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Introduction

Au point de départ de la recherche sur laquelle s’appuie cet article (Forest, 2001), on peut trouver les considérations suivantes : lorsqu’il enseigne, un professeur maintient, plus ou moins consciemment, une distance (métrique) variable avec ses élèves. Quels peuvent être les effets de cette distance sur son enseignement ? Plus généralement, comment peut-on comprendre et caractériser la communication non verbale, en classe, dans ses effets didactiques ?

L’article qui suit s’efforce de construire, dans une perspective exploratoire, des éléments de réponse à ces questions. Il s’agit donc de poser les prémisses d’une approche nouvelle, à partir d’une étude de cas centrée sur certains éléments du travail d’un professeur.

Dans une première partie, nous explicitons le cadre théorique que nous avons utilisé. Ce cadre est double : un cadre spécifique à l’action du professeur, pensée à l’aide d’outils conceptuels issus notamment de la didactique des mathématiques (Chevallard, 1991 ; Brousseau, 1998 ; Sensevy, Mercier et Schubauer-Leoni, 2000) ; un cadre relatif aux questions de distance, de proxémie, en suivant, pour ce terme, la définition de Hall (1971) : la proxémie est « l’ensemble des observations et des théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace en tant que produit culturel ».

Dans une deuxième partie, nous décrivons le contexte de la recherche (menée en mathématiques, à la fin de l’école primaire française), sa méthodologie générale, et la méthodologie spécifique mise au point pour l’étude proxémique des séances de classe.

La troisième partie nous permet de nous focaliser sur des épisodes signifiants des séances de classe vidéoscopées, dans lesquels nous étudions le travail d’un professeur expérimenté. Nous tentons alors d’aboutir à une analyse qui lie étroitement considérations didactiques et considérations proxémiques.

Dans la quatrième et dernière partie de l’article, nous discutons les résultats obtenus en forgeant la notion de consonance/dissonance proxémique et en reliant l’étude produite à la théorie du contrat didactique. Puis, après avoir réaffirmé la nature exploratoire de notre étude, nous décrivons dans ses grandes lignes le programme de recherche que nous avons commencé de développer.

Le cadre théorique

Nous allons successivement décrire les deux ensembles de notions utilisées dans la construction des faits empiriques et dans la production de nos résultats.

L’action du professeur

Nous considérons l’action didactique au sens précis de cet adjectif donné par Chevallard (1991) et par Caillot et Raisky (1996). Est didactique, nous dit en particulier Chevallard (1991), tout ce qui, « dans les affaires des hommes, concerne l’enseignement et l’apprentissage ».

Il s’agit donc d’une manière anthropologique de concevoir l’action du professeur, puisque nous considérons que le didactique constitue l’une des dimensions fondamentales du social, au même titre que le politique, le religieux, le juridique, etc. Lorsque nous utiliserons dans cet article l’adjectif didactique, il ne sera donc pas relatif à la seule focalisation sur l’étude des contenus (didactique stricto sensu), mais désignera plus généralement les interactions dans lesquelles le professeur et l’élève communiquent ensemble à propos d’un enjeu de savoir (didactique lato sensu).

Précisons maintenant certaines notions que nous allons utiliser dans la suite de cet article.

La relation didactique

Nous postulons que l’action du professeur est une action communicative, centrée sur l’initiation et le maintien de la relation didactique. La relation didactique est une relation ternaire, qui unit l’élève, le professeur et les savoirs. Les savoirs sont donc enjeux de cette relation : nous postulons qu’ils lui donnent sa logique et qu’ils déterminent sa grammaire. Comprendre la relation didactique, c’est donc comprendre comment le savoir-enjeu modèle les différentes interactions qui la composent.

On peut penser les grandes structures de l’action dans la relation didactique sous quatre catégories, en considérant le travail de l’élève comme produit au sein d’un jeu d’apprentissage : la dévolution, qui est, selon Brousseau (1998), le processus par lequel le professeur fait en sorte que l’élève assume la responsabilité de son apprentissage (accepte de devenir joueur d’un jeu particulier) ; la définition, qui désigne les comportements au moyen desquels le professeur indique aux élèves quelles sont les règles du jeu d’apprentissage auquel ils vont prendre part ; la régulation, qui se rapporte aux comportements que le professeur produit en vue de faire produire aux élèves la ou les stratégie(s) gagnante(s) dans ce jeu d’apprentissage[1] ; l’institutionnalisation, qui, toujours selon Brousseau (1998), réfère à la légitimation des connaissances produites dans la classe, au sein de ce que nous avons appelé les jeux d’apprentissage.

Le contrat didactique

La relation didactique se construit sur l’arrière-fond d’un système d’attentes entre le professeur et les élèves. Le professeur s’attend à des comportements didactiques plus ou moins précis de la part de ses élèves, et l’élève attribue au professeur certaines attentes à son endroit (de façon plus ou moins justifiée et plus ou moins pertinente). Ce système d’attentes entre le professeur et les élèves, système d’habitudes forgé notamment dans la perception des constantes présentes au sein des situations de classe rencontrées, c’est le contrat didactique (Brousseau, 1998), dont la plus grande partie est implicite, voire non consciente.

Milieu et aménagement du milieu

L’activité de l’élève se produit dans un environnement didactique précis, constitué d’objets auxquels l’élève forme des rapports. Si l’on poursuit la métaphore du jeu d’apprentissage, on peut considérer que l’élève se trouve dans un certain jeu comportant des éléments matériels et des éléments symboliques[2]. On considère donc que l’action du professeur et des élèves s’établit dans un milieu (Brousseau, 1998) dont le chercheur peut tenter de modéliser certaines propriétés[3]. Dans cette perspective, on peut caractériser cette dimension du travail professoral comme un travail de « mésogénèse » (Chevallard, 1992), de construction ou d’aménagement du milieu (Sensevy, 1998a, 1998b, 2001a, 2001b, 2002b).

Milieu et contrat : jeu du professeur et jeu de l’élève

D’une certaine manière, toute situation d’enseignement-apprentissage et, plus précisément, l’action du professeur, peut se concevoir comme un jeu de celui-ci entre milieu et contrat. L’élève joue un jeu d’apprentissage, lui-même caractérisé par ces deux dimensions, et le professeur joue sur le jeu de l’élève. Il peut par exemple donner une part prépondérante aux rapports de l’élève au milieu dans la construction des connaissances et ainsi « jouer dans le milieu », ou bien divul-guer une part plus ou moins importante de ses attentes et ainsi « jouer sur le contrat ».

Nous postulons que toute situation d’enseignement peut ainsi se caractériser, du côté du professeur, par le type de relations construites dans sa gestion de la classe entre milieu et contrat.

Des techniques didactiques

L’analyse de l’action du professeur fondée sur les notions conjointes de milieu et de contrat peut s’outiller d’autres notions, de grain plus fin, dont on pourra faire des descripteurs de l’activité du professeur. Ainsi, le concept de contrat didactique a été repensé par Chevallard (1991) à l’aide des notions de chronogénèse et de topogénèse. Utilisées dans l’étude de l’action des professeurs, ces deux notions peuvent être définies comme suit.

La chronogénèse réfère à la « fabrication », par le professeur, du temps du savoir. En effet, le professeur, dans la classe, assure la progression des apprentissages par l’introduction séquentielle des objets de savoir. C’est la gestion, par le professeur, du temps didactique (Chevallard et Mercier, 1987 ; Mercier, 1992), qui peut varier, selon la dimension de la période considérée, de l’épisode de quelques secondes (micro-temps didactique) au temps long de l’année ou du cursus (macro-temps didactique).

La topogénèse réfère à la « fabrication », par le professeur, des places relatives au savoir. Dans un enseignement donné, il existe en effet une partition des systèmes de tâches entre le professeur et les élèves (par exemple, dans le cours de mathématiques classique, c’est le professeur qui démontre les théorèmes et l’élève qui fait les exercices ; c’est le professeur qui fabrique les énoncés de problèmes, et l’élève qui tente de les résoudre...).

Ces deux dimensions (chronogénèse et topogénèse) peuvent nous aider à comprendre le travail du professeur dans le contrat didactique, comme nous tenterons de le montrer dans la suite de cet article. Il faudrait noter, ici, que chronogénèse et topogénèse (de même d’ailleurs que mésogénèse) ne concernent pas seulement l’action dans la relation didactique : nous poserons la pertinence anthropologique de ces notions, qui nous semblent pouvoir caractériser le processus de communication, en tant que celui-ci repose à la fois sur un temps et sur une partition des places entre interlocuteurs qui lui sont propres, et en tant qu’il a lieu dans un environnement particulier. Nous reviendrons sur ce point.

Plus spécifiquement, l’action du professeur peut alors se décrire, nous l’avons vu, dans le jeu sur le jeu d’apprentissage de l’élève au sein de la relation milieu-contrat qu’il institue dans son enseignement. Cette description peut reposer sur celles des techniques didactiques (chronogénétiques, topogénétiques, mésogénétiques) qu’il utilise pour initier, maintenir et réguler la relation didactique.

Des éléments de proxémique

Nous avons choisi, dans cette partie, de relever tout d’abord quelques résultats, qui nous paraissent fondamentaux, tirés des recherches produites sur le processus de communication.

Le second paragraphe est consacré dans un premier temps à la description orientée de certains des travaux de Hall (1971), qu’on peut sans doute considérer comme l’initiateur de la proxémique. Dans un second temps, nous tentons de spécifier la modélisation de Hall aux interactions didactiques.

Enfin, dans le troisième paragraphe de cette partie, nous produisons, à partir des considérations et modèles précédents, la notion de distance didactique que nous utilisons dans la suite de cet article.

Une conception « orchestrale » de la communication

La notion de communication ne se laisse pas circonscrire par une définition unique (Sfez, 1993), et les modèles permettant d’observer et de comprendre les situations de communication ont évolué du plus simple au plus complexe depuis 1945.

Les modèles les plus simples reposent sur une conception télégraphique, où la communication se réduit en fait à la transmission d’une information. Toutefois, même enrichis des apports de la cybernétique, ces modèles sont restés tributaires de leur origine technique. Ils représentent une vision finalement « individuelle », voire solipsiste, de la communication puisque, produite de manière nécessairement verbale, elle commence à l’intérieur d’un individu et se termine à l’intérieur d’un autre individu (Winkin, 1996).

À cette conception de la communication de type télégraphique s’oppose une autre, très différente dans ses conséquences du point de vue de l’observation et de la méthodologie de recherche. Il s’agit en effet de considérer la communication non comme « message (calculable) qu’un sujet émetteur envoie à un sujet récepteur par l’intermédiaire d’un canal », mais comme « insertion d’un sujet complexe dans un environnement lui-même complexe : le sujet fait partie de l’environnement, et l’environnement fait partie du sujet » (Sfez, 1993, p. 93). Winkin (1996) nomme cette deuxième vision de la communication « communication orchestrale ». Elle est inaugurée par Bateson en 1951. Il s’agit d’une vision culturelle, anthropologique de la communication, qui peut regrouper des recherches en elles-mêmes fort différentes (par exemple, Birdwhistell, 1970 ; Goffman, 1973 ; Vernant, 1993).

Dans une conception orchestrale de la communication, on pourrait dire, à la suite de Watzlawick, Helmick Beavin et Jackson (1972), que l’on ne peut pas ne pas communiquer. De même, en classe, dès que le professeur et les élèves sont en présence, un ordre s’établit. Les chercheurs cités s’accordent pour reconnaître l’importance des indices non verbaux dans cette conception et la redéfinition constante de la situation par les sujets de l’interaction. On peut noter la proximité de ces conclusions avec celles produites dans la théorie du contrat didactique, dès lors que l’on conçoit celui-ci dans un contexte plus large, par exemple comme la spécification didactique d’un contrat de communication (Ghiglione, 1986), en considérant qu’un tel contrat de communication (Bromberg, 2001, p. 35) suppose des jeux de rôle, des attentes, des savoirs d’arrière-plan, des scripts événementiels et un enjeu.

Une conception orchestrale de la communication attribue une importance décisive aux déterminants sociaux. Dans cette perspective, les travaux s’intéressant au rôle des facteurs sociaux dans l’acquisition de compétences cognitives chez les animaux peuvent nous fournir les bases nécessaires à la réflexion et les clés de la compréhension de ce qui peut être déterminant pour rendre possible un apprentissage (Snowdon et Hausberger, 1997). Lors des interactions, le partenaire apporte une focalisation attentionnelle, une stimulation multimodale et des renforcements. Une influence sociale peut résulter d’une simple proximité qui dénote une nécessaire attention d’un individu à un congénère du groupe. Un des exemples les plus significatifs est celui de l’apprentissage du chant chez les oiseaux. Beaucoup d’espèces apprennent mieux d’un modèle vivant que des enregistrements sonores, par exemple. Les facteurs sociaux peuvent même lever des inhibitions, comme étendre la durée des périodes sensibles ou encore permettre un apprentissage de signaux hétérospécifiques, ce qui rejoint là les questionnements sur le rôle des interactions sociales dans l’acquisition d’une langue étrangère chez l’homme (Ferrao Tavares, 2001 ; Locke et Snow, 1997).

L’ensemble des recherches semble donc confirmer la pertinence d’une conception de la communication de type orchestral, ainsi que la grande importance dans cet « orchestre » des signes autres que verbaux. L’approche de type analytique avec décryptage du code se révèle nécessaire, mais non suffisante, en particulier dans l’étude des situations d’enseignement-apprentissage. Les comportements des acteurs dans une situation d’interaction ne peuvent s’apprécier qu’en référence à cette situation. Cela explique les difficultés à affecter aux comportements non verbaux des enseignants une valeur en soi. Il ne suffit pas d’analyser, même très finement, les postures d’un individu pour comprendre comment ces postures font sens pour les interactants dans une situation donnée.

En particulier, la qualité de la communication suppose une forme de concordance entre les différents signes verbaux et non verbaux chez chacun des locuteurs. On pourrait évoquer ici la théorie de l’accommodation (Shepard, Giles et Le Poire, 2001), qui tente de rendre compte du fait que les partenaires peuvent choisir de converger ou non (maintenance, divergence) afin d’instaurer une certaine distance sociale avec l’autre (selon la nature de leur relation, de leurs statuts respectifs et des attentes vis-à-vis de l’autre). Cette forme de concordance/discordance est propre à toute situation de communication, mais son adaptation à des situations particulières (telles que la classe) découle vraisemblablement de la participation à une « culture[4] commune », à un ensemble de significations socialement partagées entre le professeur et les élèves. Dans cette perspective, nos travaux nous semblent entrer en résonance avec ceux produits dans le cadre de la cognition située en mathématiques (Cobb, Stephan, McClain et Gravemeijer, 2001 ; Cobb, McClain et Gravemeijer, 2003) ou dans celui de la psychologie culturelle (Cole, 1996), qui peuvent considérer comme unité d’analyse « la microculture établie par la communauté de la classe » (Cobb et al., 2003, p. 4).

La catégorisation proxémique de Hall et son adaptation aux situations de classe

D’après Hall (1963), de la même façon que les animaux observent entre eux certaines distances constantes, l’homme observe lui aussi des distances uniformes dans les rapports qu’il entretient avec ses semblables. Notamment, la proximité sociale traduite par les distances physiques entre les individus est le reflet direct des relations sociales et des statuts établis au sein des groupes, que ce soit chez les animaux (Kummer, 1968 ; Mason, 1978) ou chez l’homme (Shepard et al., 2001 ; Strayer, 1978).

La complexité des comportements proxémiques amène Hall (1963) à choisir huit items[5] qui lui permettent de décrire et d’analyser les comportements d’individus de la classe moyenne du nord-est des États-Unis. Cette étude lui permet de poser alors quatre types de distances : intime, personnelle, sociale et publique. Ces distances sont déclinées chacune en deux modes : mode proche et mode éloigné. Ces types de distances sont décrits précisément selon leurs caractéristiques sensorielles[6]. Cette typologie lui sert de base pour une comparaison entre différentes cultures, dont il tire quelques conclusions très intéressantes sur un certain nombre de malentendus ainsi que sur l’organisation des espaces d’habitat et de travail.

Préalablement à la recherche sur laquelle s’appuie cet article, nous avons testé cette modélisation de manière exploratoire dans l’analyse de situations de classe (Forest, 2001). Cette étude nous a permis à la fois de constater la fécondité de la modélisation de Hall et de l’adapter à l’étude des interactions didactiques. Nous avons ainsi pu déterminer quatre configurations[7] :

  • 1re configuration : publique (passation de consignes, contrôle du groupe). Le lieu choisi pour le contrôle du groupe-classe est souvent le même, surtout en début de séance. On peut noter que chaque phase collective est précédée par le déplacement du maître vers le même lieu stratégique : tout se passe comme si le maître, par son positionnement à cet endroit, signifiait aux élèves qu’il va s’adresser au groupe. La distance entre le maître et les élèves varie suivant la position des élèves dans la salle de classe, mais elle n’est jamais inférieure à 1 mètre.

  • 2e configuration : sociale. Le maître anime un petit groupe d’élèves, qui sont ici réunis autour des tables. La distance est comprise entre 30 centimètres et 1,20 mètre. Comme la distance n’est pas la même suivant la position des élèves autour de la table, il semble que pour « égaliser » les distances maître-élève le maître utilise le regard. Lors de ses interventions, il ne tourne pas son regard vers les élèves les plus proches. S’il doit malgré tout le faire, on note un recul du maître qui lui permet de ne pas se retrouver sur un mode proche. Nous allons étudier, dans la partie proprement empirique de cet article, des interactions professeur-élèves produites dans ce type de configuration.

  • 3e configuration : personnelle éloignée (contrôle d’un élève). La distance est « à bout de bras ». Cette configuration ne dure que très peu de temps et semble utile au contrôle des déplacements des élèves et de leurs discours parasites.

  • 4e configuration : personnelle proche (relation d’aide). La distance est inférieure à 30 centimètres. Cette configuration n’est jamais maintenue très longtemps (quelques secondes en général). Elle est assez rare.

Ces nouvelles catégories semblent se révéler plus adéquates que celles originalement proposées par Hall (1963) à la réalité du fonctionnement observé. Le maître change régulièrement de configuration, volontairement ou non ; il passe de la distance publique à la distance sociale pour contrôler un groupe, de la distance sociale à la distance personnelle pour contrôler un élève, et on peut conjecturer, dans une configuration donnée, une augmentation des distances en cas de désordre et d’agitation.

Reste à préciser comment les distances varient à l’intérieur de ces configurations, en tenant compte du fait que le regard semble avoir une importance non négligeable, au-delà de la seule distance « métrique ». Dans cette perspective, nous avons tenté de construire la notion de « distance didactique », que nous allons introduire dans le paragraphe suivant.

La construction de la notion de distance didactique 

Un premier écueil est à éviter dans la construction de cet objet « distance » : les observations successives nous ont montré que la distance euclidienne était impuissante à rendre compte des distances perçues par l’observateur et, vraisemblablement, par le maître et les élèves. La distance dont il est question n’est donc pas uniquement fondée en géométrie. On notera d’ailleurs que Hall (1963) avait déjà fabriqué ses distances en combinant plusieurs facteurs. La distance euclidienne sera donc l’un des éléments de la distance que nous étudierons, mais il nous faudra prendre en compte d’autres déterminants.

En particulier, si la distance euclidienne homogénéise l’espace grâce à l’utilisation d’un repère cartésien, la distance perçue par un individu est autocentrée. Le sujet se confond avec l’origine (le zéro) du « repère », dont les axes ne sont ni normés ni orthogonaux. Par exemple, lorsqu’un objet est à 50 centimètres de nous, devant nous, il est subjectivement plus proche que s’il se trouve à 50 centimètres derrière nous. Notre notion de distance devra donc intégrer, d’une manière générale, l’orientation du corps du locuteur par rapport à celui de l’allocutaire. En continuant l’exploration de cet exemple, nous pouvons dire que, si nous regardons un objet, nous le rapprochons subjectivement.

La distance que nous postulerons distance didactique sera donc une fonction de la distance euclidienne, de l’orientation du corps et de celle du regard. L’élève et le maître seront d’autant plus proches l’un de l’autre, au sens où nous l’entendons, que leurs regards seront convergents, que leur posture sera face à face, et bien sûr que leur distance physique sera courte. Notons dès à présent que le sens de l’adjectif « didactique » concorde, dans l’expression ci-dessus (distance didactique) avec le sens général que nous lui avons donné : cette distance est « didactique », lato sensu, non parce qu’elle est spécifique d’un objet de savoir particulier[8], mais parce qu’elle joue un rôle régulateur dans la relation didactique. L’analyse empirique nous permettra de préciser cette affirmation.

Le contexte de la recherche

La course à 20 et le dispositif expérimental

Le dispositif, qui participe d’une démarche à la fois expérimentale et clinique (Leutenegger, 2000) a consisté à proposer à trois professeurs (deux maîtres formateurs, professeurs très expérimentés, et un professeur en formation) une situation adidactique largement explorée en didactique des mathématiques, celle de la course à 20.

Les professeurs n’ont reçu aucune formation spécifique relative à cette situation, qu’ils pouvaient adapter selon leur gré à leur enseignement et à leur classe. Les séances ont donc eu lieu dans des classes de CM2 (cinquième primaire, les élèves avaient entre 10 et 11 ans) dont les effectifs étaient compris entre 25 et 30 élèves. La durée de chacune des séances était en moyenne de une heure. Nous verrons que les épisodes étudiés réfèrent à des moments où le professeur travaille dans des groupes restreints (4 élèves).

Chaque leçon a donné lieu à la collecte suivante :

  • Entretien anté-séance avec le professeur où celui-ci est interrogé quant à la manière dont il pense organiser la séance.

  • Film vidéo de la séance, avec deux caméras, l’une fixe pour l’ensemble de la classe, et l’autre mobile avec consigne à l’opérateur de se focaliser sur les interactions entre le maître et les élèves. Le son est recueilli par les caméras, d’une part, et par un micro-cravate porté par le maître, d’autre part. La séance est intégralement transcrite.

  • Entretien post-séance « à chaud » (c’est-à-dire dans un laps de temps après chaque séance n’excédant pas la journée) avec le professeur. Cet entretien est mené à l’aveugle, c’est-à-dire par un chercheur qui n’a pas vu la séance.

  • Autoanalyse de la séance par le professeur, en présence du chercheur, sur la base du script de la séance ou de sa vidéo.

Parmi ces différents types de données, nous n’en utiliserons que certains dans le cadre de cet article. La pratique d’un seul professeur sera en effet étudiée. Nous centrerons l’attention sur un court épisode de la séance mise en oeuvre. Toutefois, nous ferons ponctuellement allusion à l’investigation également menée en direction du professeur en formation.

Nous allons maintenant décrire plus spécifiquement l’outil fabriqué pour l’étude proxémique.

La méthodologie proxémique utilisée : matérialisation d’un outil pour l’étude de la distance

L’outil distance

Nous avons adopté une perspective générale de réduction des données non verbales perçues in situ ou à la visualisation des cassettes, en espérant, bien entendu, que cette réduction soit porteuse d’une meilleure intelligibilité des phénomènes étudiés.

Il nous faut préciser deux aspects essentiels de ces interprétations :

  • Elles sont, dans un premier temps, strictement fondées sur les seules dimensions proxémiques étudiées (distance euclidienne, action du regard, position du corps), sans tenir compte des échanges verbaux. C’est précisément en prenant ceux-ci en compte, dans un second temps, que nous pourrons relever des consonances ou des dissonances entre proxémique et verbalisation.

  • Dans l’état actuel de notre modélisation, ces interprétations sont avant tout à usage heuristique. Il est encore très difficile de pondérer l’action du regard en termes de distance, comme si distance et regard étaient strictement commensurables. C’est l’objet du travail en cours de parvenir à terme à proposer un système d’équivalence acceptable entre les différentes dimensions proxémiques.

L’utilisation de l’outil distance

D’une manière générale, l’analyse a été menée de la façon suivante : nous avons choisi certains moments qui nous paraissaient représentatifs, sur le plan didactique, de l’avancée du savoir dans la classe.

Nous avons observé ces moments, de façon répétée, en faisant varier l’angle d’observation par le choix de la caméra.

Pour chaque moment sélectionné, une première observation nous a permis de repérer les positions respectives des interactants, que nous avons dessinées manuellement sur le modèle ci-dessus. Une deuxième observation nous a permis de préciser notre croquis. Nous avons ensuite copié notre dessin sur un support informatique, l’avons imprimé, et nous l’avons de nouveau modifié, d’observation en observation, jusqu’à ce qu’il nous paraisse refléter le mieux possible la réalité des éléments proxémiques que nous avions choisis pour l’analyse. Afin de limiter les biais d’appréciation, cette caractérisation a d’abord été produite séparément par deux d’entre nous. Nous avons ensuite comparé les deux caractérisations obtenues, pour ne garder in fine que les aspects de ces caractérisations sur lesquels nous nous accordions. En particulier, nous avons renoncé à l’étude de certains épisodes pour lesquels les données nous paraissaient par trop lacunaires pour asseoir notre interprétation.

Nous avons ensuite utilisé ces croquis en regard des éléments verbaux, et des aspects proprement didactiques de la situation, sous la forme de tableaux des concordances et des discordances entre les intentions professorales telles que nous avions pu les reconstituer dans l’analyse didactique et les moyens proxémiques utilisés par le professeur. Nous avons séparé dans notre analyse les éléments plus objectifs et les commentaires que nous en faisions au fur et à mesure. Nous avons ensuite effectué des comparaisons entre les différents moments analysés ou, à l’intérieur des mêmes moments, entre différentes phases. Nous avons essayé de rapporter les différences de comportement aux caractéristiques de la situation.

Dans le cadre de cet article, nous nous sommes focalisés sur certains épisodes pour lesquels l’analyse didactique effectuée sur la base des seules données « verbales » ou écrites (transcription de la séance, productions des élèves et entretiens filmés avec le professeur) et l’analyse proxémique nous semblaient pouvoir se conforter l’une l’autre : la validation de nos analyses ne résidait donc pas seulement dans la rigueur de chacune d’entre elles, mais dans la concordance que nous pouvions trouver dans l’explication, soit didactique, soit proxémique, des comportements professoraux.

L’analyse d’épisodes signifiants

Nous allons présenter une analyse fondée sur une succession de trois épisodes au sein desquels oeuvre un maître formateur, donc un professeur expérimenté (nommé dans ce qui suit M). Nous avons choisi de nous concentrer sur ces trois épisodes parce qu’ils présentaient des phénomènes didactiquement intéressants, en continuité sur l’ensemble des épisodes, phénomènes déjà étudiés ailleurs sur le seul plan des interactions langagières didactiques (Sensevy, Mercier et Schubauer-Leoni, 2000 ; Sensevy, 2002a).

Par manque d’espace, nous n’avons pas intégré la comparaison avec l’action des deux autres professeurs, dont un débutant, mais nous utiliserons certains des résultats de cette étude spécifique pour contraster notre propos.

Nous avons pris le parti de commencer par donner quelques éléments de l’analyse didactique déjà effectuée par ailleurs, de manière à fixer un premier cadre d’étude. Nous conjuguons ensuite l’analyse proxémique et l’analyse didactique.

Premiers éléments d’analyse didactique des épisodes

Lors de la séance course à 20, le maître formateur dont nous allons étudier l’action explicite le fait, lors de l’entretien anté-séance, que les élèves vont sans doute invoquer la parité lors de leur tentative de production de la stratégie gagnante. Il s’attend donc à des remarques du type « ce sont les nombres pairs qu’il faut jouer ». Cette attente nous semble tout à fait justifiée si l’on considère notamment les moyens réduits dont un élève de fin d’école primaire dispose pour parler des nombres. Cette attente agit donc comme un certain type de représentation (Sensevy, 2002a) qui va orienter l’action du professeur dans les épisodes que nous allons maintenant décrire et analyser.

La séance mise en oeuvre par le professeur (M) comporte six phases :

  1. Démonstration du jeu.

  2. Jeu n° 1, par deux, libre.

  3. Jeux n° 2, par deux, mais avec consigne de recherche des stratégies gagnantes (les élèves notent les nombres joués au fur et à mesure).

  4. Par groupe de quatre, confrontation, débat, détermination et écriture de la stratégie gagnante.

  5. Jeu n° 3, groupe de quatre contre groupe de quatre, devant le reste de la classe.

  6. Jeu n° 4 : course à 30 (avec intervalle de 4).

La suite d’interactions observées se déroule dans la phase 4, celle du débat par groupes de quatre élèves et de la confrontation pour obtenir l’écriture d’une stratégie gagnante. Le professeur travaille donc dans chacun des épisodes étudiés avec un groupe différent de quatre élèves.

Dix minutes après le début de la séance, un certain nombre d’hypothèses ont été émises par les élèves. Le maître a donc proposé de confronter les points de vue entre dyades, par groupe de deux dyades. On observe dans cette suite de trois interactions successives comment le maître va gérer de façon très fine et progressive la question de la parité dans le débat, au fur et à mesure de l’avancée du temps didactique.

Une première fois (premier épisode ci-dessous), M, travaillant avec un groupe d’élèves, est confronté à un élève évoquant la parité (E, au tour de parole 174). M ne « résonne » pas, au sens de Comiti, Grenier et Margolinas (1995), c’est-à-dire qu’il ne prend pas en compte l’intervention de cet élève. L’étude de la transcription seule montre que le professeur ne se focalise pas sur cette remarque.

Une deuxième fois (deuxième épisode ci-dessous), M est de nouveau confronté, dans un autre groupe, à l’évocation de la parité (C, au tour de parole 184). Cette fois, il « résonne », réagit d’une manière déterminée à la déclaration de l’élève (C : « Moi j’essayais toujours de faire des nombres pairs pour gagner ») en soulignant (tour de parole 185) la contradiction de ce propos avec un propos précédent d’un élève (M : « Toi tu penses les nombres pairs lui 11 c’est pas un nombre pair je sais pas moi »).

Cette succession de deux épisodes peut s’interpréter de la manière suivante : lors du premier épisode, le milieu, dans le groupe considéré, n’est pas suffisamment stabilisé. Si le professeur « résonnait » sur la déclaration de l’élève (s’il la recevait) concernant la parité (E, en 174), il risquait d’introduire dans le milieu une signification parasite. Il choisit donc d’ignorer cette déclaration ; nous verrons dans la suite par quels moyens non verbaux. Nous avons donc affaire à une technique professorale essentiellement « mésogénétique », par laquelle le professeur régule l’agencement du milieu (Sensevy et Quilio, 2002). Lors du second épisode, l’état du milieu n’est pas identique, les élèves se sont rapprochés de la stratégie gagnante, et le professeur peut cette fois résonner. Cette technique de résonance est produite pour des raisons temporelles. Nous pouvons conjecturer que ce qui eût été prématuré au tour de parole 174 devient possible au tour de parole 184. C’est bien l’avancée du temps didactique, la chronogénèse, qui rend possible l’intervention du professeur. Il est intéressant de prendre en compte la manière dont le professeur résonne en 185 (M : « Toi tu penses les nombres pairs lui 11 c’est pas un nombre pair je sais pas moi »). M ne réagit pas directement, ne donne pas directement son avis, mais tente de placer les élèves face à leurs contradictions. Il conclut par un énoncé (« je sais pas moi ») dont le rôle sur la topogénèse peut être considéré (le partage des tâches et des responsabilités, vis-à-vis du savoir, entre professeur et élèves) : le professeur feint l’ignorance, se met en position basse, laisse de l’espace symbolique aux élèves.

Cette interprétation se trouve sans doute confortée par l’analyse du troisième épisode, au sein d’un troisième groupe. En effet, l’avancée du temps didactique continue à produire ses effets sur la construction du milieu, et l’un des élèves (N, en 198) énonce la suite gagnante. Le professeur peut cette fois résonner pleinement sur l’hypothèse de parité en constituant celle-ci en « théorie », au tour de parole 203 (M : « Eux ils ont une autre théorie c’est la théorie des nombres pairs c’est ça »).

Dans les pages qui suivent, nous allons maintenant affiner le grain de la description, et tenter de montrer comment le professeur utilise des moyens proxémiques pour concrétiser les stratégies de régulation que nous venons de décrire.

Analyse proxémique didactique des épisodes

Premier épisode (Tableaux 1 à 4)

Le maître entend le discours de E à propos de la parité, mais le court-circuite : il réduit la distance entre lui et G. Comme il est plus loin physiquement de G que de E, c’est par le regard qu’il place G en position « haute ». À un moment donné, il touche E (172-173), mais de façon très brève (rappel à l’ordre), et son regard reste principalement sur G. Mais il ne s’agit pas, bien entendu, d’exclure E du débat. Notre interprétation est la suivante : le toucher, qui est une réduction de distance très brève, permet de signifier à E la prise en compte de sa remarque, mais aussi de lui en faire accepter la disqualification provisoire. La position « haute » dans la topogénèse est principalement dévolue à G, à la fois par des moyens verbaux (par exemple, le tour de parole 175 : « Attendez parle ») et par des moyens proxémiques. À la fin de l’interaction, une suite de brefs regards vers E, G et H à partir d’une position plus proche de F équilibre les distances et signifie que le débat reste ouvert : le professeur n’a procédé à aucune micro-institutionnalisation.

Tableau 1

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Tableau 2

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Tableau 3

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Tableau 4

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Deuxième épisode (Tableaux 5 à 8)

Il s’agit du moment qui suit « immédiatement ». La question de la parité est encore en jeu. Comme nous l’avons analysé précédemment, on pourrait conjecturer que, dans le moment précédent, il était sans doute trop tôt pour risquer dans le groupe un débat sur la parité. Compte tenu des leçons précédentes, la prégnance de la parité pourrait entraîner le groupe dans une voie sans issue[10], et l’entretien anté-séance a montré que le maître est conscient de ce risque. Mais le temps avance, et les stratégies gagnantes prennent du poids. Lorsqu’elles sont mieux installées, il peut alors être fécond de mettre la parité en débat, pour relancer la recherche.

Tableau 5

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Tableau 6

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Tableau 7

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Tableau 8

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On voit dans ce second moment, consécutif au premier, l’évolution du comportement du maître sur la question de la parité, qui se traduit par un comportement proxémique lui aussi différent. Le maître commence par une prise d’information sur les travaux des élèves. Le déplacement qu’il effectue ensuite pour se placer à côté de C (le « tenant » de la parité) pourrait paraître fortuit. En fait, il va lancer un début de débat sur la parité en donnant plus de poids à cette hypothèse que dans le moment précédent.

C’est, de notre point de vue, le sens de son changement de position, et de la réduction des distances entre lui et C, et de l’augmentation de la distance entre lui et A. Comme dans l’épisode précédent, la proxémie devient une véritable technique par laquelle le « poids topogénétique » de chaque élève, ou plus exactement de chaque production d’élève, est actualisé. On remarque cependant que, même s’il donne de l’importance à C, le professeur continue de réguler l’interaction avec A en le sollicitant du regard, et termine l’interaction, comme dans l’épisode précédent, en laissant le débat ouvert. Avec l’avancée du temps didactique, vraisemblablement contrôlée par le maître par sa prise d’information sur les feuilles des élèves, la prise en compte de la parité va pouvoir être accentuée dans le moment suivant.

Le mouvement de la main (pointage du doigt) pendant le tour de parole 194 occupe quelques dixièmes de seconde. Il permet de tenir compte d’une sollicitation de la classe sans rentrer dans l’interaction d’aucune autre manière, et témoigne d’une gestion proxémique simultanée du groupe et de la classe. Cela pourrait se paraphraser par « Je suis vraiment en train de travailler avec ce groupe, tout en étant tout à fait présent dans la classe. Vous êtes autonomes lorsque je ne suis pas proche de vous, mais vous êtes tout de même sous mon contrôle ».

Troisième épisode (Tableaux 9 à 11)

Lors du troisième moment, consécutif aux deux autres, l’intervention auprès des élèves O et Q a aussi un côté « prétexte ». En fait, le maître va reconstituer le groupe et instituer un vrai débat ou s’opposeront deux « théories ». En donnant alternativement du poids, par sa proximité successive avec N et avec O, à leurs discours respectifs, il signifie le moment auquel on est arrivé, qui est celui de la formulation. Ce troisième moment précède d’ailleurs un changement de dispositif : le maître estime sans doute le travail suffisamment avancé, et il va demander aux élèves (nouvelle consigne dans une configuration publique) une confrontation entre les groupes, qui va exiger de chaque groupe un accord sur les stratégies. Comme dans les deux épisodes qui précèdent, on voit bien comment certaines nécessités didactiques du débat, nécessités à la fois chronogénétiques (il faut faire avancer les connaissances, mais chaque chose doit venir « à point ») et mésogénétiques (il faut que des significations communes entrent dans le milieu, comme ici, par exemple, de nouveaux « théorèmes » du type : 11 est gagnant), supposent une gestion très fine, par le professeur, de la place respective des élèves et de la sienne dans l’interaction, et des élèves entre eux. Les « techniques proxémiques » semblent constituer un moyen particulier d’effectuer cette gestion topogénétique.

Tableau 9

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Tableau 10

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Tableau 11

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La distance comme outil

À chaque moment de la situation étudiée, les nécessités du contrat didactique impliquent la « construction » implicite, par le professeur, d’une place pour chaque élève et d’une place pour lui-même. Cette place est susceptible de varier plusieurs fois au cours d’une interaction très brève. Les lieux respectifs du maître et de l’élève sont signifiés par le discours et par la distance maître-élève(s). Ils ne sont pas explicités verbalement (« Tu dois faire ceci ou cela ») mais signifiés par des marqueurs, dont certains sont verbaux et compris dans la communication sur ce qui constitue l’enjeu de la relation didactique, et d’autres sont non verbaux : nous avons cherché à rendre compte de la présence et de l’effectivité de ces derniers dans cette étude sur la distance.

C’est le maître qui gère la topogénèse en fonction de la chronogénèse et de la mésogénèse. Ici, le maître a du « métier », et il y a concordance très fine entre les significations verbales, proxémiques et les moment du ou des contrats. Le maître introduit le débat sur la parité à un moment précis, et seulement de façon radicale dans le troisième groupe. Sans doute perçoit-il, après les interactions avec les deux premiers groupes, que les pistes de résolution adéquates sont suffisamment installées pour résister à des remises en question et pour provoquer ainsi le progrès de l’ensemble du groupe-classe. Dans chaque groupe, l’intervention verbale du maître est en consonance avec les distances plus ou moins égales qu’il met entre chaque élève du groupe et lui, et avec le type de contrat constructiviste qu’il cherche à faire fonctionner. L’étude de séances semblables dirigées par des professeurs débutants montre a contrario comment il peut y avoir dissonance entre les indications verbales et les marqueurs proxémiques.

On pourrait avancer l’idée, que nous reprendrons dans la dernière partie de cet article, que le professeur expérimenté utilise la distance (au sens où nous l’avons définie par trois dimensions : orientation du corps, orientation du regard, distance métrique) comme un outil (pour une grande part sans doute non conscient) de gestion des situations de classe.

Synthèse et discussion : vers une proxémique didactique

Quelques remarques sur l’aspect exploratoire de cette étude

Nous voulons attirer l’attention du lecteur sur l’aspect exploratoire de cette étude, dans laquelle il s’est agi avant tout, pour nous, de mettre en place un cadre d’analyse qui puisse intégrer à la fois les catégories didactiques décrites et utilisées plus haut (en particulier celles de milieu, contrat et topogénèse) et des catégories proxémiques en construction.

Il ne s’agit donc pas de généraliser indûment ce que nous avons pu observer dans la recherche sur laquelle se fonde cet article[11] : les courts épisodes analysés dans ce texte, notamment, doivent être considérés dans une perspective d’ouverture, au sens où leur étude constitue le premier moment d’une élaboration théorique et d’une construction méthodologique en devenir.

Consonance ou dissonance proxémique : une conception situationnelle de la proxémie

Comme nous l’avons précédemment souligné, on pourrait conjecturer qu’une différence probante entre professeur expérimenté et professeur débutant réside dans la consonance entre communication verbale et communication non verbale, cette conjecture étant elle-même à considérer dans un cadre anthropologique plus large[12]. Depuis Bateson, notamment, on sait (scientifiquement) que le corps peut produire des messages contradictoires avec le discours : l’une des marques de l’expertise dans la communication didactique pourrait donc se trouver dans la façon dont le professeur expérimenté joue, sans doute le plus souvent à son insu, de cette dualité communicative.

Au-delà de cette conjecture, il nous paraît intéressant de revenir sur l’utilisation de la distance par le professeur. Tout se passe comme si les différentes dimensions que nous avons assignées à celle-ci pouvaient être utilisées comme ressources dans la communication didactique. De la même façon que le professeur utilise les ressources du langage verbal en les spécifiant aux interactions didactiques, il fait appel à celles de la proxémie pour signifier aux élèves. Parler de consonance proxémique, ce n’est donc pas postuler une sorte de duplication de signification, par laquelle le professeur dirait la même chose deux fois, avec les mots et avec le corps. On peut en effet supposer que l’appel à des ressources proxémiques joue un rôle majeur lorsqu’il s’agit de produire des « mouvements topogénétiques », c’est-à-dire lorsque la position de tel ou tel élève, ou du professeur, dans le processus d’élaboration des connaissances, doit être modifiée.

Ces considérations nous incitent à construire une conception situationnelle de la proxémie : on peut inférer, de l’étude qui précède, qu’un comportement proxémique professoral resterait opaque s’il n’était pas ramené à l’intention didactique qu’il tend à signifier. Une conception situationnelle de la proxémie incite alors à prendre en compte la manière dont les savoirs-enjeux de la relation didactique sont travaillés dans la classe, les effets de distance étudiés étant conçus comme des effets didactiques.

Contrat didactique, communication didactique et ressources proxémiques

Il faut pouvoir considérer, dans cette perspective, le rôle spécifique des ressources proxémiques au sein de la communication didactique. Nous avons tenté de caractériser ailleurs (Sensevy et Quilio, 2002) ce qui nous paraît constituer deux éléments déterminants des discours didactiques : le professeur parle souvent pour faire faire, c’est-à-dire que les énoncés qu’il produit sont à forte valence perlocutoire (Austin, 1970) ; la communication au sein du contrat didactique (Brousseau, 1998 ; Sarrazy, 1995) est par ailleurs étroitement contrainte par le fait que le professeur ne peut/doit dire tout ce qu’il pense, ce que nous avons désigné sous le terme de réticence didactique[13].

L’utilisation des ressources proxémiques nous semble pouvoir être pensée dans ce cadre : c’est bien parce que le professeur ne peut pas tout dire (verbalement) qu’il doit aussi signifier par le corps, avec, sans doute, les risques classiques de dysfonctionnement si la communication non verbale du professeur détermine, chez l’élève, des comportements qui se substituent à la construction des connaissances (dans une « variante proxémique » de l’effet Topaze).

Dans le « jeu sur le jeu de l’élève », jeu dans la « relation milieu-contrat » qui nous semble caractériser le travail du professeur, les comportements proxémiques nous paraissent ainsi jouer un rôle directement contraint par les nécessités de communication didactique : ils peuvent dans certains cas permettre au professeur de dévoluer à l’élève le « bon » rapport à un milieu, sans (trop) laisser transparaître ses atttentes contractuelles.

D’une manière générale, le présent travail, après et parmi d’autres, incite à considérer le professeur comme un « pourvoyeur de signes » que l’élève interprète pour s’orienter dans le milieu. Le professeur-sémaphore (porteur de signes) est ainsi producteur de véritables techniques du corps (Mauss, 1950), techniques proxémiques dont il s’agit de comprendre le sens au sein d’une sémiologie didactique qui reste à construire : le professeur, nous disent Deleuze et Guattari (1980), « n’enseigne pas, il enseigne ».

En matière de conclusion : vers un programme de recherche

Cette élaboration s’inscrira dans un programme de recherche dont les directions pourraient être les suivantes :

  • L’analyse expérimentale des comportements proxémiques, de manière à améliorer la notion de distance que nous avons élaborée (avec, par exemple, l’éventuelle intégration des gestes) et à en pondérer les différentes dimensions constitutives. Il s’agit aussi d’inclure la notion de distance dans un ensemble plus vaste, où les processus de territorialisation/déterritorialisation (Deleuze et Guattari, 1980) pourraient jouer un rôle important. L’accent mis sur de tels processus nous permettra ainsi de définir une topologie (plus qu’une métrique) en laquelle et par laquelle s’accomplissent les actions didactiques.

  • L’analyse proxémique didactique d’épisodes variés, notamment à l’aide d’une méthodologie spécifique, qui consiste à mener parallèlement une analyse didactique classique sur transcription de séance et productions écrites du professeur et des élèves, et une analyse uniquement proxémique (sur séance vidéoscopée, le son coupé), pour ensuite comparer les événements, les structures, les bifurcations et les points nodaux que ces deux types d’analyses mettent respectivement en évidence.

  • La diversification des échelles d’observation, qui peuvent s’étendre du micro-épisode (comme dans la présente étude) à la séance entière, voire à un groupe de séances. On pourrait conjecturer des spécificités proxémiques, comme les observations déjà faites nous y incitent, spécificités indépendantes de l’expertise des individus et résultats de leur propre manière de s’adapter aux contraintes proxémiques générales.

  • L’étude spécifiée des ressources proxémiques utilisées par les élèves et de la manière dont les professeurs répondent, proxémiquement ou non, aux signes non verbaux émis par les élèves. Dans cette perspective, il est également fructueux de solliciter l’analyse, par les élèves, de séances de classe du point de vue non verbal, pour mettre en évidence les « connaissances proxémiques » qui sont les leurs.

  • L’aménagement du travail collaboratif (Bednarz, Poirier, Desgagné et Couture, 1999, Jonnaert, 2002) avec les enseignants des séances étudiées, de manière à intégrer davantage à notre analyse de « l’action proxémique didactique » le sens de l’action pour les acteurs. En particulier, l’autoanalyse, par un professeur, d’une vidéoscopie de sa pratique ainsi que l’analyse croisée entre plusieurs professeurs, analyses fondamentalement centrées sur les dimensions proxémiques, nous paraissent offrir des perspectives intéressantes.

Ces différentes directions de recherche concourent toutes aux mêmes fins : il s’agit bien, pour nous, de penser globalement l’action du professeur, considérée, à la manière de Mauss (1950), comme un fait social total, action dans laquelle les techniques du corps jouent un rôle souvent déterminant. Dans cette perspective, parler d’action didactique revient à parler d’action à produire au sein de cette institution didactique (Sensevy, 1998a) qu’est une classe. Notre démarche est anthropologique, parce qu’elle se refuse à ramener la complexité humaine à une seule de ses dimensions (la dimension didactique stricto sensu), tout en se reconnaissant comme didactique (lato sensu) au sens où les interactions en classe sont orientées par la finalité d’apprentissage.

Nous postulons ainsi que l’action en situation didactique ne peut se comprendre que si l’on se rend capable d’identifier, dans les comportements du professeur (et des élèves), des techniques anthropologiques dont les effets sont didactiques.