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La gentrification est un processus dont les formes et les acteurs ont considérablement évolué depuis la première définition qu’en a donnée Ruth Glass dans les années 1960. Au cours des dernières décennies, elle s’est non seulement mondialisée (Smith, 2002), mais, dans les grandes métropoles internationales où elle été principalement étudiée, elle s’est aussi intensifiée aux mains de nouveaux acteurs immobiliers qui, là où elle était déjà amorcée, en ont accéléré le rythme et même repoussé les limites géographiques (Hackworth, 2002, p. 818-819). Sans entièrement se substituer aux individus appartenant à la classe moyenne-supérieure traditionnellement considérés comme les initiateurs de la gentrification, ces acteurs se distinguent par la taille de leurs opérations, les capitaux plus importants dont ils disposent et par le fait qu’il ne s’agit non plus uniquement d’individus, mais souvent de grandes entreprises spécialisées dans le développement immobilier (ibid.). Ils seraient ainsi à l’origine d’une nouvelle vague de gentrification, dont on a observé l’émergence dans plusieurs villes du monde au cours des années 1990 (Hackworth et Smith, 2001) et qui se caractériserait par l’augmentation des investissements dans la construction de nouveaux immeubles résidentiels plutôt que par la transformation des logements existants, c’est-à-dire par une gentrification dite « par la construction neuve » ou new-build gentrification (Davidson et Lees, 2005). Depuis le début des années 2000, certains quartiers de la ville Montréal ont emprunté une voie relativement similaire. La gentrification qui avait modestement débuté dans les années 1980 (Ley, 1994; Rose, 1996) s’y accélère et gagne en intensité, portée par des investissements de plus grande envergure et des entreprises de promotion immobilière dotées de capacités productives nouvelles.

Depuis les années 1980, les études urbaines s’intéressent de manière plus importante au rôle des promoteurs dans la production urbaine et la gentrification. Ceux-ci y sont plus systématiquement perçus comme des acteurs clés de l’émergence d’un urbanisme entrepreneurial et privatisé (Swyngedouw, Moulaert et Rodriguez, 2002). De façon générale, ils y sont abordés selon quatre principaux axes de recherche interreliés.

Premièrement, les promoteurs sont étudiés en tant que producteurs d’espaces urbains. Leur capacité à coordonner des investissements de grande envergure leur permet de jouer un rôle central dans la mise en oeuvre de grands projets de « revitalisation » et de « redéveloppement » d’espaces centraux en déclin (Fainstein, 2001; Healey, 1991; Nelson, 2001; Newman, 1995; Weber, 2002). Certains produits urbains, comme les communautés fermées par exemple, témoignent du rôle clé des promoteurs immobiliers dans la transformation des modes de gouvernance des espaces résidentiels (Le Goix, 2005). Deuxièmement, les études urbaines portent une attention particulière aux « écologies » et aux « stratégies d’acteurs » (p. ex. négociations, relations de pouvoir) qui conditionnent les logiques de développement urbain (Baraud-Serfaty et Trautmann, 2016; Coiacetto, 2000; Citron, 2016; Fauveaud, 2015; Healey, 1998; Matthews et Satsangi, 2007; Pollard, 2018; Vilmin, 2010). Troisièmement, une partie de la recherche académique aborde, de manière critique, les enjeux de la privatisation urbaine et de l’action des promoteurs dans l’accentuation des logiques d’exclusion, de ségrégation et d’accumulation par dépossession (Davidson et Lees, 2010; Gotham, 2002; López-Morales, 2016a; Searle, 2016; Shatkin, 2017). Enfin, la financiarisation de l’activité immobilière, c’est-à-dire l’interpénétration de la finance et de la sphère du logement, fait l’objet d’un nombre croissant de travaux (Fauveaud, 2020; Fernandez et Aalbers, 2016; Guironnet, Attuyer et Halbert, 2016; López-Morales, 2016b; Rolnik, 2013).

Ce bref tour d’horizon de la littérature nous permet de constater la rareté des travaux qui s’intéressent directement à la promotion immobilière comme un secteur d’activité spécifique (Pollard, 2007). Les recherches ne détaillent pas non plus les formes d’entreprises et les stratégies organisationnelles privilégiées par les promoteurs. En conséquence, peu interrogent le lien entre la structure de l’entreprise de promotion, son évolution et l’impact de cette forme sur la mise en oeuvre des projets urbains.

Nous faisons l’hypothèse que le développement résidentiel en très forte croissance à Montréal depuis le début des années 2000 a favorisé la mutation de la forme organisationnelle de l’entreprise de promotion qui est devenue, à son tour, un facteur déterminant de l’intensification de la gentrification des quartiers centraux de la ville. En prenant pour exemple l’arrondissement montréalais du Sud-Ouest, où la gentrification a été particulièrement vigoureuse, la recherche dont rendra compte cet article montre que l’émergence d’un nouveau modèle d’entreprise de promotion immobilière, dit de 3e génération, a permis un changement d’échelle de la promotion résidentielle, favorisant un approfondissement de la gentrification. Au regard de ce qui a longtemps constitué la norme à Montréal, cette entreprise réalise de plus grands volumes de logements, développe de nouveaux partenariats avec des fonds d’investissement et consacre des ressources plus importantes à la conception de produits résidentiels visant la production de nouveaux modes de vie urbains. Elle constitue en ce sens un objet d’étude intéressant pour affiner notre compréhension des mécanismes de gentrification par les « constructions neuves » (Davidson et Lees, 2010).

Après avoir présenté la méthodologie retenue dans le cadre de cette recherche (section 1), l’article détaillera les dynamiques de la production résidentielle dans l’arrondissement du Sud-Ouest, ainsi que l’évolution du profil socio-économique de sa population (section 2). Nous verrons ensuite (section 3) que les changements observés à l’échelle locale s’inscrivent dans une évolution des pratiques de promotion immobilière qui comporte deux moments importants : une transformation des activités des promoteurs qui tendent à délaisser la construction au profit d’opérations stratégiques de contrôle et de conception; et la tendance des promoteurs à s’associer à des fonds d’investissement pour réaliser leurs projets. L’article se conclura par une discussion sur l’hypothèse qui est à l’origine de notre démarche, celle de l’influence de cette évolution sur la forme de la gentrification à l’oeuvre dans ce secteur de Montréal.

Aspects méthodologiques

Notre recherche a privilégié une approche méthodologique multivariée. Dans un premier temps, nous avons quantifié l’évolution de la production résidentielle dans l’arrondissement montréalais du Sud-Ouest par la compilation de données issues des permis de construction accordés par les pouvoirs municipaux entre 2000 et 2015. Les données indiquent notamment l’identité des demandeurs de permis, le nombre de logements prévus[1], le prix de vente et la localisation des projets. À partir des informations fournies par les permis de construction, nous avons été en mesure de recueillir des renseignements sur les partenaires financiers des promoteurs en effectuant des recherches complémentaires dans le Registre foncier du Québec et dans le Registre des entreprises du Québec. Parallèlement et pour la même période, nous avons réalisé une analyse statistique à partir des données des recensements de 2001, 2006 et 2016. Cette analyse donne un aperçu des changements socio-économiques récents dans l’arrondissement. Les données tirées des permis de construction et des recensements de Statistique Canada ont été intégrées à un système d’information géographique permettant une analyse dynamique des transformations de l’arrondissement.

Dans un deuxième temps, des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de douze acteurs de l’industrie du développement résidentiel à Montréal. Quatre grandes catégories d’acteurs ont été retenues : six promoteurs, quatre investisseurs (notamment des banques et fonds d’investissement), un analyste du marché de l’immobilier ainsi qu’un représentant d’une association regroupant différents intervenants du monde de la promotion immobilière au Québec. Pour les fins d’identification des acteurs, nous avons eu recours à la codification suivante : P pour les promoteurs, In pour les investisseurs, A pour l’analyste et R pour le représentant.

Les années 2000 et l’intensification de la gentrification dans le Sud-Ouest de Montréal

L’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal est composé de cinq quartiers : Pointe-Saint-Charles, Petite-Bourgogne, Saint-Henri, Côte-St-Paul et Ville-Émard. Il constitue un territoire particulièrement représentatif de l’intensification de la gentrification et du virage dans les pratiques de promotion immobilière qui s’opèrent à partir des années 2000.

Ancien coeur industriel de la ville situé à proximité du centre-ville, il a longtemps été un secteur à forte composition ouvrière. À partir des années 1950, une lente décroissance de la population s’amorce et s’accélère dans les années 1960-1970 en raison du déclin de l’activité industrielle. La population du Sud-Ouest diminue de moitié entre les années 1950 et 1970, puis passe de 94 833 à 66 474 habitants entre 1971 et 2001, en raison notamment du départ d’une part importante de celle-ci vers la banlieue. La fermeture du canal de Lachine en 1970 précipite ce processus, tout comme les évictions de masse et les démolitions accompagnant la rénovation urbaine (Dansereau, 1988), la construction de grandes infrastructures (l’autoroute Ville-Marie, par exemple) et le déclin d’anciennes zones industrielles comme Griffintown. À la diminution de la population s’ajoutent des changements dans la composition sociodémographique du territoire. La part des travailleurs professionnels et de la population diplômée augmente, tandis que celle des ouvriers et le nombre moyen d’enfants par famille diminuent. Dès le milieu des années 1970, ces changements démographiques sont partiellement soutenus par des programmes municipaux favorisant la construction d’habitations pour les classes moyennes (l’Opération 20 000 logements notamment), puis à partir du milieu des années 1990 par la transformation du parc locatif en copropriétés ainsi que par la conversion d’anciennes friches industrielles en logements (Senécalet al., 1990). Le Sud-Ouest connait alors une première phase de gentrification.

Ce processus franchit une seconde étape au tournant des années 2000 (Houle, 2003; Comité habitation Sud-Ouest, 2003), s’accélère et s’intensifie. La seconde phase de gentrification qui débute à ce moment se déploie selon un axe est-ouest, la proximité du centre-ville conditionnant la rapidité avec laquelle s’opère la mutation des anciens secteurs ouvriers (Houle, 2003). Elle se traduit également par une évolution rapide du profil socio-économique des ménages. Les métiers ouvriers et de la construction qui représentaient 20 % des emplois dans l’ensemble de l’arrondissement en 2001 n’en constituent que 10 % en 2016. Les métiers de la santé, de la culture et du service social d’un côté, de la gestion et de la finance de l’autre, sont passés de 53 % à 65 % en quinze ans. Les revenus moyens des ménages ont quant à eux suivi une progression constante depuis 2001 qui fut encore plus rapide dans les quartiers situés à proximité du centre-ville, comme la Petite-Bourgogne (incluant Griffintown), où ils ont augmenté de plus de 143 % entre 2001 et 2016 (en dollars constants).

La forte construction résidentielle semble être l’un des moteurs importants de cette seconde phase de gentrification des quartiers du Sud-Ouest. Cette activité est marquée par la popularisation du condominium (aussi appelé copropriété divise ou condo), un produit domiciliaire destiné aux classes moyennes et supérieures encore marginal dans les années 1970 et 1980 (L’Écuyer et Dansereau, 1980) et qui, au cours de la période que nous avons étudiée représente près de 90 % de toute la construction résidentielle neuve. Il faut dire que la construction de condominiums a été favorisée par d’importants investissements publics s’inscrivant dans une politique de revitalisation postindustrielle. L’aide publique s’est traduite par l’inauguration du Parc des Écluses en 1992, la revitalisation de la rue Notre-Dame et des abords du marché Atwater, la réhabilitation, au coût de 100 millions de dollars, du canal de Lachine suivie de sa réouverture à la navigation de plaisance en 2002, et par la mise en oeuvre d’une politique patrimoniale valorisant le passé industriel du quartier. Dès la fin des années 1990, le Sud-Ouest devient donc un nouvel espace attractif pour des promoteurs immobiliers aux capacités d’investissement plus importantes. L’intérêt croissant pour l’immobilier dans l’arrondissement s’est d’ailleurs traduit par une augmentation significative de la valeur des terrains qui a triplé depuis le début des années 2000.

Entre 2000 et 2015, 200 projets résidentiels ont obtenu un permis de construction du Conseil d’arrondissement. Ces projets devaient ajouter 9 489 nouveaux logements dans les quartiers du Sud-Ouest, soit un peu plus de 630 par an pendant 15 ans. Quarante-deux projets ont obtenu l’aval des pouvoirs publics entre 2000 et 2005, contre 158 dans la décennie 2005-2015. Les efforts de réhabilitation du canal de Lachine et d’anciennes friches industrielles par les gouvernements ne semblent pas avoir été vains : 34 % des projets se situent à moins de 500 mètres du canal, et 22 % à moins de 150 mètres. De même, la proximité avec le centre-ville de Montréal joue un rôle structurant dans la localisation des projets. Entre 2000 et 2005, les projets se concentrent surtout dans la partie nord-est de l’arrondissement (Griffintown, Pointe-Saint-Charles, Petite-Bourgogne et nord-est de Saint-Henri) et à proximité du canal de Lachine (particulièrement à Saint-Henri). Entre 2005 et 2010, nous notons un étalement des projets vers le sud-ouest de l’arrondissement (Côte-Saint-Paul, Ville-Émard et le sud-ouest de Saint-Henri). Entre 2010 et 2015, les projets se multiplient dans les quartiers Griffintown (Petite-Bourgogne), Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri et au nord-ouest de Côte-Saint-Paul. Ainsi, le lien entre le développement résidentiel et la proximité avec le centre-ville peut sembler plus probant entre 2010 et 2015 qu’entre 2000 et 2010.

Les effets de localisation mentionnés plus haut doivent aussi être corrélés aux types de projets et aux profils des promoteurs. Les promoteurs les plus actifs (ceux ayant le plus de projets dans l’arrondissement) et les plus importants (ceux qui construisent le plus d’unités de logements) dominent au sein des localisations les plus attractives (proximité du canal, du centre d’affaires ou du marché Atwater). Par exemple, à 300 mètres de distance de Ville-Marie (l’arrondissement du centre-ville de Montréal), les projets comprennent en moyenne 120 logements. Entre 300 et 500 mètres, la moyenne tombe à 48 logements. De même, à proximité du marché Atwater, la grande majorité des projets comprennent plus de 100 logements et les acteurs que l’on pourrait qualifier de « petits promoteurs » (ceux développant entre 1 et 2 projets dans l’arrondissement avec moins de 100 logements par projets) sont quasi inexistants.

Figure 1

La localisation des projets résidentiels dans l’arrondissement du Sud-Ouest entre 2000 et 2015

La localisation des projets résidentiels dans l’arrondissement du Sud-Ouest entre 2000 et 2015
Conception et réalisation : Manon Wolfarth, 2018

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L’analyse des permis de construction accordés entre 2000 et 2015 nous permet aussi de constater que le développement résidentiel qui contribue à l’intensification de la gentrification est dans l’ensemble porté par un groupe restreint de promoteurs, qui occupe par conséquent une position stratégique dans le marché. Environ 75 % des demandeurs de permis au cours de notre période de référence n’ont développé qu’un seul projet dans le Sud-Ouest. De même, la grande majorité des acteurs de l’industrie construisent peu de logements à la fois : 53 % des projets comprennent moins de 11 logements, 19 % entre 11 et 30 unités, 18 % entre 31 et 130, et 9 % plus de 130 unités. Cependant, certains promoteurs sont beaucoup plus actifs que d’autres. Environ 11 % d’entre eux ont réalisé plus de deux projets et certains en ont développé plus d’une dizaine. Les chiffres précédemment cités cachent ainsi le poids important de certains promoteurs dans l’ensemble de la production résidentielle de la période 2000-2015, au cours de laquelle 82 % des logements ont été construits par 17 promoteurs, et même un peu plus de 50 % par seulement cinq promoteurs. Les acteurs les plus importants, c’est-à-dire ceux qui ont obtenu le plus de permis de construction, sont aussi ceux qui font le plus de logements. En croisant le nombre de permis avec le nombre d’unités produites, les entreprises Mondev, Samcon, Prével et Devimco apparaissent comme les premiers promoteurs de l’arrondissement. La production résidentielle apparaît ainsi particulièrement concentrée entre les mains de quelques grands acteurs qui jouent de cette façon un rôle plus significatif dans le développement immobilier et, comme nous le verrons, dans la gentrification des quartiers du Sud-Ouest (Bélanger, 2010; Twigge-Molecey, 2014).

En définitive, le processus de new-build gentrification évoqué en introduction semble caractériser les transformations de la production résidentielle dans l’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal. Après avoir connu une phase plus classique de gentrification, soutenue par l’arrivée de gentrifieurs issus de la classe moyenne se réappropriant les logements et bâtiments anciens, le secteur est désormais le théâtre d’une intensification de la gentrification. Celle-ci repose sur la construction de condominiums sur d’anciennes friches industrielles et sur un changement d’échelle du développement résidentiel, principalement portés par des entreprises aux capacités d’investissement et de développement importantes. À plus d’un titre, nous pourrions reprendre l’expression de « super-gentrification » (Lees, 2003; Butler et Lees, 2006) pour qualifier la nature du processus en cours dans l’arrondissement du Sud-Ouest depuis les années 2000.

Tableau 1

Concentration de la production de logements par quelques grands promoteurs

Concentration de la production de logements par quelques grands promoteurs
Sources : Permis de construction accordés par l’Arrondissement du Sud-Ouest, 2000-2015; Registre foncier du Québec et Registraire des entreprises du Québec.

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Les entrevues réalisées auprès d’acteurs du développement résidentiel montréalais nous ont permis de constater que ce changement d’échelle et le processus de new-build gentrification ont été rendus possibles par une transformation de l’entreprise de promotion immobilière au terme de laquelle celle-ci développe des moyens supplémentaires de contrôler les conditions de réalisation de ses projets et d’intervenir dans la transformation de la ville.

La mutation de l’activité des promoteurs et l’évolution de leur contribution à la gentrification des quartiers

Définition et particularité montréalaise de la promotion immobilière

Afin de mieux saisir la portée des transformations en cours dans ce secteur d’activité et son impact sur le processus de gentrification, il convient dans un premier temps de situer brièvement l’émergence de la promotion immobilière dans le champ du développement résidentiel. Le développement résidentiel est un processus qui ne se résume pas à la seule construction de logements, mais qui comporte quatre autres étapes importantes qui sont l’acquisition de terrains, la conception, le financement et la mise en marché (Duban, 1982, p. 4). De nos jours, ce processus est incarné, voire dominé, par un acteur, le promoteur immobilier, qui est plus souvent une entreprise qu’un simple individu. Les promoteurs se distinguent des autres intervenants du développement résidentiel (architectes, entreprises de construction, courtiers immobiliers, investisseurs et prêteurs) par leur rôle de maître d’ouvrage et par la fonction de coordination qu’ils exercent (Dhuys, 1975, p. 13; Divayet al., 1984, p. 18). Certains accomplissent eux-mêmes toutes les étapes de ce processus, alors que d’autres n’en réalisent qu’une partie et donnent le reste à contrat. Toutefois, ceux-ci n’agissent à titre de promoteurs qu’à partir du moment où l’ensemble du développement résidentiel est orienté vers la production d’habitation pour le marché, que celui-ci se déroule sous leur gouverne et qu’ils en supervisent chacun des moments. En dépit de leur degré variable de spécialisation, les promoteurs sont donc, avant tout, des gestionnaires de projets résidentiels (Topalov, 1974, p. 15-19; Gaudreau, 2020, p. 178). Cette position de contrôle et de surplomb leur confère ainsi un pouvoir important, celui d’influencer, si ce n’est de déterminer, la forme et les conditions du logement urbain et de façonner de manière durable le devenir de la ville (Lipietz, 1974; 2013).

Jusqu’au début des années 1950, la promotion immobilière était une activité relativement marginale au Canada. Le développement résidentiel y a longtemps été dominé par la pratique non marchande de l’auto-construction ainsi que par la construction sur commande d’un propriétaire foncier qui retenait pour ce faire les services d’un grand nombre de travailleurs indépendants (Ennals et Holdsworth, 1998; Harris, 2004, p. 93-99; Doucet et Weaver, 1991, p. 22 et 57). Certains individus étaient également engagés dans des opérations immobilières de plus grande envergure, mais il s’agissait surtout de grands propriétaires fonciers spécialisés dans le lotissement et la préparation de terrains en vue de les faire développer par d’autres[2] (Doucet et Weaver, 1991; Weiss, 2002).

Au Canada, les grandes corporations de promotion immobilière connaîtront un essor important à partir des années 1950. Ces entreprises tenaient leur succès des capitaux importants qu’elles se procuraient sur les marchés financiers et de leur capacité de centraliser et d’assurer elles-mêmes toutes les fonctions du développement résidentiel[3] (Lorimer, 1981). Au Canada anglais, ce modèle d’entreprise verticalement intégré sera durement éprouvé par la crise économique des années 1980 (Carter, 1989, p. 7) et, selon l’une des rares études récentes sur la question réalisée à Toronto, il semble avoir laissé sa place à un type d’entreprise de plus petite taille et recourant davantage à la sous-traitance qu’à l’expertise interne (Buzelli, 2001, p. 117-118).

Au Québec, le développement résidentiel n’a apparemment pas connu la même évolution. Les géants de l’immobilier qui avaient été à l’avant-scène du développement urbain (et surtout suburbain) au cours des années 1960 et 1970 dans les autres provinces sont loin d’y avoir été aussi actifs et d’avoir eu la même influence. Une étude réalisée à Montréal au cours des années 1970 a d’ailleurs démontré que, malgré l’émergence récente de grandes firmes spécialisées dans la construction de tours locatives et de maisons unifamiliales, ce champ d’activité y était alors majoritairement constitué d’une diversité d’entreprises de petite taille, aux activités relativement limitées géographiquement et pratiquant la promotion immobilière comme une extension de leurs activités principales de construction. Ces entreprises construisaient en moyenne 25 à 50 logements par année – habituellement des plex ou des maisons unifamiliales – et leurs dirigeants se considéraient surtout comme des artisans (Divayet al., 1984).

Comme en témoignent les précédentes observations au sujet du Sud-Ouest de Montréal, la forte construction de condos et l’intensification de la gentrification depuis le début des années 2000 sont en grande partie l’oeuvre d’entreprises dotées de capacités productives accrues qui semblent rompre avec le modèle « traditionnel » de la promotion immobilière montréalaise et québécoise. Les entretiens réalisés avec des acteurs de ce secteur d’activité ont démontré que cette évolution relevait de deux phénomènes concomitants, soit une mutation dans les pratiques de l’entreprise de promotion immobilière, qui tend à se spécialiser dans d’autres fonctions que la seule construction, et une évolution dans le mode de financement des projets qui repose davantage sur la participation de fonds d’investissement (aussi bien institutionnels que privés).

Les types d’entreprises et leurs pratiques

À la lumière des observations effectuées dans l’arrondissement du Sud-Ouest (qui témoignent également de dynamiques ayant cours dans d’autres quartiers centraux de Montréal), une lecture en trois temps (ou trois générations) de l’évolution de l’activité de l’entreprise de promotion immobilière dans le secteur résidentiel peut être réalisée. Comme l’illustre le schéma plus bas, la première génération d’entreprise correspond au modèle plus ancien que nous avons décrit précédemment dans lequel la promotion immobilière est une extension de l’activité principale de construction. Une deuxième génération marque le passage vers un modèle d’entreprise où promotion et construction sont pleinement intégrées dans l’identité de l’entreprise. Enfin, il semble se dégager depuis peu un nouveau modèle de promotion immobilière résidentielle qui formerait une troisième génération d’entreprise de promotion immobilière. En effet, les entrevues révèlent une transition en cours dans le modèle d’entreprise de promotion immobilière dont découlent de nouvelles manières de faire du logement et de participer au processus de new-build gentrification. La nouveauté tient au fait que, contrairement au promoteur qui a un certain temps dominé le marché montréalais, les entreprises d’aujourd’hui tendent de plus en plus, sans que cela ne constitue un fait entièrement accompli, à délaisser leur engagement direct dans la construction résidentielle pour l’externaliser (la sous-traiter) et se concentrer sur des activités en amont et en aval de celle-ci devenues plus stratégiques dans le marché compétitif du condominium.

Une mutation de la promotion immobilière

Dans la majorité des entrevues, les promoteurs ont décrit leur travail comme comportant de près ou de loin les activités suivantes :

  1. la recherche de terrains;

  2. la conception du projet;

  3. l’aménagement d’une structure de financement du projet;

  4. la construction;

  5. la négociation avec les pouvoirs publics (municipaux principalement);

  6. la mise en marché.

Cette description rend très bien compte du rôle de coordination donné à l’entreprise de promotion dans le processus de développement immobilier. Chaque promoteur interrogé dans le cadre de notre recherche a décrit ses fonctions et sa place dans l’entreprise en se donnant la responsabilité de la direction générale de l’entreprise, bien que l’appellation précise puisse changer (direction générale, directeur du développement, président, etc.). Dans cinq cas sur six, les dirigeants rencontrés sont les propriétaires principaux de leur entreprise. Ces propriétaires et directeurs généraux remplissent plusieurs fonctions de supervision des opérations liées au développement d’un projet. L’image du chef d’orchestre sert souvent d’illustration.

C’est être un développeur (...) Parce que ça prend un chef (…) Ça prend un chef d’orchestre.

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Par contre, les promoteurs se distinguent entre eux par leur degré de contribution à l’étape de la construction. Dans quatre cas sur six, le promoteur est ou a été un entrepreneur général de construction (un « contracteur »), c’est-à-dire qu’il est lui-même ou a été le principal exécutant de la construction de projets immobiliers. Les entrevues indiquent toutefois que ce portrait est en train de changer et qu’un déplacement de priorité est en voie de s’opérer dans les activités de promotion immobilière résidentielle : la recherche de terrains, la conception du projet, la conception du financement et les opérations de mise en marché deviennent plus importantes que les opérations reliées à la construction des immeubles.

Cette évolution dans les activités de la promotion immobilière fait donc apparaître deux grandes catégories d’entreprises. Le premier type rassemble deux promoteurs qui disent vouloir conserver la fonction d’entrepreneur général. Les deux se considèrent comme des entrepreneurs généraux et cette activité constitue le coeur de l’identité de leur entreprise. Ils ont le personnel pour réaliser l’étape de la construction en totalité ou en partie et s’occupent personnellement de la supervision de leurs chantiers. Pour ces deux promoteurs, la promotion immobilière est fortement associée à la tâche de construction : le promoteur doit toujours voir à la construction du projet, en étant lui-même directement l’entrepreneur ou, indirectement, en supervisant l’entrepreneur sous-traitant. Ils y voient la possibilité d’associer plus directement leur nom à la qualité du produit et de mieux contrôler les délais et les coûts de construction.

Moi j’livre pas en retard, j’livre à date. On devrait livrer décembre de l’année prochaine 2018, notre dernière phase du projet X, on va, on a devancé en septembre.

P1

Ça [le fait d’être un entrepreneur général], c’est un autre avantage qu’on a, on construit nous autre mêmes. Parce que quand tu prends un contracteur, tu ne contrôles pas pis ça va te coûter un dix à douze pour cent de plus. C’est pour ça… C’est pour ça qu’on est capable de vendre à des bons prix.

(P4)

Le deuxième type comprend des entreprises de promotion qui externalisent l’activité de construction à un entrepreneur général sous-traitant. Ce type se divise lui-même en deux sous-catégories : d’un côté, des promoteurs qui n’ont jamais été des entrepreneurs généraux de construction; de l’autre, des entreprises qui ont récemment fait le choix de confier cette activité à un sous-traitant. Dans la première sous-catégorie, les promoteurs se sont toujours associés à un entrepreneur général. Selon l’un d’entre eux (P3), la construction de l’immeuble est l’étape la moins intéressante, c’est un « processus trop prenant ». Pour un autre (P6), son entreprise se spécialisait au départ dans la détention d’immeubles à revenus et ne s’est convertie à la promotion immobilière que tout récemment. La construction ne fait pas partie de ses priorités puisqu’il estime avant tout être un gestionnaire immobilier.

La seconde sous-catégorie est représentée par deux entreprises qui ont délaissé la construction directe pour la sous-traiter, ce qui peut même inclure, mais pas toujours, la surveillance de chantiers. Pour ces promoteurs, la priorité porte maintenant sur d’autres activités. Leurs propos suggèrent que les activités comme la prospection des terrains et des sites disponibles, la conception du projet (le condo mais aussi de plus en plus le logement locatif), le marketing et la vente ont pris plus d’importance.

Une troisième génération de promoteur immobilier

Une première raison avancée par les promoteurs pour expliquer l’externalisation de l’activité de construction est le contrôle et la réduction des coûts des projets. Selon eux, s’il y avait auparavant des avantages à construire soi-même, comme les répondants appartenant à la première catégorie de promoteurs continuent de le penser, c’est aujourd’hui grâce à la sous-traitance que ces mêmes objectifs peuvent être atteints. En confiant le mandat de construire à un opérateur spécialisé ayant un fort volume de projets en cours, il est possible de générer des économies d’échelle qui surpassent celles que l’on obtient en effectuant les travaux soi-même. La sous-traitance permet aussi de diminuer la masse salariale permanente à la charge du promoteur, ce qui se répercute également sur le coût des projets et leur niveau de rentabilité :

C’est moins cher dans un sens, moi je crois que oui, parce que t’as comme souvent des gros constructeurs généraux, ils ont un pouvoir d’achat parce que y font beaucoup de business. Nous autres, même si on a fait beaucoup de construction on était souvent… ça ne se compare pas à des constructeurs généraux qui travaillent avec des institutions publiques, privées, des gros dossiers…

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Ça c’est un modèle qui s’est développé peu à peu (…) qui a peut-être eu son apogée il y a 4-5 ans. Où y devait y avoir soixante employés à temps plein chez nous. Et là le modèle a été révisé parce que… il y a eu un certain ralentissement dans le rythme des ventes et tout ça. Et eh, on a adopté le modèle qui est plus, qu’on trouve plus souvent, à Montréal. C’est que quand vient le temps de construire, on engage un général maintenant. Donc, on n’a pas, on ne supporte plus une équipe construction ou quand, quand le volume d’activités fluctue. Alors ça c’est un petit changement du modèle d’affaire (…) Il y a beaucoup moins de personnel maintenant. Il y a peut-être une dizaine de permanents, une dizaine de vendeurs.

P5

Une deuxième raison expliquant cette transformation tient à la relative stabilité des coûts de construction. Un promoteur (P2) remarque que, dans ce contexte, d’autres facteurs sont plus déterminants dans la rentabilité des projets, tels que le prix d’acquisition des terrains et les services offerts à la clientèle (« innover sur les services »). Ce qui laisse penser que la poursuite « pérenne » du développement de l’habitat par la production intensive de condominiums dans le marché montréalais actuel semble imposer aux promoteurs de revoir leur modèle d’entreprise pour recentrer leurs activités sur des aspects devenus plus stratégiques. L’entreprise de promotion doit se concentrer de plus en plus vers les activités en amont (recherche de terrains, conception du projet, démarches pour le financement) et en aval (négociation avec les pouvoirs publics municipaux et mise en marché, prévente, vente et après-vente) de la construction des immeubles. Cette réorganisation des activités des promoteurs permet une production intensive de condominiums par la mise en place simultanée de plusieurs projets. Un promoteur (P1) remarque que la plupart des gros promoteurs sont devenus à son avis des gestionnaires plutôt que des entrepreneurs généraux de construction.

La recherche de terrains – le site d’un éventuel projet immobilier – est désignée par la plupart des six promoteurs interviewés comme le premier critère d’évaluation d’un projet, voire le critère le plus déterminant : « Le site, le site, le site, dans l’immobilier, c’est les trois choses les plus importantes » (P3). Les raisons souvent évoquées sont la rareté des terrains disponibles, l’augmentation de leur coût, mais aussi la concurrence entre les promoteurs[4]. Le choix et l’acquisition du site sont alors plus étroitement liés aux autres composantes du projet, notamment sa conception et les stratégies publicitaires pour atteindre les clients potentiels. Autrement dit, les promoteurs imaginent leurs projets en articulant dès le départ leur localisation, la conception du produit et la recherche du consommateur potentiel pour ce dernier. Certains promoteurs utilisent le terme de « micromarché » (P5) pour désigner ce travail d’arrimage entre le projet, le site et les acheteurs éventuels.

La seule manière de se démarquer c’est par l’originalité du produit à vendre et par le marketing qui doit cibler les besoins de la clientèle. Comprendre le client pour l’orienter vers le bon produit.

P2

On parle volontiers de « professionnalisation » (P2) ou de « sophistication » (In2) dans les entrevues pour qualifier cette inflexion vers les activités en amont et aval de la construction. L’activité de mise en marché et de promotion, par exemple, a pris une importance considérable avec l’organisation d’événements mondains à l’étape de la prévente, mais aussi destinée aux nouveaux propriétaires une fois le projet terminé. Dans certains cas (P2), les promoteurs poursuivent la promotion d’un style de vie en organisant sur le site du projet des activités de rencontre pour créer des liens entre les nouveaux propriétaires. La communauté projetée lors de la mise en vente entend ainsi créer un effet de réalité. Cette activité de marketing « après-vente » peut servir d’amorce au prochain projet à développer. De manière générale, le travail de mise en marché met plus étroitement en relation le produit à vendre avec un style de vie suggéré et adapté à la clientèle ciblée. On retrouve un certain nombre de promoteurs (P2, P3 et P5) exploitant la promotion d’un mode de vie urbain selon la clientèle : « des lifestyles différents selon les projets » (P5). Sans qu’ils y soient tous engagés de la même manière, les promoteurs reconnaissent d’une manière ou de l’autre l’importance que revêtent les activités de recherche de terrains, de conception des condominiums, de mise en marché et de négociation avec les pouvoirs publics dans le développement résidentiel récent.

Le modèle d’entreprise qui émerge dans le secteur résidentiel démontre que le travail du promoteur se rapporte de plus en plus aux activités dites de conception, de gestion et de négociation plutôt qu’aux activités de fabrication/construction. D’une part, ce modèle a l’avantage de dégager le promoteur de l’obligation de s’investir directement dans ses chantiers, de lui permettre de mener plusieurs projets de front et, comme nous l’avons vu avec l’exemple du Sud-Ouest, d’augmenter son volume de production pour atteindre des niveaux qui, jusqu’à tout récemment, étaient encore peu communs à Montréal. Les entreprises ont ainsi les moyens de concevoir des projets comportant un plus grand nombre de logements et ayant une plus forte densité d’occupation, comme en témoignent les grands ensembles de condominiums construits en hauteur qu’elles tendent à privilégier, et un développement urbain intensif qui contribue à accroître leur empreinte sur le territoire. D’autre part, le déplacement constaté dans les activités du promoteur a pour effet d’en faire avant tout un concepteur de produits directement orientés vers la création de modes vie résidentiels. Il est ainsi toujours plus engagé dans la définition du logement à construire et de la clientèle à laquelle ce dernier sera destiné, ce qui fait de lui un acteur de premier plan de l'approfondissement de la gentrification de secteurs urbains comme le Sud-Ouest de Montréal.

Figure 2

Transition de l’entreprise de promotion immobilière résidentielle dans les quartiers centraux de Montréal

Transition de l’entreprise de promotion immobilière résidentielle dans les quartiers centraux de Montréal

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Les partenariats avec les fonds d’investissement

La transition des entreprises de promotion immobilière vers un nouveau modèle d’affaires, de 3e génération, se traduit également par un changement dans leurs pratiques de financement. Les promoteurs ont en effet de plus en plus tendance à s’associer à des fonds d’investissement immobiliers pour réaliser leurs projets, ce qui influence significativement leurs pratiques.

Le financement est indispensable à la croissance et au fonctionnement de nombreuses entreprises de promotion immobilière, car il leur permet de lancer des projets sans avoir à disposer elles-mêmes des sommes requises, qui sont d’autant plus élevées que le projet est important. Jusqu’au début des années 2000, les entreprises montréalaises de promotion résidentielle avaient généralement accès à deux principales sources de financement, le prêt bancaire et le financement privé par un ou des particuliers. Les deux dernières décennies de fort développement à Montréal n’ont pas fait exception à cette tendance. La grande majorité des projets recensés a été réalisée à l’aide de prêts accordés par une ou plusieurs institutions financières (75 %). Le financement par des particuliers a lui aussi démontré une certaine vigueur, plusieurs projets de grande envergure ayant été réalisés en association avec de grandes fortunes familiales québécoises (Saputo, Molson, Bronfman, Beaudoin, Péladeau, etc.). Au cours de cette même période, un troisième acteur, le fonds d’investissement immobilier, a fait son apparition dans le marché résidentiel montréalais et semble gagner en importance.

Les fonds d’investissement immobilier peuvent prendre différentes formes, mais, de manière générale, ils ont pour mission de regrouper et de gérer les capitaux provenant de divers investisseurs (des fonds de pension, des fondations caritatives, des individus fortunés ou de simples salariés) afin de les faire fructifier dans les projets d’une ou plusieurs entreprises de promotion immobilière. Ils sont relativement peu nombreux dans le marché montréalais. Entre 2000 et 2015, ils ont été seulement 6 à investir dans 25 des 200 projets de construction résidentielle répertoriés dans l’arrondissement du Sud-Ouest. Malgré cela, ils ont participé à la construction de près de la moitié des nouveaux logements dans le secteur (49,7 %), soit au développement de 4 713 logements sur un total de 9 489. Ces fonds semblent avoir eu un effet accélérateur sur la production résidentielle dans les cinq dernières années de la période étudiée, puisque 21 des 25 projets qu’ils ont financés dans l’arrondissement (4 366 unités de logement) n’ont obtenu de permis de construction qu’à partir de l’année 2010. Ils semblent aussi avoir privilégié les projets à grand volume et de forte densité : ceux dans lesquels ils ont investi comportaient en moyenne 189 logements et le plus important en comptait 638.

Tableau 2

Les fonds d’investissement et le développement résidentiel dans le Sud-Ouest de Montréal (2000-2015)

Les fonds d’investissement et le développement résidentiel dans le Sud-Ouest de Montréal (2000-2015)
Sources : Permis de construction accordés par l’Arrondissement du Sud-Ouest, 2000-2015; Registre foncier du Québec et Registraire des entreprises du Québec.

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Comme les autres investisseurs (les banques et les particuliers), les fonds ne financent pas directement les promoteurs, mais les projets résidentiels de ces derniers, pour la réalisation desquels une entreprise distincte sera créée. Dans la plupart des cas, les fonds privilégient une forme particulière d’entreprise, la société en commandite, au sein de laquelle ils s’accordent le double statut de gestionnaire et d’actionnaire. En plus d’avoir accès aux bénéfices de l’entreprise (à titre d’actionnaire), ils ont également, ce qui est relativement nouveau, un droit de regard sur le déroulement des projets de cette dernière.

Nous avons cherché à savoir si ce double statut se traduisait par une capacité plus grande des fonds à influencer le travail des promoteurs, la nature des projets et, in fine, la trajectoire du développement résidentiel. Notre enquête montre que l’émergence des fonds d’investissement dans le marché montréalais n’a pas provoqué de grands changements dans les priorités de l’industrie. Tout indique qu’elle semble plutôt avoir contribué à renforcer et même accélérer les tendances observées précédemment. En effet, lorsqu’ils sont interrogés sur les conditions du développement résidentiel à Montréal et sur les produits résidentiels à privilégier, tous les investisseurs rencontrés tiennent un discours relativement similaire à celui des promoteurs. Tout d’abord, le condo est sans contredit le produit résidentiel le plus populaire. Il peut être vendu à différentes clientèles et est de loin le produit le plus rentable. L’un des répondants précise que les fonds s’attendent habituellement à en retirer un rendement de 20 % (In2). De plus, le condo est non seulement une source de profits plus importants, mais aussi plus rapides, ce qui contribue à limiter les risques de l’investissement dans le développement résidentiel :

L’avantage, c’est que le condo, une fois qu’il est vendu et que les profits sont engrangés, [..] les capitaux sont revenus.

In1

Le meilleur produit, ça reste le condo… : la sortie et tout ça, pis ça roule, pis ils peuvent recycler leur argent. Parce que la capacité d’un promoteur de faire juste du locatif, ben est pas très grande, ton argent est pris dans le premier, dans le deuxième, dans le troisième, mais là, celui du premier n’est pas revenu, tu fais quoi là?... Tout [s]on argent est immobilisé.

In4

Les investisseurs constatent eux aussi un retour en popularité du logement locatif qui, bien qu’il soit moins profitable que le condo (la cible de rendement avoisine dans ce cas-ci les 12 %), peut néanmoins représenter une occasion intéressante s’il est conçu pour les bonnes clientèles, si les loyers que l’on peut en tirer sont relativement élevés et s’ils s’insèrent dans des ensembles de forte densité. D’ailleurs, tout comme les promoteurs, ils accordent une grande importance à ce dernier facteur. Peu importe le type de logement à construire (du condo ou du locatif), la densité représente selon eux la voie de l’avenir en raison des économies d’échelle qu’elle permet de réaliser et du fait qu’elle permet d’exploiter le plein potentiel de développement d’un site :

Les villes, la ville de Montréal est assis sur une mine d’or […]. Prenez tous les édifices où y a une station de métro, vendez les droits aériens à un promoteur qui va construire un projet de condos locatifs par-dessus ou du logement locatif ou résidences personnes âgées. J’vais dire ça fonctionnerait, puis je comprends pas qu’on le fasse pas et puis un peu partout.

In3

En somme, les investisseurs du marché montréalais semblent partager avec les promoteurs une conception du développement urbain fondée sur l’intensification de l’occupation de l’espace (la construction en hauteur et les gros volumes de production) ainsi que sur les produits résidentiels destinés à des clientèles ciblées et à rendement élevé. Chez les fonds d’investissement, cette préférence s’explique par le fait qu’ils ont d’abord et avant tout été créés pour faire des profits, mais aussi par leur structure et leur mission particulière. En tant qu’entreprises destinées à faire fructifier les capitaux d’autrui, ils ne parviennent à recueillir les fonds nécessaires à leurs opérations qu’en convainquant leurs actionnaires (ceux qui leur confient leurs avoirs) des avantages d’investir dans la promotion immobilière, et en particulier des gains qu’il est possible d’y réaliser et que l’on promet supérieurs à ceux des investissements sur les marchés financiers :

Nous, notre stratégie, et ce qu’on offre à nos clients [les actionnaires], c’est d’obtenir des rendements plus élevés que ce qui est offert dans, par exemple, sur le marché boursier, ou en encore, c’est une diversification par rapport au marché boursier, mais surtout des rendements plus élevés par rapport au marché des obligations… Et comme il y a plus de risques, il y a un rendement, normalement, plus élevé. Alors ça permet d’offrir une classe d’actifs différente qui génère un rendement plus avantageux, du point de vue de l’investisseur.

In4

Pour ce faire, les fonds s’engagent auprès de leurs actionnaires à atteindre des objectifs de rendement élevés, dans des délais fixés à l’avance (5 à 10 ans) et dont ils doivent rendre compte périodiquement de la progression. Ces cibles imposent un cadre à l’action des fonds et les incitent à promouvoir les projets les plus susceptibles de les atteindre. Comme l’explique un investisseur, cet engagement ferme des fonds envers leurs actionnaires peut influencer le type de logements qu’ils accepteront de financer : « Si t’as promis du 15 %, il est impossible de faire du locatif » (In4). Plus que d’autres encore, ils ont donc intérêt à soutenir le modèle de développement résidentiel reposant sur l’intensification de l’occupation et du rendement.

Les fonds peuvent encourager la diffusion de ce modèle de différentes manières. Tout d’abord, ils disposent de sommes importantes à investir qui s’avèrent fort utiles pour compléter le montage financier des projets de grande envergure. Avant qu’une banque ne consente à accorder un prêt à un promoteur, ce dernier doit normalement être propriétaire du site et avoir réuni 25 % du capital nécessaire à ses opérations. Ainsi, plus le projet est important et coûteux, plus les promoteurs doivent se tourner vers d’autres sources pour réunir la portion de financement que les banques jugent trop risquée de leur octroyer. Les fonds sont alors en mesure de lever d’importantes « barrières à l’entrée » (In1) dans le marché de la promotion immobilière, surtout dans les secteurs les plus en demande où les prix des terrains ont fortement augmenté au cours des dernières années. Ils sont également en position de choisir avec qui ils s’associent et donc ceux qui seront en mesure de développer les zones les plus convoitées. Les fonds s’intéressent spécialement aux réalisations du promoteur, à son aptitude à « livrer », à sa manière de gérer son entreprise et à sa capacité à rendre des comptes à ses partenaires financiers. Selon l’investisseur 4, ces qualités témoignent du degré de « sophistication » du promoteur :

… sophistiqués autant au niveau de la façon d’aborder le financement, autant au niveau de la structure interne de l’entreprise, avec du support à tous les niveaux, que ça soit la comptabilité, une comptabilité beaucoup plus structurée. Capable de faire du reporting à un investisseur…

In4

En d’autres termes, les fonds privilégient les promoteurs qui ont déjà fait leurs preuves et qui se démarquent par leurs qualités de gestionnaires. Ils renforcent du même coup la position dominante des entreprises de troisième génération dans le marché montréalais ainsi que le modèle de développement résidentiel qu’elles privilégient.

Le pouvoir d’influence des fonds peut aussi se faire sentir une fois le promoteur sélectionné, au moment de négocier avec lui les conditions de leur association qui seront par la suite consignées dans un contrat appelé « convention d’actionnaires ». Les fonds d’investissement rencontrés n’ont pas tous les mêmes exigences quant aux aspects du projet devant être soumis à de telles négociations. Certains disent laisser une relative marge de manoeuvre au promoteur, notamment en ce qui concerne le design et l’esthétique d’ensemble du projet (In4), alors qu’un autre affirme que « tout est négocié » (In2). Quoi qu’il en soit, les conventions d’actionnaires font rarement l’économie de facteurs jugés plus importants, tels que le rendement attendu, la taille du projet, la superficie des logements, les délais de livraison et la valeur marchande de l’immeuble ou des logements à la fin des travaux. Il peut même être inscrit à la convention qu’un promoteur doive d’abord obtenir l’aval de ses partenaires financiers avant de modifier le prix de vente de ses logements. Ces conventions ont d’abord pour objectif de minimiser les risques des investisseurs qui ont confié leurs avoirs au fonds en offrant la garantie formelle que les cibles de rendement promises seront atteintes dans les délais annoncés. Elles ont par contre pour effet de fixer à l’avance d’importantes conditions du développement résidentiel qui, lorsqu’elles étaient exclusivement du ressort du promoteur, pouvaient évoluer dans le temps, en fonction de la conjoncture et des fluctuations de la demande en logement par exemple, et être considérées avec plus de flexibilité. Même s’il semble y avoir un fort consensus entre les promoteurs et les fonds d’investissement quant à l’intérêt d’un développement résidentiel intensifié et à fort rendement, il n’en demeure pas moins que les conventions d’actionnaires imposent un cadre plus rigide à la pratique des promoteurs et contribuent à faire du modèle privilégié par les deux acteurs une norme du développement urbain à laquelle il est plus difficile de déroger.

Les conventions d’actionnaires ont aussi pour conséquence de nourrir l’évolution précédemment observée dans la structure et le fonctionnement des entreprises de promotion immobilière. Quand ils s’associent à un fonds, les promoteurs doivent faire la démonstration qu’ils respecteront les termes du contrat qui les lie à ce dernier et ont par conséquent davantage de comptes à rendre. Ils sont tenus de produire des rapports périodiques de l’avancement des travaux, des dépenses encourues et des ventes. Selon le représentant d’un fonds d’investissement, ces exigences contribuent à la « sophistication » du travail des promoteurs qui doivent, désormais, disposer de compétences accrues dans les domaines du contrôle des coûts, de la conception, de la mise en marché, de la tarification (« pricing »), de la compatibilité et du reporting (In4). Les conventions d’actionnaires dans lesquelles sont formalisées ces nouvelles obligations participent ainsi de la tendance soulignée plus haut à l’éloignement du promoteur des activités directement liées à la construction au profit des opérations financières, de conception et d’encadrement.

Un nouveau modèle de gentrification des quartiers?

Les résultats de notre enquête permettent d’apporter un éclairage nouveau sur la récente phase de gentrification intensive des quartiers de l’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal. Cette contribution se résume à deux éléments que nous examinerons successivement en guise de conclusion. Tout d’abord, l’industrie de la promotion immobilière a, depuis le début des années 2000, été un acteur clé de la diffusion d’un nouveau type de développement urbain fondé sur la production à grande échelle du condominium. Ensuite, l’émergence d’une troisième génération d’entreprise confère au promoteur un rôle accru dans la fabrique de la ville.

Du plex au condominium

Nous avons vu que la gentrification dans le Sud-Ouest de Montréal avait été soutenue par une reprise de la construction neuve dans le marché du condominium qui a donné lieu à un changement majeur du paysage urbain dans ce secteur de la ville où a longtemps régné en maître l’immeuble multi-résidentiel de faible densité de type « plex ». Pensons ici aux sites stratégiques que constituent les abords du canal de Lachine, les anciens bâtiments industriels (par exemple le site de l’usine Imperial Tobacco), sans oublier la quasi-totalité du secteur Griffintown.

Selon les promoteurs, les tendances actuelles et à venir ont pour effet d’intensifier le développement du condominium sur des sites à forte densité. Cette production résidentielle privilégie les bâtiments verticaux (les tours) de plus forte densité dans lesquelles sont aménagés des logements offrant un espace habitable de 500 pieds carrés et moins et que les promoteurs rencontrés désignent par les expressions « micro-condo » ou « chambre d’hôtel ». Les projets de micro-condo mettent des espaces communs à la disposition des acheteurs (des salles d’entrainement, des salles de co-travail, des espaces lounge) et tendent à intégrer les logements dans un environnement multifonctionnel où l’on retrouve également des commerces et services de proximité. Le discours de mise en marché de ces projets décrit un nouveau style de vie et un nouveau milieu de vie urbain (le lifestyle) où l’essentiel se situerait hors du logement – d’où la possibilité des micro-condos – au profit d’espaces partagés[5].

Depuis peu, les promoteurs observent et participent eux-mêmes d’une tendance à initier des projets de logements locatifs. Mais ce renouveau du locatif semble subir l’influence du modèle micro-condo, car il s’agit d’un produit spécialisé pour des clientèles cibles (les personnes âgées et les classes sociales supérieures) ayant les mêmes caractéristiques physiques et la même facture visuelle qu’un condominium. Pour certains promoteurs et investisseurs rencontrés, le discours promotionnel du renouveau locatif tend à emprunter celui employé pour la mise en marché des condominiums neufs.

L’engouement des promoteurs pour les condominiums depuis le début des années 2000 s’explique d’une part par sa rentabilité à court terme et, d’autre part, par la transformation des représentations sociales et des pratiques de consommation à son égard. À défaut d’être un produit périssable, la propriété résidentielle sous la forme du condominium tend à devenir un objet de consommation par sa capacité à s’inscrire dans un continuum de biens destinés à l’accès à la propriété évoluant selon les différents cycles de vie d’un consommateur (Gaudreau, 2017). Le fait que la propriété résidentielle devienne un actif financier que l’on peut acheter et vendre plus d’une fois dans sa vie a été bien compris par les promoteurs immobiliers. À l’évidence, le déploiement de produits résidentiels comme le micro-condo constitue une forme d’intensification du modèle de développement initié depuis les années 2000 par ces mêmes acteurs.

Le modèle reposant sur la densification par le condo impose cependant la recherche, si ce n’est la création, de clientèles cibles capables de s’offrir les produits spécialisés offerts par l’industrie. Les participants à notre enquête décrivent une typologie de consommateurs très segmentée : premiers acheteurs (jeunes sans enfants, immigrants nouvellement arrivés au Québec), deuxièmes ou troisièmes acheteurs (nouveaux retraités et personnes âgées), etc. Cette approche segmentée pour réunir le micro-condo et son consommateur cible s’appuie sur un discours promotionnel vantant les mérites d’un nouveau style de vie communautaire au centre-ville. Ce style de vie en hauteur (une « communauté verticale » pour reprendre la publicité d’un projet immobilier) fait l’objet d’un récit qui s’adresse à une gamme de consommateurs parvenus à des cycles différents, tout en ayant des contextes de vie similaires[6].

Au-delà de la stratégie publicitaire qui a contribué à sa popularisation, le micro-condo s’avère aussi la réponse de l’industrie de la promotion immobilière à l’augmentation de la valeur des terrains au centre-ville de Montréal. Il s’inscrit, à l’instar du condominium « standard », dans un schéma de développement résidentiel et urbain intensif favorisé par la logique économique capitaliste[7]. Toutefois, un tel modèle de développement résidentiel et urbain s’avère également une fabrique d’exclusion pour les individus qui ne peuvent s’inscrire dans le circuit de l’accès à la propriété individuelle, ni d’ailleurs comme locataires, tant ces nouveaux produits résidentiels concernent certaines classes sociales favorisées. De manière différente, malgré un marketing développant l’être ensemble urbain, vertical ou non, ce développement urbain exclut également les ménages ayant des enfants.

Une plus forte emprise sur le développement urbain

Les entreprises de promotion immobilière, qu’elles soient anciennes ou nouvelles, sont à la recherche de profits qu’elles obtiennent en créant de la nouvelle valeur foncière. Le modèle émergent de l’entreprise de promotion immobilière de 3e génération se distingue cependant par sa structure financière et son mode de fonctionnement qui la poussent à promouvoir une intensification des usages résidentiels à rendements élevés et ainsi à accélérer et approfondir la gentrification des quartiers. Tout d’abord, les entreprises appartenant à ce modèle font l’objet d’une surveillance étroite de la part de leurs partenaires financiers. Elles sont contractuellement engagées auprès des fonds d’investissement à atteindre des cibles de rendement fixées à l’avance et dont le niveau est établi de façon à ce qu’il surpasse celui que l’on pourrait normalement attendre d’un investissement sur les marchés financiers. Ces entreprises sont donc, plus que les autres, soumises à l’exigence de maximiser le potentiel de valorisation des sites et d’exploiter la possibilité de les convertir à l’usage de clientèles plus fortunées.

Ces entreprises tendent aussi à adopter, sous l’influence d’un fonds ou non, un nouveau mode de fonctionnement qui est en lui-même porteur d’un pouvoir accru sur le développement de la ville. Le promoteur « sophistiqué » peut mettre en concurrence ses sous-traitants et dispose d’instruments comptables qui lui permettent d’éviter plus efficacement les dépassements de coûts. Il est plus activement engagé dans la création d’une demande pour ses produits au moyen de stratégies publicitaires raffinées qui ne visent pas seulement à vendre des logements, mais aussi un mode de vie et une manière d’habiter la ville. Le promoteur qui est en mesure de rationaliser ses dépenses et de mieux définir la clientèle à laquelle il s’adresse a de meilleurs moyens d’assurer l’expansion de ses activités. Il peut réaliser de plus gros projets et, une fois libéré de son engagement direct de la construction, il peut aussi en mener plusieurs à la fois. Au cours de la période étudiée, plusieurs entreprises de promotion immobilière parmi les plus actives du Sud-Ouest de Montréal ont d’ailleurs réalisé des projets d’envergure dans d’autres secteurs, notamment au centre-ville et dans les banlieues de la métropole.

Ainsi, au regard des deux modèles d’entreprise qui l’ont précédée, particulièrement de l’entreprise de première génération qui a longtemps caractérisé le secteur de la promotion immobilière à Montréal, l’entreprise émergente de promotion immobilière élargit sa zone d’influence. Bien sûr, les récents succès de cette entreprise s’expliquent aussi par d’autres facteurs. Elle a su profiter des prix fonciers avantageux hérités de la désindustrialisation des quartiers centraux de la ville, de même que du soutien des pouvoirs publics soucieux d’assurer la revitalisation de ces secteurs. Toutefois, sans cesser de dépendre des avantages de localisation produits par les cycles économiques et les interventions publiques, l’entreprise émergente semble gagner en autonomie. Elle jouit d’un meilleur contrôle sur son environnement et donc d’un pouvoir plus grand d’organiser à son avantage, c’est-à-dire en fonction de ses impératifs d’auto-expansion, les conditions du développement résidentiel et de la ville. Ce pouvoir s’exprime entre autres dans le désir des promoteurs rencontrés de créer, dans leurs ensembles résidentiels de forte densité, rien de moins que des communautés (dites verticales) et des milieux de vie intégrés dans lesquels différentes dimensions de la vie urbaine sont prises en charge (la socialisation, l’activité physique, le travail ainsi que l’accès à l’alimentation et à d’autres services). Compte tenu des cibles de rendement que les promoteurs se sont fixées, ils ont tendance à réserver ce type de développement à des clientèles particulières (les plus rentables de préférence) et à promouvoir de cette façon un modèle intensif, densifié et plus rigoureusement planifié de gentrification par la construction neuve, c’est-à-dire de new-buildgentrification.

Avec ses grands sites laissés vacants à cause du déclin de l’économie industrielle, notamment aux abords du canal de Lachine et dans Griffintown, l’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal a constitué un laboratoire idéal pour la consolidation de ces pratiques. Fort de ses succès, ce modèle de gentrification a depuis été repris ailleurs, soit par les mêmes acteurs, soit par d’autres gros promoteurs, des nouveaux comme des plus anciens. Il a inspiré plusieurs initiatives d’importance au centre-ville dont celle du redéveloppement de l’ancien Hôpital de Montréal pour enfants et du Quartier des lumières qui sera réalisé sur le site de l’ancienne maison de Radio-Canada. On le retrouve également au coeur du projet Royalmount et du développement résidentiel accompagnant l’implantation du Campus Mil de l’Université de Montréal dans le quartier Parc-Extension. Ce modèle de gentrification intensive et planifiée est privilégié par la faction dominante de l’industrie de la promotion immobilière. Il constitue désormais la pierre d’assise de la politique municipale de développement résidentiel, même en matière de logements sociaux et abordables. Il est donc à prévoir qu’il poursuive son expansion au cours des prochaines années.