cet espace de liberté entre soi et l’objet.

Ainsi, nous voyons au travers de ce cas, comment empathie émotionnelle et empathie cognitive fonctionnent ici ensemble, le jeu dramatique permettant d’ouvrir l’adolescent à l’écoute des états affectifs d’autrui, le travail sur soi au travers du miroir réflexif du jeu permettant à l’adolescent d’opérer un décentrement de ses préoccupations psychiques pour se confronter à l’énigme de la vie psychique des autres, qui restera inlassablement une énigme et sur laquelle seule l’empathie permet d’élaborer des théories sensibles permettant la rencontre aussi intersubjective que possible.

Justement, sur le travail réflexif permis par le jeu, il est intéressant pour finir de s’attacher au contenu de l’improvisation du pantin de Jonathan. En effet, cette scène improvisée peut être comprise du point de vue psychologique pour Jonathan comme le lieu de réexpérimentation de ces étapes structurantes de la construction de l’image de soi, qui implique la modification en lui de son lien à ses parents, de son lien aux pairs. Nous pouvons en effet penser que Jonathan souffrait de difficultés à se donner une représentation de lui-même, pris dans un lien conflictuel avec sa famille, en incapacité à saisir les contours de son identité sexuelle. Dans l’improvisation, le pantin est venu à la vie, dans des gestes fluides, amples, presque dansants en acceptant le contact physique, l’appui et le support de son maitre. Du point de vue symbolique, ce scénario révèle la nécessaire acceptation de la dépendance, mais aussi la nécessaire agressivité face à l’adulte que l’adolescence implique, le maître étant laissé à l’abandon dans le grenier à la fin de l’improvisation. Selon nous, ce jeu met en forme une problématique autour de l’autonomisation et de la dépendance à l’autre qui est représentative des questionnements de Jonathan, voire également d’un certain nombre de difficultés du lien à l’adolescence. Cette improvisation semble avoir été l’occasion pour Jonathan de revivre une expérience esthétique et affective de dépendance à un autre, tel que cela peut advenir dans les premiers âges de la vie et qui se réélabore psychiquement à l’adolescence. Cela a aussi été l’occasion d’expérimenter la séparation d’avec cet autre « être-humain-proche »[8]. Cette séparation s’apparentait d’ailleurs à une mise à mort de cet autre de dépendance. Jonathan a ainsi mis en scène des fantasmes de destructivité, faisant passer l’autre d’animé à inanimé. Cette improvisation du pantin est la représentation paroxystique de ce cheminement de Jonathan au sein de l’atelier, mais plus largement du parcours de bon nombre d’adolescents au sein de ces groupes à médiation théâtrale.

Il est à noter qu’ici le déploiement de l’écoute empathique va de pair avec la qualité des fantasmes qu’il a mis en jeu dans cette improvisation. Nous pouvons penser que c’est la mise en scène d’une improvisation cathartique du côté de la naissance, scénario proche de ses préoccupations, qui lui a permis dans le même temps de se laisser aller à des éprouvés empathiques avec sa partenaire de jeu.

Ainsi, il semble que la médiation thérapeutique, par le théâtre, soit un dispositif particulièrement opérant avec les adolescents. Plusieurs raisons peuvent être avancées à cela. La réalité dramatique correspond à l’hystérisation de base de cet âge de la vie en recherche de nouveaux repères d’identification et des contours d’une image inconsciente transformée par le pubertaire (Gutton, 2013). De plus, l’adolescent est dans une importante préoccupation envers ses pairs, l’énigme du sexuel s’étant imposée progressivement, venant subvertir les liens. Ainsi, la médiation thérapeutique par le théâtre offre un dispositif exemplaire de la mise en mouvement des éprouvés empathiques, par la qualité sensorielle des jeux proposés, mais aussi par la proposition d’incarner des identités fictives. Cette fiction incarnée laisse aux adolescents la latitude de livrer leurs préoccupations en ménageant leurs défenses. L’espace de réalité dramatique devient aussi un lieu d’exploration de l’altérité qui leur rend supportable l’incompressible aléatoire du lien aux autres, mais aussi les enjoint à se donner une représentation mentale de la nécessaire dépendance aux autres qui anime tout sujet. Ainsi, la réalité dramatique peut progressivement devenir, pour l’adolescent, un miroir réflexif de ses expériences subjectives, mais aussi des énigmes constitutives de sa propre existence parmi les autres. L’empathie permise par l’écoute et l’alternance des rôles au théâtre devient alors une clé pour ces adolescents, pour pouvoir supporter l’ombilic du rêve d’intersubjectivité. Le travail de la médiation thérapeutique par le théâtre avec les adolescents nous apprend en ce sens que renouer avec ses éprouvés empathiques n’a pas pour corollaire la rencontre intersubjective, mais plutôt une rencontre transsubjective. Les éprouvés empathiques pour se déployer demandent en effet la co-création d’espace propice au partage en co-pensée entre sujets, la différence entre soi et l’autre, l’inattendu dans la rencontre restant une dimension inaliénable de l’expérience groupale et de sa présence à soi parmi les autres.

En conclusion, les improvisations des adolescents qui suscitent un sentiment d’unheimlich sont, à notre sens, le signe d’impact subjectivant de la médiation théâtrale. Les formes de présences des patients et des thérapeutes au jeu en improvisation sont des indicateurs fondamentaux d’une co-pensée en action. Ces incarnations de personnages aux confins de l’étranger en soi permettent à ces adolescents de remettre en jeu la question de la séparation et de l’altérité.

Lorsque de manière inattendue, Jonathan monte sur scène pour improviser des situations qui nous mettent dans des états de préoccupation, où l’affect est palpable dans le jeu, il semble alors qu’il soit en train de questionner à cet endroit même un noyau subjectal fondamental. Ce paradoxe du jeu masqué pour se rencontrer soi-même semble en fait conduire les adolescents à se laisser progressivement surprendre dans la co-création avec les autres, des autres desquels ils se sentaient au départ étrangers ou qu’ils pouvaient craindre, voire rejeter. Il semble que dompter l’espace scénique, dompter la rencontre avec l’autre en jeu, c’est progressivement dompter les parts intimes et secrètes de soi, telles que ses pulsions sexuelles, son agressivité et sa violence, ou les angoisses d’intrusion tétanisantes. Cela est rendu possible par la présence du metteur en scène-thérapeute qui contient l’excitation, qui ajuste les jeux proposés pour rendre le cadre propice à ces explorations. Tout comme l’enfant qui joue au « coucou-caché », le patient est face à ce moment-là au défi de se créer un lien aux autres qui soit moins marqué par ses attentes narcissiques, tout comme il est face au défi de se créer en lui-même un lieu d’intimité dans lequel peut se loger l’éprouvé empathique envers les autres.

Le théâtre permet d’ouvrir à la question de l’inquiétante étrangeté, ou plutôt de l’inquiétant familier, en ouvrant l’espace de jeu à l’objet perdu, au jeu sur le point de fuite du désir humain, au jeu créateur de l’espace psychique autant qu’il crée la pensée poétique de l’absence. Le personnage est un fantôme à point de fuite. Il ne hante pas le sujet, mais lui permet d’exorciser son mal du sentiment de dépendance à son entourage. Ce fantôme n’est plus à éradiquer, il permet de penser le différend dans le semblable. Il ouvre aussi à la recherche d’un Idéal du Moi qui n’est pas pris dans la problématique du lien, mais qui s’ouvre à un travail de culture. La médiation thérapeutique par le théâtre, tend alors à sortir l’adolescent de l’isolement et de l’esseulement qui caractérise sa tranche d’âge, pour l’ouvrir à un travail sur le lien et redécouvrir tout en les expérimentant les vertus ludiques et expressives de l’empathie.