Article body

Ce n’est pas une mince tâche de résumer quatre siècles pour montrer les changements survenus en agriculture et, plus largement, ceux ayant marqué la structuration de l’agroalimentaire au Québec, de la production agricole jusqu’à la distribution des produits au détail. Cet exercice permet de situer historiquement le développement de l’agriculture québécoise et de comprendre ce qui a conduit à la situation actuelle. L’auteur ne sombre ni dans le romantisme d’une agriculture disparue, ni dans la diabolisation d’une agriculture inscrite dans un marché mondial ; il montre objectivement ce qu’a été et ce qu’est devenue l’agriculture québécoise dans un complexe agroalimentaire où de multiples facteurs et acteurs interviennent et interagissent. L’histoire de l’agriculture et l’agroalimentaire québécois est bien racontée et vulgarisée, tout en étant resituée dans les aspects économiques, politiques, sociaux et culturels pertinents des contextes national et mondial. Décortiquer cette complexité pour l’exposer dans un langage clair et accessible relève d’un travail minutieux et constitue un grand mérite de l’ouvrage.

L’analyse de Dupont l’amène à dégager cinq modèles de développement qui se sont succédé et qu’il décrit et explique en synthèse dans le contexte québécois et mondial ; il s’agit cependant d’une lecture déterministe classique où les acteurs réagissent ou s’adaptent aux changements structurels qui s’imposent à eux. La première période s’étend de l’établissement de la Nouvelle-France à la fin du régime seigneurial et correspond à une agriculture familiale de subsistance liée à un mode de vie quasi-autarcique. La seconde période débute lentement au courant du 19e siècle pour prendre son essor ensuite jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ; elle répond au passage vers une agriculture commerciale et à la séparation des activités en amont et en aval de la production agricole par l’émergence des entreprises corporatives et coopératives d’approvisionnement en intrants et de transformation des denrées, et par la généralisation des magasins généraux, puis des épiceries. La troisième période, celle des Trente Glorieuses se caractérise par les phénomènes d’intégration et de concentration. L’agriculture commerciale spécialisée est hybridée par le maintien d’une diversification des activités agricoles complémentaires sur les fermes tout en s’inscrivant dans le productivisme pour, paradoxalement, à la fois accroître le revenu et acquitter les dettes croissantes des fermes. Celles-ci sont à la remorque du secteur de la transformation qui, par l’intégration verticale et horizontale, devient celui qui impose ses règles au secteur de la production et qui détermine ce qui est vendu par les détaillants ; ainsi apparaissent les filières de production que les transformateurs contrôlent par la coordination des étapes de production. La quatrième période, celle que l’auteur nomme le « temps des tribus », en référence aux détaillants qui se coordonnent verticalement et constituent de vastes réseaux leur permettant de prendre le contrôle de la chaîne agroalimentaire, débute avec les crises du pétrole des années 1970 qui marquent la fin des Trente Glorieuses. Les exploitations agricoles sont de plus en plus spécialisées, on y pratique une agriculture de plus en plus intensive et une concentration économique et géographique des fermes est observée. Ces phénomènes sont dus à la pression exercée sur les entreprises agricoles, fortement dépendantes d’autres organisations pour assurer leur financement et leur approvisionnement en amont, ainsi que pour l’écoulement de leurs produits en aval. Cette période se caractérise par le glissement du pouvoir de définition des normes de qualité des produits des diverses filières, des entreprises de transformation aux mains des firmes de la grande distribution, cette fonction s’étant développée au fil de fusions et acquisitions de bannières et par le recours à l’intégration verticale pour accroître son influence au sein des filières de production.

L’auteur expose les facteurs qui, à chaque époque, ont contribué aux changements structurels dans l’industrie agroalimentaire. En guise d’illustration de ceux-ci et d’exemplification des grandes tendances observées, il résume et vulgarise magistralement ce qui se passe au cours de chaque période dans certains secteurs ou filières. Le dernier chapitre trace les lignes principales du déploiement des multinationales dans une économie globalisée, ces complexes agroalimentaires représentant la cinquième et plus récente période de l’évolution des structures de l’agroalimentaire. Dans ce modèle, les États perdent de plus en plus leur capacité à protéger leurs agricultures nationales sous la pression d’une régulation de plus en plus mondialisée. Avec l’auteur, on peut s’inquiéter de l’avenir de l’agriculture québécoise, soumise à l’ensemble des pressions économiques, financières, politiques et sociales, et aux conséquences de ces changements pour les territoires et les populations.

Le livre de Dupont est le premier à dresser un portrait global du complexe agroalimentaire québécois, dans son évolution historique, sectorielle et territoriale. Il synthétise et établit les liens entre les différentes connaissances accumulées portant sur l’un ou l’autre des niveaux de la chaîne agroalimentaire, et sur les institutions et acteurs importants qui agissent sur la production agricole ainsi que sur la transformation et la distribution agroalimentaires. La lecture de ce livre nous amène à comprendre à quel point l’agriculture et l’agroalimentaire sont liés par des liens structuraux complexes et qu’il est utopique de vouloir repenser l’agriculture avec les référents du passé. La lecture des faits par l’auteur amène à concevoir la ferme familiale comme le socle sur lequel tout le système agroalimentaire s’appuie par son exploitation en même temps que la ferme familiale comporte une grande capacité d’adaptation au changement qui fait perdurer cette emprise de l’agroalimentaire sur l’orientation de l’agriculture. Chaque citoyen devrait lire ce livre (qui mériterait une mise en page plus soignée de la part de l’éditeur) pour bien saisir les véritables forces sociales, politiques et économiques en jeu et les enjeux du changement pour l’agriculture du Québec, afin d’attaquer les bonnes cibles plutôt que de placer les agriculteurs au banc des accusés.