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Introduction

En 1984, Bourdieu écrivait : « Ce qui circule entre les chercheurs et les non-spécialistes, ce sont, au mieux, les résultats, mais jamais les opérations. On n’entre jamais dans les cuisines de la science » (p. 236). Le développement des pratiques de recherche-formation durant ces vingt dernières années montre le caractère excessif d’une telle affirmation, malgré tout le respect que son auteur continue à nous inspirer. Mon objectif : mieux comprendre l’articulation entre la recherche en formation des adultes et l’articulation avec la pratique des formateurs et formatrices d’adultes[1]. Cela ne peut se faire sans une sérieuse incursion dans les « cuisines » d’une recherche, pour reprendre l’expression de Bourdieu.

Parler de l’ancrage dans la pratique de la recherche en éducation et en formation des adultes, c’est chercher à comprendre le processus qui a permis aux différents ingrédients de se combiner pour devenir un plat appétissant, voire savoureux. Ainsi en est-il de l’élaboration d’un savoir. La métaphore de la cuisine est dès lors parlante : on ne peut se limiter à admirer le plat, à le savourer ou à le rejeter. Un des principaux intérêts réside dans l’analyse de son processus de fabrication. C’est dans cette perspective que ces lignes ont été écrites. Il s’agit de montrer ici l’importance d’un processus de recherche mené avec des praticiens à l’occasion d’une « recherche-formation ». Nous accordons autant d’importance à la démarche qu’à l’objet même de la recherche, soit l’itinéraire institutionnel des formateurs et de son rôle dans la construction de leur identité professionnelle.

Le vaste domaine recouvert par la formation des adultes nous livre des exemples nombreux et pertinents de l’apport direct de la pratique à la recherche. Dans ce champ, l’importance du réel en recherche est régulièrement défendue par Jobert (2000), notamment quand il dit que « pratiquer au quotidien ne dispense pas de penser » et qu’il relève la nécessité de « formaliser sa pratique pour la capitaliser et la mettre sur le marché des idées » (p. 8).

La réflexion proposée ci-après s’inscrit dans une recherche que je mène et dont l’objet principal consiste à comprendre les composantes de l’identité professionnelle des formateurs d’adultes ainsi que son processus de construction. Cette recherche s’est concentrée sur la conduite d’une analyse circonstanciée des trajectoires institutionnelles des formateurs, sous un angle socio-pédagogique et en tenant compte des impératifs éthiques qui traversent ces trajectoires. Différentes études antérieures, notamment celles de Fritsch (1971), de Caspar et Vonderscher (1986), de Witte (1989) et de Bouyssières (1997), ont en effet montré que cette identité restait somme toute volatile et floue.

Les années que j’ai passées à former des professionnels de la formation d’adultes ont contribué à renforcer chez moi l’idée qu’un enjeu de taille résidait dans le rapport que les formateurs entretiennent avec les institutions qu’ils côtoient, de près ou de loin : confusion des rôles, superposition des fonctions, difficulté à la prise de recul, brouillage émotionnel, recherche de nouveaux repères face aux changements organisationnels dans lesquels ils sont immanquablement engagés. Dans un tel contexte, travailler avec eux sur la place des formateurs face aux situations institutionnelles m’est apparu comme un élément essentiel à la compréhension de la construction de leur identité professionnelle, puisque je posais l’hypothèse que leur rapport à l’institution était une des composantes déterminantes de leur construction identitaire.

Une des particularités de cette étude est donc d’être constituée, en quelque sorte, d’un double objet de recherche. Le premier est celui de la construction de l’identité professionnelle des formateurs à la lumière de leur itinéraire institutionnel, le second consiste en une analyse du processus de recherche-formation entrepris. Même si, dans les pages qui suivent, référence sera parfois faite au premier, c’est essentiellement le second qui retiendra notre attention.

La question qui se posait à moi au départ était de savoir comment procéder pour transformer en objet de connaissance les différentes expériences personnelles de vie institutionnelle des formateurs, et ce, par l’intermédiaire d’une démarche de formation. L’approche biographique appliquée à la compréhension du vécu institutionnel du formateur s’est dès lors imposée comme la démarche adéquate de recherche que je souhaitais adopter.

Dans les années 1970 à 1980 et grâce au développement de l’éducation permanente, il a été admis que, pour comprendre les processus de formation de l’adulte, il était nécessaire de prendre en compte, outre ses acquis scolaires, les acquis de la vie. Celle-ci était ainsi reconnue comme source d’expériences formatrices digne d’intérêt. Une telle perspective attribuait à l’adulte un rôle actif dans sa formation. Ce paradigme, développé dans le champ de la formation par des précurseurs comme Dominicé (1990, 1996), Pineau (1983), Mezirow (2001), ouvrait la voie à la prise en compte de l’expérience singulière du sujet. L’histoire individuelle en tant qu’objet théorique était parallèlement validée comme objet d’étude en sociologie, notamment à travers les écrits de Bertaux (1976), sur la lancée des travaux de l’école de Chicago et autour des écrits épistolaires des émigrés polonais, ainsi que de Desroche (1990) autour de l’autobiographie raisonnée.

Une des spécificités de toute « recherche-action existentielle » (Barbier, 1997, p. 253-256) réside dans le fait qu’elle attribue aux personnes engagées dans la démarche un véritable statut d’acteur autonome, coresponsable du processus entrepris et de la production de savoir qui en découle. Le champ ouvert par la recherche-action a déjà permis de pointer les spécificités ainsi que les enjeux de telles recherches impliquées. « Il s’agit de recherches dans lesquelles il y a une action délibérée de transformation de la réalité : recherches ayant un double objectif : transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations », écrivent Hugon et Seibel (1986, p. 11) dans un ouvrage collectif paru à l’issue d’un colloque consacré à la place de ces recherches en éducation. Dans la situation qui nous occupe, la démarche biographique n’était pas totalement étrangère aux personnes concernées, celles-ci y ayant été sensibilisées auparavant, lors d’une session de formation consacrée à la compréhension de l’apprentissage adulte.

Comme la recherche-action, la recherche-formation s’est donc construite dans l’hybride. Elle s’inscrit dans la même lignée, notamment par le fait qu’elle considère les personnes au centre de la recherche comme de véritables acteurs impliqués dans un processus dynamique, et qu’elle est sous-tendue par une idée de changement social. Elle s’en distingue par le fait qu’elle associe formation et recherche, par une valorisation de l’expérience ainsi que du processus de construction du savoir et de la connaissance. Sa base empirique est le récit de vie produit par la personne, travaillé, interprété puis analysé au cours d’une démarche de groupe dans laquelle chacun des participants est expert, le chercheur responsable étant lui, en plus, garant de la démarche. Par conséquent, une des originalités de la recherche-formation est que, dans toute démarche de cet ordre, la dimension formatrice est dûment explicitée par les acteurs.

Une telle pratique biographique étroitement imbriquée dans la recherche s’inscrit dans le courant initié à l’Université de Genève par Dominicé (biographie éducative) et Josso (rapport à la connaissance). L’engouement actuel pour tout ce qui touche au biographique est inséparable « de la réhabilitation progressive du sujet et de l’acteur », comme le relève Josso (2000, p. 72). L’histoire de vie comme pratique de recherche a cependant été considérée, pour encore citer Bourdieu (1986) comme « une de ces notions du sens commun qui sont entrées en contrebande dans l’univers savant » (p. 69).

Dans son utilisation en formation, elle constitue un exemple pertinent du rapprochement entre des logiques propres aux chercheurs et celles propres aux praticiens, notamment lorsque ces derniers sont engagés dans un processus de formation continue. « L’horizon biographique introduit des interrogations qui ouvrent la voie à un débat sur le sens de la formation », écrit Dominicé (2001, p. 59). Précisons que mon propos n’est pas de développer ici les filiations théoriques de cette pratique originale de recherche-formation, mais bien de focaliser le regard sur l’analyse de la recherche-formation menée, celle-ci représentant un exemple parlant d’une réelle médiation entre chercheurs et praticiens.

En effet, solliciter un savoir issu de l’expérience, c’est créer un espace d’élaboration dans la rencontre entre praticiens et chercheurs. Le défi méthodologique est là et les écueils rencontrés, que j’évoquerai, favoriseront à coup sûr cet objectif d’interroger la médiation entre recherche et formation d’adultes. Le contexte de cette étude se voit complexifié par les différentes fonctions que j’avais choisi d’occuper en accord avec les participants, soit celle de chercheuse, de formatrice et de personne impliquée dans la recherche, dans la mesure où le récit de mon expérience institutionnelle faisait aussi partie du corpus de recherche.

« Parler de », c’est démontrer qu’il est possible d’articuler recherche et pratique, de dialoguer sans stigmatiser ou dévaloriser les positions des uns et des autres, de travailler entre chercheurs et praticiens à la coproduction d’une connaissance vivante et dont le caractère subjectif représente un changement de perspective face aux méthodes de recherches dites classiques. Nous réitérons que le principal objectif de ces pages est de présenter quelques points forts de la démarche entreprise et non d’en discuter les résultats. Cette réflexion va également nous aider à évaluer l’évolution des rôles des différents acteurs impliqués dans le champ de l’éducation et de la formation, et de voir si ceux-ci ont changé depuis que Hameline montrait, en 1985 notamment, que l’entrée en scène des praticiens dans la recherche n’était pas récente. Sa contribution définissait trois profils en interaction, ceux de « praticien, d’expert et de militant » (Hameline, 1985).

Parcours méthodologique

L’expérience relatée a duré deux ans. Y ont pris part huit professionnels dont l’activité professionnelle consistait, en tout ou en partie, à former, à accompagner des adultes. Il s’agissait :

  • d’une infirmière responsable du service des urgences dans un hôpital régional ;

  • d’un cadre responsable de projets en entreprise ;

  • d’un ingénieur responsable de la formation, du conseil aux agriculteurs et de leur accompagnement ;

  • d’un théologien, pasteur et formateur d’adultes ;

  • d’un responsable d’organisation non gouvernementale, coordinateur de formation ;

  • d’un inspecteur scolaire ;

  • d’une formatrice auprès de demandeurs d’emploi ;

  • d’une enseignante universitaire, formatrice et chercheuse (responsable de la recherche).

Les cinq principaux moments de la démarche peuvent se résumer ainsi :

  1. Formation du groupe, sur la base de contacts personnels et de présentation des objectifs de la recherche-formation à entreprendre.

  2. Mise en oeuvre : introduction, échanges et négociation. Introduction sur le rôle des histoires de vie dans le champ de la formation des adultes et sur la démarche intellectuelle qui sous-tend la recherche-formation. Mise en discussion des modalités de travail.

  3. Élaboration du récit oral et socialisation. L’élaboration est gérée individuellement, sur la base du thème choisi. La socialisation du récit consiste en une écoute et un questionnement en groupe. Elle permet de mieux déceler les points-clés autour desquels s’articule le récit écouté.

  4. Réalisation du récit écrit, présentation, commentaires et analyse. Cette présentation est faite par un « interlocuteur-tiers » qui présente sa compréhension du récit et la dynamique de vie institutionnelle qu’il a perçue. L’auteur, puis les autres membres du groupe, expriment leurs remarques et éléments d’analyse. La démarche se termine par une synthèse et un bilan.

  5. Approfondissement. Dans la palette des pistes de recherche répertoriées, choix des questions qui seront approfondies en priorité.

Tout en m’impliquant au même titre que les participants, j’animais les rencontres. Une description des différentes étapes du parcours méthodologique entrepris est présentée au Tableau 1. En amont de celles-ci se situe la phase de réflexion et d’approfondissement de l’objet d’étude par la responsable de la recherche. En aval, une analyse systématique du processus et de son contenu a été réalisée et présentée sous la forme d’une thèse de doctorat (Monbaron, 2004).

Cette recherche-formation a pu se concrétiser grâce à la convergence de deux demandes : celle de ces quelques formatrices et formateurs intéressés à vivre les différentes phases d’une approche biographique en formation, et mon souhait de passer à la phase empirique de la recherche qui m’occupait depuis des années et qui avait pour objet la compréhension du processus de construction identitaire du formateur d’adultes dans le contexte postmoderne actuel et à la lumière de son itinéraire institutionnel. Les discussions autour de cette rencontre d’acteurs (des praticiens et une chercheuse elle aussi ancrée dans la pratique) devaient aboutir à une reformulation de l’objet de la recherche et à l’entrée dans une aventure de vingt-sept rencontres d’environ trois heures chacune, étalées sur deux années.

Tableau 1

Parcours méthodologique de recherche-formation

Phase I • Élaboration et socialisation des récits*

Phase I • Élaboration et socialisation des récits*
*

Seule cette phase a été préétablie par la chercheuse.

Phase II • Approfondissement

Phase II • Approfondissement

Phase III • Démarche personnelle de la chercheuse

Phase III • Démarche personnelle de la chercheuse

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En guise de bref commentaire au tableau, précisons que la méthodologie adoptée a comporté quatre temps importants, qui marquent les transformations de rôles vécues par les formateurs impliqués dans la recherche :

  1. participation des praticiens à la démarche préétablie par la chercheuse (phase I du tableau) ;

  2. prise de conscience des aspects formateurs du travail entrepris autour des récits (étapes 8 et 12) ;

  3. expérience des différentes composantes du rôle de chercheur (phase II),

  4. transfert de la position d’acteur dans son propre contexte professionnel (étape 13).

Depuis la fin de la démarche de recherche-formation, quelques rencontres informelles entre certains participants ont eu lieu, au hasard de réunions de travail communes, autour de différents dispositifs de formation en cours de réalisation dans la région (Suisse francophone). Autant d’occasions d’évoquer avec émotion et plaisir l’expérience partagée, et de parler des « repositionnements professionnels » en cours et vécus par la plupart d’entre eux.

Des savoirs pratiques et des savoirs réflexifs

L’effet formateur et transformateur du parcours entrepris a été expressément nommé par les protagonistes. Citons, par exemple, l’un des participants :

Mais au moins n’aura-t-on pas risqué autre chose que de s’être réapproprié ensemble cette réflexion par un vécu et une pratique. Du coup, elle est devenue opérative pour nous, et surtout vivante, pertinente par rapport à nos réalités respectives, à nos options et à nos engagements. [...] Reste une question. Pourquoi des travailleurs de l’humain ont-ils choisi de consacrer un tel temps, « gratuitement », à une telle recherche-formation collective ? (Bilan-Denis)

Ce participant avance à ce sujet deux hypothèses :

Besoin d’un espace d’échange et de recul face à un univers socio-professionnel qui accentue les pressions sur la personne, et besoin de se retrouver en famille d’esprit pour se ressourcer, vérifier l’adéquation de ses valeurs et aller de l’avant dans l’action.

Une telle recherche nous donne des pistes d’approfondissement intéressantes tant sur les caractéristiques de la mobilité institutionnelle observée et le comportement institutionnel de chacun que sur la construction d’une identité professionnelle chez des personnes dont le parcours n’est ni linéaire ni conventionnel. Un réinvestissement dans la pratique d’une telle recherche-formation est dès lors évidente. Les rencontres destinées à faire un bilan du parcours effectué de 1998 à 2000 ont permis d’en mesurer l’impact. En fin de parcours, il s’est avéré intéressant de revenir sur les différentes motivations et sur l’évolution de celles-ci, qui oscillaient entre un souhait d’avoir des outils pour aller de l’avant et d’être prêt à consacrer du temps à une démarche dont les caractéristiques de développement personnel sont passionnantes. Cet impact sur les pratiques des formateurs concernés s’est nettement confirmé, avec le recul, lors de la 27e rencontre programmée un an après la fin de la démarche.

Nous revenons ci-après sur les principaux effets que nous avons pu identifier en questionnant le parcours méthodologique adopté, cela pour nourrir le débat à l’ordre du jour, celui de la médiation entre recherche et pratique.

Des principaux effets observés

Des outils pour penser l’avenir

Les participants à la recherche ont eux-mêmes été surpris que le regard porté sur leur itinéraire suscite une réelle projection vers l’avenir. De nouveaux projets individuels et collectifs ont ainsi émergé. « L’approche des histoires de vie fait entrer en formation des vies courantes aux prises — pour survivre — avec l’apprentissage de conjuguer au singulier des temps et contretemps multiples », écrit Pineau (1999, p. 307). Le travail de groupe sur les expériences du passé permet ainsi de mélanger les temps, de les confronter et de les faire interagir, de mieux prendre conscience des temporalités longues, et de rebondir avec des outils pour penser et concrétiser l’avenir, dans un projet cohérent et réaliste.

Soi comme sujet et acteur

La pertinence du premier objet d’étude retenu est évidente. Bien vivre sa pratique passe par une compréhension de son rapport à « l’institutionnel », celui-ci faisant partie du geste professionnel quotidien. De plus, le besoin de reconnaissance au sein de l’institution est un élément fort du malaise ressenti par de nombreux travailleurs de l’humain. Cette reconnaissance est d’autant plus difficile à obtenir, à percevoir, que les formateurs ne sont généralement pas, dans les situations analysées, ancrés à vie dans leur institution, mais au contraire bougent beaucoup, ce qui ne fait qu’accentuer la continuelle recomposition de leur identité professionnelle.

Le processus de recherche a amené les personnes qui s’y étaient engagées à se réapproprier leurs actes et à mieux définir leur espace institutionnel actuel et la place qu’elles y occupent. Partir en fait de la compréhension de soi à travers le dire et l’écrire pour mieux s’inscrire dans le monde, dans ce que Dubar (1996) nomme l’expérience sociale, s’est avéré porteur de sens. Donc, une réelle aide à vivre le quotidien en prenant position (savoir dire oui, savoir dire non en étant pleinement conscient de ses propres motivations). Relevons qu’en l’état actuel de l’analyse, le rôle d’acteur individuel est nettement perceptible et que celui d’acteur collectif, bien qu’aussi présent, est moins souvent identifiable.

Affronter plus sereinement les changements

Repenser les changements personnels et institutionnels vécus, c’est se donner les moyens de concrétiser ses projets d’avenir et d’envisager plus sereinement les changements futurs. D’importantes prises de décision ont ainsi eu lieu chez plusieurs personnes : nouvelle orientation professionnelle, prise de responsabilités au sein de l’institution, prise de distance, etc. De tels changements étaient en partie liés à la recherche entreprise : preuve en sont les mots qui m’ont été envoyés par certains participants pour signaler que la démarche vécue n’avait « pas été étrangère au choix effectué, et qu’elle avait grandement contribué à clarifier les idées et à la prise de décision » (Bilan-Luc[3]). L’engagement réfléchi dans des situations innovantes est clair et le parcours réflexif effectué a permis aux formateurs de mettre en évidence une réelle compétence à agir dans la mobilité.

Produire du savoir expérientiel

Le constat est ici manifeste : les savoirs issus de son propre itinéraire institutionnel sont dignes d’intérêt et peuvent devenir objet de connaissance. La démarche de recherche-formation entreprise a, par la dimension réflexive qu’elle privilégie, favorisé un rapport nouveau à soi, aux autres, à l’institutionnel. Par la confrontation personnelle à son propre récit et à celui des autres dans une lecture compréhensive, par l’explicitation des appartenances antérieures, cette démarche a ainsi permis aux praticiens :

  • de prendre conscience que l’institution constitue un « laboratoire d’expérimentation » de leurs rapports sociaux leur permettant ainsi de clarifier le rapport individu-groupe-institution ;

  • d’assurer un rôle d’acteur, d’initiateur ou d’accompagnateur de changement à « dimension humaine » au sein de l’institution ;

  • de quitter l’institution et/ou de prendre le risque d’une exclusion plutôt que de renoncer à une attitude agissante ;

  • d’entreprendre de nouveaux projets d’actions collectives en adéquation avec leurs propres valeurs.

À ce titre, plusieurs ont découvert avec étonnement que la pratique quotidienne pouvait s’écrire, se décrire dans une écriture propre, personnelle et authentique. La mise en mots générait ainsi la réflexion et une coconstruction de sens. D’où l’importance de faire son récit dans un contexte qui lui donne sens, tout en acceptant les zones non explicables, non objectivables, comme le dit Laplantine (1999) :

Le propre du sens, qui doit mobiliser le travail des sciences humaines est de n’être jamais totalement saisissable, de ne jamais cesser de se déplacer et, en se déplaçant, de déplacer l’ordre des choses et l’ordre du monde, de contester une orientation unidirectionnelle, d’introduire du trouble, de l’angoisse (du plaisir aussi), de cheminer dans la distorsion et la différence nées d’une fracture de l’unité et néanmoins de la rencontre possible de diverses perspectives.

p. 133

De plus, comme le relevait l’un des participants, nous constatons que « la démarche entreprise est indissociable de l’objet » (Bilan-Mario).

Des difficultés identifiées

Accepter que le travail sur les expériences de vie singulières puisse amener à une production de connaissance dûment reconnue n’allait cependant pas de soi pour les personnes impliquées dans la recherche. J’ai ainsi pu observer chez plusieurs formateurs du groupe le besoin d’être rassuré quant à la pertinence du savoir coproduit. Le doute était là et s’exprimait par une question récurrente, lorsque nous formulions des hypothèses, redéfinissions les notions et concepts utilisés : mais que dit la théorie à ce propos ? Comme s’il fallait s’assurer que l’on avait bien le droit de participer à la construction d’un savoir original et pertinent. Comme s’il y avait une distinction entre savoirs « savants » et savoirs « profanes » ! Est-ce pour eux l’image, profondément ancrée, d’une hiérarchisation des savoirs, ceux issus de l’expérience ayant moins de valeur que d’autres ? Parallèlement, chacun constatait que les expériences vécues, racontées et rendues intelligibles par un long travail d’explicitation, ne pouvaient être facilement « réduites » à un concept.

Les limites d’un partage égalitaire existent, même si chacun admet être « expert » dans une interlocution démocratique, ce d’autant plus lorsque c’est sa propre expérience de vie qui est relatée. Lors de situations délicates, la chercheuse-formatrice reste la personne garante de la démarche entreprise et celle qui est considérée comme personne de référence. Un exemple : il est dangereux d’avancer comme facteurs explicatifs du parcours analysé ce que l’on croit connaître de la personne ou de sa famille. Ce serait lui faire violence. Une telle situation s’est présentée et m’a contrainte à prendre le temps nécessaire pour rappeler au groupe les règles de fonctionnement préalablement fixées dans le contrat établi entre les participants[4].

Par ailleurs, il est nécessaire de faire preuve d’une grande prudence face à toute velléité de généraliser les analyses réalisées et les résultats obtenus. La singularité des parcours des formateurs ne peut être contestée. L’articulation du savoir coconstruit avec les concepts théoriques retenus permet un questionnement pertinent, qui assure à la recherche de demeurer vivante. Cette articulation s’est avérée délicate, notamment quand il s’est agi, dans la phase ii (approfondissement), de passer à une relecture des récits en les mettant en perspective, sur la base de questions transversales choisies.

Dans l’étape qui m’occupe actuellement, celle qui consiste à formaliser les observations faites en vue d’une diffusion, les questions émergent également. Bien qu’elles ne soient pas nouvelles pour le champ de la recherche qualitative, elles restent d’actualité et méritent d’être relevées :

  • Comment les savoirs construits pendant la recherche-formation peuvent-ils être diffusés ?

  • Comment parler « valablement » des expériences des autres, à quel moment et dans quel but ?

Pour illustrer ce dernier aspect, prenons un exemple emprunté à la littérature, celui de la parution controversée d’un livre de Benjelloun (2001). L’écrivain franco-marocain a choisi de parler de l’enfer qu’a vécu l’un des rares survivants de la prison marocaine de Tazmamart, de sinistre réputation, sur la base du récit que la personne lui en avait fait. Dans ce lieu tristement célèbre, et maintenant détruit, étaient emprisonnés des Marocains dans des conditions inhumaines (vivre des mois sous terre, parmi les rats et en sous-alimentation constante). Les critiques faites à Benjelloun sont de s’être tu durant des années, alors que les prisonniers vivaient une lente agonie, et de ne publier ce récit que maintenant. Il se voit suspecté d’avoir publié ce récit a posteriori à des fins de gloire personnelle. L’exemple est certes extrême, mais il met bien le doigt sur la position de l’auteur, qu’il soit écrivain ou chercheur, et plus précisément sur son implication éthique.

De l’objet de recherche à l’objet de formation

Par la place prépondérante attribuée à la dimension existentielle, la recherche-formation a favorisé la médiation entre chercheuse et praticiens. Dans l’expérience poursuivie, le rapport à l’objet de la recherche entretenu tant par les praticiens que par la chercheuse nécessite d’être discuté, car il est la source de nombreuses interrogations. Le tableau ci-après rappelle les principales étapes du processus.

Tableau 2

Démarche de recherche

Démarche de recherche

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Nous pouvons tout d’abord mettre en exergue les satisfactions rencontrées. Celle de voir le groupe s’approprier l’objet de recherche initial. Celle de le voir se passionner pour ce travail d’élucidation de son rapport à l’institutionnel, pour mieux comprendre son processus de construction identitaire. Celle de la richesse des moments vécus et des découvertes faites tout au long de la démarche de socialisation des récits. Une telle expérience a renforcé chez moi la conviction que l’objet de recherche retenu était pertinent, surtout au vu de l’intérêt grandissant qu’il suscitait chez les praticiens et de la production commune de savoir qu’il générait.

Au fil des mois, l’objet premier de la recherche évoluait, se transformait en fonction des découvertes et des interactions au sein du groupe. De plus, de nombreuses réponses étaient apportées aux questions de recherche que je m’étais posées. Mon propre objet de recherche initial était devenu objet de formation pour chacun des membres du groupe et pour le groupe lui-même. L’expérience de recherche était ainsi intimement liée à l’expérience de formation. Cependant, plus les personnes se passionnaient et plus la construction commune de sens avançait, plus j’avais de difficultés à dissocier des niveaux qui, théoriquement, me paraissaient distincts au départ :

  • celui de la production de savoir individuel et collectif en cours au sein du groupe ;

  • celui de mon objet de recherche devenu en partie l’objet de recherche et de formation du groupe, suite à la réappropriation qu’il en avait fait ;

  • celui de ma position de chercheuse, de formatrice, et de membre du groupe constitué, par le fait que je socialisais également mon propre récit, au même titre que les autres personnes.

Il s’avérait en effet extrêmement difficile pour moi, à la longue, de différencier mon objet de recherche de la production de savoir en cours. À cette difficulté s’ajoutait un sentiment de dépossession. Les praticiens s’étant appropriés certaines questions et hypothèses que j’avais exprimées au départ de la recherche — aspect pour le moins positif —, je m’interrogeais sur ce qui était encore « à moi » dans tout cela. Je ne considérais donc pas cette appropriation uniquement sous ses aspects positifs, et mes propres réactions me surprenaient. J’étais ainsi confrontée à mes capacités d’ouverture face à l’objet de recherche qui bougeait, se transformait. De plus, l’imbrication extrême de la triple fonction que j’occupais me mettait dans une position inconfortable par moments et délicate à assumer.

Cependant, le temps était venu de mettre un terme à la démarche collective et d’entrer dans une nouvelle phase, celle plus personnelle de reclarification de l’objet d’étude au regard du cheminement théorique mené. Cette étape commune terminée, chacun allait s’émanciper de l’objet à sa manière, me laissant le soin de continuer ma recherche, selon le contrat initialement établi. L’objet en « copropriété » se transformait : le capital acquis était nommé et chacun repartait avec… une partie des biens. J’allais me réapproprier mon objet. De quoi me retrouvais-je finalement propriétaire ? Dans tous les cas, je découvrais qu’il n’était plus tout à fait le même.

Implication et distanciation

Praticiens et chercheurs s’impliquent

Accepter de participer à une telle recherche-formation, c’est aussi accepter de vivre une expérience d’implication, que l’on soit chercheuse, formateur ou praticien. D’où la nécessité d’affronter ses propres résistances pour y entrer de plain-pied. La confiance et le respect réciproques, le maintien d’une réelle rigueur méthodologique, la réciprocité dans le dévoilement de soi ont été à la base du travail d’implication et de réflexion mené. Les échos suscités par la narration du vécu institutionnel individuel raconté par chacun ont fait naître une connivence qui a donné toute sa force à la composante relationnelle.

« Il est des moments où c’est moins l’individu qui compte que la communauté dans laquelle il s’inscrit », écrit Maffesoli (2000, p. 14). Une des étapes du processus de recherche-formation a clairement fait émerger une communauté d’idées, voire de destin parmi les participants, par exemple lorsqu’il a été constaté que des événements de la « grande histoire », tels la chute du mur de Berlin ou mai 68 en France, avaient influencé, d’une manière ou d’une autre, plusieurs parcours individuels. Nous retrouvons là les deux aspects constitutifs du terme de « proxémie » proposé par Maffesoli (2000), celui de la « grande histoire événementielle » et celui des « situations imperceptibles qui constituent justement la trame communautaire ». Cet auteur parle de « l’homme en relation ». Nous le parodions en mettant en exergue « le praticien en relation », « le chercheur en relation », entre eux et avec leur environnement de vie.

De la bonne distance

Rester vigilant face à la situation sociale empathique engendrée est une nécessité si l’on souhaite garantir à la démarche entreprise son caractère de rigueur scientifique. Compte tenu de la méthodologie de recherche choisie et de ma position de chercheuse impliquée dans la recherche, la question de l’implication est donc centrale. Prendre du recul tout en restant impliqué avec les praticiens est un dilemme pour tout chercheur, dont la communauté scientifique exige qu’il soit et demeure objectif. Ma triple implication dans un tel processus de recherche est en soi objet de recherche. Dans cette démarche, l’objectivité n’est nullement assurée : je me situe dans le débat actuel sur l’émergence du sujet et sur la reconnaissance épistémologique de sa subjectivité. Par ailleurs, le statut d’expert est également attribué au praticien, à l’humain engagé sur le terrain, à celui qui est porteur d’une expérience légitime. Finalement, octroyer au chercheur-formateur un statut d’homme ou de femme de terrain dont l’expérience fait aussi partie de la recherche en est la troisième spécificité.

Différentes caractéristiques de la position de chercheur se dégagent du processus entrepris, celles-ci oscillant entre implication et distanciation. Elles se situent dans la complexité de l’interaction « chercheur-environnement », dans la perspective de la « recherche-formative » décrite par C. Josso (1991) qui parle de ce que « le sujet fait avec lui-même et en interaction avec autrui dans son processus de recherche » (p. 237). Ajoutons à cela le constat pertinent de Le Grand (1989) qui affirme que « le chercheur ne peut pas ne pas être impliqué » (p. 252).

L’intérêt d’une réflexion sur l’implication des acteurs est ici renforcé par la réflexion sur l’objet même de la recherche, celui de l’implication de chacun dans sa vie institutionnelle. Les formateurs, comme d’autres professionnels d’ailleurs, sont confrontés au « s’impliquer juste » par les expériences de « surimplication » qu’ils vivent. Ils sont en continuelle négociation avec leur environnement institutionnel, social et économique. Vivre une recherche en tant qu’acteur impliqué, c’est aussi redéfinir son rôle d’acteur social, dans le quotidien de notre société postmoderne. Cerner son rapport à l’institutionnel, envisager les différents niveaux de responsabilisation possibles, c’est acquérir une attitude plus lucide au quotidien.

Le questionnement sur les zones d’incertitude de l’implication n’est toutefois pas réservé aux seuls chercheurs travaillant avec les praticiens. À nouveau, la littérature nous en donne de nombreux exemples. Citons celui de Sebald (1999), l’un des plus éminents écrivains allemands contemporains qui, dans Les émigrants, raconte la trajectoire de quatre émigrants allemands. Pour écrire les biographies de ses personnages, qu’il a tous personnellement connus, il va visiter leurs lieux de vie pour s’en imprégner. L’histoire de ces visites, l’expérience vécue, se mêlent à l’histoire des personnages. L’incursion diffuse du vécu de l’auteur, intégré en filigrane dans les récits biographiques qu’il nous relate, illustre bien la « zone sensible » dans laquelle nous évoluons. Sebald (1999) en dit quelques mots :

Dans les mois de l’hiver 1990-1991, je travaillais, aux rares moments de loisir dont je disposais, soit la plupart du temps de nuit et pendant ce qu’il est convenu d’appeler les fins de semaine, à l’histoire de Max Ferber racontée ci-dessus. Ce fut une entreprise extrêmement pénible, qui des heures et des jours durant n’avançait pas et même, fort souvent, reculait, où j’étais constamment en proie à ces scrupules de plus en plus tenaces et de plus en plus paralysants. Ces scrupules tenaient autant à l’objet de mon récit auquel je croyais, quoi que je fisse, ne pas rendre correctement justice, qu’à une mise en question de la possibilité de toute écriture.

p. 270

Un éventail de rôles complexes et superposés

Solliciter le savoir d’expérience est un des défis de la recherche participative. Ajouter à cela la participation du chercheur en tant que sujet et acteur de la recherche augmente encore l’ampleur du défi méthodologique. Comme je l’ai expliqué plus haut et à la suite de la sollicitation du groupe, j’ai participé à la recherche en amenant ma propre histoire de vie institutionnelle, au même titre que les praticiens. Ce choix, générateur de cohésion au sein du groupe, met cependant en question assez brutalement ma position de chercheuse étant donné le conflit de rôles qu’il peut engendrer. Car il s’agit d’assumer simultanément des rôles différents tels que ceux de chercheuse avec un métaregard sur la recherche globale entreprise, de cosujet de la recherche et de formatrice garante de la démarche. À ces trois rôles, il est bien entendu nécessaire d’ajouter celui d’apprenante, puisque participante de plein droit au processus de formation.

La question de la compatibilité de ces rôles reste posée. En d’autres termes, jusqu’où peut-on vivre le processus en étant en même temps « du dedans » et « du dehors » ? Le dilemme est là. Me voilà coincée entre le choix de me fondre dans mon rôle de chercheuse, en masquant les préoccupations qui y sont liées pour ne pas entraver, trop induire ou détourner le processus de formation de chacun, et celui de revendiquer ma place de sujet de l’objet de recherche, comme les sept autres participants.

Le chercheur est en continuel ajustement. Dans tous les cas, j’ai opté, dans cette étape longue de deux ans, pour un refus délibéré d’objectivité, de distance, de maîtrise totale de l’objet et du processus. Accepter de conduire une telle recherche-formation signifiait accepter de vivre une expérience d’implication en restant bien entendu vigilante face à toute dérive. Accepter également mes limites et prise de risques, confiante en mes capacités de lucidité et en la maturité du groupe.

Le partenariat et ses limites

Nous sommes devenus ensemble des « compagnons d’expérimentation communautaire », selon l’expression de Le Grand (2000). L’entrée en scène des praticiens par « eux-mêmes », dans un acte d’autonomie, est une démarche porteuse de sens. Partenaires dans la recherche, certainement, mais jusqu’où ? Les rôles se superposent, s’entrecroisent : participant, observateur, intervenant, formateur. Les interactions sont nombreuses, riches et de nature différente : amitié, connivence, compréhension, stimulation intellectuelle, respect. Dans une publication antérieure (Monbaron, 1998), j’avais relevé les sentiments simultanés de confiance et de méfiance que pouvait inspirer ce double regard de « formateur-chercheur ». La méfiance n’était pas de mise dans l’expérience vécue et librement choisie par chacun. Tout au plus pouvait-on observer le besoin d’être rassuré quant à la validité du parcours entrepris.

Une telle démarche, qui favorise une imbrication des habiletés de praticien et celles de chercheur tout en gardant aux premiers comme aux seconds leurs spécificités, est un acte de reconnaissance réciproque et une manière de renforcer la légitimité du statut de praticien-chercheur et de celui de chercheur-praticien. N’oublions pas que la recherche est, elle aussi, une pratique. Ainsi, enseigner et former sont un plus pour le chercheur et faire de la recherche-formation est un plus pour le praticien, un plus qui lui permet ensuite d’alimenter son agir professionnel.

Ajoutons que ce processus nécessite un continuel questionnement éthique. L’éthique comme fil rouge, selon la définition qui en est donnée par Feldman (2000) : « L’éthique signifie une prise de responsabilité de chacun envers son propre sort et celui d’autrui, antidote aux aspects déshumanisants de la société, facette d’un possible contre-modèle, retour sur scène de l’acteur » (p. 16).

Conclusion

Les questions tant méthodologiques qu’épistémologiques qui ont été soulevées ci-dessus montrent que la sollicitation de l’expérience de vie des praticiens pour mener une recherche-formation, toute riche et créative soit-elle, n’est pas une approche facile. Le chercheur, à un moment donné, se retrouvera dans la solitude de sa recherche et ne pourra pas être en permanence à l’écoute de la demande sociale. Aussi une telle recherche reste-t-elle une aventure. Une aventure qui interroge la réflexion proposée dans le présent ouvrage. La question de l’octroi d’une place digne de ce nom pour les praticiens dans la recherche situe le débat à un carrefour épistémologique incontournable : d’une part, la séparation entre le sujet et l’objet de la recherche n’est pas la seule perspective possible et, d’autre part, le praticien n’est pas uniquement là en tant « qu’informateur de sa pratique », le traitement scientifique étant alors réservé au seul chercheur.

De telles expériences de rapprochement entre praticiens et chercheurs en vue d’une production de savoirs peuvent-elles réellement prétendre à occuper une place de choix dans le champ de la recherche scientifique ? Nous le pensons. La production de connaissances s’enracine dans l’expérience de terrain. Ne nous berçons cependant pas d’illusions : aux savoirs d’expérience, aux savoirs issus des pratiques, la porte n’est encore qu’entrouverte actuellement.

Choisir une démarche de recherche-formation pour mener à terme la recherche entreprise a été pour moi une manière de pratiquer la recherche en cohérence avec mes pratiques de formation et d’enseignement. Cette démarche stimule un changement de perspective dans la recherche, la formation et la pratique. L’acte d’enseigner, de former, fait partie de la recherche pour autant qu’il y ait, par une démarche réflexive, verbalisation, recul, formalisation. La formation, appréhendée comme « dynamique de construction de son existence, a toujours été et reste notre objet central de recherche » (Dominicé, Josso, Monbaron et Müller, 2000, p. 96). Il en est de même pour la recherche en général, dans cette perspective.

Une recherche telle que celle présentée ci-dessus comporte une prise de risques, l’étude de l’homme par l’homme restant délicate. « Pour la science, deux hommes similaires dans leur humanité occupent simultanément des statuts opposés. » (Canter Kohn, 2000, p. 249-250.) D’une part, exigence d’une confiance et d’une estime réciproques. D’autre part, un processus qui garde un caractère subversif, dans la mesure où il enfreint les règles d’objectivité propres à une recherche.