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Le lecteur du livre excellent du docteur Miner pourra voir en quoi cette société paysanne canadienne-française ressemble aux peuples primitifs […] C’est, par ailleurs, une société où domine la famille, comme c’est le cas dans bien d’autres sociétés plus primitives, extérieures au monde européen. Tout l’édifice social repose en effet sur un réseau de relations consanguines et conjugales. Le système familial y est fort, omniprésent; il exerce une influence décisive. Ce que fera l’individu – au travail, dans le choix d’un conjoint et d’une carrière, en politique – est largement déterminé par la place particulière qu’il occupe dans une famille. Cette organisation familiale qu’a analysée le docteur Miner, même si elle n’évoque rien d’exotique mais plutôt des coutumes et des expressions que la plupart des lecteurs connaissent bien, présente, par sa structure même, par l’importance de sa fonction dans la société globale, par les relations étroites qu’elle entretient avec les autres éléments de la structure sociale, des traits semblables à ceux que révèle habituellement l’étude des sociétés aborigènes simples.

Redfield, 1939, p. 69-70

Dans sa préface à la monographie de son étudiant Horace Miner sur Saint-Denis-de-Kamouraska, l’anthropologue américain Robert Redfield ose rapprocher le Canada français des sociétés « primitives » qu’il a lui-même étudiées au Mexique[1]. Dans le même esprit, et en s’appuyant sur les travaux monographiques de Léon Gérin, d’Horace Miner et d’Everett-Cherrington Hughes, la pensée sociologique des années 1950 à 1970 se construit sur « l’idée reçue à l’époque selon laquelle la société canadienne-française constitue une société d’Ancien Régime, rurale et rétrograde par surcroît » (Cardinal et Normand, 2010, p. 391). Philippe Garigue (1956, p. 124) est le premier à critiquer cette conception de la société canadienne-française et pense que le continuum folk-urbain développé par Robert Redfield empêche de percevoir les changements qui se produisent. Des chercheurs contemporains reprennent les éléments de la critique de Garigue, cherchant à se défaire de cette image « caricaturale » de la société canadienne-française qu’ils estiment retrouver dans la plupart des monographies sociologiques et anthropologiques. Cette image largement retenue serait celle d’une société rurale immobile (Jean, 1991, p. 184) et homogène (Bouchard, 1990, p. 8-9), à l’origine de la structuration de mythes collectifs comme ceux de la grande noirceur et de la survivance.

Peu de chercheurs se sont avancés sur le terrain de la monographie dans les dernières décennies. Parmi eux, mentionnons la sociologue Colette Moreux (1982)[2], qui justifie de manière critique son retour à l’étude des communautés en se débarrassant du continuum folk-urbain de Redfield. Elle soutient que la « communauté » sert bien plus de cadre ou d’observatoire pour pratiquer une sociologie religieuse, économique et politique que pour définir de manière essentialiste un groupe par des attributs tel que le traditionalisme ou le communautarisme.

L’objet de cet article n’est pas de réinvestir ce débat historique sur l’existence ou l’absence d’une société folk au Canada français, puisqu’il se peut bien, comme le pensait Nicole Laurin, que « le Québec était à la fois une société industrielle, urbanisée, prolétarisée et une société traditionnelle imprégnée de l’idéologie rurale et religieuse »[3] (Laurin, 1984, p. 535). Nous traitons plutôt du fait que la pratique monographique, caractérisée notamment par l’observation directe des pratiques, a permis aux sociologues de dégager la centralité de la logique familiale dans la reproduction de la société canadienne-française. Cette thèse a été confirmée par de nombreux chercheurs contemporains (Gagnon, 1968; Bouchard, 1996; Collard, 1999; Fortin, 1987; Fournier, 1983; Houle, 1979; Lemieux, 1971; Palard, 2009; Sévigny, 1979; Verdon, 1973) inscrits dans divers horizons théoriques, et parfois critiques non seulement du continuum folk-urbain (Moreux, 1982) mais également de l’approche monographique en général, ce que fait notamment l’historien et sociologue Gérard Bouchard, pour qui le « trait le plus important [du] système [rural] est sans aucun doute l’objectif d’autonomie visé par la famille » (Bouchard, 1988, p. 91). Cette structuration familiale des rapports sociaux est elle-même différenciée[4], comme nous allons le voir grâce à une relecture de la tradition monographique, en insistant plus particulièrement sur l’héritage de Léon Gérin. Ensuite, à partir des résultats d’une enquête ethnographique dans un village québécois (Parent, 2009), nous développons l’hypothèse que les réseaux familiaux, qui structurent l’enracinement territorial, demeurent encore aujourd’hui une logique dominante des rapports sociaux, malgré la fragilisation des plus anciens d’entre eux depuis la Révolution tranquille et la régionalisation des activités politiques qui a suivi.

Relecture de la tradition monographique québécoise

Les travaux monographiques sur le Québec francophone corroborent tous l’hypothèse d’une structuration familiale de la société canadienne-française et de la société québécoise, comme le formule explicitement Gilles Houle :

La famille y a occupé une place centrale : elle était au fondement de cette société tant du point de vue des idées que des faits, de la réalité sociale vécue au cours de cette histoire. L’industrialisation du Québec, l’urbanisation conséquente de la famille n’y changeront que peu de choses jusqu’aux années 1960.

Houle, 1983, p. 53

Les rapports de parenté et d’alliances auraient été les « rapports sociaux dominants » sur lesquels s’appuyaient tous les autres rapports sociaux, qu’ils soient religieux, économiques ou politiques.

Bien que cette logique familiale dominante ait été mise en évidence dès les premiers travaux de Léon Gérin, la réalité décrite dans les monographies du Québec révèle également un processus de différenciation sociale variable selon les périodes et les espaces étudiés. Léon Gérin lui-même représente un cas assez singulier et original, dans la mesure où il se situe à la frontière d’une multiplicité d’univers sociaux : l’espace rural et l’espace urbain (Sabourin, 2010), les réseaux anglophones et francophones, les classes bourgeoises et populaires, la sociologie française et américaine (Parent, 2010a). L’oeuvre et la vie de Gérin sont traversées par les problèmes résultant de cette différenciation des espaces sociaux, particulièrement entre les élites[5] canadiennes-françaises du 19e siècle, plus près des pouvoirs politiques et économiques dominants à l’échelle nationale, et la population rurale[6], plus près de l’institution paroissiale à l’échelle locale. Gérin cherche, d’une certaine façon, à réduire la distance entre ces divers espaces sociaux en se faisant lui-même sociologue-colon.

La structuration familiale de la société canadienne-française

Léon Gérin demeure surtout connu pour ses études monographiques, même si son héritage, et celui de sa famille, dépassent largement le milieu universitaire[7]. Sociologue à temps partiel, Gérin a pourtant trouvé le moyen d’observer cinq villages québécois, qu’il a étudiés durant plus de trente ans, y retournant à plusieurs reprises et entretenant une correspondance avec des « informateurs clés », en particulier avec son oncle, Denis Gérin[8], frère cadet de son père Antoine Gérin-Lajoie et curé de Saint-Justin-de-Maskinongé (tableau 1). Gérin a de plus observé les villages amérindiens de Loretteville (Hurons), d’Oka et de Caughnawaga [Kahnawake] (Mohawks)[9]. À cela s’ajoutent ses observations quotidiennes depuis sa ferme de Sainte-Edwidge-de-Clifton dans les Cantons-de-l’Est, lorsque son emploi comme traducteur des débats aux Communes à Ottawa était interrompu à la fin de la session parlementaire.

Tableau 1

Les terrains ruraux de Léon Gérin

Les terrains ruraux de Léon Gérin
a

Voir la note 10 pour la description des types.

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En mai 1886, à son retour de Paris où il a appris les rudiments du métier de sociologue, Léon Gérin reprend pour quelques mois son travail de sténographe au Palais de Justice de Montréal avant de partir en juillet faire sa première étude monographique à Saint-Justin de Maskinongé, situé sur la rive nord du Saint-Laurent entre Québec et Trois-Rivières. Cet endroit, il le connaît bien pour y avoir souvent passé ses vacances d’été.

À Saint-Justin, il trouve à peu près les deux types familiaux élaborés par son professeur, fondateur de La science sociale, Edmond Demolins[10] (1905). Il met en évidence l’une des variétés du type communautaire, le « quasi-communautaire », qu’il retrouvera en 1929 à Saint-Irénée dans Charlevoix[11]. Le type « communautaire », observé notamment dans les sociétés slaves du Nord, a été décrit par Demolins. Malgré des similitudes, Gérin estime que le Canadien français se range plutôt dans le type « quasi-communautaire » ou quasi-patriarcal.

Il n’existe au Canada rien de semblable à cette famille patriarcale des Slaves, unissant plusieurs ménages en une étroite communauté de travail et de propriété sous le contrôle du mir. La famille de l’habitant est, dans tous les cas, réduites à deux ménages et la notion de communauté presque entièrement bannie du travail et de la propriété.

Gérin, 1894a, p. 343

L’habitant canadien-français tente plutôt de se constituer un « domaine-plein » « taillé à la mesure des besoins d’une famille » (Gérin, 1938, p. 82) et de privilégier un héritier unique qui s’occupe en retour de ses parents et du « placement » des enfants qui demeurent encore au foyer familial. Lorsque la reproduction familiale n’est pas assurée, l’habitant peut partir coloniser d’autres territoires (le Saguenay, la Mauricie, les cantons de l’Est, etc.). L’habitant canadien est ainsi « d’un cran moins communautaire » et un peu plus « imbu de tendances particularistes »[12] (Gérin, 1894b, p. 417).

Plusieurs chercheurs observeront à la suite de Gérin le rôle fondamental de la famille dans la structuration de la société québécoise, même après la Révolution tranquille. Durant l’été 1936, l’anthropologue américain Horace Miner constate ainsi à Saint-Denis-de-Kamouraska que les « appartenances familiales et politiques sont beaucoup plus puissantes que tout avantage découlant de la possession d’une fortune » (Miner, (1985 [1939]), p. 320). Selon lui, la majorité de la population est « constituée de cliques de familles et de voisins. Ces cliques perdurent pratiquement d’une génération à l’autre » (p. 321).

À partir des travaux de Gérin, de Miner et de sa propre enquête ethnographique au Saguenay en 1968-1969, Michel Verdon fait ressortir les conditions d’apparition de la famille souche[13] (type quasi-communautaire de Gérin), qui naît dans le « contexte d’une agriculture menacée », « d’une agriculture d’auto-subsistance qui n’arrive pas à se commercialiser et se moderniser, et en vient à perdre son attrait pour ses jeunes qui lui préfèrent l’émigration » (Verdon, 1987, p. 144-145). Le développement de la civilisation industrielle, et notamment des industries forestières anglophones qui ouvrent de nombreux chantiers durant la deuxième moitié du 19e siècle, passe par des mouvements de population assez spectaculaires : mouvements de colonisation dans les cantons et ailleurs, émigration vers les villes et les États-Unis et vers l’Ouest canadien. La famille souche naît dans une situation de « concurrence » avec l’univers capitaliste.

D’un point de vue plus général, il apparaît aussi qu’une structure économique dominante, des rapports de production dominants, ne sont possibles ici que dans la préservation de rapports sociaux dominés, tels des rapports de parenté, où l’une des contradictions fondamentales est bien que l’on combat la domination exercée en voulant préserver des rapports de parenté, la famille, qui fondent précisément cette domination.

Houle, 1983, p. 57

Le rapport de domination qu’évoque Houle renvoie à la dépendance des familles envers les pouvoirs politiques et économiques extérieurs à l’organisation familiale et paroissiale, une dépendance qui s’accroît avec le développement du salariat, la mécanisation de l’agriculture et l’intervention de plus en plus marquée des pouvoirs politiques d’origine britannique (la création des cantons et des municipalités, les lois sur l’occupation du territoire, etc.). La population canadienne-française ne possède pas ses propres moyens de production, et dépend d’autrui pour assurer sa propre reproduction (Hamel, 1989), l’industrialisation du Canada français reposant sur des capitaux britanniques et américains.

La logique familiale n’est pas le propre des espaces agricoles, ni même des espaces ruraux. Everett-C. Hughes (1945) le constate dans les années 1930 à Drummondville, ville en plein « essor » grâce à l’implantation de grandes industries américaines[14]. Les ruraux fraîchement arrivés en ville sont en majorité salariés, alors que ceux arrivés depuis plus longtemps possèdent fréquemment des entreprises familiales. Les nouveaux ouvriers urbains s’empressent cependant de créer des entreprises familiales, même si certains membres de leur famille travaillent à l’usine. Les propriétaires d’entreprises familiales plus anciennes sont nombreux à se plaindre de cette concurrence, qu’ils estiment déloyale. Pour les uns et les autres, l’« individualisme familial »[15] se traduit par le « désir de posséder ainsi une entreprise familiale [ce qui] a conduit à l’établissement d’une pléthore de petits commerces » (Hughes, 1945, p. 305). Les ruraux qui arrivent en ville faisant tôt ou tard concurrence aux petites entreprises familiales déjà présentes, ces dernières ont plus de difficultés à reproduire le mode de vie familial du fait de l’arrivée de ces nouveaux concurrents.

Selon Hughes, l’individualisme familial, outre sa transposition dans une version urbaine de l’économie familiale, se prolonge dans l’habitat, même si l’urbain n’est plus forcément propriétaire de sa maison et de sa terre. À l’instar de ses compatriotes agricoles, l’urbain se méfie des dépenses publiques. L’ouvrier en appartement cherche à réduire au maximum les espaces communs (d’où la prolifération des escaliers en colimaçon) et les services communs (chauffage central, électricité, etc.) afin de contrôler ses propres dépenses. S’il peut, au bout de quelques temps, posséder sa propre demeure, il préfère s’installer en dehors de la ville et dans une zone non desservie par des infrastructures publiques (réseau d’égouts et d’aqueduc, trottoirs, etc.), ce qui lui évite d’avoir à payer des taxes municipales[16].

L’enquête de Norman W. Taylor (1961), réalisée auprès de nombreux chefs d’entreprises (manufacturiers de meubles, de chaussures, de pelles, d’équipements pour scierie, etc.) de Québec et de Montréal, indique que la logique familiale ne se limite pas aux classes agricoles et aux régions rurales éloignées des grandes villes. Taylor montre que les comportements d’affaires (taille de l’entreprise, critères d’embauche, etc.) des chefs d’entreprises canadiens-français s’organisent en une rationalité familiale où prédominent différents traits culturels tels que l’« esprit d’indépendance », « l’importance accordée au caractère personnel des relations sociales et à la famille comme foyer des activités et des aspirations, la valeur attribuée à la sécurité » (Taylor, 1961, p. 126).

Les types familiaux, ou l’exception qui confirme la règle

Le nouveau régime industriel et commercial introduit par les Anglo-Saxons et perpétué par le capital américain dans les années 1920-1930 transforme néanmoins l’organisation familiale (Gérin, 1909, p. 25), qui se diversifie, ainsi que nous pouvons l’observer dès les premiers travaux monographiques de Léon Gérin, à travers le type instable et le type particulariste, quoique encore exceptionnels, et comme le montre Horace Miner (1985) à travers le cas des journaliers industriels dans le village de Saint-Denis-de-Kamouraska.

Gérin constate la difficulté d’insertion économique des familles canadiennes-françaises, qui se déplacent régulièrement à la recherche de moyens d’existence et dont les salaires ne permettent de vivre qu’au jour le jour. Miner observe, pour sa part, l’augmentation de la population journalière non agricole. Les terres fertiles au Québec se font de plus en plus rares, mais les gens de Saint-Denis ne partent plus tellement vers les États-Unis, bénéficiant de plus en plus d’emplois dans les services publics (la voirie) et dans les nouvelles industries rurales. L’exode vers les États-Unis et le reste du Canada diminue également avec la poursuite de l’urbanisation sur l’ensemble du territoire québécois (Ramirez, 2003, p. 98). La plupart de ceux qui vont encore travailler aux États-Unis reviennent souvent à Saint-Denis quelques années après leur départ (Miner, 1985, p. 49), en raison de cette demande accrue de journaliers, en particulier dans les travaux de voirie (Ramirez, 2003, p. 121).

Les journaliers sont mieux considérés localement s’ils s’inscrivent dans les réseaux familiaux bien établis et qu’ils exercent un métier relié au monde agricole (Miner, 1985, p. 323). Ceux qui ne réussissent plus à reproduire les modes de vie traditionnels, et deviennent plutôt journaliers industriels, sont davantage marginalisés et « le reste de la paroisse en vi[e]nt à considérer de haut ce groupe qui vivait en marge de son économie ». Ces journaliers sont considérés comme plus « individualistes, plus rebelles à la domination paternelle et tendent à être de moins fidèles catholiques » (p. 129). Certains sont d’ailleurs soupçonnés de commencer à exercer un contrôle sur les naissances (p. 323). Leur organisation familiale parait en outre « mésadaptée » – « instable » pour Gérin – aux yeux du reste de la paroisse, parce que leur mode de vie est encore marginal, non partagé par la majorité des paroissiens[17]. Le fait qu’ils « commen[cent] à montrer de l’irrévérence pour les sanctions qui contest[ent] leur façon de vivre » (p. 323) est néanmoins l’indice de la croissance de ce nouveau type familial.

Gérin ne recourt pas à un déterminisme géographique, contrairement à plusieurs collègues de Lascience sociale, pour expliquer les différents types familiaux.

Au sein d’un groupe de population organisé en familles communautaires et soumis à l’action de plus en plus énergique d’un groupement supérieur, comme le grand atelier, il se produit une sélection, les unes s’adaptant plus rapidement et plus complètement que les autres aux conditions nouvelles. Les unes se soustraient aux dangers et aux inconvénients du nouveau régime, grâce au développement de l’initiative individuelle. […] Les autres, au contraire, rétrogradent vers une formation communautaire aggravée, se cramponnent aux rapports de parenté et de voisinage comme à une planche de salut […] elles sont déséquilibrées, arrachées à la culture et à la propriété du sol, et finalement dégénèrent vers le type de famille instable.

Gérin, 1909, p. 64

Pour Gérin, c’est un processus de sélection qui expliquerait les différences entre les familles et non le lieu (la nature du sol), puisqu’il observe des formes familiales différentes dans des lieux similaires, notamment à Saint-Justin (familles quasi-communautaires) et à Saint-Dominique (familles particularistes). Ce qui distingue entre autres ces deux terrains d’enquête, c’est l’intégration plus importante du grand atelier anglo-saxon à Saint-Dominique, rendue possible par le développement des voies de communication.

Cette sélection, si j’y comprends quelque chose, n’est pas un simple triage s’opérant mécaniquement; elle ne se réduit pas à une élimination des incapables, pratiquée inconsciemment par le Lieu; c’est une sélection consciente des capables par eux-mêmes, une auto-sélection, dont l’homme est à la fois l’agent et l’objet. La sélection ainsi entendue est un fait de psychologie individuelle, qui n’est guère explicable par l’action des seules forces physiques, qui ne l’est même pas entièrement par l’influence éducatrice et formatrice des organismes sociaux.

Gérin, 1913, p. 166-167

À quoi tient l’ambiguïté de l’explication de Gérin qui penche d’un côté vers la psychologie individuelle et de l’autre vers les « organismes sociaux »? En 1904, Gérin avait pourtant déjà mentionné que « la science sociale ne se confond pas plus avec la morale et la religion qu’elle se ne se confond avec la psychologie et la physiologie » (Gérin, 1904, p. 357). Quelles sont donc les conditions d’émergence de tendances particularistes au sein d’un milieu majoritairement communautaire, se demande Gérin?

C. a tiré parti dans une plus grande mesure que beaucoup de ses voisins des conditions favorables créées par le nouveau régime : c’est l’effet de la valeur personnelle de C; mais il ne faut pas perdre de vue une circonstance heureuse de sa jeunesse, qui a donné l’éveil à ses facultés latentes. Ses parents ne le destinaient pas à la culture : ils l’avaient envoyé au collège y faire un cours d’études classiques, et c’est le mauvais état de sa santé qui le força à quitter le collège pour se remettre à la culture. Il voulut compenser par plus de connaissances théoriques et d’intelligence ce qu’il lui manquait de vigueur physique, et cela au moment où les nouvelles conditions de la vie sociale allaient le mettre à même de le faire avec avantage.

Gérin, 1909, p. 42

Dans une société où l’agriculture est surtout une « affaire de routine et de force musculaire » (Gérin, 1909, p. 43) et d’une quasi-absence de contrôle sur la nature, le développement d’une individualité dégagée des forces (sur)naturelles et des traditions familiales communautaires semble résulter d’un accident de parcours. Si C. n’était pas tombé malade, il ne serait certainement pas devenu cultivateur et aurait sans doute, à son tour, « encombré » les professions libérales ou serait devenu prêtre. C. est devenu un cultivateur particulariste, dont le rapport à la terre s’est modifié à travers ses études classiques. Instruit des récents développements scientifiques et des techniques modernes en agriculture, il ne subit plus autant la nature comme fatalité, mais cherche à la maîtriser, à la transformer[18]. Mais ce type particulariste demeure, à l’époque de Gérin, encore marginal et exceptionnel.

La différenciation de classes : le cas des professions libérales

L’une des conséquences de la prédominance du type familial quasi-communautaire est l’insuffisance du « patronage »[19], en raison de la concentration des élites instruites dans les professions libérales non pourvoyeuses d’emplois pour le reste de la population rurale. La faible prise des familles sur le commerce et les industries expliquerait d’ailleurs, selon Gérin, le « mouvement continu d’émigrants de nos campagnes en quête de travail dans les grandes villes ou hors frontières » (Gérin, 1938, p. 109). Outre le fait qu’elle veuille avant tout se suffire à elle-même, la famille canadienne-française est peu portée à s’instruire, et les représentants des professions libérales sont peu nombreux dans les campagnes, s’exilant souvent dans les centres urbains. Aux yeux de l’habitant, « la loi des écoles et la commission scolaire ne sont, pour les gouvernements, qu’un prétexte à le taxer, tout en les privant du secours de ses enfants dans l’exploitation de la ferme » (p. 46). À Saint-Justin, les professions libérales « n’étaient pas en très bonne voie » (p. 99). Le médecin et le notaire ne pouvaient pas compter uniquement sur leurs honoraires professionnels pour survivre et occupaient d’autres fonctions rémunératrices (conférencier agricole subventionné, maître de chapelle, etc.). Encore en 1929, à Saint-Irénée, « les professions libérales n’étaient guère représentées que par quelques vieux magistrats de l’extérieur qui venaient y passer la belle saison en villégiature. Pas même des médecins sur les lieux » (p. 49).

Miner observe lui aussi la distance entre les élites canadiennes-françaises et la population rurale à la fin des années 1930. Peu nombreux à Saint-Denis, les membres de l’élite sont le curé et les membres de sa famille, les proches parents des curés précédents ainsi que le sénateur Chapais, sa famille et ses proches parents.

La section marquée A comprend toutes les personnes qui jouissent d’un statut social à ce point différent de celui de l’ensemble de la communauté qu’elles ne peuvent entretenir de relations normales avec les autres paroissiens. Si elles s’y efforcent, cela provoque aussitôt un net sentiment de tension ou de malaise […] Le statut particulier de ces personnes ne saurait aucunement s’expliquer par référence au milieu immédiat; il tient plutôt à leurs contacts avec le monde extérieur à la paroisse, d’où ils ont tiré un prestige beaucoup plus grand que tout ce que la paroisse peut offrir sur ce plan […] À cause des contacts extérieurs de ce groupe, leur manière de vivre, leur distinction en société et leur façon de se comporter sont étrangères à la paroisse.

Miner, 1985, p. 319-320

Cette distance est favorisée par l’absence quasi totale des professions libérales dans les villages, intermédiaires entre élites tirant leur prestige de l’extérieur de la paroisse et agriculteurs encore majoritaires. Les habitants de Saint-Denis recourent encore très peu dans les années 1930 aux « diffuseurs des méthodes rationnelles » (Idem, p. 184) comme les médecins, qui entrent en concurrence avec des « soignants traditionnels » comme le « ramancheur », la sage-femme, la demi-douzaine de cultivateurs qui extraient gratuitement des dents, etc. Le recours aux professionnels exige en outre des déboursés que les familles ne veulent pas ou ne peuvent pas assumer. Pour Miner, l’adoption progressive des « méthodes rationnelles » résulte d’abord de forces extérieures au milieu s’imposant à travers des canaux légitimes pour la population, principalement l’Église catholique.

La classe politique canadienne-française, largement composée de représentants des professions libérales, se retrouve davantage dans un rapport de dépendance envers les milieux économiques dominants (principalement les réseaux anglophones) que les cultivateurs engagés dans une agriculture d’autosubsistance. L’élite canadienne-française produit fort peu de cultivateurs instruits ou de grands patrons fabricants qui pourraient employer des centaines de personnes. Les structures politiques fédérales et provinciales, où oeuvre cette élite, ont ainsi peu d’emprise sur la vie concrète des familles agricoles peu scolarisées à la fin du 19e siècle.

De même, les structures municipales sont largement confondues avec les structures paroissiales dans l’expérience des familles agricoles de cette époque (Fyson, 2001; Gérin, 1894a, p. 340 et 1894b, p. 433). Dans les années 1960-1970, Colette Moreux (1982, p. 81) observe encore la fonctionnalité réduite des structures municipales qui « ne paraissent pas jouer un grand rôle dans la vie des habitants » qui « n’assiste[nt] jamais aux séances du Conseil ». Elle remarque en outre qu’ils sont indifférents aux gouvernements provincial et fédéral estimant que « les rouages politiques officiels ne sont que des habillages vides, étrangers aux structures réelles du pouvoir, et les élus légaux, des marionnettes entre les mains des leaders véritables » (Moreux, 1971, p. 236-237).

La persistance des logiques familiales dans un village québécois

La tradition monographique du Québec met en évidence la centralité de la logique familiale dans la production et la reproduction de la société canadienne-française, dont l’intégration dans les institutions politiques britanniques puis dans l’économie industrielle capitaliste s’opère progressivement. La différenciation entre les élites canadiennes-françaises et la population rurale se transforme lors de ces processus historiques, particulièrement lorsque les membres de l’élite canadienne-française commencent à s’intégrer aux emplois de la fonction publique canadienne à partir du milieu du 19e siècle.

Même avec la Révolution tranquille, l’organisation familiale des rapports sociaux se maintient au gré des transformations, et malgré une appropriation plus marquée de l’économie capitaliste par les Canadiens français (Québécois). Tant à Saint-Hilaire qu’à Louiseville, Colette Moreux observe que « les membres de la parenté restent les partenaires privilégiés » (1982, p. 69) et que la réduction des réseaux familiaux, n’a « pas favorisé l’éclatement du cercle familial mais plutôt resserré celui-ci, d’une manière peut-être encore plus stricte, sur un petit nombre d’individus » (Moreux, 1969, p. 138)[20].

Encore aujourd’hui, la logique familiale demeure centrale dans certains milieux ruraux, comme nous l’avons observé dans notre enquête ethnographique réalisée en 2007-2008 dans un village québécois qui comptait alors environ 1 640 habitants, situé dans l’arrière-pays des paroisses plus anciennes de la rive sud du fleuve Saint-Laurent, à 80 kilomètres de la ville de Québec, dans la région administrative du Centre-du-Québec (Parent, 2009).

Le développement économique de ce village, colonisé sous l’impulsion de l’industrie forestière anglophone au 19e siècle, s’est poursuivi de manière endogène à la suite du départ des derniers marchands de bois anglophones au début du 20e siècle. Sous le patronage du curé, les journaliers forestiers sont majoritairement devenus cultivateurs et ont colonisé de nouveaux rangs dans la paroisse[21]. Quelques familles se sont lancées dans l’industrie manufacturière ou ont repris l’exploitation forestière, mais dans un cas comme dans l’autre, il s’est agi d’une économie familiale de survivance bien plus que d’une économie d’accumulation de la richesse. Encore aujourd’hui, l’économie du village, principalement agricole et industrielle, ne comporte aucune très grande entreprise. Le village se caractérise, comme la région, par une économie de petits entrepreneurs locaux qui font rarement vivre plus de 100 personnes et qui offrent des emplois nécessitant peu de scolarisation. L’économie agricole est quant à elle polarisée entre les productions laitière et porcine.

Le travail de terrain que nous avons mené alliait observations directes des pratiques dans divers lieux (église, hôtel de ville, centre des loisirs, etc.), entretiens formels et informels avec des informateurs-clés et analyses d’archives (procès-verbaux, bulletins paroissiaux et municipaux, cadastres, etc.) et de documents gouvernementaux (recensements, études statistiques, etc.). L’écriture monographique s’est enracinée dans la perspective d’une analyse des formes morphologiques (distribution de la population dans l’espace) et symboliques des activités sociales (Parent, 2010b), avec la visée de reconstruire la configuration dynamique des rapports sociaux dans ses dimensions religieuses, économiques et politiques. Dans le cadre de cet article, nous insistons surtout sur la centralité des logiques familiales dans la structuration des rapports sociaux dans ce village.

L’enquête ethnographique nous a permis d’observer que les postes clés dans les principales associations villageoises sont quasiment exclusivement occupés par des descendants des « familles souches », c’est-à-dire des premiers colons arrivés dans le village dans les années 1840 et intimement mêlés à la fondation officielle de la paroisse en 1875. Le terme « population souche » ne renvoie d’aucune façon à des traits biologiques ou raciaux, mais bien à l’ancienneté d’association et à ce que Norbert Élias nomme le « paradigme empirique » des établis-marginaux (Élias, 1997, p. 31-32). La domination qu’exercent ces familles ne renvoie pas tant à leurs effectifs par rapport à l’ensemble de la population qu’à la monopolisation de la vie associative et à l’occupation des postes clés dans les institutions locales (présidents de fabrique et de la corporation économique, conseillers municipaux, etc.).

Dans l’institution paroissiale, la population souche contrôle les finances en s’occupant de la présidence de la fabrique depuis sa création, tout en gérant les campagnes annuelles de financement. Plus important encore, et dans le but de contrer les stratégies de fusion des fabriques des différentes paroisses prônée par le diocèse, ces familles se sont dotées d’une structure parallèle à l’Église leur permettant de contrôler entièrement les dons ramassés pour la conservation de l’église, contrairement à la contribution volontaire annuelle (CVA) gérée par le diocèse. Ce sont les Chevaliers de Colomb, l’association par excellence de la population souche masculine, qui contrôlent ce mode de financement parallèle.

Cette population souche masculine impliquée dans les activités de la paroisse s’oppose généralement à la régionalisation des activités paroissiales et tient mordicus à conserver le contrôle de son administration, ce qu’elle réussit très bien encore aujourd’hui. Elle envisage difficilement les transformations de la vie religieuse vers un cadre régional (inter-paroissial) qui sorte des lieux traditionnels de la pratique, hors de l’église-bâtiment et du modèle paroissial ancestral structuré autour du curé (Routhier, 2001, p. 216-217)[22]. Elle aperçoit laborieusement que la vie pastorale continue d’être vivante, grâce aux femmes de l’ancienne et de la nouvelle population[23]. L’institution paroissiale est très largement féminisée et une division du travail entre les hommes, peu nombreux, et les femmes s’observe. Les femmes s’occupent principalement de spiritualité, de liturgie et d’éducation de la foi et elles organisent une fois par mois des assemblées dominicales en attente de célébration eucharistique (ADACE), tandis que les hommes sont concentrés dans l’administration de la fabrique et dans l’organisation des campagnes annuelles de financement. Les hommes impliqués dans l’espace religieux local sont majoritairement issus de la population souche, contrairement aux femmes, qui se partagent entre les trois types de population (souche, ancienne et nouvelle). L’activité religieuse à l’intérieur de l’institution paroissiale (présence à l’église et dans les associations) ne concerne plus qu’environ 10 % de la population du village, soit autour de 160 personnes, mais sa configuration révèle aussi, en quelque sorte, celle des rapports sociaux dans les espaces économiques et politiques[24].

En effet, l’importance des familles souches dans l’organisation des pratiques religieuses se retrouve également dans l’organisation des pratiques économiques. Ces familles dominent l’ensemble des secteurs d’activité économique, à l’exception du secteur plus marginal des services[25]. La propriété des terres et des entreprises industrielles et agricoles est majoritairement détenue par elles[26]. Le modèle économique dominant est celui de l’entrepreneur ou de l’homme d’affaires. Son lieu d’activité par excellence est la Corporation de développement économique (CDE), que des hommes de la population souche ont fondée à la fin des années 1990 :

C’est du monde comme moi et toi qui se sont regroupés à un moment donné. Ça [a] parti d’une chose d’affaires un peu, comme une chambre de commerce, mais c’est une gang de chums on pourrait dire, c’est un petit clan même qu’on pourrait dire, qu’on pourrait reprocher, mais moi j’me dis, ils le font, ils s’en occupent, tant mieux! On ne peut pas leur en vouloir pour ça. J’pense qu’ils ne font rien de mal là-dedans. Ce qu’ils font, c’est des Pro-Village eux autres aussi, y travaillent pour que ça marche. Ils ont fait le building industriel d’Usinage technologique. Ils l’ont mis là, et ils se sont occupés d’aller chercher des subventions, pour que ça ne coûte pas cher. On est mieux d’en avoir […] De toute façon, y’en n’a pas de monde! Ça finit que c’est tout le temps les mêmes! C’est tout le temps des cousins, des oncles et des neveux. Ça finit que ça se rejoint tout. Non, non, moi c’est ça que je dis, faut que ça fonctionne, on n’a pas les moyens d’annuler rien ou… de voir disparaître.

Cette dernière phrase est révélatrice de l’opinion générale des « Pro-Village »[27] de la population souche, qui craignent les disparitions d’industries, de services, de l’école, etc. Les familles souches s’associent pour ne pas disparaître.

À la manière de ce qui se passe dans la paroisse, le fonctionnement de la CDE est révélateur de la « fermeture » ou de l’« indépendance » du développement économique local. Les membres de la CDE cherchent à dissocier le développement économique local de la politique municipale et régionale, comme l’explique l’agent de développement économique de la CDE :

On collabore avec la municipalité, la municipalité collabore avec nous, mais on n’appartient pas à la municipalité. On est toujours en étroite collaboration avec la municipalité, parce qu’on fait ça pour la municipalité, sauf que côté légal on est complètement dissocié. On a toujours le choix, mais c’était mieux pour la… Je pense que c’était municipal avant, et ils se sont organisés pour sortir ça de là. Du côté de la Corporation de développement économique, la municipalité ne pouvait pas donner la subvention pour les maisons. Maintenant, je pense que les règlements ont changé, mais la municipalité continue à subventionner un organisme, le nôtre, et l’organisme subventionne la résidence. Elle passe par nous-autres. C’est pour ça qu’il fallait être séparé. Pour la CDE je sais que c’est une raison, mais c’est peut-être pas juste pour ça. Je pense que c’est mieux que ça reste comme ça.

La CDE est un organisme « privé », sans but lucratif, qui se dit « indépendant » de l’administration municipale, non pas tant dans son financement que dans ses orientations et ses pratiques, puisqu’il reçoit annuellement des subventions de l’administration municipale pour la promotion et le développement résidentiel ou la réalisation de projets spéciaux tels que la construction d’un bâtiment industriel.

La dissociation entre développement économique et politique municipale a été réitérée officiellement par les 29 participants de la consultation populaire, majoritairement issus de la population souche, organisée en mars 2006 par la municipalité[28]. Ceux-ci ont exprimé le souhait que la municipalité soutienne le développement économique local sans en être toutefois le principal acteur.

La corporation reçoit cependant la majeure partie de son financement de la municipalité régionale de comté (MRC), dans le cadre des Pactes ruraux instaurés par le gouvernement provincial en 2001, plutôt que de la municipalité, qui n’a pas directement accès aux subventions de la MRC. Cette dernière, en collaboration avec le Centre local de développement (CLD), a organisé en 2003-2004 un forum citoyen obligatoire pour l’obtention de l’aide financière du Pacte rural dans chacune des municipalités de son territoire. La participation massive de la population souche lors des consultations publiques organisées dans le village a largement contribué à l’obtention de subventions par la corporation économique locale[29]. Les MRC, devenues depuis l’instauration des Pactes ruraux les principaux acteurs du développement économique local des régions, travaillent parallèlement, aux élus locaux d’une certaine façon, en subventionnant directement les organismes locaux, dans lesquels la population souche est majoritaire.

Depuis la période intensive de développement des infrastructures municipales durant les années 1970 (réseau d’aqueduc et d’égouts, camping municipal, etc.), le conseil municipal n’intervient pratiquement plus dans le développement économique du village, préférant le confier aux initiatives « privées » (familiales), principalement à travers les corporations et les entrepreneurs qui effectuent les travaux de voirie. Il importe de voir que les acteurs de la politique municipale et du développement économique « privé » sont souvent les mêmes. Les conseillers municipaux sont en effet issus, depuis au moins vingt ans, de la population souche à plus de 90 %. S’ils ne sont pas tous membres de la CDE, les conseillers municipaux en sont des sympathisants ou sont apparentés à leurs représentants. Malgré les liens étroits unissant les membres du conseil municipal et ceux de la corporation économique, les familles souches continuent de soutenir la séparation entre les deux afin de préserver leur contrôle sur les ressources, indépendamment des modifications possibles de la composition du conseil municipal. Si les familles souches devenaient minoritaires parmi les élus locaux et que le conseil municipal contrôlait les principaux outils de développement économique (Pacte rural, subventions, etc.), leur pouvoir local s’en trouverait en effet diminué.

Les ressources de l’enracinement territorial

Le pouvoir des familles souches dans le village est fondé sur leur association ancienne, depuis plusieurs générations, et sur la densité de leurs réseaux locaux d’interconnaissances[30]. La profondeur historique de leur attachement au territoire s’exprime à travers des registres discursifs non économiques mais émotifs, dans lesquels les souvenirs de l’enfance et des ancêtres occupent une place centrale. Les nouveaux arrivants ne partagent pas cet univers symbolique constitué de souvenirs familiaux et de discours pionniers.

C’est une histoire un petit peu drôle, parce que nous on a toujours été élevé dans une famille où mon grand-père était fermier, commerçant et entrepreneur. C’est lui qui a eu les premiers « bulls » [bulldozers] de la colonisation dans le comté. C’est lui le premier transporteur de bois, le premier téléphone. En tout cas! Mon père reflète beaucoup mon grand-père et je pense que c’est de famille. Nous autres on est des innovateurs!

agronome

Les orientations du développement économique ne sont ainsi pas seulement le résultat d’un calcul mathématique inhérent à la logique capitaliste, mais également d’un « calcul » inscrit dans l’histoire des relations entre familles et d’intérêts déjà existants.

L’appartenance territoriale fondée sur des réseaux d’interconnaissances, étroitement familiaux dans ce cas-ci et fondés sur le « localisme » et la sociabilité « directe », fournit un ensemble de ressources sociales, symboliques, économiques et politiques qui intervient constamment dans la reproduction du pouvoir local des familles souches. Ce pouvoir demeure toutefois relativement précaire, puisque « [l]’autochtonie n’est susceptible de se constituer en capital sur la scène publique que dans la mesure où le personnel politique en reconnaît la valeur » (Renahy, 2010, p. 19). Le pouvoir politique municipal du village étudié reconnaît l’« autochtonie » en laissant le développement économique entre les mains de la corporation de développement économique, bastion de la population souche. Cette reconnaissance est surtout possible parce que ce type de population compose encore majoritairement le conseil municipal. Depuis la régionalisation politique des années 1980, la reconnaissance locale demeure une condition nécessaire mais non suffisante à la réussite économique. Les nouveaux intermédiaires régionaux qui s’occupent en grande partie de la redistribution locale des fonds du gouvernement provincial à travers les Pactes ruraux doivent également venir légitimer les initiatives locales.

La différenciation sociale des élites depuis la Révolution tranquille

Malgré son pouvoir économique et politique local, la population souche s’estime toutefois dominée ou menacée politiquement par les pouvoirs croissants des professionnels et de la MRC sur ses activités. Les hommes des familles souches valorisent surtout le maintien d’une logique d’organisation sociale de type familial comme rempart contre les interventions exogènes (politiques et économiques) et contre les menaces de concurrence étrangère sur les marchés économiques extérieurs à la localité.

Le cas d’un ancien président de fabrique, maire de 1965 à 1982, organisateur libéral et ancien commerçant agricole, illustre bien cette position. Principal artisan du développement local par le biais de la municipalité et soutenu par le gouvernement provincial dans les années 1970, il s’oppose maintenant à la régionalisation des pouvoirs locaux qui assurent actuellement la redistribution qu’il contrôlait localement à son époque à travers l’ancien modèle du « patronage » (Dumont et Rocher, 1961, p. 37), quand les pouvoirs politiques locaux avaient plus de marge de manoeuvre (moins d’interventions extérieures). Les transformations religieuses et politiques en faveur de la régionalisation (MRC et institutions inter-paroissiales) ont eu comme effet de limiter le pouvoir des élites traditionnelles (élus locaux et marguilliers) dont il faisait partie. Cela explique bien pourquoi cet ancien maire parle positivement des diverses initiatives de redistribution publique et de patronage auxquelles il a anciennement contribué, mais qu’il s’oppose maintenant aux nouvelles formes régionales d’organisation de la redistribution, qui obéissent à des logiques gestionnaires imposées de l’extérieur. Lors de ses mandats, le développement des pouvoirs publics était étroitement lié aux réseaux familiaux locaux qui contrôlaient les processus d’attribution des subventions, tandis qu’aujourd’hui le développement bureaucratique et la professionnalisation des administrations publiques régionales imposent les règles d’attribution des subventions, notamment en termes de reddition de comptes et de transparence, qui sont perçues comme limitatives par la population souche.

Les professionnels du développement local et régional, de leur côté, sont unanimes pour affirmer que les gens de la municipalité n’ont pas une « mentalité de développement ». Pour le directeur-général de la municipalité, par exemple, le développement économique se définit par le fait d’attirer des investisseurs étrangers, ce qui est incompatible avec la vision des entrepreneurs locaux. Il estime, en outre, que les règles démocratiques sont bafouées par les élus locaux, qui privilégient leurs réseaux familiaux, et que les principes d’organisation et de développement « rationnels », développés par les bureaucrates provinciaux et les intellectuels urbains, sont rejetés par les « locaux ». Il s’oppose ainsi au financement municipal de la CDE :

C’est un organisme sans but lucratif, qui a été formé il y a une dizaine d’années par un certain nombre de personnes, mais justement dans le cadre de tout ce qu’on vient de dire, ces gens-là ont jamais tenu d’assemblées générales annuelles, ils n’ont jamais tenu d’élections formelles, quand on dit formelles, selon la jurisprudence, selon la loi constitutive. Des petits hommes d’affaires du coin qui disent nous autres, c’est nous autres le développement économique. Ils donnent des idées, et la municipalité paie […] Eux autres sont pas élus, eux autres c’est une gang de chums qui se réunissent une fois de temps en temps depuis dix ans, qui respectent pas leurs propres lois constitutives, c’est ça le problème. Il faudrait vraiment que l’essentiel de notre marge de manoeuvre aille dans du développement économique. À ce niveau-là, je te dirais qu’il faudrait que la municipalité prenne le contrôle du développement économique.

directeur-général de la municipalité

Favorables à la décentralisation du développement et sensibles au fait que les ruraux n’aiment généralement pas se faire imposer des choses de l’extérieur, les agentes de développement de la MRC constatent quant à elles la difficile appropriation par les ruraux des outils de développement mis à leur disposition, ce qu’elles expliquent par un « individualisme » généralisé défini comme la prédominance de l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif. Pour l’agente de développement culturel, le faible enthousiasme des locaux pour les initiatives des pouvoirs régionaux est perçu comme un manque de prise en charge locale du développement plutôt que comme une contestation des modes de fonctionnement des organisations qu’elle représente.

Je pense à des intérêts personnels, à faire passer ses intérêts personnels avant le mieux-être de la collectivité ou avant ce qui serait le mieux pour la collectivité à long terme. Ça met des bâtons dans les roues au développement comme ça se peut pas. C’est des orgueils, des vieilles histoires du pouvoir politique, des histoires comme ça. Ça nuit au pouvoir politique. Mettez ça de côté on n’avance plus de même.

Agente de développement culturel

L’agente de développement rural affirme sensiblement la même chose :

C’est encore plus difficile dans ce milieu-là, parce qu’il y a une roue de développement qui commence à tourner et les autres vont mettre les bâtons dedans juste pour la forme. Ils ne vont pas voir plus grand que soi. Ça serait peut-être bon pour tout le monde pareil.

Agente de développement rural

Ces deux agentes de développement assimilent les enjeux familiaux dans la gestion du développement de la localité à de l’individualisme parce qu’elles ne perçoivent pas la persistance de la logique familiale dans l’organisation des rapports sociaux locaux.

Ces perceptions divergentes sur les meilleurs modes de redistribution des ressources (entre les réseaux d’interconnaissances et les administrations publiques) dans un espace local particulier se comprennent mieux à la lumière des transformations des conceptions dominantes des règles d’organisation de l’intervention publique et des réseaux familiaux depuis trente ans. Se confondant autrefois avec un projet collectif de développement local (paroissial), les réseaux familiaux tendent de plus en plus à se confondre avec les intérêts privés et à s’opposer à la collectivité, à la bureaucratie et aux institutions politiques. La valorisation des réseaux familiaux ne soutient plus le même projet social, puisque la réduction de l’étendue de ces réseaux fait qu’ils n’englobent plus autant l’ensemble des rapports sociaux dans le village, avec comme conséquence de restreindre la redistribution endogène opérée par ces familles à quelques individus seulement plutôt qu’à l’ensemble de l’espace paroissial (municipal). Cette réalité n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’augmentation des conflits en milieu rural qui impliquent maintenant de nouvelles populations.

Hubert Guindon a déjà montré que la Révolution tranquille a notamment été une révolution bureaucratique[31] : la « nouvelle classe moyenne », « produit de l’expansion bureaucratique des organisations », s’est substituée à l’ancienne classe moyenne des « entrepreneurs autonomes », largement d’origine rurale (Guindon, 1990, p. 63). Cette révolution a exigé de nouvelles qualifications professionnelles : l’insertion dans des réseaux familiaux ne suffisait plus à l’intégration des individus dans une société bureaucratique exigeant diplômes et « compétences ». Cette nouvelle classe moyenne, intellectuelle, rationnelle, technicienne et efficace, s’est retrouvée en grand nombre dans les organisations gouvernementales et universitaires. Elle a semblé estimer que les populations rurales, dont l’ancienne classe moyenne est largement issue, étaient « politiquement passives ». À cette même époque, Jean-Charles Falardeau (1966, p. 141) jugeait « qu’il existe à peine de nouveau leadership spontané dans la vie locale ou régionale » et que « l’insistance avec laquelle des ministères du gouvernement du Québec sollicitent […] la collaboration des «corps intermédiaires» révèle suffisamment que ces corps n’ont guère d’existence, ni de vitalité, ni de leadership ». Cette nouvelle élite intellectuelle et bureaucratique a donc été très critique de la vie municipale, qu’elle estimait entachée de patronage et de pratiques anti-démocratiques (Bourassa, 1968).

La Révolution tranquille s’est ainsi en partie réalisée « contre » les populations rurales, dans la mesure où la régionalisation des activités politiques, bien que visant dans certains cas la décentralisation, a surtout amené une professionnalisation de la redistribution collective qui est entrée en contradiction avec l’ordre familial – et sa forme de leadership particulier – dominant jusque-là la vie sociale[32]. Hubert Guindon (1990) pense même que les couches sociales populaires, tant urbaines que rurales, ont perdu de plus en plus de subsides provinciaux au profit d’autres classes sociales, notamment la nouvelle classe moyenne urbaine et scolarisée.

Le « malaise social » des classes populaires identifié par Guindon existe encore aujourd’hui, en particulier dans ce que Pierre Drouilly appelle le « Québec tranquille »[33], c’est-à-dire ces zones rurales vieillissantes, faiblement scolarisées et en moyenne plus pauvres que l’ensemble des autres régions québécoises. Les circonscriptions électorales de ces zones sont francophones (à environ 98 %) et ont des structures économiques semblables à celles que nous retrouvions dans les années 1950 à l’échelle du Québec, où prédominaient encore les secteurs primaires et secondaires (Drouilly, 2004, p. 615-616). Le village que nous avons étudié se trouve précisément dans ce type d’espace.

La distance entre les élites bureaucratiques et les populations rurales se manifeste dans les choix politiques de ces populations, qui ont historiquement tendance à voter pour des partis politiques plus « conservateurs » : le Crédit social, l’Union nationale et, plus récemment, l’Action démocratique du Québec et la Coalition Avenir Québec. Cette population élit des partis politiques qui défendent la « liberté individuelle » et le « libre-marché » et privilégient la non-intervention de l’État. Leur opposition à l’intervention étatique trouverait peut-être un élément d’explication dans le fait qu’au sein de ces populations la famille constitue le centre des réseaux de relations sociales qui assurent leur reproduction sur le même territoire depuis plusieurs générations, en fournissant un ensemble de ressources, en particulier un réseau d’interconnaissances et un patrimoine foncier. L’attention obsessive portée à la propriété privée et à la transmission du patrimoine familial, observée dans les monographies évoquées ici, renvoie au fait que la famille souche n’a de « valeur » que dans l’espace local. C’est son enracinement dans un territoire villageois qui fonde son prestige, et elle estime encore aujourd’hui que son pouvoir local est mieux protégé sans la régulation étatique des activités économiques et politiques.

La famille souche d’aujourd’hui n’est très certainement pas celle d’hier. Rares sont par exemple les familles où cohabitent le couple héritier et ses parents. Nous avons ainsi observé plusieurs variations dans le modèle. Un fils héritier vit dans la même maison que ses parents, mais dans un logement séparé. Un autre a fait construire une maison pour la belle-mère à quelques pas de sa résidence. Un autre encore a fait construire sa maison juste à côté de celle de ses parents. Nous avons bien enregistré ces pratiques, mais d’autres études devront se pencher sur les conditions de reproduction des familles souches, sachant leur importance encore aujourd’hui. Il faudrait également étudier le double statut de la famille comme unité de production et comme unité de consommation, et toutes les pratiques qui ne passent pas par le marché « officiel » et qui s’inscrivent plutôt dans la réciprocité familiale, qui renforcent les liens familiaux et territoriaux[34].

L’étude générale de la structuration familiale des rapports sociaux, à la fois dominante (localement) et dominée ou dépendante (vis-à-vis de l’extérieur), laisse dans l’ombre certains groupes sociaux. Les femmes, par exemple, se retrouvent bien dans les associations villageoises, en particulier religieuses, mais elles sont encore très peu présentes dans les lieux du pouvoir politique et économique, même si elles entretiennent ces réseaux familiaux par leurs engagements inscrits dans le prolongement de leurs fonctions « traditionnelles » liées à l’éducation et aux soins d’autrui (Parent, 2010b).

Que cette structuration familiale soit « archaïque », « rétrograde », « primitive », proche des folk sociétés ou encore « non pleinement moderne » n’est en fin de compte pas si important. Ce qui importe, c’est de comprendre comment la « force » de cette structuration varie selon les divers milieux sociaux : selon l’ancienneté des paroisses, leur emplacement géographique et leur principale activité économique et, à l’intérieur d’une même paroisse, entre les différentes positions sociales (notaire, politicien, artisan, agriculteur, etc.) ou les différents types de population (souche, ancienne et nouvelle). Il est probable que la structuration familiale des rapports sociaux soit plus forte dans l’est que dans l’ouest du Québec, en raison de l’apparentement plus élevé entre les individus (Bibeau, 2004, p. 127-128). Mais d’autres monographies seront nécessaires pour le vérifier.

La monographie a accompagné la naissance de la sociologie québécoise à la fin du 19e siècle, malgré l’hégémonie de la pensée religieuse et de sa doctrine sociale. Le travail monographique pourrait être vu aujourd’hui comme une approche du réel utile pour renouveler notre compréhension des populations rurales et des rapports de domination qui structurent ces milieux peu scolarisés et moins nantis. L’enjeu sociologique n’est pas de défendre les populations étudiées, mais de les comprendre dans leurs milieux de vie en étudiant leurs conditions d’existence, à la fois dans leurs dimensions symboliques et matérielles et sans se limiter, par exemple, à l’étude de leurs idéologies politiques. L’approche monographique ou ethnographique n’est évidemment pas la seule à pouvoir réaliser ce type de travail, mais le recours à une multiplicité de techniques d’enquête (observation directe, observation « participante », entretiens, etc.), caractéristique principale de cette approche, permet l’accès à certaines données inaccessibles sans la mise en place de relations de confiance entre l’observateur et l’observé. En analysant de manière approfondie la parole des ruraux tout en observant leurs conditions de vie, l’ethnographe redonne ainsi un statut positif, d’un point de vue sociologique, aux populations rurales souvent invisibles dans l’espace médiatique « où l’on fait beaucoup parler ces mondes sans réellement s’appuyer sur des travaux empiriques » (Mischi et Renahy, 2008, p. 14).