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1. Introduction et problématique

Au cours des dernières décennies, la population des écoles québécoises s’est diversifiée avec l’apport des mouvements migratoires, si bien que, en septembre 2008, on dénombrait 39,5 % d’enfants n’ayant pas le français ou l’anglais comme langue maternelle. Ces enfants allophones nouvellement arrivés à Montréal reçoivent des services du Programme d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français (PASAF), car, depuis 1977, le français est la langue de scolarisation au Québec (Armand, Beck et Murphy, 2009).

En général, après plusieurs années d’enseignement dans le système québécois, le rendement scolaire des allophones est équivalent, voire supérieur à celui des francophones à la fin du secondaire, et leur taux d’obtention de diplômes, secondaire et collégial confondus, montre qu’ils obtiennent un haut score. Selon une récente étude réalisée et dirigée par Mc Andrew (2009), les taux de diplomation des élèves non francophones à Montréal sont, globalement, analogues à ceux de la majorité linguistique de leur milieu. Toutefois, ils sont moins nombreux à recevoir leur diplôme après cinq années au secondaire : 45,5 % contre 52 % chez les francophones. Après sept années de scolarité, ils rejoignent les francophones, puisque les taux de diplomation respectifs sont de 59,5 % et de 61,6 %, une différence jugée non significative par Mc Andrew (2009). Cependant, des variations apparaissent en fonction de l’appartenance ethnolinguistique ; par exemple, c’est le groupe vietnamien qui affiche le plus haut taux de diplomation (82 %), et le groupe créole (Haïtiens), le plus bas (40 %) ; et cela, toujours en comparaison de près de 62 % chez les francophones. Comme l’indiquait déjà d’autres études antérieures, les élèves haïtiens obtiennent des résultats nettement plus faibles (MEQ, 1998). De son côté, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (2006) souligne qu’une grande proportion d’élèves créolophones issus de l’immigration sont considérés comme des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, comparativement à la moyenne enregistrée pour tous les élèves issus de l’immigration.

Bien que les difficultés scolaires de ce groupe soient documentées, les connaissances que nous avons à propos de ces élèves restent très limitées, en particulier dans le domaine qui nous intéresse ici, celui de l’apprentissage de la langue de scolarisation. En d’autres mots, comment les créolophones s’approprient-ils l’écrit, et plus particulièrement l’orthographe du français, reflet de la norme sociale ?

1.1 Quelques spécificités du groupe créolophone

Théoriquement, depuis la Constitution de 1987, le créole connaît un statut officiel en Haïti. Cette condition devrait lui conférer la même visibilité que le français et favoriser l’emploi des deux langues par tous les membres de la communauté. Or, la situation linguistique reste complexe en Haïti, et le statut attribué au créole demeure dévalorisé (Joint, 2004). À l’instar de Valdman (1984), Joint considère que 90 % de la population ne communique qu’en créole. Valdman ajoute que seulement une proportion de 10 à 15 % de la population est capable de manifester un certain niveau de compétence langagière dans l’utilisation du français.

En ce qui concerne leur parcours migratoire, les Haïtiens font partie d’une immigration récente, bien qu’en 1972 une première vague, composée essentiellement d’intellectuels fuyant la dictature des Duvalier, se soit installée au Québec. Cependant, c’est vraiment au début des années 1990 que l’on observe une immigration haïtienne massive, conséquence des tensions politiques du pays (Ledoyen, 1992). Les Haïtiens représentent alors 48 % de l’ensemble des communautés noires, soit le groupe le plus important (Conseil des relations interculturelles du Québec, 2005). Ces nouveaux immigrants appartiennent à la classe moyenne et paysanne ; ils vivent dans une certaine précarité économique et connaissent un nombre élevé de femmes chefs de familles monoparentales (ibid.).

1.2 De la langue maternelle à la langue de scolarisation

Pour les jeunes Haïtiens vivant au Québec, comme pour un certain nombre d’enfants de migrants, la langue de l’école n’est pas la langue maternelle. C’est pourtant en français – langue de scolarisation –, définie par Verdelhan-Bourgade (2002, p.29) comme […] la langue apprise et utilisée à l’école et par l’école, qu’ils vont apprendre à lire et à écrire. Cependant, il semble que le passage de la langue de la maison à celle de l’école s’avère difficile, car la forte concentration spatiale des Haïtiens à Montréal et le phénomène de ghettoïsation préservent le créole dans les communautés et les exposent moins au français (Chéry, 2003). Si l’on garde en arrière-plan les deux hypothèses de Cummins (1979), à savoir que les possibilités de développement de la langue seconde (L2) dépendent du niveau de développement de la langue maternelle (L1) et qu’un seuil de compétence linguistique en L2 est nécessaire pour que les compétences de la L1 puissent être transférées, la préservation du créole dans la communauté est une chose bénéfique et nécessaire. Toutefois, Mc Andrew (2002) souligne que les membres de cette communauté sont considérés et se considèrent pour la plupart comme des francophones et répugnent à déclarer le créole comme langue maternelle.

Il nous semble important d’apporter un éclairage sur cette situation singulière, car le défi à relever pour les jeunes Haïtiens qui arrivent à l’école est de faire face à l’apprentissage d’une langue écrite qu’ils ne maîtrisent pas préalablement à l’oral. Bien sûr, cette réalité est celle de beaucoup d’enfants immigrants. Toutefois, compte tenu des divers facteurs contextuels exposés précédemment et du nombre de créolophones haïtiens considérés comme des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage, il nous semble nécessaire de documenter leur appropriation de l’écrit et, plus spécifiquement, le développement de leur compétence orthographique.

2. Contexte théorique

Actuellement, les études qui portent sur le développement orthographique vont dans le sens d’une conception multidimensionnelle (Jaffré et David, 1998 ; Montésinos-Gelet, 1999 ; Morin, 2002), qui se caractérise par l’intérêt porté aux différents traitements de l’écrit effectués par l’enfant. Dans cette perspective, l’écrit n’est pas considéré comme un objet unitaire, mais plutôt comme un ensemble d’objets à construire, ce qui est cohérent avec la modélisation de l’orthographe française proposée par Catach (1995), qui met notamment l’accent sur les différents systèmes : 1) phonogrammique, qui correspond à la transcription des phonèmes en phonogrammes (ex. : le graphème eau sert à traduire le dernier phonème du mot [∫apo]) ; 2) morphogrammique, qui est relatif aux graphèmes traduisant des éléments grammaticaux (ex. : les chats ou je chantais) et lexicaux (appartenance d’un mot à une famille de mots) (le t de petit permet de produire petite) ; 3) logogrammique, graphèmes qui permettent de différencier les homophones et leur famille sémantique par l’écriture de graphèmes distincts (ex. : pair, père,perd) ; et 4) para-orthographique (majuscule, point, etc.) de ce plurisystème.

Or, les vrais débuts de l’entrée dans l’écrit commencent bien avant l’apprentissage formel (Chauveau, 2002). Très tôt, le jeune enfant réclame la lecture, écrit des messages ou des mots en se servant d’une pseudo-écriture ; bref, il commence à mettre en place des comportements et des pratiques qui relèvent d’un véritable travail cognitif sur l’écrit. Ces essais d’écriture non conventionnels, que l’on appelle orthographes approchées (Besse, 2000), font accéder l’enfant, par le tâtonnement, à la construction d’hypothèses sur la langue tout en le rapprochant de notre système d’écriture.

2.1 Compétence orthographique et orthographes approchées

Le concept d’orthographes approchées, connu aussi sous le terme invented spelling ou encore creative spelling, a été développé dans les années 1970 et 1980. Les pionniers, Chomsky (1979) et Read (1986), ont cherché à comprendre comment le jeune scripteur s’appropriait la langue écrite. Les travaux de Ferreiro et Gomez Palacio (1988) occupent une place centrale dans ce domaine. Dans une perspective piagétienne, elles se sont intéressées au travail de reconstruction que l’en- fant opère sur l’écrit. À partir d’entretiens clinico-critiques réalisés auprès de 959 sujets en début de scolarité au Mexique, ces chercheuses mettent de l’avant que le développement de l’écrit chez l’enfant se définit à travers une série de constructions conceptuelles qui correspondent à des stades successifs et ordonnés. Leur modèle constructiviste se déploie selon quatre niveaux de conceptualisations qu’elles nomment psychogénèse du lire-écrire.

Tableau 1

Les niveaux de la psychogénèse du lire-écrire définis par Ferreiro et Gomez-Palacio (1988)

Les niveaux de la psychogénèse du lire-écrire définis par Ferreiro et Gomez-Palacio (1988)

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À la suite de ces travaux, d’autres chercheurs, notamment Besse et son équipe du PsyEF –Psychologie de l’Éducation et de la Formation (1993), ont mis davantage l’accent sur la langue écrite qui fait l’objet de cette appropriation (Montésinos-Gelet et Besse, 2003). Ce changement de paradigme a permis de mettre en exergue, à partir de l’analyse d’une centaine de protocoles d’écriture, sept conceptualisations dans l’appropriation du français écrit chez l’enfant, qui sont associées à différents principes témoignant de diverses préoccupations. De plus, cette analyse montre également le recours possible à différents traitements pendant l’écriture (Besse, 2000), ce qui souligne que la psychogénèse du français écrit est loin d’être semblable à celle de l’espagnol, en raison de caractéristiques structurales différentes.

Tableau 2

Les préoccupations de l’enfant dans l’appropriation du français écrit (Besse, 2000)

Les préoccupations de l’enfant dans l’appropriation du français écrit (Besse, 2000)

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Ainsi, les positions théoriques qui s’associent à une conception multidimensionnelle du développement orthographique s’éloignent d’une vision étapiste pour davantage privilégier et considérer les variations inter et intra-individuelles observées chez les enfants en production d’écriture (Jaffré et David, 1998 ; Montésinos-Gelet, 1999 ; Morin, 2002). Ces théoriciens s’intéressent particulièrement à des changements qualitatifs dans le processus développemental, notamment à la prise en compte des informations graphiques de natures variées.

2.2 Les expériences littéraciques

Emprunté à Jaffré et David (1998), ce néologisme témoigne de la préoccupation récente à l’égard des effets bénéfiques de la fréquence et des contacts précoces avec l’écrit – la littératie, que Jaffré (2004, p. 31) définit comme […]un ensemble de compétences de base, linguistiques et graphiques, au service de pratiques, qu’elles soient techniques, cognitives, sociales ou culturelles. Les résultats de recherche soulignent la nécessité de socialiser l’enfant à l’écrit pour lui permettre d’intégrer avantageusement nos sociétés de cultures scolarisées. Selon Hamayan (1994), des enfants qui arrivent à l’école avec un faible bagage d’expériences reliées à la littératie ont très peu conscience des règles et des caractéristiques qui organisent la langue écrite. En ce qui concerne la population que nous ciblons, Chéry (2003) a mis en évidence la quasi-inexistence des habitudes de lecture dans le milieu familial, ce qu’il expliquerait, entre autres, par la faible scolarisation des parents.

Dans cet ordre d’idées, pour tenter d’apporter des éléments de réponse à propos des connaissances linguistiques des jeunes Haïtiens, nous avons voulu rendre compte de l’entrée dans l’écrit d’un groupe d’élèves créolophones de la fin de la maternelle à la troisième année. Plus précisément, nous nous sommes intéressées au développement de leur compétence orthographique. Ainsi, notre objectif de recherche est le suivant : Décrire, dans une tâche d’orthographes approchées en français (L2), le développement orthographique chez des élèves créolophones de la maternelle à la troisième année.

3. Méthodologie

Afin d’expliciter les choix méthodologiques qui nous ont permis d’opérationnaliser notre objectif de recherche, il nous faut souligner le caractère exploratoire de cette étude en ce qui concerne la population visée, et préciser qu’il ne s’agit pas ici de la vision instrumentale d’une comparaison linguistique du créole et du français.

3.1 Sujets

Notre échantillon est constitué de 11 sujets (six filles et cinq garçons) qui proviennent de cinq écoles, toutes rattachées à la Commission scolaire de Montréal (CSDM). Le choix de ces établissements scolaires repose sur le regroupement suffisant d’une même communauté linguistique. Les écoles sont toutes situées en milieux défavorisés et disposent de classes de maternelle. À partir de la population créolophone de la recherche initiale (N = 22), nous avons sollicité de nouveau les parents pour réaliser la collecte en troisième année, mais seule la moitié d’entre eux a accepté que leur enfant participe à la poursuite de l’étude. Au début de la recherche, les sujets avaient un âge moyen de 6 ans. Ils ont tous une intelligence normale en regard des épreuves de contrôle du K-ABC (1995) auxquelles ils ont été soumis en maternelle, dans le cadre de la recherche initiale. Selon leurs dossiers scolaires, le créole est leur langue maternelle. Nous les avons rencontrés sur trois périodes : maternelle (mai 2002), fin de la 1re année (mai 2003) et fin de la 3e année (mai 2005). Les deux premières collectes de données s’insèrent dans la recherche initiale ; quant à la troisième collecte, elle constitue la poursuite longitudinale.

3.2 Instrumentation

L’épreuve d’orthographes approchées consiste à demander à l’enfant de tenter d’écrire des mots sans modèle, tels qu’il les conçoit, selon la procédure initiale utilisée par Ferreiro et Gomez-Palacio (1988) et par Besse (1993), cité par Montésinos-Gelet (1999) : l’expérimentateur adapte son questionnement à chaque enfant pour mieux suivre son cheminement cognitif. Les mots proposés en maternelle (version A : riz, ami, cerise, chapeau, éléphant, macaroni), en 1re et en 3e années (version B : riz, pain, poteau, oignon, éléphant, hache, cerise, trottoir, monsieur, macaroni, épouvantail) (repris de Morin, 2002), par présentation d’images pour éviter les confusions sémantiques, ont été choisis à partir de critères linguistiques précis : nombre de syllabes, digrammes (exemple : /ou/), trigrammes (exemple : /eau/), etc. En 1re et en 3e années, les caractéristiques structurales rendent compte de l’avancement de l’enfant dans ses apprentissages. Les mots sont plus complexes qu’en maternelle sur le plan phonologique et orthographique (nombre de syllabes, structure syllabique, graphèmes exceptionnels, noyau vocalique, yod, digrammes, trigrammes, morphogrammes, phonèmes multigraphémiques).

3.3 Déroulement

L’enfant a une feuille blanche non lignée devant lui et une gomme à effacer à sa disposition. Avant que ne démarre la tâche d’écriture, il est amené à écrire son prénom pour vérifier qu’il a compris ce qu’il doit faire et pour clarifier, le cas échéant, les consignes. C’est aussi l’occasion, pour l’expérimentatrice, d’installer un climat de confiance. Si l’enfant exprime un refus, l’expérimentatrice tente de le rassurer en lui mentionnant que ce qui intéresse les chercheuses, ce sont les idées qu’il a pour écrire les mots.

Pour analyser les productions écrites, nous avons retenu un sous-principe psycholinguistique issu des travaux de Montésinos-Gelet (1999) : la conventionnalité phonogrammique qui témoigne de la capacité du sujet à prendre en compte le caractère conventionnel des phonogrammes produits.

3.4 Méthode d’analyse des données

L’apprentissage de l’écriture reflète la norme sociale orthographique. Ainsi, une écriture peut être considérée comme conventionnelle lorsqu’elle traduit fidèlement une valeur phonique, sans pour autant être acceptable orthographiquement. La conventionnalité orthographique nous amène donc à prendre en compte ces deux sortes de phonogrammes. Nous avons accordé 1 point pour un phonogramme conventionnel orthographique (par exemple, dans le mot chapeau, le /eau/ pour transcrire [o]) et 0,5 pour un phonogramme conventionnel pour traduire le phonème, mais non orthographique dans le cadre de ce mot (par exemple, dans le mot chapeau, le /o/ pour transcrire [o]). Nous avons également considéré la prise en compte des lettres muettes, qu’il s’agisse de mutogrammes (par exemple, le /e/ final de cerise) ou de morphogrammes lexicaux (par exemple, le /t/ final d’éléphant).

Pour analyser les données, nous avons reporté dans un tableau Excel, toutes les graphies produites. En fonction de leur nature (phonogramme conventionnel orthographique ou conventionnel alphabétique), nous leur avons accordé la valeur numérique retenue. Nous avons fait le même exercice pour les mutogrammes et les morphogrammes. Enfin, nous avons compilé les résultats obtenus pour chacun des mots écrits, pour chaque sujet et pour chacune des cueillettes de données.

3.5 Considérations éthiques

Avant de procéder aux expérimentations, une lettre de demande d’autorisation a été envoyée aux parents afin de les informer et d’obtenir leur consentement éclairé ; compte tenu de leur jeune âge, nous n’avons pas demandé l’autorisation aux sujets. Cette lettre expliquait les différentes procédures de cueillette de données : période de rencontre, temps d’expérimentation, type de passation. Nous leur avons précisé aussi que les données recueillies seraient conservées dans un classeur fermé à clé dans le bureau de la chercheuse à l’université. Enfin, pour la collecte de données et pour la diffusion des résultats de recherche, nous leur avons également précisé que le prénom de leur enfant serait remplacé par un pseudonyme afin d’assurer une plus grande confidentialité.

4. Résultats

Nous allons présenter ci-dessous les principaux résultats en fonction de chaque période de cueillette de données (maternelle, 1re et 3e années), sous la forme d’un pourcentage qui reflète la production de phonogrammes conventionnels orthographiques et/ou conventionnels par les sujets.

Dans la figure 1, on constate que certains phonogrammes sont produits à une plus haute fréquence, et ce, dès la maternelle. C’est le cas du /a/ et du /i/ qui sont utilisés dans la plupart des mots. On remarque que le /a/ en position initiale (ami) est transcrit par 6 sujets sur 11. Le phonogramme /o/ est également présent dans les écrits de quatre sujets. En ce qui concerne les consonnes, le graphème /m/ a été le plus fréquemment produit suivi du /r/, bien que, dans l’ensemble, les consonnes soient moins fréquentes dans les écritures des sujets. Les phonèmes multigraphémiques (ex : /s/ pour la graphie /c/ ou encore /f/ pour la graphie /ph/) sont écrits majoritairement de façon conventionnelle (alphabétique).

Figure 1

Pourcentage d’élèves ayant produit au moins un phonogramme conventionnel ou un phonogramme conventionnel orthographique pour l’écriture des mots en maternelle

Pourcentage d’élèves ayant produit au moins un phonogramme conventionnel ou un phonogramme conventionnel orthographique pour l’écriture des mots en maternelle

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En première année, l’entrée dans l’écrit favorise la production de phonogrammes en général, mais plus particulièrement de phonogrammes conventionnels orthographiques. Toutefois, pour ce qui est de la fréquence, on remarque une certaine récurrence dans la production de phonogrammes conventionnels pour les phonèmes multigraphémiques.

La figure 2 montre qu’un certain nombre de phonogrammes sont traités par tous les sujets de manière orthographique. C’est le cas du /p/, du /l/, du /é/, du /m/, du /a/, du /n/ et du /i/. On observe aussi, à l’inverse de la maternelle, une répartition plus homogène du traitement vocalique et consonantique. On constate que le phonogramme /eau/ du mot poteau et le graphème exceptionnel /oi/ du mot oignon ont été produits par la grande majorité (10 sujets sur 11) de manière conventionnelle, mais non orthographique. Le même traitement est observable pour le /tt/ de trottoir et le /on/ de monsieur. En ce qui concerne ce dernier, et à partir des verbalisations des sujets, nous pouvons dire que la proximité phonologique du phonogramme /e/ et /eu/, dans la syllabe finale, favorise la production d’un phonogramme non conventionnel. De la même façon, et bien que le mot oignon fasse partie du vocabulaire alimentaire familier, le digramme /gn/ est souvent remplacé par le graphème /n/ en raison de leur proximité phonologique. On peut aussi se demander si la présence de ce mot en anglais, dans leur environnement, n’a pas une incidence, par sa proximité orthographique avec le français, sur sa production. En troisième année, au sortir de l’apprentissage formel, les sujets ont lexicalisé beaucoup de mots. La mémorisation de ces dernier amène les sujets à produire une majorité de phonogrammes conventionnels orthographiques. Cependant, on observe encore l’écriture de phonogrammes conventionnels pour des phonèmes à caractère multigraphémique.

Figure 2

Pourcentage d’élèves ayant produit au moins un phonogramme conventionnel ou un phonogramme conventionnel orthographique pour l’écriture des mots en première année

Pourcentage d’élèves ayant produit au moins un phonogramme conventionnel ou un phonogramme conventionnel orthographique pour l’écriture des mots en première année

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Dans la figure 3, on remarque une forte propension à la production d’une écriture orthographique. L’aspect multigraphémique du phonème [o], par exemple /o/, /au/, /eau/, pose une certaine difficulté au sujet de notre échantillon lorsqu’ils doivent le produire à deux positions différentes. À ce propos, dans le mot poteau, les pourcentages du phonogramme /o/ (36 % de manière conventionnelle et 64 % de manière conventionnelle orthographique) et celui du trigramme /eau/ (55 % de manière conventionnelle et 45 % de manière conventionnelle orthographique) soulignent le conflit vécu par les sujets, qui se demandent quel phonogramme privilégier dans les différentes positions. D’ailleurs, le même phonogramme /o/, dans le mot trottoir, a été transcrit par la majorité des sujets de manière orthographique. Cela nous amène à penser que la fréquence du phonogramme prévaut dans ce cas, alors que le contexte précédent nécessite la connaissance des règles graphotactiques, règles implicites qui semblent encore peu connues de la cohorte, même à la fin de la troisième année. Rappelons que les règles graphotactiques recouvrent les régularités graphémiques (fréquence dans la langue écrite) indépendamment des phonèmes. Ces règles ne font pas l’objet d’un apprentissage explicite et sont de l’ordre du probabilisme, comme avec la graphie eau du son /o/ en fin de mot n’apparaît jamais après f mais est fréquente après r.

Figure 3

Pourcentage d’élèves ayant produit au moins un phonogramme conventionnel ou un phonogramme conventionnel orthographique pour l’écriture des mots en troisième année

Pourcentage d’élèves ayant produit au moins un phonogramme conventionnel ou un phonogramme conventionnel orthographique pour l’écriture des mots en troisième année

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On remarque aussi que le graphème /tt/ n’a été produit que de façon conventionnelle par tous les sujets, de même que le /oi/ d’oignon, et par 10 sujets seulement. Le yod du mot épouvantail [epuvãtaj] a été le moins fréquent dans les productions et a été traduit, dans l’ensemble, seulement de manière conventionnelle.

Les trois cueillettes de données nous révèlent (Figure 4) que les sujets ont peu de connaissances des graphèmes orthographiques à la fin de la maternelle. Ils en produisent en moyenne 4 sur les 30 attendus, soit 14 %. La prise en compte des mutogrammes, comme dans cerise, est inexistante. Les digrammes, par exemple /ou/, et les trigrammes, par exemple /eau/, sont peu traités ; un seul sujet en a produit un sur les quatre possibles.

Figure 4

Pourcentage des graphèmes orthographiques produits par les sujets pour les trois périodes de cueillette de données

Pourcentage des graphèmes orthographiques produits par les sujets pour les trois périodes de cueillette de données

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En première année, l’entrée dans l’écrit apporte une connaissance de la norme orthographique qui se traduit par une progression significative. En effet, les sujets utilisent 36 graphèmes orthographiques sur un total de 56, c’est-à-dire 64 %. On observe la présence des mutogrammes, bien que ceux-ci restent faiblement représentés dans les écritures (1 en moyenne soit 17 %). Par contre, l’écriture des digrammes et des trigrammes semble plus évidente, puisqu’ils en traitent environ 5 sur les 14 possibles, soit un pourcentage de 39 %. À la fin de la troisième année, l’évolution du développement de la compétence orthographique demeure toujours spectaculaire. L’échantillon produit 49 graphèmes orthographiques sur les 56 attendus, soit 88 %. Cette appréhension de plus en plus significative de la norme se reflète aussi par la présence plus marquée des mutogrammes (5 produits en moyenne sur 6), soit 79 %, ainsi que des digrammes (groupe de deux lettres, ex. : chapeau) et des trigrammes (groupe de trois lettres, ex. : chapeau) (11 en moyenne sur 14), c’est-à-dire 76 %.

5. Discussion des résultats

En langue seconde, les orthographes approchées sont encore peu exploitées, car elles restent méconnues. Pourtant, elles constituent un outil précieux pour comprendre les représentations que l’enfant a sur la langue, et c’est pour cette raison que nous avons opté pour ce choix méthodologique. Ainsi, pour discuter de nos résultats, nous prendrons appui sur des études en L1. Sommairement, nos résultats s’inscrivent dans le sens des recherches qui soulignent que les performances des élèves sont plus élevées à la fin de la première année du primaire, en raison du caractère obligatoire de l’apprentissage du lire-écrire (Frost, 2001 ; Morin, 2002). De plus, comme le souligne Besse (2000), ce passage obligé favorise la prise en compte de la norme orthographique. Chez nos sujets, nous remarquons que cette progression les conduit à laisser des traces graphiques relatives à la dimension phonogrammique, mais aussi morphogrammique. Ils recourent à différentes procédures pour produire des écritures : procédure phonologique, procédure lexicale ou analogique, ce qui corrobore les observations d’autres chercheurs (Jaffré et David, 1998 ; Montésinos-Gelet, 1999 ; Morin, 2002). Cela nous confirme que les variations procédurales ne sont pas des épiphénomènes, mais témoignent plutôt d’une volonté d’appréhender un des aspects de l’écrit qui rend compte de la complexité de notre système d’écriture.

En maternelle, sur le plan graphémique, les sujets de notre échantillon utilisent en moyenne 11 % de phonogrammes conventionnels. Le recours aux phonogrammes non conventionnels reste plus élevé (17,81 %). Ce constat a également été relevé dans l’étude de Montésinos-Gelet (1999), puisque 90 % des sujets de son étude en introduisaient. Nous avons souhaité réinvestir le même répertoire de mots que celui proposé par Morin (2002), car il reposait sur un nombre plus important de mots dissyllabiques. En effet, Montésinos-Gelet a observé que ce type de mots tend à provoquer, chez l’enfant, un traitement de nature phonologique. Ainsi, nous voulions voir comment les jeunes créolophones en langue seconde traiteraient les dissyllabes. Toutefois, même si les sujets produisent peu de traces à la maternelle, on observe une proportion importante de phonogrammes orthographiques (71 %) dans les choix qu’ils effectuent.

Comme en témoignent les résultats obtenus en première année (phonogrammes conventionnels : 15 % ; phonogrammes orthographiques : 78 % ; phonogrammes non conventionnels : 8 %), l’apprentissage formel donne aux sujets un accès à une écriture de plus en plus normée. En troisième année, la prédominance de l’écriture normée (90 %) n’est pas une surprise en soi, mais on note toujours le recours à des phonogrammes conventionnels (8 %) et la faible présence de phonogrammes non conventionnels (3 %) qui témoignent des variations procédurales des sujets. Ces phonogrammes sont surtout d’ordre linguistique : proximité phonologique et phonèmes multigraphémiques.

6. Conclusion

Bien que nos résultats ne soient pas généralisables, compte tenu de la taille de notre échantillon, ils apportent un certain éclairage sur le développement de la compétence orthographique de sujets créolophones. Toutefois, il nous faudrait réaliser une étude plus importante pour nous permettre d’infirmer ou de confirmer les résultats. Sommairement, on peut ainsi voir qu’en maternelle, nos sujets possèdent peu de connaissances initiales sur le français écrit, ce qui rend difficile l’entrée dans la phonétisation. Les pratiques littéraciques favorisées par l’apprentissage formel concourent à l’appropriation du principe alphabétique, ainsi que de la norme orthographiques et leur progression demeure spectaculaire jusqu’à la fin de l’étude. En 3e année, subsiste cependant une certaine difficulté, chez les élèves, à saisir le caractère multigraphémique de certains phonèmes.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, les connaissances initiales des sujets sur le français écrit sont moindres. De plus, comme le mentionne Chéry (2003) dans son étude, il semble que les pratiques de littératie familiales ne fassent pas partie des habitudes culturelles ; en effet, les pratiques discursives en créole seraient majoritairement orales, ce qu’a confirmé Joint (2004). Ainsi, il est tout à fait envisageable de penser que ces enfants sont moins socialisés à l’écrit.

Si tel est le cas, certaines implications pédagogiques peuvent pallier cette réalité. En France, Tauveron (2002) a notamment proposé l’utilisation de la littérature jeunesse en classe pour fixer les normes socioculturelles attendues en lecture et en écriture. En effet, celle-ci permet, notamment, de développer des savoirs linguistiques et des savoir-faire face aux textes. Elle permet l’édification d’un pont entre le cognitif et le culturel de l’élève (ibid.). Plus près de nous, au Québec, l’étude de Morin et Montésinos-Gelet (2004-2006) a clairement montré les répercussions favorables (orthographe grammaticale, motivation au lire-écrire, etc.) d’une approche intégrée de l’orthographe favorisant l’utilisation des albums de jeunesse et des orthographes approchées. De telles pratiques novatrices sont des avenues fort intéressantes à exploiter dans les salles de classe, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en privilégiant un traitement holistique de l’écrit, elles donnent aux élèves des assises solides sur la langue écrite. Deuxièmement, en travaillant conjointement la réception et la production, l’élève est amené à saisir les structures linguistiques inhérentes à ces deux versants du langage. Troisièmement, les pratiques d’orthographes approchées favorisent la maîtrise du principe alphabétique et le développement des capacités métalinguistiques. En contexte de langue seconde, de telles pratiques seraient probablement pertinentes pour nos sujets.

Toutefois, il serait nécessaire de valider, par de nouvelles recherches, l’impact de différents dispositifs d’enseignement sur la réduction des conséquences de la faible socialisation à l’écrit de nombreux élèves créolophones à partir d’un échantillon plus important. Il s’avèrerait notamment pertinent d’évaluer l’effet de pratiques d’orthographes approchées sur leur compréhension du principe alphabétique selon le modèle de Montésinos-Gelet (1999), ou même encore, l’effet de l’utilisation de la littérature de jeunesse sur le degré de clarté cognitive des sujets (Downing et Fijalkow, 1990).