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L’ouvrage d’Andrée Fortin propose un projet fort ambitieux : brosser un portrait du cinéma québécois depuis 1965, tout en y saisissant l’évolution des représentations sociales de l’espace véhiculées par ces oeuvres d’art composites. Résolument porté par une intention sociologique rigoureuse, le projet d’Andrée Fortin ne délaisse pas pour autant la sensibilité qu’exige l’approche d’oeuvres artistiques. En ce sens, cette étude offre un exemple fort instructif pour quiconque s’intéresse à la sociologie des oeuvres d’art, d’autant plus que celle-ci est plutôt mise en pratique que théorisée. L’auteure ne se perd pas non plus en considérations méthodologiques interminables, mais préfère plutôt s’attaquer sans détour à son projet.

Andrée Fortin, qui s’est intéressée, au cours de sa riche carrière de sociologue, de chercheure et de professeure, à une diversité de sujets (les utopies, les intellectuels et leurs revues, les sociabilités, les régions, les banlieues, l’art québécois et ses nouvelles localisations, pour ne nommer que ces quelques thématiques), développe sa sociologie de la culture dans une perspective passionnante. Saisissant l’étude d’une production culturelle – le cinéma québécois des cinquante dernières années – comme occasion de comprendre les visions du monde qu’entretiennent les Québécois à l’égard des espaces dans lesquels se déploie leur vie sociale, l’auteure offre en filigrane une compréhension fertile de ce qu’est la culture. Elle ne se cantonne pas dans un seul registre : étude des objets culturels, étude des pratiques culturelles ou étude des représentations. Selon son approche, la culture se comprend comme ce qui se passe à la rencontre de toutes ces dimensions, et à mon sens, c’est une grande force de cet ouvrage.

On peut également apprécier la richesse de la documentation et le caractère sociologique de la méthode adoptée. Le corpus à l’étude comporte « 270 films québécois de fiction, tournés en français, dont l’action se déroule dans la seconde moitié du 20e siècle ou au 21e » (p. 11). La détermination du corpus n’étant pas chose simple en sociologie des oeuvres, les différentes limites sont bien expliquées, même si l’absence de certains films marquants (« Le Party » de Falardeau, ou « Valérie » de Denis Héroux) a été critiquée par d’autres commentateurs. L’analyse tient compte de la multidimensionnalité de l’objet cinématographique : une histoire, un scénario, mais également des images choisies, mises en mouvement et une trame sonore, autant d’éléments qui participent, dans leur liaison au sein du film, à se connoter mutuellement. Cela étant, l’auteure est claire sur son projet : « […] je porterai attention avant tout aux images, et aux propos explicites sur l’espace dans les dialogues ou la narration. La trame narrative ne retiendra mon attention que dans la mesure où elle concerne l’espace, ou les déplacements dans l’espace » (p. 15).

C’est ainsi que se déploie, orientée par une grille d’analyse rigoureuse qui permet à la sociologue de tenir ensemble un aussi vaste corpus de film, l’enquête sur les représentations sociales de l’espace à travers deux grandes parties. Dans la première sont analysées les différentes représentations sociales des « espaces habités » que sont la ville, la banlieue et la campagne. La seconde aborde la « circulation » entre les espaces et met en lumière le rôle de l’automobile, personnage important de plusieurs films québécois, et la dialectique entre l’ici et l’ailleurs. En troisième partie (« Espaces identitaires et intersubjectifs »), la notion d’espace sort de sa définition géospatiale et s’ouvre aux réalités de l’expérience vécue. Par le biais d’un intérêt porté « à la présence des oeuvres de création dans les images filmiques » et « aux paroles autres que les dialogues » (p. 185), le projet acquiert une plus grande profondeur sociologique. À travers les images et les paroles enchâssées, mises en abîme dans les films, et les propositions artistiques faites (entre autres) d’images et de parole, l’auteure accède d’une part « à l’intériorité des personnages, à la façon dont ils se situent par rapport aux autres, et donc à un espace relationnel » (p. 186), et d’autre part à « l’espace identitaire individuel et collectif, ce qui, indirectement, révèle la dimension sociale et historique du projet cinématographique » (p. 187).

Cette enquête, au-delà de l’intérêt qu’elle revêt pour l’histoire du cinéma québécois des dernières décennies, conduit à des considérations sociologiques importantes sur notre rapport à l’espace. L’auteure soutient, par exemple, et en cohérence avec ses propres travaux menés depuis plusieurs années au sein du Groupe interdisciplinaire de recherche sur les banlieues (GIRBa), que la banlieue devient « centrale » dans l’imaginaire québécois. Un espace qui, s’il fait son entrée dans l’histoire en tant qu’entre-deux ou marge entre la ville et la campagne, accède progressivement au statut d’espace de vie « normal », au sens plein du terme, normativement avalisé et fortement généralisé dans la population. En comparaison, le cinéma québécois offre, selon l’auteure, des visions de la ville et de la campagne contrastées, extrêmes, des espaces où règne l’anormalité : la criminalité et les problèmes sociaux en ville; l’utopie du repos et le temps suspendu, voire arrêté à la campagne. La troisième partie permet selon l’auteure de dégager l’essentiel du projet cinématographique québécois et de « proposer une image de la société, malgré les difficultés inhérentes à une telle entreprise et qui font que ce ne sont souvent que des fragments auxquels on a accès, mais [de] proposer aussi des possibles; ces derniers sont plus individuels que collectifs, mais confèrent aux personnages une certaine prise sur leur destin » (p. 245-246). Le livre se termine sur quelques considérations à caractère général concernant la société québécoise, inspirées par les résultats de cette recherche sur l’imaginaire de l’espace dans le cinéma, une conclusion en forme de diagnostic sociologique, où se trouvent élevées en généralités les observations particulières tirées de chacun des films analysés.

Ce ne serait pas rendre justice à l’ampleur du travail de Fortin de laisser ce compte rendu exempt de réflexion critique. Car l’entreprise ici tentée n’est pas sans pièges, et si plusieurs d’entre eux semblent évités, d’autres sont plutôt contournés. C’est le cas, à mon sens, du problème important que pose l’analyse sociologique d’oeuvres de création. Si le cinéma est certainement un des arts les plus propices à révéler « l’ambiance » d’une société donnée, si le statut du créateur est loin d’être évident dans ce type de création éminemment collectif, il n’en reste pas moins qu’une oeuvre filmique demeure une oeuvre artistique, c’est-à-dire une création, un regard sur le monde porté par un sujet conscient d’être en train de véhiculer une vision du monde dans une oeuvre d’art. Il s’agit donc d’un discours spécifique, qui, s’il laisse transparaître, comme tout discours, les représentations sociales dont il n’est pas indépendant, demeure le produit d’une (ou de plusieurs) subjectivité(s) particulière(s). On pourrait à juste titre se demander, dans ces conditions, si le cinéma québécois parle autant des représentations sociales des Québécois que des représentations sociales des artistes et artisans du cinéma québécois. Si l’ampleur du corpus étudié par Fortin diminue sans doute la portée de cette critique, on peut regretter que cette difficulté de toute étude sociologique d’oeuvres d’art ne soit pas traitée – d’autant plus que Fortin a presque certainement réfléchi à cette difficulté.

Toutefois, il faut reconnaître à Andrée Fortin le mérite d’avoir trouvé la bonne méthode pour traiter des représentations à partir d’oeuvres fictionnelles sans jamais céder à la tentation de considérer ces oeuvres comme des documents. Partout dans l’ouvrage, les différents éléments analysés restent à leur place : dans la fiction du film, où ils deviennent traces, indices, condensateurs ou même initiateurs de « l’imaginaire de l’espace » qui caractérise la société québécoise, avec toutes les variations possibles en fonction des individus. Par ce projet, pour conclure, Andrée Fortin donne aux représentations sociales, à travers cette notion d’imaginaire, la consistance d’un objet sociologique saisissable dans l’observation de propositions artistiques, en appliquant une méthode complexe, mais limpide, à l’étude d’un « terrain » d’enquête assez particulier!