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INTRODUCTION

Les comportements agressifs qui sont de plus en plus récurrents dans nos sociétés modernes (García-Sancho et al., 2014) seraient induits par plusieurs canaux y compris ceux que nous soupçonnons le moins, tel que la télévision. L’agressivité à répétition à la télévision, à travers le processus d’apprentissage vicariant, réduit les capacités émotionnelles d’empathie des individus et les rend agressifs, car ils sont exposés en moyenne à 200 000 actes violents par heure, dont 16 000 meurtres. De même, les programmes télévisés d’enfants ont environ 20 moments de violence par heure (Sample, 2017). Selon l’Organisation mondiale de la santé ([OMS], 2002) l’agression est à l’origine de la mort de plus 1,6 million de personnes par an dans le monde. Au sein des relations amoureuses, elle est de plus en plus présente, initiée par 70 % des hommes et 30 % de femmes (OMS, 2002). Ces comportements agressifs entraînent des conséquences sur les deux partenaires en couple (García-Sancho et al., 2014). Chez le partenaire agresseur, on observe la détérioration de la relation amoureuse, le chômage et l’émergence de comportements criminels. Par ailleurs, chez la victime, on note des difficultés à dormir, une perte d’estime de soi et la dépression. De telles conséquences semblent justifier pourquoi de nos jours, près de la moitié des couples se séparent (Bramlett et Mosher, 2002). Ce phénomène semble fragiliser les relations amoureuses et modifier fondamentalement leur fonction (de source de bonheur à source d’évènements traumatiques). De ce fait, il est pertinent que l’on s’attarde sur l’agression conjugale dans l’optique d’identifier les éléments qui peuvent l’augmenter ou la réduire, afin de proposer les moyens de prévention et de gestion.

Le modèle d’analyse actuel de l’agression conjugale s’inscrit dans une perspective bidirectionnelle, contrairement à l’ancien qui était unidirectionnel (soutenant une domination masculine). Les comportements violents ne sont plus considérés comme l’expression de la suprématie de l’homme dans un contexte où la femme est opprimée. Ils sont dorénavant admis comme étant perpétrés autant par l’homme que par la femme (Adams, 2000). Cette perspective prône la responsabilisation des partenaires en couple et amène l’homme à sortir de son silence vis-à-vis de tels comportements (Mathieu et Belanger, 2012). L’homme doit désormais admettre qu’il peut être agressé par sa partenaire, et cette dernière doit porter la responsabilité de ses actes. Certaines études montrent que les femmes initient en premier la violence psychologique et les hommes la violence physique; d’autres montrent plutôt que les hommes et les femmes initient tous les types de violences, à la différence que la violence physique initiée par l’homme cause plus de blessures (Adams, 2000; Archer, 2000). Cependant, les travaux d’Adams (2000) montrent que les femmes initient plus toutes les formes d’agression. Il y a donc, certes, une certaine disproportionnalité de comportements violents émis dans le couple, mais une évidence qu’ils sont initiés par les deux sexes.

Bien que les relations amoureuses constituent une part importante de la vie des Hommes, les conflits qui en émergent sont l’une des plus grandes causes de souffrance, si elles ne sont pas abordées efficacement (Alonso-Ferres et al., 2019). Les processus à l’origine des conflits conjugaux sont divers, mais le principal facteur d’agression dans une relation amoureuse est l’émotion (le stress marital, l’intensité de la colère, l’anxiété d’abandon, la jalousie, etc. [Goulet et Giroux, 2015]). Selon Damasio (1994), lorsque les processus émotionnels sont impliqués dans la prise de décision, ils sont plus rapides, plus économiques et plus efficaces que les processus d’évaluation rationnelle. Par conséquent, l’intelligence émotionnelle émerge comme le facteur potentiellement pertinent pour réduire les conflits conjugaux, du fait de son rôle probable dans la bonne santé d’un couple (García-Sancho et al., 2014).

Le succès dans plusieurs sphères de la vie psychosociale a été longtemps considéré comme dépendant uniquement de l’intelligence reflétée par les diplômes obtenus, les récompenses académiques, les notes obtenues aux examens, etc. Cependant, pour faire face efficacement à certains problèmes réels de la vie psychosociale, une autre forme d’intelligence différente de l’intelligence sèche est requise (Pandey et Anand, 2010). Il s’agit de l’intelligence émotionnelle (IE) ou auto-efficacité émotionnelle (Deschênes et al., 2016). Elle désigne une compétence générique qui regroupe la capacité à percevoir, évaluer, réguler, comprendre et exprimer les émotions et à recourir aux sentiments qui facilitent la pensée, dans l’optique de favoriser un développement émotionnel et intellectuel harmonieux (Deschênes et al., 2016; Mayer et al., 2000). Elle peut aussi être définie comme la capacité d’un amant à traiter efficacement une information émotionnelle inhérente à son couple. La théorie de l’intelligence émotionnelle insiste sur la manière dont un individu traite une information émotionnelle pour en tirer des avantages sur le plan décisionnel. Elle postule que les amants qui perçoivent, comprennent, utilisent et gèrent mieux leurs émotions et celles des autres sont plus adaptés dans leur couple. La littérature récente met en évidence trois modèles d’intelligence émotionnelle qui expliquent les conflits conjugaux : performance-based ability model, self-report ability model et self-report mixed model (Alonso-Ferres et al., 2019).

Les différents modèles d’auto-efficacité émotionnelle soutiennent le fait qu’elle joue un rôle important dans le couple. En effet, un amant émotionnellement intelligent est celui/celle qui sait quand son/sa partenaire ressent une émotion et peut l’identifier avec précision, puis y répondre adéquatement (Pandey et Anand, 2010). Dans des situations d’interactions sociales comme le conflit, l’intelligence émotionnelle joue un rôle capital dans l’élaboration des réponses adaptées (Extremera et al., 2019). Cependant, très peu d’études ont été menées pour explorer ses effets sur le conflit dans une relation amoureuse (Alonso-Ferres et al., 2019). Parmi ces études, les auteurs précédents ont montré que dans une situation de conflit de couple, l’IE augmente les comportements d’harmonie et de bien-être chez l’homme et la femme. L’IE est un facteur de développement des interactions sociales constructives et de protection pour les amants qui adoptent les comportements agressifs et coercitifs. Dans le même sens, O’connor et al. (2018) ont découvert que ceux qui ont une IE élevée ont un long et heureux mariage, vivent plus de satisfaction dans leur mariage, ont des comportements adaptés envers leur partenaire. Par contre, ceux qui ont une IE faible vivent plus de conflits et de déceptions. De plus, d’autres recherches ont montré qu’un niveau élevé d’IE entraîne l’usage des stratégies de négociation constructives et actives dans un couple hétérosexuel (Stolarski et al., 2011), inhibe les comportements d’agressivité et stimule des solutions positives au sein d’un couple marié (Monteiro et Balogun, 2015).

Bien que peu d’études dans le domaine amoureux explorent la relation entre l’IE et le conflit, une seule s’inscrit dans le self-report ability model (Alonso-Ferres et al., 2019). Or, ce modèle a montré sa capacité à prédire des réponses émotionnelles et comportementales (Wong, 2015). Cette étude s’inscrit dans ce modèle, pour étendre celle d’Alonso-Ferres et al. (2019). Cependant, elle se démarque de cette dernière sur trois points. Le premier point est relatif aux outils de mesure. Nous avons utilisé pour l’IE l’échelle de Deschênes et al. (2016) qui évalue la croyance d’efficacité à l’égard de sept compétences émotionnelles spécifiques. Pour ce qui est du conflit conjugal, nous avons utilisé l’échelle de Straus, Hamby, Boney-McCoy et Sugarman (1996). Cet outil ne tente pas de mesurer les attitudes au sujet des conflits, ni les causes ou les conséquences d'utilisation de différents moyens, mais permet d'examiner les diverses manifestations de la violence conjugale en évaluant concrètement des actes et des événements. En plus, c’est une mesure symétrique, c'est-à-dire qu'elle évalue à la fois les comportements émis par le répondant et par le partenaire. Cet outil n’avait pas encore été utilisé jusqu’ici dans une étude portant sur l’IE.

Le deuxième point est relatif à la population d’étude. Jusqu’ici aucune étude n’avait été réalisée auprès d’un échantillon camerounais sur la relation entre l’IE et le conflit conjugal. Alors même qu’au Cameroun, 5,1 % des hommes sont agressés par leur conjointe, contre 66 % de femmes victimes d’agression de la part de leur conjoint (Makang et al., 2004). Parmi ces dernières, 18,9 % en sont victimes moins d’un an après le début de la relation amoureuse et 34 % sont agressées pour avoir demandé un service à leur conjoint. Le troisième point concerne la troisième variable qui est abordée dans cette étude : le type de relation. La littérature montre que la majorité des études sur la relation entre l’IE et le conflit conjugal ajoutent comme troisième variable le genre. Dans cette optique, il ressort que les hommes sont plus agressifs que les femmes (Rode et al., 2015); tandis que, les femmes sont plus émotionnellement intelligentes que les hommes (Masum et Khan, 2014). Par ailleurs, une IE faible est liée à des stratégies passives de résolution de conflit chez les femmes et à une attitude passive destructive lors des conflits de couple chez l’homme (Alonso-Ferres et al., 2019). Cela peut s’expliquer par le recours aux stéréotypes relatifs aux rôles sociaux du genre, pour faire face au conflit. Cette étude aborde donc une nouvelle variable dans ce domaine : le type de relation. Cette variable est opérationnalisée en s’appuyant sur les modèles de relation amoureuse camerounais et sur les catégories de relation pouvant conduire au conflit conjugal énumérées par Straus et al. (1996).

Cette étude explore la relation entre l’IE et le conflit conjugal dans trois types de relation amoureuse : la relation mariée (relation amoureuse entre deux amants ayant officiellement pris des engagements l’un envers l’autre), la relation de concubinage (le fait pour deux amants de vivre ensemble et entretenir des rapports sexuels sans être mariés) et la relation simple (relation amoureuse entre deux amants qui entretiennent des rapports sexuels, mais ne vivent pas ensemble et ne sont pas mariés). S’appuyant sur l’idée selon laquelle d’une part, ceux qui se marient précocement sont plus agressifs que ceux qui le font un peu plus tard (Hajihasani et Sim, 2019), et d’autre part, sur la différence d’IE établie entre les amants et ceux qui n’ont pas de relation amoureuse (mais pas entre ceux qui entretiennent différents types de relation amoureuse), nous prédisons un effet du type de relation sur le conflit conjugal, mais pas sur l’IE. En d’autres termes, partant du fait que les amants camerounais en concubinage vivent ensemble et n’ont aucun engagement officiel l’un envers l’autre, nous nous attendons à plus de comportements agressifs de leur part, mais pas de différence d’IE entre les amants des différents types de relation d’une part (hypothèse 1). D’autre part, étant donné que l’IE permet à un amant d’adapter sa conduite vis-à-vis de son partenaire, nous pensons qu’elle joue un rôle crucial dans le développement des comportements conflictuels en couple. Autrement dit, nous prédisons que les amants émotionnellement intelligents initient moins d’agressions envers leur partenaire et vice-versa (hypothèse 2).

MÉTHODE

Participants

L’échantillon de cette étude était composé de 121 amants, retenu par la technique d’échantillonnage par commodité. Le choix de cette technique se justifie par la difficulté d’obtenir des amants disposés à confier à un tiers (le chercheur) des conflits qu’ils vivent en couple. Les participants étaient de sexe masculin (n = 43) et féminin (n = 78) et âgés entre 21 et 58 ans (M = 31,36; ET = 9,43). Ils étaient également originaires des dix régions du Cameroun (Centre n = 49; Ouest n = 26; Sud n = 5; Littoral n = 6; Est n = 4; Nord-Ouest n = 6; Sud-Ouest n = 3; Extrême-Nord n = 5; Nord n = 12; Adamaoua n = 5), entretenant une relation simple (n = 43), ou étant en concubinage (n = 37) ou encore mariés (n = 41). Ces amants étaient en couple depuis 13 à 444 mois (M = 85; ET = 97). En effet, le principal critère d’inclusion était d’être en couple depuis au moins 12 mois avec la même personne.

Instruments

L’Échelle révisée des stratégies de conflits conjugaux ([CTS2] Straus et al., 1996) traduit en langue française par Lussier (1998). Le CTS2 évalue le conflit conjugal au sein d’un couple. Il est composé de 78 items organisés en cinq sous-échelles : négociation (12 items), agression psychologique (16 items), agression physique (24 items), coercition sexuelle (14 items), blessures infligées (12 items). La première sous-échelle évalue aussi le type de négociation utilisé (émotionnelle ou cognitive). Les quatre autres sous-échelles permettent également d’évaluer l’intensité de l’agression (mineure ou sévère). Les items impairs (39 items) mesurent l’agression du répondant envers son amant et les items pairs (39 items) évaluent l’agression subie par le répondant. Les participants étaient invités à se positionner sur un dispositif de réponse de type Likert à huit points, mesurant la fréquence du comportement au cours de la dernière année : 1 = 1 fois au cours de la dernière année, 2 = 2 fois au cours de la dernière année, 3 = 3 à 5 fois au cours de la dernière année, 4 = 6 à 10 fois au cours de la dernière année, 5 = 11 à 20 fois au cours de la dernière année, 6 = + de 20 fois au cours de la dernière année, 7 = pas au cours de la dernière année, mais c’est déjà arrivé avant, 0 = cela n’est jamais arrivé.

L’Échelle d’auto-efficacité émotionnelle ([ÉAÉ] Deschênes et al., 2016). L’échelle d’auto-efficacité émotionnelle mesure la croyance que les individus ont concernant leur capacité à gérer leurs émotions et celles des autres. L’ÉAÉ comprend 21 items repartis en sept dimensions : perception de ses émotions (trois items), perception des émotions des autres (trois items), utilisation des émotions (trois items), compréhension de ses émotions (trois items), compréhension des émotions des autres (trois items), gestion de ses émotions (trois items) et gestion des émotions des autres (trois items). Les items étaient présentés avec un dispositif de réponse de type Likert en six points allant de « Fortement en désaccord (1) » à « Fortement en accord (6) ».

Caractéristiques sociodémographiques

Nous avons également mesuré cinq facteurs sociodémographiques dans le cadre de cette étude : le sexe, l’âge, le type de relation (marié, concubinage, relation simple), la région d’origine et la durée de la relation.

Prétest et validation des outils

La validation de nos outils s’est faite auprès d’un autre échantillon de 50 amants camerounais retenus, suivant la même procédure que l’échantillon principal de cette étude. Cet échantillon nous a permis de réaliser un prétest visant à vérifier l’intelligibilité psychométrique de notre outil. Nous nous sommes appuyés à cet effet sur l’analyse de l’indice de cohérence interne (α). Cette analyse a conduit à la suppression des items qui tiraient la valeur de l’alpha de Cronbach en dessous du seuil acceptable. Il s’agit des items 2 et 9 de l’ÉAÉ et de l’item 3 du CTS2. Au final, les différentes sous-échelles retenues comportaient les valeurs suivantes : négociation (α = 0,80), agression psychologique (α = 0.81), agression physique (α = 0,76), coercition sexuelle (α = 0,77), blessures infligées (α = 0,51), perception de ses émotions (α = 0,57), perception des émotions des autres (α = 0,75), utilisation des émotions (α = 0,70), compréhension de ses émotions (α = 0,65) compréhension des émotions des autres (α = 0,80), gestion de ses émotions (α = 0,85) et gestion des émotions des autres (α = 0,84).

Procédure

Les participants remplissant les critères d’inclusion étaient d’abord informés verbalement de l’objectif de l’étude, du caractère confidentiel et volontaire de leur participation, ainsi que la possibilité de se retirer de l’étude au moment souhaité. Par la suite, il leur était remis une fiche de consentement éclairé qu’ils devaient lire et signer s’ils approuvaient l’étude. Enfin, ils remplissaient le questionnaire et le retournait au chercheur.

Analyse des données

Les données collectées ont été traitées à partir des analyses de la variance, de corrélation et de régression sur le logiciel SPSS version 21. D’abord, l’analyse de la variance a permis de tester l’effet du type de relation amoureuse sur l’IE et le conflit conjugal. Ensuite, l’analyse de corrélation a permis de tester la relation linéaire entre les dimensions de l’auto-efficacité émotionnelle et celle du conflit conjugal. Enfin, l’analyse de régression a permis de tester si l’auto-efficacité émotionnelle est un prédicteur du conflit conjugal chez les amants camerounais.

RÉSULTATS

Le Tableau 1 montre que le type de relation amoureuse n’a pas d’effet sur l’auto-efficacité émotionnelle (Wilk’s ∆ = 0,926, F(2,118) = 1,102, p = 0,363, η2 = 0,038), mais a un effet sur conflit conjugal (Wilk’s ∆ = 0,841, F(2,118) = 2,058, p = 0,029, η2 = 0,083). Autrement dit, le degré de conflit entre les amants camerounais varie en fonction du type de relation amoureuse. Cette variation s’exprime au niveau de l’agression psychologique (F(2,118) = 4,717, p = 0,011, η2 = 0,075), de l’agression physique (F(2,118) = 5,263, p = 0,006, η2 = 0,083) et de la coercition sexuelle (F(2,118) = 6,063, p = 0,003, η2 = 0,095). Au niveau de l’agression psychologique, par rapport aux couples mariés, les couples en concubinage expriment plus de paroles ou de gestes (insulter, crier sur le partenaire) qui affectent émotionnellement (HSD = 1,915, p < 0,001). Au niveau de l’agression physique, les amants en concubinage sont plus agressifs que les amants mariés (HSD = 1,146, p = 0,003) et que ceux qui sont en relation simple (HSD = 0,953, p = 0,012). En ce qui concerne les coercitions sexuelles, les couples en concubinage sont plus agressifs que les couples mariés (HSD = 1,572, p = 0,002) et que ceux en relation simple (HSD = 1,395, p = 0,005). Ainsi, les amants en concubinage expriment plus de comportements agressifs tels que menacer son partenaire avec une arme, lui lancer un objet dangereux, l’obliger à avoir des relations sexuelles non protégées et/ou orales. Ces résultats confirment notre première hypothèse. Compte tenu de ces résultats, on a contrôlé les variables type de relation et durée de la relation dans les analyses statistiques ci-dessous. En effet, il a également été constaté que la durée de la relation n’était pas liée à l’auto-efficacité émotionnelle (r(119) = 0,037, p = 0,685), mais significativement corrélée au conflit conjugal (r(119) = -0,221, p = 0,015).

Tableau 1

Effet du type de relation sur l’auto-efficacité émotionnelle et le conflit conjugal

Effet du type de relation sur l’auto-efficacité émotionnelle et le conflit conjugal

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Le Tableau 2 présente les résultats des corrélations entre l’auto-efficacité émotionnelle et les dimensions du conflit conjugal avec lesquelles elle a au moins une corrélation significative. Il en ressort que les amants qui pensent être aptes à identifier leurs propres émotions expriment moins de comportements agressifs tels que tenter d’étrangler son partenaire, le projeter brutalement contre le mur (r(116) = -0,246, p < 0,05). De même, les amants qui croient reconnaître à partir des expressions faciales et des comportements non-verbaux les émotions des autres ont moins blessé sévèrement leur partenaire (r(116) = -0,245, p < 0,05) et moins manifesté des comportements tels qu’insister verbalement pour avoir des relations sexuelles orales et/ou anales (r(116) = -0,231, p < 0,05). Par la suite, les amants qui croient pouvoir analyser les causes et les conséquences de leurs propres émotions sontégalement ceux qui ont des partenaires qui entreprennent des actions pour réduire les conflits conjugaux (r(119) = 0,221, p < 0,05) et qui expriment des actes d’attention et de respect lors du conflit (r(119) = 0,265, p < 0,05). Ces amants sont également ceux qui adoptent moins de comportements d’agressivité physique sévère (r(119) = -0,230, p < 0,05), et qui ont des partenaires également moins physiquement agressifs, qu’il s’agisse d’agressions mineures (r(119) = -0,202, p < 0,05) ou sévères (r(119) = -0,206, p < 0,05). Aussi, les amants qui pensent comprendre les émotions des autres adoptent moins des comportements affectant psychologiquement leur partenaire (r(119) = -0,207, p < 0,05). Par ailleurs, les amants qui pensent pouvoir se servir des émotions pour résoudre un problème (utiliser son humeur pour reconsidérer son point de vue, ou pour résoudre un problème), sont également ceux qui ont le moins infligé des blessures graves à leur partenaire (r(115) = -0,234, p < 0,05). Enfin, les amants qui se sentent aptes à contrôler leurs émotions en fonction de la situation sont également ceux qui agressent psychologiquement moins leur partenaire (r(115) = -0,220, p < 0,05). Par contre, ceux qui se sentent capables de modifier l’intensité émotionnelle des autres ont des partenaires qui adoptent moins des comportements tels qu’étrangler son partenaire ou lui donner un coup de poing (r(115) = -0,204, p < 0,05).

Tableau 2

Corrélation entre l’auto-efficacité-émotionnelle et le conflit conjugal (contrôle du type de relation et de la durée de la relation)

Corrélation entre l’auto-efficacité-émotionnelle et le conflit conjugal (contrôle du type de relation et de la durée de la relation)

Note. NCP : négociation cognitive partenaire; NEP : négociation émotionnelle partenaire; APHSR : agression physique sévère répondant; APHMP : agression physique mineure partenaire; APHSP : agression physique sévère partenaire; CSMR : coercition sexuelle mineure répondant; BISR : blessures infligées sévères répondant; APSMR : agression psychologique mineure répondant.

*p < 0.05

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Le Tableau 3 présente l’ensemble des prédicteurs qui sont pertinents pour rendre compte d’une dimension du conflit conjugal. On y observe que le fait de se sentir apte à percevoir ses émotions peut expliquer les comportements d’agressivité sévère chez l’amant en question (β = -0,313, t(115) = -3,535, p = 0,001, F(3,115) = 4,779, p = 0,004). Par contre, les comportements de contraintes sexuelles mineures chez un amant s’expliquent par sa croyance à être incapable de reconnaître les émotions des autres (β = -0,226, t(115) = -2,243, p = 0,027, F(3,115) = 3,214, p = 0,027). Cette dernière croyance (β = -0,271, t(115) = -2,685, p = 0,009) et celle de se sentir apte à utiliser les émotions (β = -0,230, t(114) = -2,257, p = 0,026) prédisent la tendance à infliger des blessures sévères à son partenaire (F(4,114) = 2,94 p = 0,025). Il ressort également que le fait de penser pouvoir analyser ses propres émotions détermine chez son partenaire non seulement les comportements de négociation (β = 0,280, t(117) = 2,839, p = 0,006, F(3,117) = 4,87, p = 0,003), mais aussi l’agressivité physique (β = -0,226, t(117) = -2,243, p = 0,027, F(3,117) = 2,95, p = 0,035). Enfin, la croyance de pouvoir comprendre l’évolution et les résultats des émotions des autres (β = -0,203, t(115) =  -1,997, p = 0,049) et celle de pouvoir gérer ses émotions (β = -0,215, t(115) = -2,232, p = 0,036) influencent les comportements d’agressivité psychologique mineure de l’amant lui-même (F(4,114) = 2,92, p = 0,025). En général, les résultats contenus dans les Tableaux 2 et 3 confirment notre seconde hypothèse, dont les implications sont présentées dans la section suivante.

Tableau 3

Analyse de régression (variables contrôlées dans le modèle : Type de relation, Durée de la relation)

Analyse de régression (variables contrôlées dans le modèle : Type de relation, Durée de la relation)

Note. VD : variable dépendante; APHSR : agression physique sévère répondant; CSMR : coercition sexuelle mineure répondant; BISR : blessures infligées sévères répondant; NP : négociation partenaire; APHP : agression physique partenaire; APSMR : agression psychologique mineure répondant.

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DISCUSSION ET CONCLUSION

Les relations amoureuses impliquent des interactions émotionnelles intenses entre des partenaires dont les réponses y afférentes, sont parfois divergentes. Ces divergences peuvent conduire à des conflits qui, lorsqu’ils sont répétés et mal négociés, peuvent entraîner des conséquences physiques et psychologiques sérieuses (Goulet et Giroux, 2015). Cependant, les processus psychologiques qui peuvent expliquer l’origine de ces conflits et aider les amoureux à adopter des réponses adaptées, dans de telles circonstances, restent encore très peu explorés chez les amants camerounais. Aussi, la littérature montre que le self-report ability model, le type de relation amoureuse et un outil de mesure du conflit conjugal à la fois du point de vue de l’agresseur et de la victime, sont peu ou pas abordés dans le domaine des comportements des couples. Pour réduire cet écart, nous avons mené cette étude avec un double objectif : étudier chez les amants camerounais l’effet du type de relation sur le conflit conjugal et l’IE (objectif 1) et l’effet de l’IE sur le conflit conjugal (objectif 2).

L’analyse des données recueillies auprès d’un échantillon d’amants camerounais met en évidence l’effet du type de relation amoureuse sur le conflit conjugal, ainsi que la place des compétences émotionnelles sur l’origine du conflit dans une relation romantique. En effet, les résultats de la première hypothèse confirment que le degré d’IE des amants camerounais n’est pas affecté par le type de la relation amoureuse qu’ils entretiennent, mais leurs comportements d’agressivité vis-à-vis de leur partenaire y sont sensibles. En d’autres termes, les amants mariés, en concubinage ou engagés dans une simple relation, ont un niveau d’intelligence émotionnelle similaire. Par contre, les amants en concubinage sont plus agressifs que les amants mariés ou engagés dans une relation simple. Cette agressivité s’exprime au niveau des coercitions sexuelles et des agressions physiques et psychologiques. Ce résultat peut se comprendre dans la mesure où, ceux qui vivent en concubinage ont une relation amoureuse assez avancée, mais n’ont pas pris officiellement d’engagement l’un envers l’autre. Ils vivent donc avec intensité les émotions impliquées dans une relation amoureuse, et peuvent être tentés de se laisser guider par ces émotions et les dérives qu’elles entraînent, peut-être parce qu’ils ne sont pas convaincus de la solidité de leur union.

Les résultats obtenus suite au contrôle du type de la relation et de la durée de la relation, permettent également de croire que l’IE a un effet sur le conflit conjugal chez les amants camerounais. Concrètement, nous avons observé que les amants qui se sentent capables de : (1) comprendre les émotions des autres et de gérer leurs propres émotions posent moins d’actes d’agression psychologique mineure; (2) percevoir et comprendre leurs propres émotions adoptent moins des comportements d’agressivité physique sévère; (3) comprendre leurs propres émotions et gérer celles des autres ont des partenaires qui développent moins des comportements d’agressivité mineure et sévère; (4) percevoir les émotions des autres et d’utiliser les émotions infligent moins de blessures sévères; (5) percevoir les émotions des autres adoptent moins des comportements de coercition sexuelle mineure vis-à-vis de leur partenaire. Par contre et enfin, les amants qui pensent pouvoir comprendre leurs propres émotions sont ceux qui initient plus de stratégies positives de négociation en situation de conflit. Ces résultats sont en droite ligne avec ceux de nos prédécesseurs qui soutiennent l’utilité du self-report ability model dans la prédiction des réponses émotionnelle, cognitive et comportementale (Alonso-Ferres et al., 2019; Extremera et al., 2019).

Les conclusions de cette étude sont en phase avec celles des études antérieures sur l’adaptation conjugale, la satisfaction conjugale, les réponses en situation de conflit conjugal, la perception de la qualité de la relation amoureuse (Chaubey et Tripathi, 2017; Di Fabio et Kenny, 2016; Fernández-Berrocal et Extremera, 2016; Hajihasani et Sim, 2019). L’auto-efficacité émotionnelle est donc importante dans la dynamique conjugale chez les amants camerounais. En effet, les croyances qu’ils ont quant aux différentes compétences émotionnelles, les dotent des processus cognitifs et émotionnels qui permettent de posséder réellement ces capacités (Deschênes et al., 2016). Cela peut expliquer pourquoi les amants qui ont le plus développé ces croyances sont moins agressifs. Par ailleurs, l’IE est un facteur d’interaction sociale constructive et de protection contre les comportements coercitifs et d’abus (Mayer et al., 2000). De ce fait, posséder moins d’intelligence émotionnelle rend difficile la capacité à identifier les signes avant-coureurs des émotions et de détecter les situations qui les provoquent. Cela peut conduire à des comportements tels qu’insulter son amant, tordre son bras, l’obliger à avoir des relations sexuelles anales.

D’autres possibilités d’explication de nos observations peuvent être avancées, notamment la présence du « schéma d’abandon ». Cette dernière entraîne la difficulté à identifier les émotions des autres à partir des gestes et/ou de la posture, car il inhibe le développement des compétences émotionnelles (O’connor et al., 2018). Au Cameroun, comme dans plusieurs autres pays, plusieurs enfants sont éduqués par un seul parent ou par des parents agressifs et alcooliques. Cela peut expliquer le développement de ce schéma, qui, associé à une faible IE, refait surface pendant la relation amoureuse et laisse libre cours aux comportements observés tels qu’utiliser une arme ou maintenir son amant au sol pour avoir des rapports sexuels non protégés. Dans le même ordre d’idées, la capacité à utiliser les émotions et à percevoir les émotions de son amant diluent les biais cognitifs et conduit à des prises de décisions efficaces (Dejoux, Dherment-Férère, Wechtler, Ansiau et Bergery, 2011). Ainsi, les amants qui croient posséder ces compétences infligent moins de blessures pouvant nécessiter ou non une consultation médicale. L’absence des comportements comme hurler sur son amant ou l’insulter, observés chez ceux qui comprennent leurs émotions, peut s’expliquer par le fait que cette compétence est associée à une ouverture d’esprit qui permet d’accepter la contradiction et de supporter la pression du partenaire (Rode et al., 2015). Les amants qui comprennent leurs propres émotions entreprennent des actions pour mettre fin au conflit (reconnaitre ses erreurs, demander pardon, etc.) et les illustrent avec des marques d’affection. En effet, l’IE stimule les mécanismes de la négociation comme la créativité, l’aptitude verbale, le raisonnement (Bobot, 2010; Kelly et Kaminskienė, 2016). Cela explique pourquoi les amants émotionnellement intelligents trouvent des moyens d’attention et d’affection pour montrer avec beaucoup de subtilité qu’ils souhaitent mettre un terme au conflit.

Dans l’ensemble, les amants camerounais émotionnellement intelligents possèdent des compétences émotionnelles qui les rendent capables de traiter efficacement les émotions intimes telles que la jalousie, la colère, la haine, la honte, l’envie, qui proviennent de situations comme l’insatisfaction de ses besoins ou la peur de perdre son partenaire. Ils peuvent donc analyser les expressions faciales de leur partenaire, identifier les émotions y afférentes et adopter des comportements visant le bien-être du couple. À l’inverse, les amants qui ne croient pas à leurs compétences émotionnelles ont du mal à faire face à la densité des émotions générées par la relation amoureuse et développent des comportements nocifs pour le couple. Quoique les résultats obtenus dans cette étude soient significatifs, les effets relatés n’étaient pas élevés et plusieurs aspects des résultats sont d’ailleurs non significatifs. Cela peut résulter d’un effet de désirabilité sociale, ou alors des distorsions dans les réponses qu’entraînent les mesures autoadministrées comme c’était le cas dans cette étude (Joshi et Thingujam, 2009). Par ailleurs, l’association entre l’IE et le conflit conjugal serait un phénomène complexe dans les couples camerounais. Il nécessiterait de prendre aussi en compte d’autres variables comme les traits de personnalité et/ou la famille dans laquelle l’amant a grandi.

Cette étude apporte un éclairage supplémentaire pour ceux qui accompagnent les couples. En effet, elle montre que les amants camerounais violents éprouvent des difficultés à traiter les scripts émotionnels et comportementaux de leurs partenaires. Ils interprètent un désaccord comme une offense, une divergence d’opinions comme un manque de respect et un refus sexuel ou un retrait émotionnel comme un rejet total ou une menace d’infidélité (Carraud, Jaffé et Sillitti-Dokic, 2008). Ces mésinterprétations entraînent une détresse émotionnelle et conduisent à l’agressivité. Une approche émotionnelle et comportementale est donc souhaitée afin de doter les amants des compétences émotionnelles fonctionnelles, car les émotions sont directement impliquées dans les actes agressifs. De même, il semble que les amants moins intelligents présentent des déficits de communication, d’autocontrôle, d’expressivité, de résolution des conflits (O’connor, Nguyen et Anglim, 2017; O’connor et al., 2018). Ces difficultés accentuent leur détresse émotionnelle associée aux mésinterprétations. Un programme d’IE qui tient compte de ces limitations permettrait de réduire considérablement la violence conjugale. En plus, un tel programme a déjà montré son efficacité dans le domaine du travail (Afusat Olonike, 2019). Par ailleurs, les résultats de cette étude apportent également un éclairage aux acteurs de la justice. Dans des contentieux de divorce impliquant des comportements d’agressivité de la part des partenaires par exemple, les experts pourront enrichir leur conception de la violence conjugale et du fonctionnement de l’agresseur en tenant compte du niveau d’IE des justiciables. Il ne s’agirait pas de disculper l’amant de ses actes de violence en mettant en lumière son niveau faible d’IE, mais d’avoir des renseignements supplémentaires sur l’origine de ces comportements.