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Pendant l’hiver 2019, un nouveau commerce fait son apparition sur la rue Sainte-Cécile, dans le quartier du même nom à Trois-Rivières, ville moyenne située à mi-chemin entre Montréal et Québec, sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent. Ce dépanneur/restaurant offre des produits et des mets « véganes » et une sélection de bières provenant de brasseries artisanales. Dans le même local sont cuisinés les produits servis dans une autre succursale, un café-restaurant ouvert (depuis quelques années) au centre-ville. L’ouverture de ce second établissement a été considérée, par certains acteurs communautaires et politiques du quartier, comme marquant une nouvelle étape dans le processus de revitalisation d’un quartier où plusieurs commerces avaient fermé leurs portes dans les années 1990. En outre, elle participe à la diversification de l’offre commerciale et de restauration pour les résidents du secteur. D’ailleurs, la propriétaire affirmait en janvier 2019 : « Sainte-Cécile, c’est un peu un quartier qui a une mauvaise réputation, malgré que c’est rempli d’étudiants. La plupart de nos clients habitent là ou à proximité. C’est se rapprocher, quasiment, de la source, mais il y aussi une vie de quartier qu’on ne retrouve pas partout » (Roy, 2019). À Montréal, moins de 150 kilomètres au sud-ouest, dans plusieurs quartiers où un processus de gentrification est à l’oeuvre, l’ouverture d’un tel commerce aurait été considérée comme un symptôme des transformations culturelles et économiques en cours. Cela est-il le cas à Trois-Rivières? Cette ouverture est-elle liée aux différents projets de revitalisation du centre-ville? Cette demande pour des produits véganes provient-elle des nouveaux résidents ou usagers du projet Trois-Rivières-sur-Saint-Laurent (TRSSL) situé tout près dans une ancienne friche industrielle? Le quartier Sainte-Cécile montre-t-il des signes de gentrification?

Pour répondre à ces questions, notre objectif est de relever la présence de la gentrification et de la revitalisation dans les représentations par les acteurs centraux du processus de transformation urbaine dans ce quartier, et d’investiguer leurs impacts. Par l’intérêt qu’il porte aux débats politiques qui entourent cet enjeu ces dernières années, cet article s’inscrit ainsi dans le champ de la sociologie politique de la gentrification. Après avoir contextualisé et problématisé le cas de Trois-Rivières, nous présenterons les bases théoriques de la notion de gentrification. Nous détaillerons ensuite la démarche méthodologique utilisée, avant d’aborder les représentations de la gentrification dans le débat entourant la mise en oeuvre du projet TRSSL. Il ressort de cette analyse que la gentrification constitue un repère théorique important pour les acteurs et que ceux-ci lui donnent une existence symbolique contribuant à la manière dont ils se représentent les transformations urbaines liées au projet.

Les transformations urbaines dans une « petite ville d’Amérique » : éléments de problématique

Ces questions sont difficiles à plusieurs égards[1]. Premièrement, les outils théoriques sont peu développés pour l’analyse de la gentrification des villes moyennes, du moins au Québec. Deuxièmement, plusieurs débats existent autour de l’usage du terme de gentrifcation, quant auxprocessus culturels ou economiques qui la caracterisent, quant à l’importance de la transferabilite de son usage ou quant au contexte dans lequel elle se developpe (Leeset al., 2008; Williams, 1986). Ces débats portent souvent sur les discours de vérité[2] et la présence ou non de la gentrification, alors que certains auteurs cherchent à mettre au jour les transformations urbaines (Newman et Wyly, 2006; Hamnett, 2003; Atkinson, 2000). Nous avons donc voulu ici tenter non pas de mesurer la présence de gentrification, mais bien de comprendre comment ce terme a été mobilisé par les acteurs pour rendre compte des transformations d’un quartier à la suite d’un projet de développement, à la manière par exemple de la revitalisation du canal Lachine à Montréal et de son impact sur les quartiers de Pointe-Sainte-Charles et Saint-Henri (Twigge-Molecey, 2013; Bélanger, 2010). Le projet dont il est question, d’abord touristique et culturel avec la construction d’un amphithéâtre, est devenu par la suite résidentiel et immobilier avec la construction de près de 150 appartements en copropriété, dans la première phase[3].

Le projet TRSSL bénéficie d’un emplacement de choix, au confluent des rives de la rivière Saint-Maurice et du fleuve Saint-Laurent, qui contraste avec le quartier voisin de Sainte-Cécile, anciennement ouvrier, aujourd’hui à fort taux de défavorisation et essentiellement composé de ménages locataires (plus de 70 %). Ce quartier est situé à l’extrême-est de l’ancienne ville de Trois-Rivières, entre le centre-ville et la rivière Saint-Maurice. Le cadre bâti se caractérise par des immeubles à logement de trois étages (de style plex) au nord et des maisons unifamiliales (à la fois de style boomtown et canadien) plus au sud. Entre les deux, un complexe de logements sociaux fait la transition. Le secteur présente la 2e plus forte densité de population à Trois-Rivières, deuxième rang qui n’est dû qu’à la présence de terrains vacants, notamment ceux faisant partie de TRSSL (Ville de Trois-Rivières, 2014). Au plan socioéconomique, Sainte-Cécile présente un revenu moyen des ménages et un taux de scolarisation parmi les plus faibles de la ville. Le taux d’emploi y est inférieur de 15 % à celui de Trois-Rivières et près de deux ménages avec enfants sur trois sont des familles monoparentales (Ville de Trois-Rivières, 2014). En effet, 40 % des résidents ont des revenus annuels inférieurs à 20 000 $ et le taux de chômage dépasse 13 %. Dans le quartier, le niveau de capital culturel est inférieur à la moyenne de la ville et de la province : plus du tiers des résidents n’ont aucun diplôme (alors que c’est un peu moins du cinquième pour les résidents de Trois-Rivières) et moins de 15 % détiennent un diplôme universitaire. Toutefois, entre 2005 et 2010 le revenu moyen dans le quartier est passé de 17 338 $ (près de 2 fois moins que celui du Québec) à 22 821 $, ce qui représente une augmentation de 31,6 %, plus de deux fois la progression des revenus à l’échelle de la ville et de la province. En outre, le quartier n’a pas très bonne réputation à Trois-Rivières, entre autres parce que son taux de défavorisation est particulièrement élevé, mais aussi à cause de la criminalité qui y est associée, à tort ou à raison.

Ainsi, comme nous l’avons annoncé, la question qui oriente notre réflexion est la suivante : comment l’arrivée de TRSSL est appréhendée par des acteurs du milieu, et en quoi la gentrification agit comme repère dans la représentation que ces acteurs se font des transformations urbaines en cours?

La gentrification hors des grands centres urbains au Québec : repères théoriques et démarche méthodologique

Au Québec, la thématique de la gentrification est très présente dans les débats qui ont lieu depuis quelques années autour des phénomènes de touristification (économie de partage et nouvelles installations culturelles) (Guillemard, 2017; Bélanger et Cameron, 2016 ), d’évictions de locataires (Rutland et Blanchard, 2014; Twigge-Molecey, 2013), des commerces pour des clientèles plus fortunées (Bélanger et Fortin, 2017), etc. Si généralement ces débats s’inscrivent d’abord dans un contexte urbain, voire montréalais (Baril-Nadeau, 2019; Guilbault-Houde, 2016; Bélanger, 2014; Twigge-Molecey, 2013; Bélanger, 2012; Lavoie, Roseet al., 2009; Ley, 1996; Rose 1984), des chercheurs révèlent des phénomènes similaires en milieu rural, en lien avec le développement de sites récréotouristiques ou l’arrivée de néo-ruraux – des retraités en particulier – en provenance des villes (Simard, Guimond et Vézina, 2018; Simard et Guimond, 2012).

Toutefois, la question de la revitalisation à potentiel gentrificateur dans les villes moyennes est beaucoup moins étudiée. Or, dans les dernières années, à la suite du développement de différents projets d’aménagement à Trois-Rivières – le réaménagement de la rue des Forges et du Parc portuaire, le projet de la Place Pierre-Boucher, la protection du patrimoine de l’Arrondissement historique –, les défis liés aux impacts de ces derniers pour les habitants des quartiers avoisinants ont été débattus dans les journaux mais également au conseil municipal. Après plusieurs années pendant lesquelles le développement résidentiel trifluvien s’était effectué essentiellement en périphérie, les autorités municipales ont favorisé la revitalisation du centre-ville à travers la mise en valeur d’une ancienne friche industrielle (liée aux pâtes et papiers) (Benali, 2012), ce afin de redynamiser les quartiers centraux (désignés comme « premiers » dans le jargon trifluvien). Ainsi, l’idée de la revitalisation, mobilisée par les promoteurs et défendue par les élus ou acteurs locaux, possède un potentiel gentrificateur important (Divay et al., 2006). Toutefois, cette relation n’est pas mécanique et, comme le rappelle Rose (2004), un travail de monitoring peut en réduire les impacts. En outre, l’effet gentrificateur apparaît sur le temps long et c’est pour cette raison que l’on préfère le terme de revitalisation à potentiel gentrificateur. Ainsi, le projet TRSSL s’inscrit dans les processus de revitalisation à potentiel gentrificateur soutenus par l’État (Leeset al. 2008; Hackworth et Smith, 2001), et en particulier par les pouvoirs municipaux (Rose, 2010), dans une visée transformatrice, voire civilisatrice (Uitermark, Duyvendak et Kleinhans, 2007).

Qu’elle soit mise en oeuvre à travers une « agrégation de décisions individuelles » ou à travers des « projets de revitalisation ou de (re)développement », qu’elle témoigne de transformations culturelles, économiques ou spatiales, la gentrification implique généralement le « déplacement ou du moins le remplacement d’une population plus démunie par une population plus fortunée » (Bélanger, 2014, p. 279). Lorsque ce processus s’effectue dans le cadre de transformations physiques engendrées par de nouveaux projets résidentiels et touristiques, sur des terrains vagues ou réaffectés, c’est davantage l’arrivée d’une population fortunée que le remplacement qui caractérise le phénomène, lequel semble davantage associé à la gentrification instantanée (Rose, 2010).

La revitalisation implique une augmentation de la mixité sociale, sans qu’il y ait nécessairement d’évictions formelles (Leeset al., 2008), comme ce fut le cas dans un premier temps dans l’arrondissement du Sud-Ouest à Montréal (Twigge-Molecey, 2013). Malgré cela, cette mixité peut avoir un effet sur le marché locatif des quartiers limitrophes, notamment par la hausse des prix des loyers, et pousser hors du quartier les ménages les plus précaires financièrement (Ley, 1996; Marcuse, 1985). Par ailleurs, certains chercheurs rappellent que les déplacements indirects dus aux pressions sur les loyers ne sont pas les seules conséquences qui peuvent affecter ces ménages précaires (Freeman, 2006). L’arrivée de nouveaux résidents peut provoquer un sentiment de « dépossession » du milieu de vie lié aux effets de la gentrification, en particulier des changements dans l’offre commerciale (Newman et Wyly, 2006). Pour mesurer l’impact de cette arrivée, la « fortune », donc les revenus, ne sont pas les seuls facteurs à considérer. Comme le rappelle Maltais (2016), la transformation des quartiers à potentiel de gentrification peut se caractériser par une arrivée de résidents ayant davantage de capital culturel que de capital économique (Sénécal, 1995; Rose, 1984).

En outre, certains chercheurs ont tenté de caractériser les différentes phases de la gentrification (Twigge-Molecey, 2013). Ces efforts sont louables parce qu’ils permettent de mettre le doigt sur les formes que celle-ci peut prendre. Toutefois, ces propositions dirigent la réflexion et laissent moins de place à l’analyse contextualisée de la gentrification (Shaw, 2008), réduisant du même coup les avantages heuristiques de cette notion. Il nous apparaît qu’une définition large de la gentrification et une analyse souple des phénomènes de revitalisation permettent d’identifier la présence de ces phénomènes à l’extérieur des grandes villes et métropoles où ils se sont d’abord développés, en particulier dans les villes moyennes. En effet, cela permet de mobiliser le concept même de gentrification dans un contexte d’augmentation faible de la population, voire de diminution de celle-ci. À cet égard, comme le mentionnent Uitermark, Duyvendak et Kleinhans (2007), pour que le concept de gentrification puisse « sortir » des métropoles, sa définition doit être élargie pour permettre l’analyse de la production de l’espace, et de sa consommation, par de nouveaux ménages (Slater, Curran et Lees, 2004).

Ainsi, nous considérons la gentrification comme la redéfinition d’un espace selon la volonté d’un groupe ayant davantage de pouvoir, grâce à son capital financier et culturel, que les résidents traditionnels de cet espace (Twigge-Molecey, 2013). Dans le cas des friches reconverties, certains auteurs rappellent que cette redéfinition profite davantage à certains groupes de la population : « En effet, l’expérience, bien que de courte durée, a largement montré que la réhabilitation des anciennes friches en centre-ville ou à proximité, en augmentant fortement les valeurs foncières, se faisait souvent en faveur des classes aisées de la population » (Benali, 2012, p. 301). Du même coup, elle entraîne la possibilité du déplacement des résidents pour qui ces développements n’ont généralement pas été conçus :

Ces auteurs considèrent de tels projets comme participant d’un processus de gentrification, car ils sont caractérisés par la même dynamique de revalorisation des centres urbains par et/ou pour les classes moyennes supérieures : ils représentent un réinvestissement de capital dans des zones centrales délaissées, impliquent une modification de l’environnement construit et du paysage urbain, concernent les mêmes catégories sociales, et induisent un processus d’éviction. Ce dernier n’est pas forcément direct – les zones en question comme les friches n’étant pas toujours habitées – mais peut être indirect : la mise en valeur d’un site augmente l’attractivité des quartiers environnants où un phénomène de déplacement de population peut se produire à terme.

Rérat, 2012, p. 2

Finalement, la gentrification a également des effets symboliques importants, en particulier sur la perception collective de ces territoires et de ces populations (notamment dans la dualisation gentrifieur-gentrifié). Au-delà du capital financier et culturel des ménages traditionnels et de ceux qui arrivent, et de la mesure que l’on peut en faire, ces populations n’ont pas le même capital symbolique et, dans certains cas, des logiques de stigmatisation sont en l’oeuvre, entre les ménages considérés comme désirables et ceux qui ne le sont pas. Ainsi, la mesure de la gentrification ne peut faire fi des débats sociopolitiques autour des questions de revitalisation urbaine. Par conséquent, nous adoptons également une posture interactionniste qui reconnaît que l’univers symbolique oriente également les conduites et contribue de manière significative à la « définition de la situation » (Thomas, 1923).

Notre démarche consiste donc, dans la foulée du redéveloppement de la friche industrielle voisine et notamment du projet TRSSL, à relever la présence de la gentrification et de la revitalisation dans les représentations par les acteurs locaux des transformations urbaines du quartier Sainte-Cécile. La recherche s’est déroulée en trois étapes. Tout d’abord, nous avons effectué a) une analyse documentaire des différents documents de planification produits par la ville, b) de la littérature grise produite par les acteurs communautaires, et c) une revue de presse sur les enjeux de gentrification, de revitalisation et sur le TRSSL. Ensuite, deux entrevues auprès d’acteurs communautaires ont servi à compléter l’analyse documentaire. Finalement, afin de nuancer nos analyses, nous avons procédé à l’examen des données du rôle foncier concernant un échantillon d’immeubles du quartier. Nous inspirant de la méthode utilisée par Parazelli, Nengeh Mensah et Colombo (2010) dans leur recherche sur le squat comme défense du droit au logement, nous proposons dans cet article d’identifier les repères normatifs des différents acteurs participant au débat autour de ce projet de revitalisation à Trois-Rivières, et d’analyser leurs positions dans ce débat. Pour nous et pour ces auteurs, « ce que nous entendons plus précisément par “position” est le résultat dynamique d’une situation sociale chargée de repères normatifs mettant en valeur l’inscription d’un individu ou d’un groupe dans l’espace de sa société selon un double processus de différenciation et d’appropriation » (Parazelli, Nengeh Mensah et Colombo, 2010, p. 158).

Pour analyser ces repères normatifs nous avons effectué une analyse documentaire de différents règlements produits par la ville : le Règlement sur le schéma d’aménagement et de développement révisé (2016), le Règlement sur le plan d’urbanisme (2010), le Règlement établissant le programme « Habiter au centre-ville » (2008), ainsi que des politiques de développement social de 2008 et 2016. En outre, nous avons effectué une revue du quotidien trifluvien Le Nouvelliste et du site de nouvelles de Radio-Canada Mauricie-Centre-du-Québec pour en dégager les positions des différents acteurs à propos du projet TRSSL et déterminer si la gentrification était un enjeu entre juin 2019 et janvier 2000. Pour ce faire, nous avons interrogé la base de données Eureka à partir de plusieurs mots-clés réunis en trois catégories : les concepts (gentrification, revitalisation), les espaces (TRSSL, Sainte-Cécile) et les acteurs (Yves Lévesque, Comité logement Trois-Rivières). Afin de condenser les données, les mots-clés concernant les espaces et les acteurs ont été par la suite croisés pour ramener le nombre d’articles analysés de plus de 1 200 à 75, en prenant également en compte la présence de doublons. La présence et la préséance des acteurs varient en fonction des thématiques : évidemment, le maire est plus présent dans les articles sur le projet TRSSL, et le comité logement apparait davantage lorsqu’il est question de revitalisation ou de gentrification. En croisant les thématiques, deux autres acteurs ont émergé, les conseillers municipaux Sylvie Tardif et Jean-François Aubin, qui sont également des acteurs communautaires intervenant dans le quartier.

Nous avons cherché dans un premier temps à décrire le contexte du projet TRSSL et du quartier Sainte-Cécile en répondant aux questions suivantes : de quoi parle-t-on? Comment en parle-t-on? Dans un deuxième temps, c’est le croisement des thématiques qui a été l’objet de l’analyse. Nous avons cherché à comprendre comment les acteurs lient la gentrification et la revitalisation et quelle est la relation entre elles, si relation il y a. Finalement, nous avons relevé les positions des acteurs concernant des thématiques secondaires, en cherchant à savoir si la question de la gentrification, au sens large, était évoquée ou non. Dans ces deux dernières étapes, nous avons identifié les repères normatifs tels que définis théoriquement, c’est-à-dire à partir des positions des différents acteurs. À la suite de l’analyse de la revue de presse, nous avons croisé les débats dont la presse faisait état avec des entrevues avec des acteurs-clés autour de la gentrification et de la revitalisation à Trois-Rivières. Ces acteurs sont impliqués au sein de différents organismes du quartier Sainte-Cécile s’intéressant aux questions de revitalisation, de logement et de politique urbaine, tout en ayant des contacts fréquents avec les résidents du quartier. Dans le cas du premier acteur, un groupe communautaire trifluvien intervenant sur les questions urbaines, l’entrevue a pris la forme d’un entretien avec deux membres de ce groupe, au cours de laquelle nous interrogions leurs positions et interprétations sur les transformations urbaines du quartier. Dans le cas du deuxième acteur, un organisme communautaire de lutte à la pauvreté situé au centre-ville de Trois-Rivières, l’entrevue s’est faite avec un seul intervenant.

Finalement, nous avons effectué l’analyse des données du rôle foncier concernant un échantillon de 184 immeubles, en majorité des plex où vivent des ménages locataires du quartier Sainte-Cécile (rue Hertel, rue Saint-Paul, rue Sainte-Cécile, rue Sainte-Angèle, rue Sainte-Ursule entre les rues Charlevoix et Hart). Cet échantillon provient du coeur géographique du quartier et l’analyse a porté sur les dates d’inscription au rôle (pour connaître le dernier changement de propriétaire), l’augmentation de la valeur foncière pendant les dernières années et la structure de la propriété. Ici encore, l’utilité heuristique de la démarche était surtout de nuancer, voire d’enrichir, l’analyse des discours des médias et de contextualiser et d’approfondir la connaissance de la situation du quartier. Le choix de cette aire géographique repose à la fois sur le fait qu’elle constitue le centre du quartier et que le cadre bâti y est le plus représentatif, avec ses immeubles à logement (triplex) en rangées.

Mentionnons-le d’emblée, notre objectif n’est pas de « vérifier » s’il y a bien gentrification à Trois-Rivières; une recherche plus exhaustive, incluant une investigation en profondeur et de manière spatio-temporelle à propos de l’évolution des valeurs immobilières et des profils socio-économiques des ménages serait nécessaire pour faire une telle analyse. Cela ne signifie pas pour autant que la gentrification n’y est pas présente, notamment comme cadre discursif employé par les acteurs sur le terrain pour interpréter les transformations de leur environnement. À cet égard, et en nous inscrivant dans une perspective interactionniste (Blumer, 1979), nous considérons que si la gentrification, ou la revitalisation à travers le projet TRSSL, contribue à la « définition de la situation », pour reprendre les termes de Thomas (1923), elle construit du même coup le rapport au monde des résidents du quartier et des acteurs qui y travaillent.

Le contexte de Trois-Rivières : la revitalisation d’une ville moyenne

Trois-Rivières est la neuvième ville la plus peuplée au Québec. Si l’on exclut Montréal et Québec et leurs banlieues, elle forme la quatrième agglomération (Institut de la statistique du Québec, 2017). À cet égard, elle constitue une ville moyenne-supérieure comme Gatineau, Sherbrooke et Saguenay (Carrier et Gingras, 2004). Historiquement, Trois-Rivières a longtemps eu une grande importance comme ville intermédiaire dans la dualité entre la métropole et la capitale.

Capitale mondiale des pâtes et papier pendant la première moitié du 20e siècle, elle s’est vue attribuer le titre de capitale nationale du chômage à la fin des années 1990. En effet, depuis le début des années 1980, plusieurs des grandes usines de la ville, offrant des emplois syndiqués assez bien payés dans le domaine du textile et des pâtes et papiers, ont successivement fermé leurs portes. Ces fermetures ont transformé la structure de l’emploi, aujourd’hui marquée par une hausse importante des emplois du secteur tertiaire. En outre, ces différentes usines se situaient au centre-ville même de Trois-Rivières, ou dans sa proche périphérie, contribuant à la dévitalisation des quartiers limitrophes, où habitent un grand nombre de familles ouvrières. Ces fermetures ont également accentué le déplacement des investissements vers le nord de l’autoroute 40 et de l’Université du Québec à Trois-Rivières, autour du centre commercial sur l’axe du boulevard des Forges, affaiblissant la valeur commerciale du centre-ville et la valeur patrimoniale de l’Arrondissement historique. La figure 1 présente les différentes zones de l’aménagement.

Comme plusieurs villes moyennes, Trois-Rivières se démarque par un taux de propriétaires plus élevé que la moyenne québécoise. Autour de 25 % des ménages trifluviens sont locataires et le loyer moyen est d’environ 750 $. Plus du tiers de ces ménages locataires dépensent plus de 30 % de leurs revenus pour se loger (Société canadienne d’hypothèque et de logement [schl], 2017). Ces ménages sont concentrés dans certains secteurs, en particulier autour du centre-ville, dans les secteurs Saint-Philippe, Sainte-Marguerite, Saint-Sacrement, le Bas du Cap-de-la-Madeleine et le quartier à l’étude, Sainte-Cécile. Le prix des maisons unifamiliales étant généralement moins élevé dans les villes moyennes situées à l’extérieur des agglomérations urbaines de Montréal et Québec – c’est d’ailleurs à Trois-Rivières que le prix des maisons dans les villes québécoises est le plus bas (schl, 2017) –, l’accession à la propriété y est plus facile (schl, 2016)[4].

Figure 1

Carte des secteurs centraux de Trois-Rivières (Ville de Trois-Rivières, 2014)

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Comme les autres villes de taille moyenne de la Mauricie et du Centre-du-Québec (Shawinigan, Victoriaville et Drummondville), Trois-Rivières est marqué par des concentrations importantes de défavorisation, c’est-à-dire que les secteurs de recensement présentent des portraits très polarisés. En effet, en 2015, un rapport du Directeur de la santé publique sur les inégalités de santé cartographiait ces zones et la majorité de ces dernières étaient soit très favorisées, soit très défavorisées. Un seul secteur du territoire de la ville présentait un indice moyen. Sans pouvoir affirmer que Trois-Rivières est une ville ségréguée, ces données suggèrent que des formes de dualité urbaine pourraient être caractéristiques des villes moyennes (Boisvert, 2015).

Le projet « Trois-Rivières-sur-Saint-Laurent »

Trois-Rivières n’est pas un terrain inconnu en ce qui a trait aux projets de rénovation et de revitalisation urbaine ayant des impacts sur les milieux résidentiels. En 1973 déjà, le projet de construction de l’actuelle autoroute 40 a provoqué la démolition de 400 maisons dans les quartiers Sainte-Marguerite et Saint-Sacrement, des secteurs populaires composés d’habitations multiplex dans lesquelles résidaient une majorité de familles d’origine ouvrière. Une grande partie de ces familles ont été déplacées plus loin du centre-ville et du fleuve, du côté de l’Université du Québec à Trois-Rivières. L’autoroute a également favorisé l’apparition de nouveaux quartiers résidentiels à maisons unifamiliales et la construction de centres commerciaux au nord de l’université, contribuant à la dévitalisation du centre-ville. Depuis la fin des années 1990, le centre-ville a aussi été l’objet d’une attention particulière de la ville afin de protéger les immeubles patrimoniaux de l’arrondissement historique, de développer des projets résidentiels dans l’axe des rues des Forges et Notre-Dame, de réaménager la rue des Forges et le Parc portuaire (notamment pour les fêtes du 375e anniversaire de la fondation de Trois-Rivières). Ces actions de revitalisation comportaient un potentiel de gentrification (Lavalley, 1999) qui est toutefois demeuré limité, notamment parce que la mixité sociale était déjà présente. Aussi, ces projets visaient d’abord l’arrondissement historique, ce qui amena des intervenants communautaires à mettre en place la Démarche des premiers quartiers, inspirée par les démarches de revitalisation territoriale intégrées, afin de redonner, physiquement et symboliquement, de la valeur aux quartiers limitrophes en concertation avec différents acteurs, y compris des citoyens (Ulysse et Lesemann, 2007). Face à une administration municipale hostile à leurs propositions et projets, les intervenants de la démarche réussiront quand même à mettre en place quelques projets visant à embellir et redynamiser ces quartiers dans une perspective de mixité sociale.

La fermeture de l’usine Tripap, anciennement la Canadian International Paper (CIP) qui fut une des plus importantes usines de pâtes et papiers au monde, en juillet 2000, représentait la dernière étape d’une mort annoncée depuis plusieurs années. Ainsi, les élus municipaux, rassemblés autour du maire de l’époque, Guy Leblanc, avait en tête un projet de réappropriation des berges du Saint-Laurent, aussi appelé parc portuaire, qui poursuivrait les réaménagements précédemment effectués près de la rue des Forges. L’idée initiale était de créer une zone récréo-touristique entre le parc portuaire et l’île Saint-Quentin, en y aménageant une passerelle pour les piétons et en transformant le Centre d’interprétation des pâtes et papiers en musée. Dès le départ, le futur maire de Trois-Rivières Yves Lévesque, alors maire de Trois-Rivières-Ouest, s’oppose au projet, estimant qu’il n’a pas été consulté. Il souhaiterait plutôt que la région de Trois-Rivières se dote d’une foire industrielle (Lafrenière, 2000).

Lorsque le site est devenu une friche, après l’élection d’Yves Lévesque comme maire en novembre 2001, c’est plutôt un projet de développement touristique, culturel et résidentiel pour le centre-ville de Trois-Rivières qui a été proposé sur un des plus beaux sites de développement disponibles au Québec à cette époque, situé au confluent de la rivière Saint-Maurice et du fleuve Saint-Laurent et presque aussi grand que la partie habitée du quartier Sainte-Cécile dans lequel il s’insère. Le nouveau maire change d’approche et le projet TRSSL prévoit plutôt la construction de tours à condominiums et l’installation d’un centre de congrès pour des foires commerciales, industrielles et culturelles. Tout le projet est revu, même son nom est changé pour « Cité l’Émérillon »[5], et la ville fait appel à des promoteurs immobiliers pour la partie non riveraine du fleuve. Ce projet, très couteux, n’emballe pas les Trifluviens, ce qui fait dire au maire en février 2005 que, pour que le projet se réalise, il a besoin d’un meilleur appui de la population et des gens d’affaires et l’amène à adopter un plan de marketing. Pour défendre son projet, la ville commande tout d’abord une étude de retombées économiques à la firme Roche, qui détermine que le projet sera grandement bénéfique pour les contribuables. Ensuite, elle commande un sondage qui révèle que 86 % des citoyens y sont favorables (avec 50 % de l’échantillon provenant de Sainte-Cécile et des quartiers avoisinants) (Veillette, 2005a)[6].

En 2006, après plusieurs mois passés à négocier avec les gouvernements provincial et fédéral, l’idée d’un bâtiment pour les foires est abandonnée au profit d’un projet d’amphithéâtre qui serait construit comme un legs pour les fêtes du 375e anniversaire de la fondation de Trois-Rivières en 2009[7]. Pour ajuster l’aménagement de TRSSL en fonction du nouveau projet en partenariat avec l’entrepreneur propriétaire des terrains, la ville a fait appel à une firme privée pour qu’elle propose un nouveau schéma. À partir de ce moment, l’amphithéâtre a pris toute la place dans le projet de la ville, qui était évalué à 35 millions de dollars. Le nouveau plan d’aménagement inclut alors l’amphithéâtre, un technoparc, un marché public; le développement résidentiel y prend une place plus grande, ce dernier étant laissé au privé puisque la ville ne souhaitait pas s’engager dans la production d’unités résidentielles ni même réserver des terrains pour la construction de logements sociaux et/ou communautaires. Après avoir proposé un projet d’équipements collectifs comprenant un parc riverain autour de l’amphithéâtre, un nouveau quartier apparaît sur les plans. Des journées portes ouvertes sur les lieux du projet ont été organisées en octobre 2007, laissant plusieurs visiteurs admiratifs, en particulier, de la vue sur le fleuve et la rivière (Francoeur, 2007a).

En 2010, la ville et le maire réussissent un énorme coup : ils amorcent des pourparlers avec le Cirque du soleil pour le lancement d’un nouveau type de spectacles qui va assurer la viabilité du projet et contribuer à augmenter sa légitimité auprès des Trifluviens. Les débats diminuent d’intensité, et les victoires électorales successives du maire contribuent à leur réduction. Les premiers résidents des unités de condos emménageront en 2014 et l’amphithéâtre est finalement inauguré en 2015. En 2018, l’ancien terrain de l’usine comprend également un musée, quelques entreprises et des tours d’habitation, mais plus de la moitié du site est encore à développer. Après avoir vécu des années près d’une usine, les résidents de Sainte-Cécile vont avoir de nouveaux voisins.

Le quartier Sainte-Cécile : un quartier en transformation?

Sur le plan socio-économique, ces nouveaux voisins ont un profil bien différent de celui des résidents du quartier Sainte-Cécile et il convient d’en faire un portrait afin de relever le décalage entre le nouveau quartier créé par le projet et le quartier avoisinant. La figure 2, qui délimite les différents quartiers du centre-ville, permet de voir comment TRSSL s’insère dans ce secteur.

Figure 2

Carte des quartiers du centre-ville de Trois-Rivières (Ville de Trois-Rivières, 2014)

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Dans les premiers temps du projet, ses impacts sont énormes pour les résidents de Sainte-Cécile qui côtoient les travaux de démolition. Ils doivent composer avec la poussière et le bruit, sans compter la crainte que des rongeurs n’envahissent le site (Plante, 2004). À la suite du nettoyage du site, cette crainte va peu à peu disparaître et être remplacée par celle d’une augmentation des loyers et de la possible gentrification du secteur.

Dans les dernières années, des changements sont survenus dans le quartier Sainte-Cécile qui sont interprétés par certains acteurs communautaires comme étant les symptômes d’une gentrification à venir. En effet, les statistiques laissent entrevoir des changements relativement au capital économique et culturel des ménages. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la moyenne de revenus des ménages a augmenté de plus de 30 % entre 2005 et 2010. En outre, entre 2006 et 2011, le nombre de résidents de Sainte-Cécile sans diplôme a diminué de 4,4 %, ce qui signifie que de nouveaux résidents diplômés sont arrivés. En ce qui a trait justement aux déménagements, 54,4 % des résidents du quartier ont déménagé au moins une fois pendant la même période et 21,6 % en 2010. Par ailleurs, entre 2001 et 2011, le nombre de propriétaires résidents a grandement augmenté dans le quartier, passant de 17 % à 26,2 %, ce qui s’explique soit par la « reprise » par leurs propriétaires – qui sont parfois nouvellement propriétaires – de logements autrefois occupés par des locataires, soit par une augmentation importante du nombre de constructions de type condo (Ville de Trois-Rivières, 2014; ÉCOF-CDEC de Trois-Rivières, 2015; 2007). Toutefois, les premiers résidents de TRSSL étant arrivés dès 2014, ils ne sont donc pas responsables de l’augmentation du nombre de condos. D’autres projets immobiliers sont responsables de cette hausse (Vermot-Desroches, 2014).

Le loyer moyen d’un appartement de deux ou trois chambres a augmenté d’environ 60 $ entre 2004 et 2018, avec une augmentation moyenne oscillant autour de 4 $ par année, ce qui représente un peu moins de 10 % d’augmentation annuelle. Cette hausse moyenne demeure importante pour les locataires recevant l’aide sociale ou pour les ménages monoparentaux. Toutefois, comparativement à 2001, en 2011 le nombre de ménages locataires dépensant plus de 30 % de leurs revenus pour se loger est beaucoup plus faible (de 47,1 % à 29,1 %) (Ville de Trois-Rivières, 2014; ÉCOF-CDEC de Trois-Rivières, 2015; 2007).

Dans notre échantillon d’immeubles dans le secteur, 87 des 143 immeubles analysés ont vu leur valeur augmenter au rôle d’évaluation après le dévoilement du projet TRSSL (et après 2010 pour 68 d’entre eux) . Cela signifie que l’activité immobilière a été assez forte après l’annonce du projet, mais aussi, après le début de la construction. Mais en même temps, cette activité ne semble pas être le fait de promoteurs ou d’entrepreneurs de l’immobilier cherchant à s’approprier les logements disponibles afin de spéculer sur une hausse possible de la valeur des immeubles. En effet, très peu de propriétaires du quartier possèdent plus d’un immeuble et, le cas échéant, ils ne possèdent pas plus de trois logements – dans des immeubles adjacents pour la plupart. Par ailleurs, les propriétaires de ces logements habitent leur immeuble, ou résident ailleurs dans le quartier, ou à Trois-Rivières. Lorsqu’ils ne sont pas de Trois-Rivières, ils proviennent en général de la région. Ainsi, l’attractivité du quartier Sainte-Cécile n’a pas créé un mouvement d’investissement majeur provenant de Québec ou de Montréal, encore moins de l’international, ce qui n’est pas en décalage avec les études sur la gentrification à Montréal, par exemple. La présence de ces petits investisseurs mérite tout de même une attention particulière. L’activité immobilière en hausse peut exercer une pression sur les locataires dans le secteur. En effet, l’augmentation des transactions contribue à la hausse de la valeur des propriétés, ce qui a un effet sur l’évaluation foncière et peut par ricochet faire augmenter les loyers.

Dans un autre ordre d’idées, très peu de logements de notre échantillon ont été transformés en copropriétés divises ou indivises ou convertis en condos. En revanche, dans les quelques cas de conversions, la valeur des immeubles a davantage augmenté. La popularité du quartier pourrait, comme cela a été relevé pour Montréal, faire augmenter la fréquence de ces phénomènes. Entre 2018 et 2019, la valeur moyenne de ces immeubles a augmenté de près de 10 000 $ et la différence moyenne est de plus de 7 000 $. Toutefois, au-delà des statistiques, la gentrification peut se présenter sous une forme différente, par exemple à travers la transformation du cadre bâti ou un décalage identitaire entre les résidents et leur quartier. En outre, comme nous l’avons mentionné dans notre proposition analytique, si les acteurs locaux interprètent les changements comme relevant de la gentrification, cette dernière s’imposera dans la définition de la situation et dans l’interprétation des changements. C’est pourquoi la prochaine section présente une analyse des repères normatifs de différents acteurs ayant une influence sur la nature du projet TRSSL.

Le projet TRSSL et le quartier Sainte-Cécile : revitalisation et gentrification selon les acteurs

L’analyse de la couverture médiatique a permis d’identifier trois groupes d’acteurs concernés par les enjeux de transformation du quartier Sainte-Cécile : les acteurs municipaux, en particulier le maire; les acteurs médiatiques, c’est-à-dire les chroniqueurs et éditorialistes; et les acteurs communautaires et politiques, dont les deux plus importants sont le Comité logement et la Démarche des premiers quartiers, ainsi que les deux conseillers municipaux du quartier pendant la période analysée. Ces derniers se trouvent dans une catégorie différente des autres acteurs municipaux, d’abord parce qu’ils représentent des opposants politiques au maire, mais aussi parce qu’ils sont en même temps des intervenants communautaires dans le quartier Sainte-Cécile.

Les acteurs municipaux

Le projet TRSSL est porté par le maire Yves Lévesque. Dès le départ, il en est le principal porte-parole et le défend sur toutes les tribunes. Évidemment, le maire est accompagné par le service d’urbanisme, mais il joue un rôle central dans les efforts de communication et c’est donc à travers ses propres repères que le discours des acteurs municipaux se construit. Il semble opportun de mentionner que le mode de leadership du maire est particulier, centré sur sa personne, et qu’il affectionne les interventions publiques et un langage coloré. De plus, dès son entrée en poste, et il le mentionnera à plusieurs reprises, il annonce qu’il souhaite transformer la gestion de la ville afin de suivre le modèle entrepreneurial.

L’impact du projet sur le quartier Sainte-Cécile n’est mentionné dans aucune des interventions que nous avons recensées, positivement ou négativement. Dans l’ensemble des articles portant sur TRSSL, seuls quelques articles mentionnent le lien avec la gentrification en reprenant la position des acteurs communautaires que nous allons présenter plus loin. Le projet s’inscrit dans une volonté de positionner la ville de Trois-Rivières dans l’ensemble du Québec dans les domaines tant économique, culturel que touristique. Le développement résidentiel du projet ne vise pas les populations locales; il s’inscrit plutôt dans un marché du retour au centre-ville qui s’adresse à la classe moyenne élevée mais aussi à des retraités, dont certains avaient d’ailleurs été des employés de la papetière[8].

Le projet ne fait pas partie des préoccupations des acteurs. Ceux-ci ne mentionnent pas ses effets négatifs, mais ne lui imputent pas non plus d’effets bénéfiques pour leur quartier. En fait, les acteurs municipaux se représentent le développement résidentiel comme la création d’un nouvel espace, voire d’un nouveau quartier, voisin du leur. La seule fois où les impacts sur Sainte-Cécile sont mentionnés, c’est à l’occasion d’une intervention du comité de logement pour réclamer la construction de logements sociaux sur le site du projet. Le maire refuse catégoriquement et affirme que les logements sociaux seront plutôt construits à l’intérieur de Sainte-Cécile, parce qu’ils « n’ont pas leur place » dans le projet (Plante, 2007a). La mixité est donc remise en cause par le maire, au profit d’une ségrégation planifiée des populations dans l’espace.

À cet égard, pour les acteurs municipaux, du moins publiquement, le projet n’est pas voisin de Sainte-Cécile, mais ouvre le centre-ville vers l’est, vers le fleuve et vers la rivière, permettant une revitalisation du centre et non des quartiers voisins de l’ancienne usine. Le projet de revitalisation s’effectue donc dans une vision globale et tout Trois-Rivières en profitera, surtout économiquement, sans toutefois qu’on précise quand. Sainte-Cécile en profitera également, mais par ricochet, et le projet ne cherche pas à inclure le quartier dans les objectifs de développement.

Les acteurs médiatiques

Tant le journal le Nouvelliste que l’édition régionale du site de Radio-Canada ont abondamment parlé du projet TRSSL. Pendant près de dix ans, le projet est une nouvelle récurrente et tous les débats l’entourant sont largement abordés et discutés. Le tout atteint son paroxysme lorsque des citoyens se mobilisent contre les coûts associés au projet et réussissent à convaincre un nombre suffisant de citoyens de signer un registre pour imposer un référendum. La décision de l’administration de transformer la méthode de financement du projet pour éviter le référendum ne diminue pas la grogne. Malgré tous ces débats, les impacts sur le quartier Sainte-Cécile ne font que très peu les manchettes. Certains chroniqueurs les évoquent, mais sans en faire une analyse approfondie. Comme mentionné précédemment, ce sont les acteurs communautaires qui forcent les médias à en parler en se mobilisant et en interpellant les acteurs municipaux sur ces questions.

Les chroniqueurs et éditorialistes du Nouvelliste défendent avec vigueur le projet du Maire – mais pas ses manoeuvres moins démocratiques –, en estimant tout d’abord qu’il apportera une offre culturelle intéressante pour les Trifluviens et redynamisera le centre-ville de Trois-Rivières. Dans le cadre de ces prises de position, l’espace du projet est représenté comme distinct du quartier Sainte-Cécile et le projet aura une logique propre. En outre, ces mêmes positions n’évaluent pas l’impact des transformations sur le quartier Sainte-Cécile, alors que les repères normatifs concernant celui-ci sont très négatifs[9]. Dans notre revue de presse, Sainte-Cécile, est décrit comme un quartier violent, délinquant, pauvre et mal entretenu. En fait, les médias contribuent, selon les acteurs communautaires rencontrés, à la stigmatisation du quartier. Or, ces mêmes chroniqueurs ne lient pas les impacts positifs du projet à une transformation positive du quartier. En fait, un peu comme pour les acteurs municipaux, TRSSL ne fait pour eux pas vraiment partie de Sainte-Cécile.

Dans le Nouvelliste, les éditoriaux sont généralement en faveur du projet et reprennent les arguments de la ville. Plusieurs questions sont soulevées, notamment par rapport aux coûts associés au projet et à la manière dont le projet a été défendu par la ville, et en particulier aux moyens utilisés par l’administration pour contrer les résultats du registre référendaire. En revanche, l’impact sur le quartier de Sainte-Cécile est peu évoqué.

Dans le cas du site de Radio-Canada, certains articles qu’il publie ont fait état des impacts possibles sur le quartier, ou du moins des transformations qui y sont à l’oeuvre. Par exemple, un article compare la rue Hertel, adjacente au site du projet, au Plateau-Mont-Royal et utilise le terme de « plateau-isation » (Radio-Canada, 2015). Cette rue, avec ses maisons d’après-guerre et de type « boomtown », ressemble pourtant peu au quartier montréalais. C’est donc plutôt le réinvestissement de la rue Hertel par des familles à capital culturel élevé qui semble justifier la comparaison.

Paradoxalement, lorsque les premiers résidents du projet emménagent, l’article du Nouvelliste utilise l’univers sémantique des recherches sur la gentrification, en particulier celles de Smith (1996), en titrant : « Les pionniers de Trois-Rivières-sur-Saint-Laurent » (Vermot-Desroches, 2014). Toutefois, l’article ne traite pas de gentrification et ne fait qu’évoquer les motivations des nouveaux résidents, pour la plupart des nouveaux retraités ne provenant pas du quartier, attirés par le caractère nouveau et l’emplacement du projet. Leur profil diffère significativement de celui du résident moyen de Sainte-Cécile.

Les acteurs communautaires et politiques

Dans les premières années du projet, André Gabias, député du Parti libéral du Québec de Trois-Rivières, émet des doutes sur sa pertinence et se préoccupe de ses impacts sur les populations locales. Il affirme même que le projet ne comporte pas d’étude d’impact sur le plan social, ce qui le fait hésiter à le défendre pour obtenir davantage de financement (Veillette, 2005b). Les craintes qu’il exprime sur les impacts sociaux du projet ont été largement abordées par les acteurs communautaires.

Au départ, Sylvie Tardif, conseillère municipale du district où est situé le quartier Sainte-Cécile, se réjouit de la transformation des terrains : « C’est l’un des sites les plus laids actuellement à Trois-Rivières. […] Mais il va devenir l’un des plus beaux » (Veillette, 2005c, p. 9). Toutefois, elle souhaite que dans sa mise en oeuvre, les acteurs municipaux et les promoteurs réfléchissent aux impacts négatifs que pourrait avoir le projet, par exemple l’augmentation du prix des loyers et un déplacement des ménages à faibles revenus vers d’autres quartiers de la ville. Elle craint une gentrification possible de Sainte-Cécile créée par une augmentation de la valeur des propriétés. Elle propose que celui-ci s’inscrive dans une perspective de mixité sociale et que des logements abordables y soient inclus :

C’est important qu’un projet aussi gros ne vienne pas dénaturer le quartier Sainte-Cécile. Il y a des propriétaires qui sont contents, parce que leur évaluation va monter, mais il ne faut pas oublier qu’il y a des locataires qui ne peuvent pas se permettre des loyers beaucoup plus élevés. Il faut essayer d’atténuer les effets du phénomène de la gentrification.

Francoeur, 2007b

Elle affirme d’ailleurs ne pas être à l’aise avec le concept de « revitalisation », qui sous-entend que le quartier est dévitalisé alors qu’il est et a toujours été « plein de vie » (Plante, 2007a), et dénonce du même coup la stigmatisation que peut entrainer l’usage de ce terme, phénomène qui a été observé à Montréal (Van Neste, 2016). Selon elle, le cadre bâti peut être amélioré, mais pas la manière de vivre de ses résidents[10]. Toutefois, l’intérêt pour la revitalisation ne signifie pas un appui au projet. Cette volonté d’empêcher la gentrification, ou du moins d’en réduire les effets, est également mentionnée par Jean-François Aubin, lui-même engagé dans les processus de revitalisation. Selon lui, les transactions immobilières ont augmenté, certains cherchant à profiter de la hausse possible de la valeur des propriétés. Il affirme donc que les projets de revitalisation ou de transformation doivent se faire avec la collaboration du milieu pour éviter la gentrification (Plante, 2007b).

En novembre 2007, à la suite des journées portes ouvertes du projet, le Comité Logement Trois-Rivières a défendu l’intégration au projet d’unités de logement sociaux. Diane Vermette, porte-parole, mentionne :

Il faut favoriser la mixité du tissu social et disperser les unités de logement social en vue d’une planification intégrée et ce sur l’ensemble du territoire de la ville. Cette portion de la ville ne doit pas devenir un quartier fermé, réservé aux seuls privilégiés financièrement. Ces terrains sont le prolongement d’un quartier ancien et populaire et tous les Trifluviens doivent y avoir accès.

Plante, 2007b

Madame Vermette mentionne également l’inégalité de traitement émergeant dans le débat autour de la mixité sociale au sein du projet. Elle s’étonne que les élites politiques dénoncent la présence de ghettos de pauvres, mais refusent de reconnaître et de condamner les ghettos de riches, ce qui suggère que les craintes de stigmatisation évoquées par Van Neste (2016) ne sont pas sans fondement. Dans le même article, des intervenants du quartier estiment que les promesses de revitalisation qui devaient accompagner le projet se font attendre et même que certains budgets auraient été réalloués à d’autres secteurs.

Pour les acteurs communautaires, le quartier Sainte-Cécile n’est pas confronté à un processus de gentrification, mais les transformations liées à TRSSL laissent paraître quelques indices qu’un tel processus pourrait se mettre en oeuvre dans les prochaines années. L’objectif de ces acteurs est d’en limiter la portée et la force et de pouvoir « contrôler la gentrification », comme le mentionnait une intervenante. Le débat initié par les acteurs communautaires à propos de la gentrification dans le quartier Sainte-Cécile, du développement territorial et de la revitalisation intégrée au centre-ville s’est transporté à partir des années 2000 vers la scène politique municipale. L’arrivée d’un maire de l’ancienne banlieue de Trois-Rivières-Ouest, peu ouvert aux projets de développement communautaire, a motivé l’implication politique des acteurs communautaires. L’enjeu consistait pour eux justement à affronter le maire sur les questions de développement et sur la signification de la revitalisation. Cet affrontement semble avoir porté ses fruits, du moins selon les acteurs.

En effet, selon des intervenants du quartier, il n’y a pas présence d’un phénomène important d’éviction des locataires pauvres ni de remplacement de cette population par des locataires ou des propriétaires ayant davantage de capital économique et culturel. À cet égard, depuis l’arrivée de TRSSL, Sainte-Cécile ne s’est pas converti en quartier convoité. Certains avancent même que le quartier n’a pas changé en profondeur. Le secteur qui se trouve le plus près du fleuve, au sud de la rue Sainte-Geneviève, est depuis longtemps habité par des professionnels et le cadre bâti, plutôt patrimonial, comprend peu d’appartements locatifs. À l’opposé, le secteur situé de l’autre côté vers le nord est traditionnellement habité par des locataires et peu d’appartements en copropriété y sont présents. Cette structuration de l’espace du quartier a peu changé depuis 15 ans. De plus, quoique la ville priorise le secteur dans ses programmes de subventions pour les rénovations depuis que TRSSL est sur la planche à dessin, les intervenants constatent que les changements tardent à venir dans plusieurs secteurs. En fait, c’est plutôt la rue Hertel, proche du secteur TRSSL, qui a fait l’objet des rénovations les plus importantes. En outre, même si plusieurs locataires sont partis dans les dernières années pour aller vivre dans le secteur du Bas-du-Cap à Cap-de-la-Madeleine, le quartier demeure assez bon marché et continue d’accueillir bon nombre de ménages locataires à faible revenu.

Discussion

Dès le départ, l’analyse des repères des différents acteurs montre que les transformations urbaines ne semblent pas perçues comme négatives et qu’elles sont d’emblée souhaitables. Seuls les acteurs communautaires relativisent la portée de TRSSL, mais se réjouissent néanmoins des transformations urbaines qui en découlent. Ce qui est en jeu et divise les différents acteurs est l’appréhension des impacts pour les populations qui habitent Saint-Cécile. Alors que les acteurs médiatiques et municipaux n’entrevoient que des conséquences positives, les acteurs politiques et communautaires sont, en effet, plus critiques.

Au-delà de cette différence, chacun des groupes d’acteurs, sans nécessairement la nommer directement, fait référence à la gentrification pour illustrer les changements qui se déroulent tant sur le site du projet que dans le secteur avoisinant de Sainte-Cécile. À cet égard, la gentrification constitue un repère normatif, un outil conceptuel pour rendre compte du changement en cours, pour lui donner du sens. Dans ce sens, ces discours contribuent à « construire la réalité » (Berger et Luckmann, 1996) et à « définir la situation » (Thomas, 1923).

Même si notre analyse des changements dans les valeurs des immeubles démontre des effets mitigés de gentrification, le débat existe donc à Trois-Rivières, ou du moins il débute. Ainsi, pour comprendre le réel, il faut tenir compte non seulement de l’environnement physique mais aussi de l’environnement symbolique et de son interprétation par les acteurs, comme le rappellent les interactionnistes symboliques. Cet élément est important parce que selon ces derniers, l’interprétation oriente les conduites futures. La présence de la gentrification dans les débats peut amener certaines personnes à investir dans le secteur, accentuant d’autant le phénomène, conformément à la théorie des normes de Turner et Killian (1957). Par conséquent, pour répondre à notre question de départ, il semble qu’il faille tenir compte non seulement des statistiques mais également de la manière dont le phénomène s’inscrit dans l’espace public. Cela ne signifie pas qu’il faut éviter de parler d’un phénomène pour éviter qu’il ne se développe (comme les politiciens qui s’interdisent d’utiliser le mot récession). Toutefois, il faut reconnaître que la question de la présence ou non de la gentrification n’est pas qu’une simple question de mesure.

Malgré les difficultés d’implantation du projet, TRSSL s’inscrit plutôt dans une démarche d’aménagement qui, sans chercher à déplacer des populations moins nanties, vise à contribuer au développement du centre-ville en offrant des conditions favorables aux investissements privés et cible exclusivement une population de classe moyenne, ce qui peut avoir des effets sur les locataires, comme le montre certaines expériences montréalaises (Breault et Houle, 2016; Bélanger, 2014; Van Neste, 2016). À cet égard, il s’inscrit dans une logique qui a été documentée dans d’autres municipalités au Québec :

À partir d’un cadre d’analyse valorisant l’urbanité, les autorités publiques opèrent généralement dans une dynamique dialectique avec le marché en tentant de rendre le territoire local apte à recevoir de nouveaux investissements privés. On aspire à créer un phénomène d’attraction en développant des aménités particulières ou à l’aide de subventions associées à une localisation précise ».

Simard et Ouellet, 2005, p. 266

Dans ce sens, le projet cherche, malgré les défaillances démocratiques qui ont caractérisé la stratégie du maire Lévesque, à s’inscrire dans une vision intégrée de la revitalisation en stimulant l’activité culturelle et économique du secteur pour attirer des promoteurs. Au lieu de concentrer ses efforts de développement sur les zones commerciales habituelles, par exemple les centres d’achat, pour stimuler le secteur résidentiel, les autorités municipales ont cherché à revaloriser un secteur à partir d’un modèle diversifié, entre la culture et l’innovation. L’enjeu est plutôt de savoir si ce projet décloisonne les zones du centre-ville, revitalise des secteurs considérés comme problématiques, dans le respect des populations locales, tout en contribuant à lutter contre la stigmatisation de secteurs désignés comme dévitalisés. Dans le cas de Trois-Rivières, il semble que le projet TRSSL ne s’intègre pas au quartier Sainte-Cécile; il se développe en parallèle sans contribuer à la gentrification, mais sans revitaliser non plus le secteur. La majorité des efforts publics consacrés au projet sont cantonnés aux anciens terrains de l’usine. Très peu d’autres projets (un seul en fait) ont été mis en place dans le secteur et les investissements privés tardent à venir. Il semble que les investissements immobiliers pour l’instant ne soient que théoriques.

D’un côté, cela est une bonne nouvelle pour ceux qui craignaient et craignent encore que le projet s’accompagne d’une forme de gentrification du secteur, laquelle pourrait entrainer un déplacement des locataires et ménages pauvres du secteur. De l’autre, il semble qu’un danger guette le secteur de Sainte-Cécile en lien avec sa possible gentrification : la dévalorisation de l’espace (Smith, 1996). Or, Sainte-Cécile est le territoire le plus stigmatisé de Trois-Rivières : réputation de criminalité et d’insécurité, habitations considérées (à tort ou à raison) comme insalubres, population défavorisée, etc. D’ailleurs, selon les représentants du comité de logement de Trois-Rivières, la majorité de leurs interventions, en particulier dans le quartier, concernent la question de la salubrité. Plus de la moitié des locataires qui les contactent sont, en effet, aux prises avec des problèmes de salubrité, plus spécifiquement la présence de moisissures et/ou de punaises de lit. Ces problèmes sont en augmentation dans le secteur, beaucoup plus que les problèmes d’éviction ou de reprise de logement. D’après les intervenants rencontrés, ces problèmes sont causés par le manque d’entretien des immeubles, dont les nouveaux propriétaires seraient préoccupés davantage par l’augmentation de leur valeur de vente que par leur valeur réelle. Auparavant, selon eux, afin d’assurer le maintien ou l’augmentation de la valeur marchande des immeubles, les propriétaires s’assuraient que leurs immeubles soient en bon état. Or, depuis une dizaine d’années, soit la valeur des immeubles augmente, même sans entretien, soit la rentabilité des logements à vocation locative diminue. Est-ce donc un signe de la gentrification du secteur? Encore une fois, la gentrification intervient au moins dans l’interprétation des changements.

Répondre à cette question, nécessiterait de s’intéresser davantage aux projets publics de revitalisation urbaine dans les villes moyennes afin d’évaluer leurs effets à long terme sur la structure sociale de ces agglomérations. La progression de la gentrification potentielle dans ces contextes apparaît plus lente, mais ceux-ci permettent d’analyser la gentrification en cours plutôt que de s’enfermer dans les débats sur sa présence ou non a posteriori (Huq et Hardwood, 2019). De plus, cette relative lenteur permet d’analyser le phénomène avant l’apparition des effets. Aussi, comme le propose Du (2009), il faut essayer de mieux comprendre les dynamiques complexes de relations liées à la transformation d’un quartier, au-delà des profils des ménages. En effet, les théories critiques de la gentrification ont le défaut de cristalliser l’opposition au changement en fonction des profils socioéconomiques des résidents, voire d’essentialiser ces populations, négligeant par exemple la présence de ménages plus fortunés habitant ces secteurs depuis longtemps et s’opposant à la gentrification. Cela permettrait également de dépasser un accord de façade sur la transformation des quartiers à travers la revitalisation et de révéler des pratiques de « résistances tacites » par certains résidents et acteurs (Du, 2009, p. 3).