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Les taux de faible revenu ne disent pas tout sur la pauvreté. Même s’ils semblent indiquer qu’au cours des quinze dernières années le nombre d’individus pauvres a diminué au Québec, plusieurs groupes de personnes en situation de pauvreté ont subi une détérioration substantielle de leur niveau économique. C’est le cas notamment des prestataires de l’aide financière de dernier recours considérés aptes au travail ainsi que des personnes vivant seules et sans enfant, qui ont vu leur situation se dégrader en raison notamment de mesures gouvernementales mises en place au cours des dernières années (Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, 2007).

Beaucoup d’encre a coulé sur le sujet de la pauvreté depuis les efforts théoriques de conceptualisation du début du 19e siècle, dont les travaux de Booth et de Rowntree en Angleterre (Concialdi, 2003 ; Marxwell, 1999). Une pluralité d’approches coexiste dans l’étude de ce phénomène, relevant de différents paradigmes (Laderchiet al., 2003 ; Dupéré et Disant, 2005). Bien que l’approche économique soit encore largement utilisée et reste nécessaire, d’autres aussi doivent être considérées. La majorité des auteurs admettent maintenant que la pauvreté est une expérience multidimensionnelle, dans ses causes comme dans ses manifestations, et relève d’un processus dynamique évoluant dans le temps. Il n’existe donc pas de consensus sur ce qu’est la pauvreté, ni sur ses causes ni sur la manière de la mesurer ou de la combattre (Laderchiet al., 2003 ; Wagle, 2002). Cela explique en partie le fait que le Québec, encore récemment, ne disposait pas de mesure officielle de la pauvreté.

Un travail citoyen de grande ampleur a conduit l’Assemblée nationale du Québec à adopter à l’unanimité en 2002 une Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. La loi demande d’avoir recours à des indicateurs pour mesurer les progrès accomplis en direction d’un « Québec sans pauvreté ». C’est un des mandats qui a été confié au Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE) mis sur pied au printemps 2005. Ce centre a émis un premier avis, endossé par le gouvernement québécois, suggérant une série d’indicateurs déjà disponibles pour analyser la dimension économique de la pauvreté (CEPE, 2009). Dans ses recommandations, il a par ailleurs indiqué la nécessité d’explorer d’autres dimensions de la pauvreté, des inégalités et de l’exclusion sociale en faisant appel à une diversité de méthodes et de points de vue, dont ceux de personnes en situation de pauvreté (CEPE, 2009).

La nécessité d’assurer la participation de personnes en situation de pauvreté à la définition même de la pauvreté et aux stratégies à mettre en oeuvre pour la contrer est de plus en plus reconnue, tout comme l’importance d’effectuer des recherches participatives sur le sujet (Chambers, 1997 ; Narayanet al., 2000 ; Osmani, 2003 ; Laderchi, 2003 ; Reid, 2004). C’est dans cette perspective que le projet, dont certains résultats sont présentés ici, a été mené.

Cet article expose et discute les représentations de la pauvreté et de la sortie de la pauvreté, telles que recueillies auprès d’hommes fréquentant un centre communautaire situé dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve de Montréal. À la suite d’une brève description du processus de recherche, nous présentons ce qui ressort des entretiens et procédons à une mise en perspective critique de ces résultats, à partir de la différence observée entre les représentations attendues et celles observées.

Démarche de recherche

Le projet poursuivait un triple objectif. Premièrement, il visait à mieux comprendre les expériences et les représentations d’hommes vivant en situation de pauvreté quant à cette dernière et à la manière d’en sortir. La décision de se pencher exclusivement sur des hommes est venue à la fois de la composition de la clientèle fréquentant le centre, du manque de ressources d’aide adaptées aux besoins des hommes (Comité de travail en matière de prévention et d’aide aux hommes, 2004) et du besoin de recherches pour approfondir les expériences des hommes en matière de pauvreté en lien avec leur masculinité (Ruxton, 2002 ; Strier, 2005). Deuxièmement, il visait à mieux cerner le rôle des ressources sociosanitaires dans les processus qui conduisent les hommes à entrer et parfois sortir de situations de pauvreté. Finalement, il souhaitait identifier des pistes d’interventions pertinentes en matière de lutte à la pauvreté, et ce à partir des savoirs d’expériences recueillis. Cet article présente et discute les résultats obtenus en lien avec notre premier objectif de recherche.

Nous avons utilisé une stratégie de recherche qualitative s’inscrivant dans une approche constructiviste et participative, située dans la tradition d’analyse des parcours de vie. Diverses méthodes de collecte de données ont été déployées. L’observation participante (plus de 80 jours entre janvier 2007 et novembre 2009) et la rédaction d’un journal de bord ont été des outils de collecte d’informations privilégiés pendant le séjour sur le terrain. Des entrevues individuelles semi-dirigées ont été conduites auprès de 22 usagers du centre à l’aide d’un outil d’éducation populaire adapté aux fins de la recherche et décrit plus loin. À cet effet, une stratégie d’échantillonnage par cas multiples et typiques (Deslauriers et Kérisit, 1997 ; Paillé, 1994) a été développée en collaboration avec le comité-conseil[2] et des intervenantes du centre communautaire. Le principe de saturation théorique a permis de déterminer le nombre de participants. Ce critère méthodologique est utilisé pour indiquer à quel moment la collecte des données est considérée comme complétée (Pires, 1997). Les critères d’inclusion étaient les suivants : parler français, être ouvert à une démarche d’investigation en profondeur, se considérer en situation de pauvreté, appartenir à une catégorie pré-identifiée (en consultation avec le comité-conseil), ne pas souffrir d’un trouble mental sévère. Quatre groupes de discussion sur les résultats préliminaires ont été tenus, auxquels 11 hommes, dont six avaient accordé une entrevue individuelle, ont participé. Les entrevues et les groupes de discussion ont eu lieu au centre communautaire, dans un local qui favorisait l’intimité et le confort et ont été réalisées par la première auteure de l’article[3]. La stratégie d’analyse retenue repose sur l’approche de théorisation ancrée interprétative proposée par Charmaz (2006) et sur l’approche des récits de vie de Bertaux (2005). Le contenu des entrevues individuelles a été enregistré et transcrit intégralement. Les verbatims furent soumis à une analyse compréhensive dans un premier temps, qui visait à saisir le sens général du récit. Nous avons effectué des lectures attentives des entrevues accompagnées d’annotations. Nous avons également fait des résumés qui ont été comparés entre eux. Cette étape a permis de raffiner notre grille de codification et d’identifier quelques pistes de réflexion. Dans un deuxième temps, nous avons procédé à une analyse thématique et comparative qui consistait à procéder au repérage d’idées récurrentes, à leur regroupement en catégories et à leur mise en relation jusqu’à la modélisation. Nous avons fait un retour constant aux données brutes et avons porté une attention particulière à la recherche systématique des cas contrastants, extrêmes et contradictoires. Cette analyse progressive et itérative ne s’est pas faite en vase clos. Plusieurs discussions ont été tenues avec les directeurs de recherche dont un a participé plus activement au processus de codification et de modélisation. Finalement, pour améliorer la crédibilité de nos résultats de recherche, nous avons effectué des groupes de discussion avec des hommes autour des résultats obtenus. Le logiciel NVivo a servi au traitement et à l’analyse des données.

Adaptation et utilisation d’un outil particulier de collecte de données

Un outil d’éducation populaire développé par le Collectif pour un Québec sans pauvreté et intitulé Nos histoires de vie dans le rouge, le jaune et le vert (figure 1) a été adapté et utilisé au moment des entrevues individuelles. Cet outil a été conçu en 2003 au cours d’un carrefour de savoirs[4] sur les besoins essentiels tenu par cet organisme avec des personnes vivant la pauvreté. Ce carrefour de savoirs visait à explorer librement diverses dimensions relatives à la couverture des besoins essentiels. L’outil s’inscrivait dans la continuité d’un cheminement du Collectif pour situer les balises de revenu nécessaires à la couverture des besoins essentiels et à la sortie de la pauvreté dans le pacte social et fiscal québécois. Le vert correspondait alors, dans l’imaginaire du Collectif, à l’idée d’une société sans pauvreté, au fait de sortir du manque pour atteindre un niveau de vie suffisant pour exercer l’ensemble de ses droits dans sa société. Le rouge symbolisait au départ l’expérience d’être « dans le rouge », autrement dit de ne pas couvrir ses besoins essentiels. Le jaune avait semblé convenir, comme c’est le cas avec les feux de circulation, pour illustrer le fait de se trouver entre la couverture des besoins essentiels et la sortie de la pauvreté. Le pas de plus fait entre 2003 et 2006 dans le cadre du carrefour de savoir a été de faire retracer par chaque participante et chaque participant comment il ou elle avait évolué dans ces trois zones depuis sa naissance, autrement dit de faire son histoire de vie dans le « rouge, jaune, vert », et de préparer un outil à cette fin (Collectif pour un Québec sans pauvreté, 2005).

La pertinence d’utiliser cet outil aux fins de la recherche a été confirmée à la suite de différentes vérifications effectuées auprès d’hommes fréquentant le centre communautaire, d’intervenantes et d’intervenants oeuvrant dans l’organisme communautaire et du comité-conseil de la recherche. Cependant, certaines modifications furent faites à la suite de à nos échanges et observations. Comme l’utilisation d’images et le recours au dessin peuvent être négativement perçus ou ne sont pas des activités familières pour plusieurs hommes, nous avons convenu d’insister sur la liberté d’avoir recours ou non à l’outil pendant l’entrevue et de l’utiliser à leur façon. Nous avons également décidé d’offrir la possibilité aux participants de prendre un moment de réflexion avant de commencer l’entrevue puisque nous avons noté que l’ampleur de la tâche pouvait être ardue pour certains. Finalement, considérant la variation possible dans l’interprétation du rouge, du jaune et du vert, nous avons opté pour une présentation de l’outil plus simple et plus ouverte afin de saisir les différences potentielles sur le plan des représentations de la pauvreté et de sa sortie. Nous avons simplement indiqué que le rouge représentait la pauvreté, le vert la sortie de la pauvreté et le jaune une zone de transition entre les deux. Des ajustements mineurs ont été effectués et la version finale telle que proposée dans le cadre de la recherche se retrouve à la figure 2.

Figure 1

Mon histoire de vie dans le rouge, le jaune et le vert…

Mon histoire de vie dans le rouge, le jaune et le vert…
Source : Collectif pour un Québec sans pauvreté (2005).

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Figure 2

Mon histoire de vie dans le rouge, le jaune et le vert…

Mon histoire de vie dans le rouge, le jaune et le vert…
Source : Outil adapté à partir de celui développé par le Collectif pour un Québec sans pauvreté et intitulé Nos histoires de vie dans le rouge, le jaune et le vert.

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Cet outil a été utilisé avec 21 des 22 hommes interviewés, dont 14 ont tracé leur parcours de vie ; certains ont tracé des lignes et des plateaux, d’autres des courbes. D’autres ont dessiné des pics ou des points. D’autres encore ont ajouté des âges, des dates ou des mots indiquant des moments ou des événements particuliers dans leur vie (par exemple : un viol, l’entrée dans une famille d’accueil, un déménagement, une formation, etc.). Cinq hommes n’ont pas voulu tracer leur parcours de vie mais ont répondu aux questions en faisant fréquemment ou constamment référence à l’image, deux d’entre eux y notant même des mots. Les deux participants restants ont souhaité raconter leur histoire sans utiliser l’image, mais y ont toutefois fait référence une ou deux fois au cours de l’entrevue. Comme nous le verrons en conclusion, l’utilisation de cet outil a été cruciale car il a permis de révéler des éléments qui autrement n’auraient probablement pas émergé.

Le milieu de recherche

Le centre communautaire, avec lequel nous avons collaboré, est situé dans la partie sud-est du quartier Hochelaga-Maisonneuve, un des quartiers les plus défavorisés de la ville de Montréal. Le centre offre plusieurs services dont un accueil gratuit et inconditionnel dans un lieu chaleureux permettant de briser l’isolement social, des services de dépannage alimentaire ainsi qu’une épicerie communautaire. De plus, l’organisme amorce et soutient des activités de participation citoyenne et des activités éducatives. En moyenne, le centre est fréquenté quotidiennement par plus de 200 personnes dont la très grande majorité est composée d’hommes adultes.

Profil des hommes rencontrés

Les 22 hommes rencontrés en entrevue individuelle constituent à la fois un groupe homogène et diversifié. Son homogénéité tient aux critères d’inclusion dans la recherche et au fait que nous n’avions qu’un seul lieu de recrutement. Les participants se distinguent en revanche sur plusieurs plans compte tenu de nos efforts de diversification des profils lors du recrutement.

Le participant le plus jeune avait 25 ans et le plus âgé 60, l’âge médian étant de 47 ans. La grande majorité était d’origine québécoise, soit dix-sept francophones et deux anglophones. Un participant était Franco-Ontarien mais habitait le Québec depuis une dizaine d’années, un autre était immigrant récent (moins de cinq ans) et un dernier immigrant de longue date (plus de dix ans). Un des hommes avait complété des études universitaires (1er cycle) et un autre avait entamé des études de deuxième cycle, abandonnées au moment de l’entrevue. Cinq avaient poursuivi des études collégiales (Cégep) et avaient complété soit un DEC (diplôme d’études collégiales), soit un DEP (diplômes d’études professionnelles). Trois avaient terminé un diplôme d’études secondaires (DES). Près de la moitié (dix) avaient étudié au secondaire sans obtenir leur diplôme de secondaire 5, bien que trois possédaient une équivalence dans un secondaire « spécialisé ». Un participant n’était jamais allé à l’école et le dernier n’avait pas terminé ses études primaires. Sur le plan de la situation familiale et sociale, la très grande majorité (20) vivaient seuls, deux hommes seulement vivant avec une conjointe. Seize hommes se déclaraient célibataires et six autres rapportaient une relation avec un(e) conjoint(e). Les personnes ayant une conjointe vivaient en appartement. Parmi les autres participants, un seul bénéficiait d’un HLM (habitation à loyer modique), certains étaient chambreurs (huit), vivaient en colocation (trois) ou encore dans un petit appartement, souvent de type studio (huit). Seize des 22 hommes interviewés vivaient principalement d’une prestation d’aide sociale pour personnes « sans contraintes sévères à l’emploi », correspondant à environ 550 $ par mois ; de ceux-ci, un recevait en sus une rente pour vieillesse, alors qu’un autre exerçait un travail régulier déclaré à temps partiel (quelques heures par mois). La plupart nous ont parlé de petits travaux occasionnels « sous la table » pour obtenir un revenu additionnel. Quatre hommes recevaient une prestation d’aide sociale pour personnes « avec contraintes sévères à l’emploi » (allocation de solidarité sociale), soit 858 $ par mois. Finalement, un des participants recevait des prestations de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) à la suite d’un accident en véhicule motorisé et un dernier travaillait à temps partiel, ce qui lui procurait un revenu semblable à celui que donne l’aide sociale aux personnes ayant des contraintes sévères à l’emploi.

Entre le noir et le vert : les représentations du fait d’être pauvre et de sortir de la pauvreté

Les représentations que se font les hommes interrogés sont discutées ici en deux temps. Dans le premier, quelques constats généraux sont dégagés. Dans le deuxième, les principaux éléments qui caractérisent chacune des couleurs sont présentés.

Quelques constats généraux

Ce qui ressort en premier lieu c’est une gradation des degrés de pauvreté et de richesse. Les hommes ont utilisé des expressions telles que les « bas fonds du rouge », tout en bas de cette zone, le « rouge débrouillard » qui se situe dans le haut de cette couleur, ainsi que des petites et grandes richesses dans le vert, introduisant d’emblée des nuances dans la catégorisation qui leur était proposée. De fait, la majorité a précisé verbalement ou dessiné avec minutie la section où chacun situait ses divers moments de vie, en bas, au milieu ou en haut d’une zone, en indiquant clairement nuances et gradations.

Dès les premières entrevues, certains ont dessiné un ou plusieurs épisodes de leurs parcours de vie en dehors de l’image, en dessous de la zone rouge. À la 12e entrevue, un homme a suggéré d’ajouter une couleur au-dessous du rouge, le noir, pour indiquer une zone de pauvreté encore plus sévère que celle à laquelle renvoie le rouge. En tout, dix hommes ont indiqué de façon spontanée une zone au-dessous de la zone rouge et plusieurs ont parlé du noir, ce qui nous a amenés à introduire une zone additionnelle à l’outil original.

Le graphique 1 illustre la répartition des hommes interviewés selon qu’ils ont vécu un épisode dans le noir, le rouge, le jaune ou le vert au cours de leur vie. Environ la moitié des vingt et un hommes qui ont fait référence à l’outil durant l’entrevue[5], soit dix, a rapporté au moins un épisode de vie dans la zone noire alors que la quasi-totalité (20/21) mentionne avoir vécu au moins un épisode dans la zone rouge. Tous ont rapporté avoir vécu au moins un épisode dans la zone jaune et finalement un peu plus de la moitié ont indiqué au moins un épisode dans la zone verte.

Graphique 1

Répartition des 21 hommes ayant fait référence à l’outil selon qu’ils disent avoir vécu au moins un épisode dans chacune des zones de couleur au cours de leur vie

Répartition des 21 hommes ayant fait référence à l’outil selon qu’ils disent avoir vécu au moins un épisode dans chacune des zones de couleur au cours de leur vie
Source : Compilé à partir des entrevues.

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Le graphique 2 présente l’autopositionnement des hommes au moment de l’entrevue. Seulement quatre se sont situés dans la zone rouge, cinq se sont mis sur la ligne du rouge/jaune en expliquant qu’ils « se promènent sur la ligne » ou qu’ils sont « borderline ». Cinq participants se sont inscrits dans le jaune, deux autres se sont situés sur la ligne entre le jaune et le vert, les trois derniers se plaçant dans la zone verte. Deux hommes ont eu de la difficulté à se positionner ; l’un a indiqué qu’il se situait sur la ligne séparant la zone rouge du jaune sur le plan financier et dans le noir sur les autres aspects de sa vie, alors que le second a décrit sa difficulté en expliquant que cela variait selon les aspects de sa vie, d’un jour à l’autre, et qu’en fait les couleurs s’entremêlaient.

Graphique 2

Répartition des 21 hommes selon leur manière de se situer au moment de l’entrevue

Répartition des 21 hommes selon leur manière de se situer au moment de l’entrevue
Source : Compilé à partir des entrevues.

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Les représentations du noir, du rouge, du jaune et du vert

Voyons maintenant comment les hommes rencontrés parlent des différentes couleurs.

Le noir : « le gouffre »

Dix hommes ont raconté avoir vécu un ou plusieurs épisodes de vie dans le noir ; davantage se seraient peut-être positionnés dans cette zone si celle-ci avait été incluse dans l’outil de recherche dès le départ. Ceux qui ont inscrit des épisodes dans cette zone les décrivent comme les pires moments de leur vie. Pour certains, de tels épisodes se sont étalés sur une période de quelques mois, alors que d’autres parlent de plusieurs années. Un participant a même mentionné avoir toujours vécu dans la zone du noir en ce qui a trait aux aspects affectifs, relationnels et psychiques de sa vie. Cette zone est associée à des éléments négatifs forts, désignés par des expressions telles que : « le gouffre », « le fond », « pris dans le trou », « la déchéance », « tu te noies », « tu t’enfonces », « fuck the world », « c’est comme une ruelle pas de lumière », « c’est le point de non-retour ».

Les dix hommes qui se sont situés dans le noir à un moment de leur vie ont majoritairement fait explicitement allusion à leur situation financière précaire pendant cette période, quatre ayant même vécu des situations d’itinérance. Quelques-uns ont toutefois indiqué avoir vécu dans cette zone tout en étant dans une situation financière relativement confortable. Ils ont évoqué des abus physiques, sexuels ou psychologiques, un épisode de consommation de drogues, un problème grave de santé mentale non soigné ou une rupture amoureuse, pour expliquer leur positionnement dans le noir. Cinq thèmes caractérisent la zone du noir.

  1. Détresse et souffrance. Tous les hommes interviewés ont parlé de leurs épisodes de vie dans le noir comme de périodes où ils étaient plongés dans un état de crise aiguë et où ils vivaient une souffrance vive et intense, avant tout psychique mais aussi physique, accompagnée de sentiments tels que la haine, la colère, la peur, la tristesse profonde, la honte et l’humiliation. Plusieurs ont rapporté des situations pénibles et angoissantes qui ont provoqué des états de détresse intense. Certains ont décrit des moments de désarroi et d’impuissance : « tu es pogné à la gorge ».

  2. Exclusion, rejet et abandon. Le noir semble être une zone où les hommes ont décroché de la société. Plusieurs ont déclaré avoir perdu complètement le contact avec la réalité pendant ces épisodes ; ils ont « pété une coche », « disjoncté », « décroché », « déraillé ben raide ». Les quatre qui ont vécu des périodes d’itinérance ont déclaré avoir décroché de la société et avoir perdu « confiance en la société » comme en témoigne le passage suivant :

Quand t’es rendu dans l’itinérance, t’as plus de dignité ; un moment donné, je me lavais plus, j’ai été deux semaines… personne me reconnaissait, moi y a toujours du monde… on m’appelait l’itinérant de luxe, le gars qui est passé devant les caméras souvent [Q- L’itinérant de ?] L’itinérant de luxe. […] J’ai dit : « En tout cas, j’vas le prendre ! » Parce que je me rasais toujours bien, mais un moment donné là, j’me laissais aller, puis j’ai été deux semaines dans ma cabane à chien […], j’étais isolé de tout le monde puis j’étais dehors puis je me lavais même plus ; un moment donné j’avais le même linge. Mais la personne, la première personne qui m’a vu, il a dit : « C’est pas lui ça ! » « Ben ouais ! » Moi j’étais sur la colle, j’étais gelé puis j’étais… j’étais tout somnolant, tout poqué. Puis je mangeais pas convenablement, en deux semaines je pense que j’ai mangé quatre fois en deux semaines. J’étais plus moi-même. Je tolérais plus rien là, plus de bruit, puis je voulais pas entendre rien. Je me mettais des ouates dans les oreilles là puis… Déconnecté, totalement. L’itinérance m’avait rendu dans le noir total. La noirceur de plus voir le jour se lever, de voir les oiseaux, y avait plus rien de drôle. C’était ça (GD2)[6].

Plusieurs expliquent avoir vécu des sentiments d’abandon et de rejet : « tu te sens mal aimé », « tu te sens comme un chien abandonné », « tu te sens comme du bétail », « tu te sens inutile, infériorisé », « seul au monde », en n’ayant personne pour les aider et en ne sachant pas où aller : « On ne sait plus quoi faire avec ça, à qui parler, ça fait mal comme un poids dans soi-même ».

  1. Désespoir. Les moments associés à la zone noire sont décrits comme des moments de désespoir profond, où on ne voit « rien au bout du tunnel », « on voit noir », « on veut mourir », « on veut décrocher », « on veut tout laisser tomber ». Plusieurs disent avoir pensé au suicide, cinq indiquant avoir fait une ou plusieurs tentatives lors de ces épisodes dans le noir. Trois des hommes ont expliqué avoir été dans un mode d’autodestruction, en faisant référence notamment à leur consommation de drogues.

  2. Incompréhension. Les participants ont expliqué que ce sont des moments où « on se sent perdu », « on ne comprend pas ce qui se passe », « on ne comprend pas pourquoi ça nous arrive », « on est dans le non-sens ». « C’est quand la roue de la vie tourne du mauvais bord. » Ils évoquent une zone d’incompréhension où ils sont dans une quête de sens et de repères dans leur vie. Trois hommes ont mentionné avoir vécu une crise d’identité profonde à ce moment-là.

  3. Honte et perte de dignité. Enfin, plusieurs évoquent une perte de dignité et d’intégrité en lien avec des situations d’abus et de rejet mais aussi avec les conditions de vie difficiles et inhumaines dans lesquelles ils ont vécu lors de ces épisodes. Un de ceux qui ont vécu des situations d’itinérance explique que, par moments, il ne se percevait plus comme un humain. Il se trouvait dans un état de survie et il ne se sentait plus lui-même : « c’est une survie animale… on devient plus animal qu’humain », et il a expliqué qu’un jour, affamé, il a volé un pain à une personne qui était elle aussi en situation de pauvreté, enfreignant ainsi ses propres valeurs et affirmant vivre depuis ce jour avec la honte d’avoir été « si bas ».

Le rouge : « une situation de manques »

Tous les hommes interviewés, sauf un, rapportent avoir vécu au moins un épisode dans le rouge. La grande majorité (19) indique y avoir vécu plus d’un épisode, dont la durée a varié de quelques mois à plusieurs années. Deux hommes ont dit y avoir vécu la plus grande partie de leur vie, avec quelques épisodes ici et là dans le jaune ou le vert. Plusieurs éléments mentionnés en lien avec la zone noire se retrouvent dans le rouge, particulièrement lorsque les hommes ont évoqué des situations dans « le bas du rouge ». Comme le noir, le rouge ne semble présenter que des éléments négatifs désignés par des expressions telles que : « survie », « zone de non-existence », « être dans le trou », « une situation de misère », « une situation de manques ». Certains hommes évoquent des expériences non seulement négatives mais dont ils se sentent au moins partiellement responsables ; ils parlent alors de « laisser-aller », d’oisiveté et d’apathie, éléments desquels ils voulaient ardemment se dissocier lors de l’entrevue.

La majorité des hommes interviewés ont évoqué la situation financière pitoyable dans laquelle ils se trouvaient lorsqu’ils étaient dans la zone rouge. Ils ont expliqué que les montants reçus de l’aide sociale, n’ayant pas été indexés au coût de la vie durant de nombreuses années, sont nettement insuffisants pour combler les besoins essentiels. Ils se retrouvent ainsi dans une situation qui rend impossible la réalisation de projets tels que le retour à l’école, l’entrée dans un programme de formation ou la recherche d’un emploi, leur énergie étant complètement vouée à la survie. Quelques-uns ont expliqué avoir été obligés d’emprunter de l’argent à des personnes de leur entourage ou auprès de prêteurs à taux usuraires (ou shylocks), ce qui dans certains cas les a plongés dans une situation de surendettement dont il a été difficile de sortir.

À une exception près, tous les hommes interviewés ont mentionné d’autres éléments, outre leur situation financière, pour expliquer leur passage dans le rouge. Soulignons qu’une minorité a vécu un ou plusieurs épisodes dans le rouge tout en étant dans une situation financière acceptable, certains ayant même occupé un emploi dont la rémunération était supérieure au salaire minimum. Cela montre que pour nos participants, si la dimension économique est très présente, dans la zone du rouge, tout comme dans la zone du noir, elle n’est pas la seule associée à la pauvreté. Plusieurs situations, certaines déjà évoquées dans la zone du noir, expliquent leur positionnement dans la zone rouge (abus, itinérance, problèmes psychiatriques non traités, deuils, maladie d’un proche, analphabétisme). Pour les hommes qui ont vécu des épisodes dans le noir, le rouge semble être une situation un peu moins aiguë, un peu moins sévère, alors que pour les autres, on retrouvait souvent lors de l’entrevue le même degré d’intensité que dans la description de la zone noire.

Les quatre thèmes saillants qui suivent caractérisent les expériences vécues dans la zone rouge.

  1. Désorganisation. Plusieurs hommes ont associé la zone du rouge à des épisodes de leur vie où ils n’arrivaient pas à fonctionner normalement, des moments où leur vie était complètement désorganisée souvent à cause de problèmes familiaux intenses tels des abus, des abandons, des ruptures ou un divorce. Ces problèmes occasionnaient des blessures psychiques insupportables qui les affectaient intérieurement, les empêchant de fonctionner en rendant les relations difficiles avec autrui, ainsi que souvent de combler leurs besoins essentiels. Certains se sont alors lancés dans les cercles pernicieux de la consommation (alcool, drogue et jeu) pour s’évader de leurs problèmes et « geler leurs émotions ». D’autres encore ont souligné l’impact de problèmes psychiatriques, non pris en charge adéquatement ou non traités, sur les compétences organisationnelles et fonctionnelles exigées par notre société. Certains ont rapporté des épisodes d’itinérance provoqués par cet état de désorganisation alors que d’autres ont expliqué s’être volontairement isolés de la société. La difficulté de vivre en société et de s’y adapter résultait aussi de problèmes relationnels de toutes sortes avec famille, école, réseau social ou travail. Ceci semble être particulièrement le cas pour les personnes ayant vécu de l’abus physique, psychologique ou sexuel. L’absence d’aide de leur réseau social (famille, amis, entourage) ainsi que l’absence ou l’inadéquation des ressources professionnelles ont été soulignées par plusieurs comme facteurs explicatifs.

  2. Exclusion. Certains participants ont décrit la zone du rouge comme étant celle de manques, non seulement des besoins essentiels (tels que nourriture, vêtements et logement), mais aussi manque d’amour, l’un parlant de pauvreté émotionnelle pour décrire cette composante.

Plusieurs ont rapporté des sentiments d’exclusion et de marginalité. Ils ont dit avoir été rejetés de leurs milieux familiaux, de leurs réseaux d’amis et des milieux institutionnels (par exemple, l’école ou les services sociaux et de santé) ou des milieux communautaires en raison de leur statut de non-emploi, de leur incapacité financière à participer à des activités sociales et culturelles ou à consommer certains biens et services (par exemple, acheter des vêtements). D’autres motifs ont en outre trait à l’orientation sexuelle, aux problèmes psychiatriques, à des capacités physiques ou mentales inadéquates ou à une personnalité excentrique ou explosive. Notons que certains ont dit ne pas parvenir à expliquer leurs expériences de rejet et d’exclusion.

  1. Manque de pouvoir et exploitation. Plongés dans le rouge, plusieurs ont expérimenté un manque de pouvoir et de contrôle sur leur vie en lien avec diverses situations : abus physiques, psychologiques ou sexuels vécus dans leur famille d’origine ou famille d’accueil, dans leurs rapports avec les professionnels de la santé (notamment pendant des séjours en psychiatrie), dans leurs rapports avec les agents d’aide sociale, lors de situations d’exploitation ou de harcèlement au travail. D’autres hommes soulignent s’être « fait avoir » par différentes organisations (une agence de rencontres, une compagnie pharmaceutique qui effectuait des tests, ou une compagnie de téléphone par exemple) et par des personnes de leur entourage (famille, ami(e)s, conjoint(e), propriétaire). Cette exploitation par autrui a été attribuée par certains à leur ignorance de certaines choses de la vie causée par leur faible scolarisation ou leur analphabétisme. D’autres ont aussi admis leur naïveté, qu’ils relient à l’isolement social et culturel vécu pendant leur enfance. D’autres encore ont relevé la nature mesquine des personnes rencontrées qui ont abusé de leur pouvoir. Tous les hommes ayant vécu de l’exploitation sur le marché du travail « formel » ou dans des petits contrats sous la table ont notamment mentionné la méconnaissance de leurs droits ou l’accès difficile aux services d’aide juridique comme facteurs explicatifs.

  2. Apathie. Finalement, certains des participants ont dit avoir été dans un état apathique « de marasme », « d’inertie », « de laisser-aller » lors de leurs épisodes dans le rouge. Ils ont décrit un accablement physique et moral causé par l’accumulation et le poids des difficultés rencontrées, qui entraîne une certaine paralysie de l’action.

Le jaune : « une zone tampon »

Tous ont mentionné avoir vécu des épisodes dans la zone du jaune d’une durée allant de quelques mois à plusieurs années. Contrairement au noir et au rouge, cette zone englobe à la fois des éléments positifs et des éléments négatifs pour les participants qui la désignent par des expressions générales telles que : « zone tampon », « garder sa barque à flot », « je m’en sors », « tu existes », « t’arrives juste à payer tes affaires puis tu profites de rien ».

Sur le plan financier, le jaune semble représenter une zone plus confortable que celle du rouge, néanmoins toujours caractérisée par un mode de survie. La zone du jaune n’est généralement pas décrite comme accessible lorsque le chèque d’aide sociale constitue la seule source de revenus : une entrée d’argent additionnelle est nécessaire. À l’instar des autres couleurs, le jaune a été dichotomisé par certains participants. Sa partie inférieure constitue une zone où « tu arrives juste », « tu arrives à combler tes besoins de base », « tu as juste le nécessaire », « tu vis des petites insécurités financières et tu n’arrives pas à combler tous tes besoins ». Cette zone semble correspondre à une situation où l’on dispose du strict nécessaire sur le plan financier pour la survie, mais pas assez pour pouvoir « profiter de la vie » et « s’offrir des petits plaisirs » tels que le restaurant, le cinéma, le théâtre ou un concert. La partie supérieure de la couleur jaune semble être associée au travail précaire, instable, contractuel, souvent peu valorisant ou insatisfaisant, ou encore au travail avec un salaire sous le seuil du faible revenu. Très peu d’hommes ont enfin évoqué la zone du jaune sans faire référence à la dimension financière. Outre cette dimension, quatre thèmes ressortent comme caractérisant la zone jaune.

  1. La débrouillardise et l’apprentissage d’habiletés. Selon certains, vivre dans le jaune signifie déployer efforts et stratégies pour se maintenir à flot. Il s’agit d’une zone où tu « te prends en main », contrairement à la zone du rouge qui pour certains est davantage associée au laisser-aller, à l’oisiveté et à la déchéance. Plusieurs ayant connu le rouge ont expliqué avoir atteint le jaune « avec le temps » même si leur statut à l’aide sociale n’avait pas changé. Ils ont expliqué avoir trouvé ou appris des stratégies pour se débrouiller avec le montant qu’ils recevaient mensuellement. Ils ont raconté avoir appris à « s’administrer », « à s’organiser », « à budgéter » et « à courir les aubaines ». Une stratégie fréquemment évoquée est l’utilisation judicieuse des ressources communautaires, comme les soupes populaires et les vestiaires. Pour plusieurs, cette stratégie est toutefois difficile à mettre en application car elle implique de « piler sur son orgueil » ou de « développer son côté féminin ». Un participant a évoqué un processus d’apprentissage qui prend du temps ; selon lui, il faut « apprendre à vivre pauvre », ce qui implique le développement de connaissances, d’attitudes et d’habiletés. Plusieurs ont avoué ne pas avoir le choix de « tricher » un peu et de se bricoler un revenu de sources additionnelles pour « arrondir les fins de mois ». Ils ont expliqué que les montants de l’aide sociale alloués à une personne apte au travail sont insuffisants et qu’il est absolument nécessaire de trouver des petits travaux occasionnels tels que ramasser des bouteilles, participer à des essais cliniques de compagnies pharmaceutiques, ou faire des petites jobines (par exemple distribuer des dépliants publicitaires, effectuer des travaux de menuiserie, des travaux ménagers, des déménagements ou des livraisons pour commerces, voisins ou propriétaires). Finalement, certains hommes se sont dits contraints à commettre des délits afin de survivre, incluant le vol et la prostitution.

  2. Le cheminement de la guérison. Quelques participants font référence à la zone du jaune en tant que cheminement dans la voie de la guérison de blessures psychiques, de comportements violents ou de dépendance à la drogue, à l’alcool ou au jeu. Il s’agirait d’une prise de conscience des causes et effets d’un ou plusieurs problèmes, résultant d’un travail sur soi découlant d’une démarche individuelle ou impliquant des ressources d’aide. C’est toutefois une zone où la personne est encore fragile et n’est pas tout à fait guérie. On craint donc « les rechutes » mais « on commence à remonter ou on remonte tranquillement la pente », « on est en voie de », « on décolle ». Un rapprochement avec les membres de son réseau social est engagé, de même qu’avec le reste de la société en général. Les sentiments de marginalité et d’isolement décroissent, phénomènes qui seraient renforcés par certains organismes communautaires.

  3. De petites et grandes réalisations. Alors que leur situation financière n’avait pas changé, certains hommes ont expliqué leur passage du rouge au jaune par la réussite de projets personnels. Quelques-uns ont ainsi évoqué avoir cessé de consommer de la drogue. Un autre a mentionné sa sortie de l’analphabétisme, source d’un contrôle et de pouvoir accrus. Un participant a indiqué avoir réussi à perdre du poids, ce qui lui a permis d’obtenir un emploi exigeant sur le plan physique qui ne lui était pas accessible auparavant. Un autre homme a raconté avoir vaincu sa dépendance affective à la suite d’ateliers offerts par un CLSC, où il a compris l’origine de ses comportements violents dans ses relations avec les femmes. Certains ont fait référence à des compétences acquises dans des programmes de formation ou d’insertion en emploi. D’autres ont parlé de bénévolat et d’engagement citoyen qui les valorisent et brisent leur isolement social.

  4. La reconnaissance de forces et de richesses. Finalement, certains des hommes interviewés se sont situés dans la zone jaune en évoquant des richesses personnelles, malgré leur pauvreté économique. Un de ces hommes a ainsi indiqué « je n’ai pas ma force monétaire, mais j’ai ma force de caractère ». Un autre a expliqué : « Je suis pauvre là, mais j’ai jamais… Je suis pauvre oui et non, parce que j’ai toujours étudié beaucoup tu sais, c’est pas mal ça ».

Le vert : « vivre et non seulement exister »

Treize des 21 participants disent avoir connu un épisode dans la zone du vert à un moment de leur vie. Cinq ont précisé que ces épisodes avaient été d’une très courte durée (quelques mois), alors que huit autres ont parlé de quelques années ; deux en particulier ont indiqué être nés dans le vert et y avoir vécu la majeure partie de leur vie. Finalement, huit participants n’auraient jamais connu d’épisodes dans la zone du vert. Le vert semble être associé presque exclusivement à des éléments positifs ou du moins à une zone où les éléments positifs ont largement préséance sur les éléments négatifs. La dimension du vert est exprimée à travers des expressions telles que : « espoir », « vivre », « zone de réalisation », « sérénité », « discernement », « bien-être », « c’est vivre et non seulement exister ».

Le degré d’importance accordé à la dimension économique des expériences vécues associées à la zone du vert varie grandement entre les hommes. Six des treize hommes rapportant un passage dans le vert disent avoir vécu ces moments tout en étant bénéficiaires de l’aide sociale. Ces derniers n’expliquaient donc pas cette perception de sortie de pauvreté par la dimension économique mais plutôt par d’autres dimensions. Les sept autres hommes ayant vécu des épisodes dans le vert identifiaient au contraire la dimension économique de manière centrale, bien que parfois insuffisante. Certains ont fait référence à un revenu additionnel à celui de l’aide sociale aidant à combler les besoins de base. D’autres ont mentionné un revenu au-dessus du salaire minimum, permettant de jouir d’une certaine liberté financière et donc de consommer des biens et services pour « profiter de la vie » (études, cinéma, voyages, sports, musique, sorties sociales et culturelles). Plusieurs ont également parlé de santé et de sécurité financière, respectivement définies comme un « bon état au niveau de ses finances personnelles » et une absence de tracas, de dettes, de stress financier ainsi que la possession d’épargne. Sept thèmes saillants caractérisent la zone verte.

  1. La valorisation sociale. L’importance de se sentir valorisé ressort comme élément central de la zone du vert. Pour plusieurs, le simple fait d’avoir un emploi rémunéré et le statut de travailleur procure en soi dignité et fierté. Pour certains, cet élément est même suffisant pour sortir de la pauvreté. La majorité estime toutefois que le type d’emploi exercé est également primordial, tant dans sa dimension financière que dans le genre de tâches à accomplir. C’est ainsi qu’un emploi doté d’une rémunération acceptable mais peu valorisant sur le plan personnel ou social n’équivaut pas pour tous à une sortie de la pauvreté. Quelques-uns ont aussi mentionné la valorisation que procure la réalisation de projets et de divers types d’activités non reliées au marché du travail telles que du bénévolat dans des organismes communautaires, de l’entraide entre voisins, un engagement dans un comité de citoyens ou l’offre de soins à un membre de la famille.

  2. La réalisation de soi et l’épanouissement personnel. Plusieurs participants ont évoqué des situations dans le cadre d’un emploi, d’une formation ou d’un engagement communautaire où ils ont eu l’occasion d’utiliser et de perfectionner leurs talents et leurs habiletés, ce qui leur a procuré un sentiment de satisfaction personnelle. Pouvoir contribuer à la société en utilisant ses habiletés et talents semble pour plusieurs être essentiel à la sortie de la pauvreté. Certains hommes semblent toutefois percevoir que la voie par excellence pour se réaliser est d’avoir un travail et qu’il n’existe pas de véritable alternative.

  3. Le pouvoir et le sentiment de contrôle. Pour plusieurs, la zone verte est reliée à l’importance du pouvoir et du contrôle sur la vie. Un participant a expliqué son ascension dans la zone du vert par l’acquisition de ce plus grand pouvoir, précisant qu’il n’en avait jamais bénéficié auparavant. Il a raconté qu’au fil du temps, l’accroissement du sentiment de contrôle avait été rendu possible par toutes sortes d’apprentissages, ce qui lui a également permis de s’émanciper de la relation de dépendance qu’il entretenait avec le milieu institutionnel. Les hommes qui ont parlé de cette dimension ont tous vécu une situation où leur autonomie avait été fortement brimée par un séjour en psychiatrie ou en centre d’accueil, un séjour en prison ou encore une situation d’abus, d’exploitation ou de dépendance affective.

  4. La sérénité et la paix intérieure. Pour plusieurs, le vert semble représenter une zone de sérénité et d’harmonie émotionnelle avec soi, les autres et la collectivité. Cet état de sérénité ne serait possible qu’avec une certaine connaissance et acceptation de sa personne et un meilleur discernement des mécanismes par lesquels une période de vie fut problématique. Certains ont mentionné avoir atteint cette zone avec l’aide d’une ou de plusieurs thérapies. D’autres ont raconté avoir acquis une paix intérieure en comprenant et pardonnant à autrui ou en acceptant leur vécu et leur identité. Trois hommes ont ainsi expliqué avoir été en mesure de cesser leur consommation de drogues par ce biais. Cette dimension semble être particulièrement présente chez les hommes ayant vécu des situations pénibles dans leur enfance qui ont entraîné par la suite toutes sortes de problèmes. Certains ont évoqué la contribution déterminante d’intervenants ou de programmes d’aide spécifiques, offerts par des ressources communautaires ou le système de santé.

  5. Aimer et être aimé. Une relation amoureuse avec un conjoint ou une conjointe a ainsi été évoquée. Des relations affectives satisfaisantes avec d’autres personnes ont également été mentionnées, telles que des parents, des enfants ou d’autres membres de la famille. Certains ont décrit l’importance d’entretenir des relations sociales satisfaisantes avec des amis, des voisins et des collègues de travail.

  6. Bien-être et bonheur. Certains hommes ont fait référence à un état de bien-être général sur les plans physique, psychologique ou mental. La zone du vert représente donc des périodes où l’on se sent bien et heureux grâce à plusieurs facteurs professionnels et relationnels.

  7. Espoir et espérance. Finalement, la zone verte constitue pour quelques-uns une zone d’espoir ou d’espérance. Un participant a ainsi expliqué se situer dans la zone du vert car il avait « confiance en l’avenir ». Un autre a dit qu’il avait « confiance et espoir de s’en sortir ».

Discussion

En cohérence avec notre approche participative, nous avons développé l’analyse qui suit principalement à partir de rencontres et d’échanges autour des constats d’analyses préliminaires. Nous avons rencontré des hommes ainsi que les intervenantes et bénévoles oeuvrant au centre communautaire, lesquels furent étonnés des résultats, notamment du fait que les hommes rencontrés ne se positionnaient pas majoritairement dans la zone rouge au moment de l’entrevue. Nous étions également surpris de constater l’écart entre les représentations sociales des hommes et celles recueillies lors d’exercices similaires avec le même outil auprès de personnes en situation de pauvreté, ainsi que celles couramment véhiculées dans la société québécoise. Dans un premier temps, nous tentons d’approfondir les représentations sociales des hommes. Nous tentons et de comprendre pourquoi les hommes interviewés, même s’ils indiquaient vivre une situation de pauvreté (critère d’inclusion de la recherche), ne se sont pas positionnés dans la zone rouge au moment de l’entrevue avec l’outil. Dans un second temps, nous discutons les dimensions de la pauvreté et de sa sortie révélées par le discours des hommes. Nous soulignons également les forces et les limites de notre recherche et dégageons des avenues potentielles pour la recherche et l’intervention.

Pourquoi les hommes ne se situaient-ils pas dans le rouge au moment de l’entrevue ?

Sept raisons ont été évoquées pour ne pas se situer dans le rouge.

Refus de l’étiquette de « pauvre » et désir de projeter une bonne image

Un phénomène de désirabilité sociale explique sans doute en partie ce phénomène. La désirabilité sociale est un biais reconnu en recherche, particulièrement présent lors du recours à des entrevues individuelles qui ne préservent pas l’anonymat des personnes et où les dynamiques sociales entre l’enquêteur et l’enquêté sont à l’oeuvre. La pauvreté étant une situation socialement perçue comme défavorable, voire même honteuse, il est possible que les hommes aient voulu s’en distancier et aient interprété leur situation en conséquence.

Par ailleurs, selon des travaux de recherche et des groupes communautaires (comme ATD Quart Monde, Collectif pour un Québec sans pauvreté), certaines personnes refuseraient la dénomination de « pauvre » pour préserver leur sens de l’honneur et leur dignité. Cette réalité avait été prise en compte lors de l’élaboration du protocole de recherche et nous avions choisi délibérément de parler d’« hommes en situation de pauvreté » plutôt que d’« hommes pauvres ». Il est malgré tout possible que certains n’aient pas voulu se positionner dans la zone rouge au moment de l’entrevue pour signifier leur refus de l’étiquette. Quelques-uns ont d’ailleurs clairement dit pendant l’entrevue qu’ils ne se considéraient pas dans la zone rouge parce qu’ils n’étaient pas « pauvres – pauvres » : ils ne se trouvaient pas dépourvus de richesses malgré leur pauvreté économique.

Les recherches sur la masculinité permettent également de croire que le genre a pu influencer les réponses obtenues. Une littérature relativement abondante associe la socialisation des hommes à la prédominance des normes masculines traditionnelles basées sur des valeurs telles que l’indépendance, l’autonomie et la performance, lesquelles sont incompatibles avec une expression explicite de la vulnérabilité (Dulac, 2001 ; Tremblay et l’Heureux, 2005 ; Connell, 1995). Ceci permet donc d’émettre l’hypothèse que les hommes n’ont pas voulu exposer pleinement leur vulnérabilité et ont pu vouloir projeter une image d’homme fort malgré leur piètre situation financière. Les échanges en groupes de discussions autour des résultats révèlent que cette hypothèse est vraisemblable, comme l’illustre la citation suivante : « Bien il y en a peut-être qui sont bien orgueilleux puis qui ont dit qu’ils étaient dans le vert par orgueil de mâle t’sais ».

Par ailleurs, l’identité sociale de la personne qui a mené les entrevues qui n’était ni du même genre ni du même milieu social que les hommes interviewés, a pu également influencer les réponses des hommes. Dans les écrits, les avis sont partagés sur la question de l’homologie des caractéristiques sociales entre l’intervieweur et l’interviewé et de ses effets sur la recherche (Poupart, 1997). Certains auteurs soutiennent qu’au-delà de cette homologie, d’autres éléments doivent être pris en considération, tels que l’attitude, la posture de l’intervieweur et les méthodes d’entrevues (Charmaz, 2006). Ce qui nous semble évident est l’impossibilité d’échapper aux dynamiques sociales lors d’un entretien et l’importance d’en prendre conscience et de réfléchir à leur influence sur les résultats de recherche (Poupart, 1997).

Dans le cadre de cette recherche, la question de l’identité de l’intervieweuse a été discutée ouvertement avec les participants, quelques intervenants du centre communautaire et le comité-conseil. Il ne semble pas que cette identité ait influencé les résultats de manière significative. Selon les propos recueillis auprès des hommes rencontrés, le fait d’être une femme aurait plutôt facilité l’expression des sentiments. Il en est de même avec le fait de ne pas vivre dans le quartier et le caractère confidentiel de la rencontre. Plusieurs ont aussi souligné que la posture adoptée par l’intervieweuse (être à l’écoute, la sensibilité, la valorisation de leurs expériences) leur avait permis de s’exprimer en toute confiance. Mentionnons néanmoins que deux hommes ont indiqué la possibilité que certains thèmes aient été contournés, dont un qui a souligné avoir évité le sujet de la sexualité, trop tabou et délicat à aborder, particulièrement avec une femme.

La volonté de projeter une bonne image et de ne pas exposer pleinement sa vulnérabilité ne semble toutefois pas expliquer entièrement le fait que les hommes ne se soient pas positionnés dans la zone rouge au moment de l’entrevue. D’une part, presque tous ont connu des périodes dans la zone rouge à un moment ou un autre de leur vie et n’ont pas hésité à en parler. D’autre part, de nombreux indices permettent de croire que les hommes interviewés étaient à l’aise pour exprimer leurs sentiments (pleurs durant l’entrevue, commentaires de satisfaction reçus).

La reproduction dans le « rouge » de la gradation noir-rouge-jaune-vert : l’environnement immédiat comme contexte d’interprétation

Le cadre théorique des trajectoires de vie adopté dans cette recherche indique, entre autres, que les parcours de vie des personnes sont imbriqués dans les contextes physique, historique, social, culturel et politique. Ces contextes influencent et forgent les perceptions, les choix et les comportements des personnes, qui à leur tour influencent les contextes (Kotari et Hulmes, 2004 ; Dewilde, 2003 ; Bernard et Mc Daniel, 2008 ; Malenfantet coll., 2004). Ainsi, il est évident que le contexte dans lequel se trouvaient les hommes au moment de leur entrevue et les contextes qu’ils ont connus dans leur passé ont influencé leurs perceptions de la pauvreté et leur positionnement sur l’outil. Des propos recueillis au cours de la préparation du terrain et lors des entrevues individuelles incitent à penser que plusieurs hommes ont évalué leur positionnement dans le « rouge, jaune, vert » en tenant compte principalement de leur environnement immédiat, c’est-à-dire l’univers du centre communautaire ou celui du quartier, plutôt que d’un environnement plus large comme la ville de Montréal ou l’ensemble du Québec. Se positionner à partir des normes du quartier, qui est un des plus pauvres de Montréal, plutôt qu’à partir de celles d’un environnement plus large, a pu avoir pour effet de limiter à un environnement déjà « rouge » le registre de comparaison utilisé par les participants pour évaluer leur situation. On pourrait s’évaluer « vert » dans un monde « rouge », tout en restant « rouge » dans un monde plus « vert », comme pourrait l’apercevoir quelqu’un d’extérieur dont le registre de référence serait différent. Plusieurs participants ont en effet fait référence aux personnes de leur entourage immédiat en se positionnant dans le graphique et ont précisé être dans une situation bien « moins pires » que d’autres, indiquant ainsi l’existence d’une pauvreté plus profonde autour d’eux.

Comment expliquer que les hommes interviewés semblent avoir pris comme point de référence l’univers du centre communautaire et du quartier ? Les entretiens et observations permettent d’affirmer que le quotidien de plusieurs hommes se limite bien souvent aux frontières de cet univers. Certains ont ainsi raconté ne pas être sortis du quartier depuis plusieurs années, ce qui pourrait en partie expliquer pourquoi ils semblent s’être positionnés par rapport à leur environnement immédiat plutôt qu’à un univers plus large.

Le parcours de vie personnel comme contexte d’interprétation

Il est en outre raisonnable de croire que le positionnement des hommes est également issu de la mémoire de leurs expériences de vie passées, d’autant plus que l’entrevue les invitait à partager les grandes lignes de leur histoire de vie avant de se situer dans le présent. L’expérience de la misère pouvant atteindre des extrêmes insupportables, des moments difficiles peuvent sembler plus supportables que ce qu’on a déjà vécu. Le cadre théorique des parcours de vie indique que le passé forge le présent et le futur (Bernard et Mc Daniel, 2008 ; Dewilde, 2003). Les individus bâtissent leur avenir sur « la base des contraintes et opportunités qui découlent de leur passé » (Bernard et Mc Daniel, 2008). Or la majorité des hommes rencontrés semblent avoir vécu des situations plus difficiles sur divers plans (économique, des conditions de vie, affectif, etc.) que celles vécues lors de la période où s’est déroulée l’entrevue. Un seul homme a indiqué vivre le moment le plus pénible de sa vie et il se positionnait d’ailleurs dans la zone rouge. Si les hommes n’avaient pas vécu de moments plus difficiles dans le passé, ils se seraient peut-être davantage placés dans le rouge au moment de l’entrevue. Notons enfin que le fait d’être à même de participer à une entrevue peut être relié à des conditions de vie plus favorables et a donc pu favoriser la sélection des individus moins enclins à situer leur présent dans le rouge.

L’adaptation à la précarité

Le fait que les hommes ne se positionnent pas majoritairement dans la zone rouge pourrait être aussi relié à une évolution de leurs besoins et perceptions au fil du temps passé dans la pauvreté. La très grande majorité des hommes interviewés vivaient de l’aide sociale depuis plus de cinq ans et pouvaient donc être considérés comme inscrits dans une forme de pauvreté chronique. Certains propos portent à croire que leurs besoins et perceptions ont évolué avec le temps. Ils auront été amenés par la persistance des obstacles rencontrés à revoir leurs désirs à la baisse comme l’indique le passage ci-dessous.

[…] bon, besoins légitimes… on parle de quoi ?… On parle du loger, du manger, du vêtir d’une façon à ce que tu ne sois pas insécurisé… Là ça peut aller loin… dépendamment aussi de comment tu as été élevé… dépendamment aussi de… bien je sais qu’aujourd’hui il m’en faut moins... J’ai appris à dealer avec mon insécurité... plus jeune bien, j’étais bien plus pété que je suis là et j’avais recours à la criminalité régulièrement […] (P3)

Comment ces mêmes hommes auraient-ils évalué leur situation actuelle s’ils avaient été rencontrés à un moment antérieur de leur vie, avant de vivre l’usure amenée par les cumuls chroniques de difficultés ? Fusco (2007) évoque un phénomène d’adaptation liée aux situations de persistance de la pauvreté. Il explique que lorsque les personnes vivent dans des situations persistantes d’adversité ou de privation, elles peuvent modifier leurs comportements afin de s’adapter à la situation. Se référant à Sen (2000), il explique que ces personnes peuvent parfois finir par ne plus se plaindre de leur situation sociale et s’y résigner, ce que l’approche de la conscientisation nomme « l’intégration du modèle dominant » (Freire, 1974).

Bien que certains refusent leur statut social et s’en indignent, la plupart, comme nous l’avons vu dans la description de la zone jaune, déploient des stratégies pour survivre et se débrouiller avec le montant mensuel dont ils disposent, même s’il est objectivement insuffisant pour vivre en contexte montréalais. Cette forme d’adaptation les a peut-être portés à ne pas se percevoir comme étant dans le rouge au moment de l’entrevue.

L’internalisation de l’oppression

La majorité des hommes rencontrés n’ont que très peu eu l’occasion de discuter de leurs représentations de la pauvreté et de leurs expériences de vie. Certains ont même mentionné lors de l’entrevue que c’était la première fois qu’ils racontaient l’histoire de leur vie ou qu’ils prenaient le temps de réfléchir à leur rapport à la pauvreté. Les propos de plusieurs traduisaient une certaine internalisation des situations qu’ils subissent depuis longtemps, en portant un regard très dur et accusateur envers les autres personnes fréquentant le centre communautaire, en les accusant de ne rien faire pour améliorer leur situation. Selon Nzira et Williams (2009), cela se produit lorsque des membres d’un groupe marginalisé ont une vision oppressive de celui-ci ou commencent à croire les stéréotypes négatifs qui les concernent.

La perte d’espoir et la nécessité de faire du sens

Une autre piste d’interprétation a trait à la manière dont les participants se sont projetés dans l’avenir. Une prémisse importante du cadre théorique des parcours de vie est que tout moment dans la trajectoire d’un individu doit être compris de façon dynamique, c’est-à-dire en fonction non seulement du passé mais aussi du futur : « C’est dans l’action et les contraintes des situations que les acteurs construisent leurs projets de vie » (Malenfantet coll., 2004). Certains hommes ont clairement dit ne plus croire en une sortie de pauvreté économique parce qu’ils avaient des contraintes sévères à l’emploi ou un âge trop avancé pour intégrer le marché du travail, seule voie réelle de sortie de la pauvreté financière. D’autres ont exposé leurs désillusions face aux programmes gouvernementaux de réinsertion et aux possibilités offertes par le marché de l’emploi. Il faut souligner que la majorité des hommes rencontrés ne sont pas, ou ne sont plus, en recherche active d’emploi. Dans ce contexte, on peut penser que certains aient évacué la dimension économique de leur situation pour tenter de trouver du sens dans leur vie et maintenir de l’espoir, ce qui peut être une façon de se voir dans le jaune ou même le vert nonobstant une situation économique nettement « dans le rouge ». ATD Quart Monde notait à cet effet que les personnes qui connaissent la misère se forgent une façon de vivre et de penser leur permettant de survivre dans les conditions qui sont les leurs (Groupe de recherche Quart Monde-Université, 1999).

La dimension économique n’est pas la seule dimension pour évaluer une situation de pauvreté

Si les hommes ne se situent pas majoritairement dans la zone rouge malgré une situation financière insuffisante, c’est que leurs représentations de la pauvreté ne se limitent pas à la dimension économique. La pauvreté serait aussi une situation de mal-être général résultant de diverses dimensions d’expériences de vie physiques, psychologiques, mentales, affectives et sociales. Ainsi, certains hommes se seraient positionnés dans les zones jaune ou verte en raison de l’amélioration non pas de leur situation globale mais de certaines dimensions de leurs expériences de pauvreté au moment de l’entrevue. Cette hypothèse, qui a émergé lors des groupes de discussions, constitue selon nous la piste d’explication principale pour comprendre les représentations de la pauvreté.

Ouais ouais, bien tu sais, tu peux être dans le vert moralement mais rouge économiquement. Puis globalement tu te mets dans le jaune… ça peut expliquer ce que t’as trouvé. (P1)

Comme moi monétairement je suis dans le noir, physiquement, je me sens pas loin du vert, puis moralement bien, je suis entre le rouge puis le jaune. (P2) (Groupe de discussion GD2)

Ainsi l’outil du noir, rouge, jaune, vert serait un genre d’indice agrégé de mal-être/bien-être résultant de diverses dimensions d’expériences de vie. Chacune de ces dimensions aurait pu donner un positionnement différent dans l’image du « rouge, jaune, vert ». Cet outil pourrait donc être comparé à un genre de baromètre du mal-être et bien-être, à la jonction de l’économique, du social et du personnel.

Pistes de recherche et d’intervention émergeant de notre recherche

L’étude qualitative des représentations sociales de la pauvreté contribue à enrichir la compréhension du phénomène et à en identifier des dimensions importantes (Gondard-Delcroix, 2007). Le recours à l’outil nous a permis de cerner et de décrire plusieurs dimensions significatives de l’expérience de la pauvreté et de son absence aux yeux du groupe d’hommes interrogés. Dans ce qui suit, nous dégageons quelques constats ainsi que des pistes de recherche et d’interventions qui nous semblent intéressantes.

Pour les hommes rencontrés, la pauvreté correspond à une situation de mal-être général associée non seulement à l’insuffisance financière mais aussi à d’autres manques. Quoiqu’elle soit largement reconnue comme un phénomène multidimensionnel, on continue généralement de mesurer la pauvreté à l’aide d’indicateurs relevant de la seule approche économique, en l’absence de méthodes adéquates pour saisir les autres dimensions (Fusco, 2007). Notre étude plaide, à l’instar d’autres travaux, pour l’adoption d’un éventail d’indicateurs couvrant les multiples dimensions de l’expérience de la pauvreté (Fusco, 2007 ; CEPE, 2009).

Selon Fusco (2007) on retrouve deux grands courants dans les approches théoriques multidimensionnelles de la pauvreté. Le premier courant est issu des travaux de Townsend (1979) sur la privation relative et intègre des approches matérielles et sociales dans une perspective d’exclusion. La pauvreté y est perçue essentiellement en tant qu’exclusion des modes de vie standards et que privation de bien-être économique. Relevons la prédominance de la dimension matérielle de ce modèle. Le second courant est issu des travaux de Sen (1987) et à son approche par les capabilities, qui sont considérées comme insuffisantes en cas de pauvreté perçue comme une privation de bien-être global.

Nos résultats font référence à certaines de ces dimensions. Nous y avons trouvé des indications de l’approche monétaire, selon laquelle la pauvreté est liée à une insuffisance de revenu et à une incapacité de consommer, ainsi que de l’approche des besoins essentiels qui définit la pauvreté comme un manque de satisfaction de besoins (alimentation, logement, etc.). Ces deux approches s’avèrent cependant insuffisantes à saisir toute l’expérience de pauvreté vécue par les hommes rencontrés, en particulier celle du mal-être ou du bien-être. À cet égard, l’approche de Sen[7] semble pertinente. Toutefois cette approche a tendance à centrer l’analyse sur l’individu plutôt que sur les dynamiques sociales à l’oeuvre (Laderchi et al., 2003 ; Wagle, 2002). Les histoires individuelles ici recueillies racontent des expériences communes de violence, d’exploitation et d’exclusion, qui sont aussi l’oeuvre de processus et d’acteurs sociaux (Damon, 2008).

Au terme de cette exploration du potentiel d’un outil venu de l’action citoyenne, les résultats présentés ici nous semblent davantage des pistes de recherche à approfondir que des résultats définitifs. D’autres recherches ayant recours à des méthodes participatives seraient utiles, et l’outil du « rouge, jaune, vert », retravaillé notamment pour y ajouter le noir, pourrait être utilisé avec profit auprès de groupes marginalisés ou peu alphabétisés pour approfondir la compréhension de la pauvreté. L’exploration des représentations sociales des hommes dans le cadre de groupes de discussion plutôt qu’uniquement à partir d’entrevues individuelles est une autre piste intéressante. Un tel processus permettrait de passer de l’expérience personnelle à son partage collectif, et sans doute de repérer plus facilement ce qu’il y a de structurel derrière ce qui apparaît d’abord comme des manques, des incapacités et des dysfonctions individuels. Il serait aussi souhaitable de poursuivre les explorations avec un plus grand éventail d’hommes en situation de pauvreté en allant dans d’autres lieux ou en recrutant des hommes vivant d’autres types de situations, par exemple les itinérants et les travailleurs pauvres.

Pistes d’intervention

La discussion des résultats détaillés portant sur le rôle des ressources socio-sanitaires dans les processus qui conduisent les hommes à entrer et parfois sortir de situations de pauvreté, ainsi que les pistes d’interventions pertinentes en matière de lutte à la pauvreté, sont présentées ailleurs (Dupéré, 2011). Nous pouvons cependant dégager quelques paramètres pour l’intervention, à partir des représentations sociales présentées ici, notamment celles attribuées à la zone du « vert », symbole de sortie de la pauvreté. Nos résultats confirment l’importance de mettre en place une approche globale de lutte à la pauvreté qui intervient sur plusieurs plans. L’amélioration du revenu et des conditions de vie de ces hommes, qui sont incapables de subvenir pleinement à leurs besoins essentiels, est nécessaire, au nom des droits humains et pour l’atteinte d’un bien-être global. Le développement de mesures favorisant l’accessibilité à un travail décent (salaire et conditions de travail) s’avère également incontournable et devrait faire partie de toute politique visant la sortie de la pauvreté. La mise en place de ces mesures, couramment revendiquée par divers groupes, demeure urgente. Cependant, nos résultats renforcent l’idée qu’il est nécessaire d’intervenir sur d’autres dimensions et ce, particulièrement pour les personnes qui ne sont pas en mesure de satisfaire les exigences actuelles du marché de l’emploi. Il faudrait notamment explorer davantage et mettre en place des options socialement et économiquement viables et valorisantes pour favoriser certains processus, tels que l’appropriation du pouvoir d’agir, l’inclusion sociale ou la réalisation de soi. Finalement, nos résultats quant à la signification du vert pour les hommes montrent que les ressources communautaires, ainsi que les services sociaux et de santé, peuvent jouer un rôle essentiel pour aider à sortir de la pauvreté et à améliorer le bien-être. L’amélioration de ces ressources d’aide, qui faciliterait une meilleure prise en charge des problèmes sociaux et de santé, s’avère importante, tout autant que s’attaquer aux préjugés et aux pratiques discriminatoires. En bref, envisager la sortie de la pauvreté plus largement en tant que bien-être, notamment à partir des indications fournies par les personnes en situation de pauvreté, pourrait sans doute permettre d’améliorer significativement la pertinence des interventions.

Malgré ses limites, attribuables au mode de recrutement et à son échantillon, cette recherche a permis d’améliorer les connaissances sur l’expérience vécue par des hommes en situation d’extrême pauvreté. En donnant la parole à une population dont l’expérience n’a jusqu’à maintenant été que peu prise en compte, elle apporte des éléments nouveaux et raffine des éléments connus. Les hommes rencontrés, dont certains représentent les plus pauvres parmi les plus pauvres ont porté un regard inattendu sur leur propre situation. Ce regard rappelle que la vie affective, la vie sociale et la vie psychologique côtoient toujours la privation matérielle. Il s’agira maintenant de voir comment ces dimensions existentielles (être bien, être mal, être), non captées par les indicateurs usuels de la pauvreté, pourront être davantage considérées tant dans les pratiques de recherche et d’intervention que dans les décisions publiques.