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En octobre 2001 avait lieu un Symposium soulignant le 25e anniversaire de la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Les représentants autochtones, gouvernementaux et les experts conviés à l’événement devaient tenter de dresser un bilan de l’expérience, chacun selon son point de vue. Le livre publié par Gagnon et Rocher témoigne de l’événement.

Comme le symposium lui-même, le livre est divisé en quatre thèmes principaux abordant diverses facettes de la Convention, depuis les circonstances qui en ont provoqué la conception jusqu’à maintenant : le développement territorial, l’environnement, la gouvernance et la mise en oeuvre. À l’intérieur de chaque thème, les textes – une vingtaine – sont signés par les participants invités à prendre la parole. Ces textes sont de nature variée. La plupart d’entre eux récapitulent les tenants et les aboutissants de la signature de la Convention, selon le point de vue propre à chacun. Représentant du gouvernement, des sociétés d’État ou des Autochtones, le négociateur d’autrefois explique le contexte et les objectifs de la négociation ; le fonctionnaire en poste depuis la ratification de la Convention expose les réalisations positives et les limites de sa mise en oeuvre dans son secteur d’intervention ; le politicien départage les avantages issus de la Convention et les limites qu’elle comporte, appuyant ainsi ses revendications présentes ; l’expert propose un exposé documenté, qui peut aussi être très rigoureux, sur l’un ou l’autre aspect au programme. À ces allocutions sont ajoutées des pièces complémentaires : par exemple textes introductifs destinés à situer la Convention dans le contexte, introduction à chacun des thèmes et résumés des allocutions prononcées pour chacun des thèmes, bibliographie, chronologie et cartes géographiques diverses.

La section portant sur le développement territorial présente globalement peu de matière originale. Elle repose principalement sur de longues énumérations des dispositions de la Convention favorisant le développement (des infrastructures, des services, de l’économie, etc.), ainsi que des changements survenus en 25 ans dans son sillage ; les deux conférenciers autochtones en concluent qu’il reste néanmoins beaucoup à faire.

La section sur l’environnement présente des textes d’un intérêt plus relevé. Plutôt que de s’en tenir à la description des dispositions de la Convention régissant les mécanismes en matière d’environnement, ou à une liste des réalisations qui lui soient attribuables, Benoît Taillon et Michael Barret mettent en évidence certains aspects déficients du régime environnemental, comme les chevauchements des procédures d’évaluation, l’absence de suivi des décisions rendues, les ressources insuffisantes allouées aux organismes concernés, ainsi que certains enjeux environnementaux laissés pour compte dans la réalité auxquels ils sont régulièrement confrontés aujourd’hui, comme la qualité incertaine de l’eau potable dans les maisons et dans les villages, l’absence de mesures pour favoriser la conservation d’énergie, l’existence sur le territoire de centaines de sites abandonnés d’exploration minière présentant un risque potentiel pour l’environnement naturel et la santé humaine.

La section sur la gouvernance circonscrit certains des mérites et des limites de la Convention. Renée Dupuis, qui signe deux textes dans le recueil, souligne que le régime de la Convention a conduit le Québec à rattacher les collectivités autochtones du Nord dans ses structures gouvernementales. Mais il ne s’agit là que d’un aspect de la question. Placé en introduction de l’ouvrage, le premier texte de la juriste soutient que, bien que la Convention ait été considérée pendant un temps comme un cadre de référence pour les groupes autochtones, les clauses de cession des droits ne font aujourd’hui plus l’unanimité auprès de ces groupes. Les conférenciers autochtones de la section sur la gouvernance illustrent cette double nature du traité. Harry Tulugak et Phillip Awasish soutiennent en substance que la Convention a permis la réinsertion des Inuits et des Cris dans les affaires communes des résidents du Nord, mais qu’elle n’a pas conduit à la création de formes de gouvernements auxquels aspirent les groupes autochtones. Les deux leaders expriment des aspirations politiques qui peuvent difficilement se réaliser dans le cadre de la Convention.

Enfin les présentateurs invités à se prononcer sur la mise en oeuvre font écho à plusieurs constats majeurs identifiés précédemment. Anthony Ittoshat indique que l’ambivalence au sujet des clauses de cession remonte à l’époque même de la négociation : « … il est certain qu’aucune autre section de l’Entente n’a causé autant de problèmes de conscience, d’émoi et d’angoisse chez les chefs et dans la population, lesquels furent en définitive forcés d’accepter la cession… » (p. 209). Néanmoins, écrit Louis-Edmond Hamelin, « l’apport le plus significatif du traité de 1975 réside dans l’acquisition par les Autochtones d’un statut irrévocable d’acteur dans l’avenir du Nord québécois » (p. 201).

L’ouvrage apporte peu d’inédit sur le plan des connaissances. La plupart des constats ont déjà été faits à partir de diverses tribunes publiques, et la plupart des analyses ont déjà été publiées sous la forme de compte rendu de conférences, de livres, d’articles scientifiques ou autrement. L’apport à la connaissance des faits est donc marginal, et réside essentiellement dans les déclarations portant sur les problèmes les plus récents qu’entraîne la mise en oeuvre de la Convention 25 ans après son apparition. Les analyses qu’on y retrouve reprennent, grosso modo, de grands axes déjà dégagés dans une littérature abondante et variée.

Néanmoins, ce cocktail de contributions constitue en lui-même un apport parce qu’il témoigne de la variété des forces en présence, dans ce rapport politique entre les groupes autochtones, les gouvernements et les entreprises engagées dans le développement du Nord. L’ouvrage est en effet traversé par le discours idéologique de chacun des acteurs. Les signataires gouvernementaux continuent de justifier les mérites de l’entente tout autant par le contexte de l’époque que par les réalisations – les progrès – qu’elle aurait permis. Les entreprises vantent les vertus de l’entente, dont la moindre n’est pas d’avoir levé les entraves à la mise en exploitation du potentiel hydroélectrique du territoire. Les administrateurs reprennent la mélopée de leur impuissance, emprisonnés qu’ils seraient dans le carcan des mille clauses de la Convention, ou des moyens mis à leur disposition pour les mettre en oeuvre : les limites de la Convention demeureraient infranchissables de leur point de vue, et ils doivent poursuivre patiemment la tâche ingrate d’en tirer le meilleur. Les leaders autochtones reconnaissent les bénéfices que leurs collectivités auraient su tirer de la chose, y compris la protection de leurs activités coutumières, et dénoncent les problèmes qu’elle n’a pu régler, soit parce qu’on a fait défaut de mettre en oeuvre certains chapitres importants, soit parce que le carcan les enserre eux aussi. Mais ils répètent que, de leur point de vue, la Convention n’a pu et ne pourra permettre de réaliser leurs aspirations à la maîtrise de leur destin par des formes appropriées de gouvernement autonome.

Mises à part les rares analyses, déjà mentionnées, fondées sur le regard plus distant que commande l’approche scientifique ou la réflexion savante, pratiquement toutes les contributions sont ainsi enrobées de ces parfums familiers. L’analyste qui voudrait tracer la carte idéologique des rapports entre les groupes autochtones du Nord et les autres acteurs en présence dans le contexte de l’intégration du Nord au développement économique, politique et social du reste du Québec, trouvera ici un matériau révélateur.

En effet, plutôt que d’être consommé d’un trait, ce cocktail discursif se prêterait très bien à l’analyse minutieuse ; celle-ci ne manquerait pas de montrer les grands courants qui dominent depuis longtemps l’univers de ces relations de pouvoir, où un autochtonisme de bon aloi voisine avec le discours technocratique et la perspective développementaliste. Ce genre d’analyse, que l’on aurait pu faire à la publication des actes d’un symposium semblable tenu à l’occasion du dixième anniversaire de la Convention, confirmerait la prégnance de ces discours. Elle pourrait aussi bien montrer le progrès de leur interpénétration à mesure que l’histoire avance, en somme l’intégration graduelle des groupes autochtones à la société québécoise.

L’ouvrage comporte, à mon sens, deux caractéristiques à première vue étonnantes. Le premier étonnement vient de la place très ténue qu’occupent les préoccupations quotidiennes des Autochtones, comme la crise de l’emploi ou du logement, la perpétuation d’un écart important, défavorable aux Autochtones, de leur état de santé général par rapport aux moyennes nationales, du succès scolaire des générations montantes, et ainsi de suite. À toutes fins utiles, seule la contribution de Michael Barrett aborde franchement ce genre de questions, ainsi que certaines remarques de Marc-Adélard Tremblay et de Jules Dufour portant sur le système de santé, dans lesquelles ces rapporteurs vont bien plus loin que les textes de la séance qu’ils devaient résumer. Cet aspect du Symposium est troublant. Tout se passe en effet comme si un débat portant sur la Convention de la Baie-James et du Nord québécois devait être orienté exclusivement sur les questions de haute altitude : structures, constitution, droits inhérents et tutti quanti. Pourtant, la Convention prescrivait bel et bien le maintien et l’amélioration des services et conditions sociales des Autochtones.

Le second étonnement est l’absence presque totale de préoccupation pour l’importance de l’exploitation hydroélectrique du territoire visé par la Convention. Car, en effet, la Convention a été négociée essentiellement pour permettre la réalisation de la « vocation hydroélectrique » du Québec, épine dorsale du programme développementaliste du gouvernement libéral de Robert Bourassa. On a bien souligné que le projet à l’origine du conflit et de la négociation avait été changé par la suite et que les ouvrages portant le nom de l’ancien Premier ministre avaient des caractéristiques fort différentes de celles présentées dans l’entente. Mais on ne trouve nulle part d’analyse sur l’importance de la production électrique rendue possible par l’exploitation du territoire pour l’économie d’Hydro-Québec en particulier et pour l’économie du Québec en général. Ce silence est lui aussi révélateur. Pour parvenir à analyser la Convention en termes de stratégie macroéconomique ou géopolitique, il faudrait en effet renverser la perspective, en somme cesser de s’hypnotiser sur l’énumération minutieuse des clauses de détail et sur leurs effets immédiats (conformes ou non aux promesses faites) pour s’attacher à comprendre la place somme toute accessoire de la Convention dans le développement de l’économie libérale. Or, une pareille perspective est rien moins qu’habituelle. La sélection de panelistes de l’intérieur aurait pu difficilement produire des résultats différents. De plus, depuis l’acceptation des clauses de cession, la position des Autochtones comme bénéficiaires de la Convention, plutôt que comme partenaires d’affaires, est tenue pour acquise. Implicitement les Autochtones renonçaient par ces dispositions à recevoir des redevances tirées des revenus d’exploitation de la puissance des rivières sillonnant leur territoire d’origine. Si un retour sur la Convention débutait par une évaluation de la part considérable de la production électrique du Québec, des revenus et bénéfices d’Hydro-Québec qui sont issus des installations du Complexe La Grande, ou par une analyse de la croissance économique du Québec fondée sur la disponibilité de cette énergie très prisée par les industries énergivores, le portrait serait alors différent. Les représentants autochtones tireraient de ces constatations manquantes des conclusions plus acérées, estimant peut-être que, dans le contexte, ils ont cédé beaucoup de pouvoir en échange de pouvoirs délégués dont les limites sont devenues inconfortables aujourd’hui. Ces silences n’étonnent qu’à première vue, car ils seraient le résultat typique d’une approche ayant cours partout où les Autochtones sont pressés de céder le passage au développement, par l’industrie pétrolière en Alaska, en Norvège et en Russie, par l’industrie forestière en Finlande comme dans toute la forêt boréale canadienne, par l’industrie minière partout, y compris en Amérique latine.

En somme, ce Regard sur la Convention… demeure limité, comme si l’analyse rétrospective du traité devait être essentiellement guidée par ses aspects pour ainsi dire mécaniques, apprêtés aux diverses sauces idéologiques autorisées par la bienséance politique du moment, sans considération pour la condition sociale des Autochtones ni pour le rôle central de la production énergétique issue de leur territoire dans le contexte plus général et déterminant du développement de l’économie libérale.

Ces absences notables de vision d’ensemble d’une part et, d’autre part d’une vision de la réalité concrète de la condition autochtone (en dehors des quelques remarques sur les initiatives microéconomiques et des longues analyses sur le régime de protection des activités coutumières), font de l’ouvrage une sorte de bilan des difficultés organisationnelles de la mise en oeuvre de la Convention, plutôt que de son rôle comme contrat social.

Les éditeurs prétendent que l’ouvrage n’est pas un simple compte rendu de l’événement puisqu’il « … se veut beaucoup plus qu’un recueil des allocutions présentées », les textes ayant été révisés, complétés par des résumés et autres annexes. L’édition bilingue est soignée et, comme le reste, montre que des moyens considérables ont été consentis pour souligner ces noces d’argent. Décidément, il a valeur de témoignage, beau matériau brut pour le sociologue et l’historien.