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1. Introduction et problématique

L’observation des pratiques enseignantes (Bru, 2002) est un champ de recherche constitutif de la discipline des sciences de l’éducation et de la formation. Les enjeux et manières d’observer les pratiques professionnelles des enseignant·e·s ont profondément évolué depuis les premiers travaux de type processus-produit cherchant à déterminer les comportements efficaces, en passant par les approches cognitivistes pour tenter de saisir la pensée des enseignant·e·s (teacher’s thinking) (Tochon, 1993), jusqu’aux approches interactionnistes contextualisées (Altet, 2002) qui visent à saisir ce qui se joue en situation dans les phénomènes d’enseignement-apprentissage. Postulant que toute pratique est culturellement située (Bazin, 2008 ; Bruner, 1991, 2008 ; Vergnaud, 2008), nous cherchons pour notre part à repérer en quoi les pratiques effectives des enseignant·e·s sont touchées par leur culture d’appartenance. Nous ne réduisons pas l’interactivité en classe à ses dimensions verbales car la culture se traduit aussi à travers des buts et des manières de faire propres. C’est la raison pour laquelle nous devons prendre en compte les dimensions gestuelles, non verbales et paraverbales dans les manifestations de l’interaction.

Dans le cadre d’une recherche longitudinale dans laquelle des enseignantes tahitiennes ont été amenées à collaborer avec la chercheuse, nous avons repéré une modification de l’activité en classe de l’une d’entre elles. Cet article vise, par cette étude de cas, à repérer en quoi l’engagement dans une collaboration entre chercheur·e et enseignant·e·s peut amener une transformation de l’activité professionnelle de ces dernier·ère·s à l’occasion de la présence d’un·e chercheur·e observateur·rice. L’étude de l’activité de Maeva servira notre propos : observée à deux reprises à quelques mois d’intervalle, cette professeure des écoles semble en effet déployer une activité en classe sensiblement différente en ces deux occasions. Une modification de la dynamique interactionnelle engagée avec ses élèves entre deux séances de langues et culture polynésiennes, visant la compréhension écrite d’un texte du patrimoine nous semble intéressante à interroger avec elle. L’observation fine de l’activité d’enseignement nous amène à nous demander dans quelle mesure culture et forme scolaire sont incorporées, se rencontrent dans la conduite de la classe. En d’autres termes, quelle appropriation culturelle du métier peut-on observer chez une professionnelle, participante à la recherche ? En quoi l’activité diffère-t-elle entre les deux temps d’observation ? Comment cet écart peut-il s’expliquer ? Quel sens l’enseignante donne-t-elle à cette transformation ?

2. Contexte théorique

Sur le plan théorique, nous croisons plusieurs entrées : sur fond de didactique du plurilinguisme (la didactique du tahitien étant pour l’heure tout au plus balbutiante) et de psychologie culturelle (Bruner, 1991, 2008), toutes deux nourries d’apports à dominante anthropologique (Bazin, 2008), une observation gestuelle (combinant éléments verbaux, non verbaux et paraverbaux) des pratiques effectives des enseignant·e·s peut être croisée avec une théorie de l’activité (Vergnaud, 2008) dans une perspective de didactique professionnelle (Pastré, 2011) articulée à une approche interactionniste (en suivant la voie ouverte par Vinatier, 2009, 2013). Ainsi, de quelle manière les principes organisateurs de l’activité d’enseignement des langues et culture polynésiennes des enseignant·e·s du premier degré sont-ils culturellement façonnés ?

2.1 Une réflexion relative à la dimension culturelle de l’activité enseignante

Notre orientation repose sur la prise en compte de la dimension culturelle constitutive des situations observées ; en d’autres termes, nous accordons la plus grande importance au poids de la dimension anthropologique de la construction de l’être humain en interaction avec sa culture. La culture est conçue dans une perspective socioconstructiviste comme un savoir saisi de manière implicite, par la négociation, dans une situation donnée, pour trouver les moyens d’agir (Bruner, 2008). Elle façonne les représentations, références, outils symboliques et matériels ainsi que les pratiques quotidiennes et professionnelles des membres de la communauté qui la représentent, en même temps que ces derniers contribuent au processus dynamique de sa transformation. Construction du sujet et construction du groupe social sont engagées dans un rapport dialectique. Parce qu’elle constitue un allant de soi, une boite à outils implicite, transparente dans l’ordinaire de la vie quotidienne, elle exerce son influence tout comme elle est influencée en retour, pour une très grande part à l’insu des acteur·rice·s. La culture est un phénomène symbolique produit par l’homme, elle fournit des prothèses, des savoir comment agir et s’exprime dans une praxis locale. Il ne s’agit en aucun cas d’imputer à la culture un statut explicatif qui la transformerait en cause des actes observés (Bazin, 2008). Un·e acteur·rice n’agit pas de telle sorte parce que sa culture le lui dicte. Il·elle agit comme il·elle le fait en puisant dans ses ressources propres, dont font partie les dimensions de sa culture, pour construite une manière pertinente pour lui·elle de répondre aux contraintes de la situation le plus efficacement possible compte tenu de ses buts dans un contexte donné.

Bruner (1991) nous rappelle que « pour être expliquée, l’action doit être située ; elle doit être conçue comme en continuité avec un monde culturel » (p. 115). Les signes, qu’ils soient langagiers ou non, renvoient à une référence partagée dans la communication (ce partage étant pour sa plus grande part implicite) et constituent de ce fait un instrument de transit de la culture :

les formes d’organisation de notre activité (gestuelles, intellectuelles, affectives, sociales, langagières) se transforment par la rencontre avec des situations nouvelles, tout en prenant leurs racines dans le répertoire existant des formes déjà construites. Ceci est vrai aussi pour les compétences et les savoirs produits par la culture

Vergnaud, 2008, p. 98

Le détour, dans la tradition anthropologique, par la prise en compte d’un contexte quelque peu exotique, semble de nature euristique pour penser un enrichissement des méthodologies d’observation existantes à partir du cadre théorique de Vergnaud qui indique lui-même que les savoirs d’expérience sont construits par la culture.

2.2 L’appui sur une théorie de l’activité dans une orientation de didactique professionnelle

Là où les analyses didactiques se concentrent sur les objets d’apprentissages et leurs modes d’appropriation et de transmission aux élèves, la didactique professionnelle, quant à elle, se centre sur ces mêmes situations en prenant en compte le point de vue des sujets sur ces situations. Une caractéristique du champ théorique de la didactique professionnelle est qu’il est fondé sur un cadre épistémologique qui considère que le rapport de l’être humain à son environnement est de nature conceptuelle et non pas seulement comportementale. Cette démarche de type ascendant permet de porter une attention renouvelée sur l’enseignement des langues et culture polynésiennes par la découverte de caractéristiques peu, voire pas envisagées par les approches didactiques, soit les conceptualisations qui sous-tendent l’action des enseignant·e·s.

Pour analyser les interactions verbales en classe et ainsi élucider comment les acteur·rice·s agissent pour répondre aux nécessités de la situation de leur point de vue, Vinatier (2009) a croisé deux champs théoriques : celui de la conceptualisation dans l’action issue de la théorie de l’activité de Vergnaud (1996) qui permet d’accéder à l’organisation conceptuelle de l’action du sujet (le schème), et celui de la linguistique interactionniste de Kerbrat-Orecchioni (1990, 1992). Cette articulation a permis à Vinatier (2002, 2007) d’enrichir la théorie de l’activité de Vergnaud par la prise en compte, non seulement des invariants opératoires mobilisés pour résoudre une tâche, mais aussi des invariants du sujet pour comprendre les rapports de l’acteur·rice à lui·elle-même dans son interaction avec le contexte d’exercice (valeurs, motivations largement implicites) : un·e praticien·ne agit, d’une part, en référence aux nécessités de la situation de son point de vue et, d’autre part, en se situant subjectivement dans son rapport aux élèves en présence. Cette dialectique, constitutive de sa pratique effective, est portée par le sens attribué par le sujet à la situation d’interaction.

Nous procédons à une analyse affinée de ce que Vinatier (2016) identifie comme des « configurations interactionnelles culturelles » (p. 103). Vinatier s’appuie sur Barbier et Durand (2006) qui indiquent que la configuration permet d’appréhender à la fois ce qui est singulier au travers des formes particulières étudiées mais aussi ce qui est porteur de générique, de partagé, d’invariant. La dimension culturelle de la configuration interactionnelle est mise au jour par « l’analyse [qui] rend compte […] entre les interlocuteurs, de ce que les uns attendent culturellement des autres » (Vinatier, 2016, p. 105). La reconstruction de leur structure d’ensemble, ou schème (selon Vergnaud, 1996), peut permettre de repérer la configuration interactionnelle culturelle de la situation.

2.3 Le prolongement par une observation gestuelle de la pratique effective

À l’échelle du sujet, sa culture n’est pas faite que de mots et de textes (une forme prédicative de la connaissance), elle est aussi constituée d’un répertoire de gestes porteurs de significations, d’attitudes et d’actions dans lequel il puise en situation, de manière opératoire ou, en d’autres termes, pour lui permettre d’opérer sur le réel (Vergnaud, 2008). De la même manière que la linguistique pragmatique a montré que les discours sont opératoires en situation, il nous semble nécessaire de prendre aussi en compte les activités non verbales (Vergnaud, 2011). Notre approche de la dimension culturelle des pratiques enseignantes accorde une importance toute particulière à l’observation du jeu des corps et de la gestualité dans l’interaction en classe, eu égard à leur valeur symbolique dans la médiation, afin de repérer comment cette interaction est coconstruite par et entre les interactants par des moyens verbaux, non verbaux et paraverbaux, dont l’articulation agit sur la négociation du contenu échangé (le savoir visé) et la gestion de la relation. Nous envisageons alors postures, gestes, déplacements et discours de l’enseignante en interaction avec ses élèves dans la classe comme des indicateurs significatifs du fonctionnement d’une communauté culturelle.

Notre démarche ethnographique d’analyse de l’activité en contexte s’inscrit dans une approche située, une vision incarnée du langage en interaction prenant en compte :

toutes les formes – y compris linguistiques – et […] tous les détails que les participants mobilisent pour rendre intelligible l’interaction, ressources vers lesquelles ils s’orientent dans des pratiques de compréhension, d’interprétation, voire d’analyse en temps réel de l’interaction en cours, immédiatement incorporées à l’action qu’ils produisent

Mondada, 2008, p. 130

Ces nombreuses et diverses ressources mises à la disposition des acteur·rice·s comprennent les dimensions verbales, linguistiques, vocales et sonores, gestuelles, visuelles, corporelles, faciales, ainsi que les mouvements ultérieurement prolongés dans la manipulation d’artéfacts. Il s’agit dès lors de comprendre ce qui se joue dans la « parole gestuelle » de l’enseignant·e pour conduire la classe lors de séances en langue de culture et de communication, lorsque l’on regarde non pas uniquement le savoir, mais le fonctionnement d’une classe dans une culture donnée avec ses propres codes (en termes de valeurs éducatives, de rapport au savoir, de rapport à l’autorité, etc.). C’est à ce niveau que se situe la valeur générique de notre travail : dans l’approfondissement, en intégrant la dimension gestuelle à l’observation des pratiques effectives, de la réflexion relative à la dimension culturelle de l’activité enseignante, un versant jusqu’alors très peu investigué. La difficulté étant de construire une méthodologie d’observation adaptée à l’activité professionnelle observée et au contexte culturel.

3. Méthodologie

Chercher le sens d’une activité professionnelle demande une lecture compréhensive de celle-ci. Les recherches collaboratives (Vinatier et Rinaudeau, 2015) impliquent précisément cette lecture compréhensive, et non explicative, de l’activité, partagée entre un·e chercheur·se-observateur·rice et un·e ou des praticien·ne·s (Desgagné, Bednarz, Lebuis, Poirier et Couture, 2001). Cette démarche engage professionnel·le·s et chercheur·se dans un rapport qui permet que se fécondent réciproquement deux catégories de savoirs : ceux issus de l’expérience et ceux issus de la recherche (Vinatier et Morrisette, 2015). Du point de vue des chercheur·se·s en didactique professionnelle (Pastré, 2011, Vinatier, 2009), ce qui manque à l’observation des pratiques effectives des enseignant·e·s, c’est une visée formative. Cela suppose une contractualisation, le partage des intentions, analyses et modalités d’analyse et des interprétations, la perspective globale en didactique professionnelle, étant de comprendre plus finement les principes organisateurs, ou schèmes de l’activité des enseignant·e·s en situation, et en collaboration avec eux·elles. Pour les tenants de cette approche, il ne semble pas illégitime de penser que la prise de conscience par les praticien·ne·s de leurs schèmes d’action, en collaboration avec la chercheuse, leur permet d’apprendre des situations (Pastré, 2011).

En effet, du côté du·de la praticien·ne, on peut penser que le fait que son activité soit saisie comme objet d’attention, soit mise en mots par l’entremise du·de la chercheur·se porteur·se de questions, hypothèses et cadres interprétatifs, est une occasion pour lui·elle de mettre à distance ses gestes professionnels. Un·e praticien·ne est capable de faire bien plus qu’il·elle n’est en capacité de le dire parce qu’il·elle est porteur·se de savoirs en acte incorporés dans sa pratique, dont certains sont de nature culturelle (Vergnaud, 2008). La collaboration, par le biais de l’observation, se présente comme une occasion de désincorporer les gestes routinisés à l’insu même du·de la professionnel·le. Ce·tte dernier·ère peut ainsi être amené·e à les conceptualiser, à les envisager sous un jour nouveau, à les reconfigurer s’il·elle le souhaite. Il·elle a alors, en quelque sorte, l’occasion de se les réapproprier pour les faire siens et ouvrir ainsi la voie à un potentiel élargissement de son pouvoir d’action (Vinatier et Morissette, 2015 ; Desgagné, 1997). À l’origine, l’effet formatif ne constitue pas une visée, mais une retombée potentielle de la recherche collaborative (Bednarz, Rinaudeau et Roditi, 2015).

3.1 Participantes

Le terrain tahitien nous offre une occasion de repérer, depuis notre position d’extériorité culturelle, les effets de la culture sur les pratiques effectives des enseignant·e·s (Altet, 2002). Sur la base de notre souhait de collaborer avec des enseignant·e·s sur le Territoire de la Polynésie française, cinq enseignantes des écoles d’une même circonscription de l’ile de Tahiti ont été sélectionnées par leur inspecteur sur des critères implicites d’ouverture relationnelle, de participation antérieure à un projet de recherche ou de potentiel de développement de carrière. Quatre d’entre elles ont pu participer jusqu’au terme de la recherche. Les enseignantes exercent à l’école primaire et, selon les classes, prennent en charge des élèves allant de quatre à 11 ans. Âgées de 33 à 36 ans au moment du premier séjour et comptabilisant alors entre 10 et 13 ans d’expérience d’enseignement, elles constituent une population très homogène.

3.2 Instrumentation

Le dispositif collaboratif comprend des entretiens individuels de natures différentes qui ne revêtent pas les mêmes fonctions :

  1. les entretiens semi-directifs préobservation visent à appréhender le contexte local d’enseignement et à faire s’exprimer chaque enseignante sur son organisation pédagogique et didactique en matière de langues et culture polynésiennes pour enfin aborder ses représentations de cet enseignement.

  2. les entretiens semi-directifs postobservation, suivant immédiatement l’observation et l’enregistrement vidéo de séances en français et en tahitien, permettent à la chercheuse de faire part de ses premières observations à chaud pour ensuite les discuter avec chaque enseignante et ainsi mieux saisir son orientation relative aux langues et culture polynésiennes. Ils permettent aussi de mieux appréhender son profil linguistique, son parcours professionnel et son engagement dans le projet de recherche.

  3. les entretiens d’autoconfrontation amènent chaque enseignante à s’exprimer sur sa pratique, sur la base de traces filmiques de son activité. Le questionnement du·de la chercheur·se-observateur·rice est nourri d’une double préoccupation : a) faire émerger ce qui, en situation, est significatif du point de vue de l’enseignante et qui, par conséquent, contribue à orienter son activité ; b) faire apparaitre des éléments permettant de comprendre l’activité en s’intéressant aux dimensions gestuelles.

  4. les entretiens individuels de coexplicitation (Vinatier, 2010) soumettent les résultats et interprétations de la chercheuse aux participantes à la recherche. Confrontées à cette analyse de la chercheuse et à ses outils théoriques, les enseignantes sont mises en situation de rendre intelligible leur activité, en dévoilant les dimensions culturelles qui la fondent sans être directement observables.

3.3 Déroulement

Trois phases constituent l’ensemble de notre dispositif de recherche collaborative. La phase exploratoire a contribué à appréhender le contexte grâce à un premier séjour. Les entretiens menés avec divers acteur·rice·s (dont les entretiens pré et postobservation), couplés aux observations de diverses situations de travail et de formation ont ainsi enrichi la délimitation progressive de l’objet d’étude. La rencontre entre chercheuse et participantes a permis de poser les premiers jalons de la relation d’enquête : les objectifs de la recherche, tels que chacune se les représentait, et les modalités opérationnelles ont pu être discutés.

Lors de la deuxième phase, initiée par un second séjour, l’analyse s’est concentrée sur l’observation d’une séance par enseignante. Nous avons ensemble identifié ce qui leur pose problème en situation et avons déterminé avec elles des séances au cours desquelles ces difficultés étaient au coeur de leur activité. Nous avons filmé pour chacune d’entre elles une séance en tahitien comme support de l’étude. Les données ensuite recueillies lors de l’entretien d’autoconfrontation, lui-même enregistré, complètent les données d’observation.

La troisième phase s’appuie sur les résultats obtenus grâce à l’analyse exhaustive des données. Dans la perspective des entretiens de coexplicitation développés par Vinatier (2009, 2013) et eux-mêmes enregistrés, ces résultats provisoires et les interprétations de la chercheuse ont, lors d’un troisième séjour, été présentés aux enseignantes afin de les discuter avec elles. Cette étape a pour but d’affiner ensemble l’analyse pour aboutir à la formalisation des résultats définitifs.

3.4 Méthode d’analyse des données

La transcription de l’ensemble aboutit à la réalisation d’un corpus constitué par le croisement des différentes sources de données (séances et entretiens) qui permet de construire, dans une démarche itérative, une grille de lecture de l’activité d’enseignement des langues et culture polynésiennes en situation. La transcription de la séance en langue tahitienne s’est attachée à repérer, outre un recueil synthétique des éléments verbaux, les dimensions gestuelles, corporelles, manipulatoires et non verbales constitutives de la séance analysée. Le repérage des tours de parole et des épisodes (repérables au contenu thématique des échanges) a permis de reconstruire la structuration des interactions. Les commentaires de l’enseignante lors de l’entretien d’autoconfrontation ont été mis en relation avec le corpus de la séance, ce qui permet de repérer le sens de son activité. Nous avons codé les gestes en nous appuyant sur la typologie établie par Kida (2011) qui estime nécessaire d’adjoindre à une typologie formelle de la gestualité un aspect kinésique. Les rapports temporel et fonctionnel dans le discours pouvant varier entre les deux types de production (gestuelle et discursive), des phénomènes d’anticipation, de retard, de redondance, d’emphase, etc., peuvent être observés. Kida distingue trois types de gestualité (c’est nous qui codons) :

  • La gestualité idiomatique comprend les gestes emblématiques (codé E), dont le sens est compris spécifiquement par les membres d’une communauté socioculturelle délimitée ;

  • La gestualité indexicale est constituée de gestes déictiques (codé D) qui servent à pointer ; iconiques (codé Ic) qui rappellent directement la forme d’un objet ; kinétographiques (codé K) qui expriment une activité ou une action ; et métaphoriques (codé M) qui indiquent une qualité du référent ;

  • La gestualité discursive intègre les gestes batoniques (codé B) qui rythment ou mettent en emphase le discours ; et les gestes idéographiques (codé Id) ayant une fonction présentative (liés au discours) ou convocative (liés au partenaire de l’interaction) (Kida, 2011, pages 43 et suivantes).

Dans une démarche inductive, nous avons donc construit de manière empirique une matrice d’analyse qui prend la forme d’un tableau (voir le tableau 1).

Tableau 1

Matrice de l’analyse

Matrice de l’analyse

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L’association des différents paramètres présentés ci-dessus, leurs occurrences et leurs articulations, nous permet alors de reconstruire progressivement des éléments constitutifs du schème et ainsi de repérer, à l’appui de la coexplicitation, la manière dont il nous semble que l’enseignante conceptualise la situation d’enseignement des langues et culture polynésiennes à laquelle elle est confrontée (nous présentons plus bas quelques résultats que cette matrice d’analyse nous permet de faire émerger).

3.5 Considérations éthiques

Notre positionnement éthique respecte les trois étapes constitutives d’une recherche collaborative que sont la cosituation de l’objet d’investigation, la coopération qui allie l’espace de collecte des données et de questionnement de la pratique observée et la coproduction permettant la validation des résultats (Bednarz et coll., 2015). Le contrat de collaboration a été élaboré en construisant en acte avec les participantes un espace de communication qui répond à la fois aux exigences épistémologiques et aux contraintes praxéologiques de la recherche. Les enseignantes ont été destinataires du projet de recherche communiqué à leur institution. Parallèlement, un document synthétisant les conditions matérielles (temporalité, dispositif matériel et technique) leur a été remis et un formulaire recueillant leur consentement (ainsi que celui des familles des élèves de leur classe) a été requis. Les rôles dévolus à chaque personne (enseignantes et chercheuse) ont été explicités et la relation d’enquête s’est progressivement actualisée : au cours d’une première rencontre collective formelle (permettant dans un mouvement de convergence à la chercheuse de présenter son projet et aux enseignantes de faire part de leur compréhension et de leurs propres intérêts), puis chemin faisant, grâce à des échanges informels, amenant à la fois à comprendre leur contexte d’engagement et à les enrôler dans cette expérience inédite pour elles.

Au départ désignées volontaires, selon leur propre formule, les enseignantes ont pu progressivement investir la collaboration grâce à certaines conditions indispensables : l’assurance donnée par la chercheuse de son indépendance vis-à-vis de leur hiérarchie, la construction de buts partagés, l’orientation compréhensive de la recherche, l’absence du jugement quant à la qualité des pratiques observées, la construction et le strict respect du cadre de communication (dont la possibilité offerte de pouvoir à tout moment se retirer de la recherche), ainsi que la garantie de la confidentialité des résultats (sous couvert d’anonymat : chacune a choisi un prénom d’emprunt) et la participation des enseignantes à leur discussion et leur validation. L’aboutissement de cette recherche se concrétisera par la rédaction d’une thèse, dont les résultats définitifs seront présentés aux enseignantes, éventuellement dans le cadre d’un ultime séjour, ou au minimum, par le biais d’une communication écrite.

4. Résultats

Le corpus de cette étude de cas est composé des transcriptions de la séance de Maeva et des entretiens d’autoconfrontation et de coexplicitation réalisés en deuxième et troisième phases. Complémentairement, nous prenons appui sur les observations et les entretiens de la phase exploratoire, ainsi que sur les données relatives à une autre participante (Tautiare) pour mieux comprendre encore l’activité de Maeva.

4.1 Dimensions emblématiques de la pratique effective

Les figures 1 et 2 illustrent un trait récurrent et significatif du positionnement des deux enseignantes face à leurs élèves. La posture de Maeva (figure 1), telle qu’elle est observable, est comparable à celle de Tautiare (figure 2). Debout face aux élèves assis·es, les enseignantes les dominent physiquement : le visage fermé, elles les regardent fixement de toute leur hauteur, les bras croisés sur le torse, en prolongeant ostensiblement le silence avant d’ouvrir verbalement l’échange.

Figure 1

Posture de Maeva

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Figure 2

Posture de Tautiare

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La posture adoptée semble emblématique de dimensions propres de la culture polynésienne. Au moment même où Tautiare adopte cette posture devant ses élèves, ils·elles visionnent l’image du héros polynésien Maui, numérisée depuis un album (figure 3), qui leur est vidéoprojetée.

Figure 3

Image de Maui, vidéoprojetée aux élèves

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La similitude entre les postures des enseignantes et celle du héros est remarquable. Maui, un des grands héros mythiques de la tradition orale polynésienne, est notamment localement célèbre pour avoir pêché les iles du Pacifique et, à ce titre, il est volontiers convoqué comme figure d’autorité, emblème populaire d’une identité résolument polynésienne. Nous reproduisons ici des extraits de transcription de Tautiare (lors de l’entretien d’autoconfrontation), alors qu’elle est interrogée par la chercheuse sur la posture qu’elle adopte, dont le parallélisme avec celle de Maui est notable :

Face aux enfants, je suis très formelle. Je ne veux pas montrer mes... sentiments, quoi que ce soit.
Je dois rester neutre.
Ce qui est en classe, il faut que je reste formelle. […] Je dois rester formelle.

On repère dans ses verbalisations son effort de dissimulation de ses sentiments, ce qui constitue un positionnement récurrent en Polynésie française. En effet, l’effusion de sentiments et d’émotions en public y est désapprouvée car elle constitue pour celui·celle qui s’y adonne une situation de honte sociale. Au contraire, la gestion contrôlée des émotions y est valorisée dans la vie quotidienne (Ghasarian, 2007). Tautiare ajoute : « Ils savent ce que la maitresse attend d’eux. »

On note ici qu’elle s’autodésigne en référence à son statut et la figure de la maitresse est doublement convoquée dans sa dimension emblématique par sa posture physique, son regard, son immobilité. La situation se passe de mots, chacun des interactants comprenant implicitement les attendus en termes de comportement.

Par un détour interanalyses, ce croisement d’informations donne accès à des dimensions culturelles de l’activité qui ne sont pas directement appréhendables par un·e observateur·rice extérieur·e. Le repérage de la posture présentée ci-dessus comme geste emblématique se construit grâce au concours des enseignantes à la mise en mots de leur activité. Ainsi, le croisement d’une perspective interactionniste avec les concepts de la théorie de l’activité de Vergnaud sur la base des indicateurs gestuels de l’activité observée nous révèle les éléments constitutifs du schème de Maeva dans son ouverture de séance. La figure 4 ci-dessous extrait les éléments de la colonne intitulée Analyse/schèmes dans la matrice d’analyse (voir plus haut le tableau 1).

Figure 4

Éléments du schème d’ouverture de séance par Maeva

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Dans la situation scolaire, la distribution de la parole se fait aussi selon des règles implicites qui sont mises en oeuvre dans cet épisode de salutations constitutif de l’ouverture de la séance. Maeva est celle qui donne le droit aux élèves de prendre la parole. Après un temps de silence doublement marqué par une posture d’attente ostensible, elle décroise les bras et se met en mouvement pour signifier l’entrée dans la séance en les saluant tout en souriant. Elle prend une position haute, à laquelle les élèves se conforment en attendant avec déférence que la parole leur soit donnée pour lui répondre en choeur. Nous retrouvons ici des règles tacites de distribution de la parole telles qu’elles sont communément relevées en Polynésie française : la parole, particulièrement lorsqu’elle est publique, ne se prend pas, elle se donne, et ce, en suivant un ordre protocolaire établi en fonction des statuts des individus en présence (Ghasarian, 2007). L’épisode analysé ici révèle les principes tenus pour vrais et pertinents par Maeva dans l’ouverture de séance en tahitien, alors qu’elle en installe le cadre : pour enrôler les élèves dans une activité, il est nécessaire de le codifier, ce qui permet aux élèves de comprendre les attentes de la maitresse. La posture adoptée face aux élèves est une manifestation non verbale de l’autorité et se veut significative d’un engagement dans l’activité pour les élèves, réaffirmant implicitement la demande d’attention de l’élève.

Les dimensions emblématiques de l’activité que nous avons mises en évidence, bien loin de se réclamer d’un culturalisme explicatif, montrent au contraire que les enseignantes puisent dans leurs ressources disponibles (dont les dimensions de la culture qui est la leur) comme moyens d’opérationnaliser leur intention. Par exemple, le mimétisme avec la posture de Maui, dont l’image est utilisée, constitue une ressource par-devers elles, leur permettant de rappeler leur autorité face à leurs élèves et de conduire l’entrée dans la séance de manière efficace de leur point de vue.

4.2 Une évolution de la dynamique interactionnelle

Alors que les deux séances menées par Maeva à neuf mois d’intervalle visent le même objet de savoir, certains éléments diffèrent de manière notable. Si, lors de l’entrée dans les deux séances, elle adopte une posture haute en accueillant les élèves en classe en se tenant debout face à eux·elles, un bras croisé derrière le dos en séance 1, et les bras croisés sur le torse en séance 2, son activité diffère par la suite : elle s’assoit face à eux·elles en séance 1 et engage la conversation en français avant de lancer la séance de langues et culture polynésiennes, alors qu’en séance 2, elle attend ostensiblement le silence pour démarrer la séance en tahitien. En séance 1 (figure 5), Maeva demeure assise durant l’intégralité de la séance face aux élèves, leurs pupitres étant disposés face au tableau. Le support de travail est constitué d’une feuille individuelle sur laquelle est photocopié le texte de la légende étudiée. En séance 2 (figure 6), Maeva reste debout devant les élèves, elle opte pour une projection collective des pages de l’album étudié. Les pupitres des élèves sont positionnés en arc de cercle autour d’elle.

Figure 5

Séance 1

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Figure 6

Séance 2

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Elle fait donc un choix de placement des élèves et de mobilisation d’artéfacts différents, ce qui contribue à engager une dynamique interactionnelle nettement différente entre les deux séances. Le tableau 2 répertorie les données relatives à l’entrée dans les séances (soit les cinq premières minutes de chaque séance) :

Tableau 2

Données quantitatives de l’entrée dans la séance

Données quantitatives de l’entrée dans la séance

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Ces données quantitatives montrent une dynamique interactionnelle beaucoup plus marquée par l’utilisation de la dimension gestuelle lors de la deuxième séance : les regards et gestes de pointage, quasi absents en première séance, sont au contraire massivement utilisés en deuxième séance ; une articulation plus intense entre regards, mimiques, gestes, artéfacts et paroles a généré des interactions plus denses entre enseignante et élèves. La place donnée au texte du patrimoine et son exploitation en cours de séance diffèrent, ce qui concourt à impacter la médiation (orale, gestuelle…). Il s’agit dès lors de comprendre ce qui a amené l’enseignante à modifier l’activité qu’elle présentait à la chercheuse-observatrice.

4.3 Une configuration interactionnelle culturelle

À partir des données présentées ci-dessus, il est possible de reconstituer une configuration interactionnelle culturelle de la seconde séance de langues et culture polynésiennes menée par Maeva. La très forte codification de la communication est repérable dans trois directions : celles des corps dans l’espace, de la relation et de l’espace de parole. Dès l’entrée dans la séance, les positionnements physiques des interactants sont significatifs des intentions de l’enseignante (tacitement comprises et acceptées par les élèves) et engagent simultanément les acteur·rice·s dans des attentes réciproques : la posture emblématique de la maitresse debout devant ses élèves conduit ces dernier·ère·s à attendre son signal implicite pour s’assoir, ce qu’ilselles font en adoptant en choeur la même attitude (bras posés sur leurs pupitres). Par ce procédé corporel porteur de significations, ritualisé (« Là, c’est juste... au moment de... en fait, pour les recadrer et... leur dire bonjour, un peu comme un rituel »), les relations sont installées en acte (position haute pour l’enseignante, position basse pour les élèves) : la maitresse est celle à qui il revient d’ouvrir et clore les épisodes de l’interaction. Sur le plan verbal, Maeva assume le rôle de distribution de la parole (« Là c’est vraiment oral, hein, c’est... donc je je bouge pas vraiment, et puis j’interroge [pointe les doigts dans différentes directions], j’essaie de balayer euh, les enfants »), s’attribuant l’initiative des questionnements et autorisant les élèves à s’exprimer, soit collectivement (par un regard), soit individuellement (en les désignant par pointage et quelques interpellations). Les élèves ne prennent pas la parole de leur propre chef, ils·elles répondent à la sollicitation forte de la maitresse qui la leur donne. Par l’intense codification régissant le jeu des interactions, cette configuration interactionnelle culturelle organise l’activité de l’enseignante, et conduit à ce que les enjeux pragmatiques de conduite de la classe surdéterminent les enjeux relationnels et surtout épistémiques de l’entrée dans la séance, et ce, à l’insu même de l’enseignante (« C’est ma façon de, de faire. Voilà. […] y’a pas de raison particulière. […] Oui, normal, c’est ce que je..., c’est ce que j’ai toujours l’habitude de faire »).

Maeva confirme les hypothèses qui lui sont présentées en coexplicitation et valide l’existence pour elle de la configuration interactionnelle culturelle présentée ci-dessus (« On n’a pas besoin de parler, on se comprend »). L’analyse partagée entre chercheuse et enseignante permet l’accès au sens (ou aux sens) du métier qui, loin d’être anecdotique ou marginal, est bien au contraire culturellement partagé par le groupe de professionnels (Vinatier, 2016). Ainsi sont mises au jour des dimensions de l’activité qui dépassent la singularité de la pratique observée ici, comme le confirment les propos de Maeva, au sujet de l’attitude des élèves et des attentes de la maitresse à cet égard :

C’est toujours comme ça en fait ! […] C’est comme ça dans la classe. […] C’est la politesse qu’on intègre déjà… à l’enfant. […] On n’est pas là à leur dire tous les jours « C’est comme ça qu’on se tient ! ». […] Du coup c’est spontané chez les enfants. […] C’est peut-être venu de génération en génération, je sais pas. La posture, il faut rester calme, […] on doit écouter. […] Pourquoi ? Pour mieux apprendre, je pense. […] C’est peut-être ça aussi, [une marque] de respect, de politesse, de respect, de valeurs aussi. Je saurais pas expliquer. […] C’est évident, ouais, je saurais pas te dire. Ca a toujours été comme ça. […] Quand y’a une séance, bah c’est comme ça, y’a la posture, on doit bien se tenir, on doit écouter, et ensuite travailler. […] C’est pour respecter le collectif. C’est toujours ce qu’on a vécu. […] C’est général, même au lycée, au collège, on va avoir ça. Nous, c’est ce qu’on nous apprend. […] En début de séance c’est ça. […] Et fin de séance aussi, pour terminer la séance, bah on a bien travaillé. C’est un code. Le fait que [la maitresse] soit devant, bah ils doivent écouter. […] Est-ce que c’est calculé ? Non, je pense pas. C’est naturel, on va dire, ou alors c’est par rapport à ce qu’on a vécu aussi, là je pourrais pas répondre.

La manière de faire de Maeva est révélatrice d’un schème d’enrôlement des élèves dans la séance en tahitien : elle se donne pour but d’installer le cadrage de la séance orale en tahitien ; elle se dote de règles d’action, de prise d’information et de contrôle telles que se positionner face aux élèves près du vidéoprojecteur, être debout pour conduire la séance orale et contrôler l’ensemble de la classe du regard ; elle mobilise les invariants opératoires suivants : 1) pour enrôler les élèves dans une activité, la ritualisation est nécessaire pour que les élèves comprennent ce que la maitresse attend et 2) la posture immobile emblématique est une manifestation non verbale de l’autorité.

4.4 Transformation ou simple modification de la pratique ?

L’analyse menée avec Maeva confirme une transformation de sa pratique entre les deux séances :

C’est la première fois qu’on fait un... un texte. […] Là, je me suis lancée hein ! […] Je savais pas trop… ce que ça allait donner. […] C’est risqué. […] Quand j’ai préparé hier soir euh, je me suis dit « dans quelle aventure je me lance ? ».

Elle en fournit l’explication suivante :

Et c’était le bon moment, parce que tu venais. [….] Je me lance […]. Ça passe ou ça casse ! […] C’est passé. Donc du coup, bah... je vais continuer !

Alors même qu’aucune demande n’était formulée dans ce sens (le contrat de collaboration étant très explicite sur ce point : il s’agissait d’analyser les pratiques effectives, donc ordinaires), la venue de la chercheuse (« parce que tu venais ») a provoqué une mise en mouvement, une prise de risque (C’est risqué) assumée par la professionnelle (« Ça passe ou ça casse ! »). Cet effet de transformation semble l’engager plus avant dans une nouvelle dynamique d’enseignement des langues et culture polynésiennes qu’elle estime plus porteuse (« C’est passé. Donc du coup, bah... je vais continuer !»). Si nous avons constaté une modification dans la manière de procéder lors de la venue de la chercheuse, pour autant s’agit-il d’une véritable transformation de la pratique susceptible de perdurer ?

La démarche collaborative, parce qu’elle s’installe dans le temps, s’avère précieuse pour apporter quelques éclairages en réponse. Incitée par la présence de la chercheuse (« Le fait d’avoir fait quelque chose de nouveau, déjà, c’est parce que tu venais, je pense »), Maeva a continué sur cette lancée avec cette même cohorte d’élèves, puis l’élan s’est interrompu au contact d’une nouvelle classe dont elle évoque les faibles acquis en tahitien. Pour elle, ceux-ci s’expliquent par une trop rare mise en oeuvre du programme d’enseignement en langues et culture polynésiennes au cours de leur scolarité antérieure, et elle pense y trouver une source de son propre désengagement. L’analyse conjointe lui permet progressivement d’en comprendre les raisons :

Après, bah fff…, moi-même je sais même pas… un relâchement…, je sais même pas. […]. […] Mais en fait, après, j’ai l’impression, c’est par rapport au profil des enfants qu’on reçoit. Par exemple, cette année, je vois pas la motivation. Quand j’essaie de mettre en place des séances, ils sont pas motivés, je sais pas pourquoi. […] Du coup ça me relâche.

Pour autant, peut-on parler d’un retour à l’état initial ? Nous affirmons le contraire, dans la mesure où l’existence en pensée d’un autre possible (et donc d’une forme d’anticipation virtuelle susceptible de s’actualiser en intention ou but) s’inscrit désormais dans le réel de l’activité de l’enseignante, que la clinique de l’activité définit en ces termes :

Le réel de l’activité c’est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas faire, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir – les échecs –, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense ou qu’on rêve pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter – paradoxe fréquent – ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui à faire ou encore ce qu’on fait sans vouloir le faire. Sans compter ce qui est à refaire. C’est bien au « point de collision » entre toutes les activités possibles et impossibles d’un sujet que l’action se condense autour de buts à atteindre.

Clot, 1999/2006 : p. 119, 126

Les commentaires de Maeva (« C’est frustrant quand même, hein ! C’est frustrant quand tu mets en place quelque chose et tu vois les enfants, ils, ils bloquent, où y’en a, ils ont pas envie, ça les ennuie… ou alors c’est mon interprétation qui fait que…, donc du coup, c’est vrai que j’ai, cette année, j’ai relâché, hein. […] Déçue, quand même, hein ») expriment une forme d’insatisfaction (« Moi, ça me frustre »), indiquant par là même l’éventualité d’une zone potentielle de développement de l’activité qui se trouve dès lors en attente de nouvelles réalisations. La présence de la chercheuse, par l’entremise de la démarche collaborative qui accompagne la posture réflexive de l’enseignante, a permis à cette dernière d’entrer en dialogue avec elle-même. La dimension interpsychique des échanges favorise la prise de conscience par la mise à distance de soi-même et constitue la source du travail intrapsychique (Vygotski, 1934/2002) conduisant la praticienne à reconfigurer son activité si elle le souhaite.

5. Discussion des résultats

5.1 Contribution d’une observation des pratiques effectives d’enseignement des langues et culture polynésiennes

Des travaux antérieurs ont été menés sur le sol polynésien, visant à impulser et évaluer trois programmes successifs de renforcement à l’école primaire des langues et culture polynésiennes : Enseignement des langues polynésiennes à l’école primaire publique de la Polynésie française (2005-2008), École plurilingue en Outre-mer (2009-2011) mené conjointement en Guyane, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française, puis Enseignement renforcé du reo mā’ohi au cycle 3 comme prévention et lutte contre l’illettrisme en Polynésie française (2011-2013). Nous en retenons que les auteur·e·s de l’évaluation psycholinguistique (Nocus, Guimard et Florin, 2011) évoquaient l’intérêt d’un prolongement de la réflexion par une démarche qualitative au coeur même des situations d’enseignement-apprentissage pour comprendre ce qui s’y joue en situation. Parallèlement, l’auteure de l’évaluation sociolinguistique (Salaün, 2011) suggérait entre autres que les bénéfices liés à ce type d’expérimentation pourraient être renforcés par une prise en compte plus importante du point de vue des enseignant·e·s eux·elles-mêmes.

Notre propre investigation nous a permis de comprendre ce qui se passe sur les terrains d’exercice du point de vue de quatre professionnelles et pourrait, à terme, étayer la réflexion des prescripteur·rices et maitre·sse·s d’oeuvre de la formation des enseignant·e·s dans le champ de l’enseignement des langues et culture polynésiennes. La mise au jour des principes organisateurs de l’activité réelle est un élément incontournable pour comprendre les valeurs et manières de faire mobilisées par les enseignant·e·s lorsqu’ils·elles sont confronté·e·s aux situations d’enseignement en langue de culture et de communication. Notre analyse qualitative permet de repérer des configurations interactionnelles culturelles qui relèvent de dimensions génériques du métier.

Le cas de Maeva montre par exemple combien la rencontre entre l’enseignante et ses élèves influence son activité. Il ne suffit pas que soient prescrits un programme et des horaires réglementaires, ni que l’enseignante ait déjà éprouvé avec bonheur une manière de faire inédite à ses yeux, pour qu’elle active une « bonne pratique » dictée indépendamment du contexte. Il est remarquable de noter le très fort pouvoir de la dimension interactionnelle sur le développement de son activité professionnelle qui, selon le contexte, produit engagement ou relâchement mutuels de l’enseignante et des élèves. Ces deux configurations montrent qu’une réflexion sur l’accompagnement des enseignant·e·s relativement à cette dimension interactionnelle serait sans doute utile, en les aidant à comprendre le sens de leur activité et trouver les ressources au sein de leur propre répertoire d’action pour mobilier et développer des schèmes d’action répondant aux différents contextes susceptibles de se présenter.

5.2 Culture et forme scolaire

La manière de faire classe de Maeva semble faire cohabiter une double dimension : la première relative à la forme scolaire (système interactionnel très formel ; utilisation d’artéfacts marquant la forme scolaire : tableau, vidéoprojection, écriture collective de la date), la seconde relative à la culture tahitienne (gestualité démonstrative, manifestation non verbale de l’autorité, règles tacites de distribution de la parole). La dimension patrimoniale est perceptible dans les postures adoptées par les acteur·rice·s, enseignante comme élèves. Cette seconde caractéristique constitue une hypothèse en partie confirmée au cours des divers entretiens menés avec les enseignantes. En effet, notre attention est attirée par la dimension culturelle très présente dans leur discours, où la notion de fierté (de sa langue et de sa culture) est abordée par les enseignantes elles-mêmes. Plus qu’une double activité, il semblerait que se joue une interpénétration permanente, voire une tension au coeur même de l’activité de l’enseignante entre ces deux dimensions. Salaün (2011) questionne la commensurabilité et la compatibilité des savoirs locaux (autochtones) et des savoirs scolaires dans le respect à la fois des premiers et des seconds. En effet, l’école crée et développe des formes culturelles qui lui sont propres, elle sélectionne et didactise des savoirs culturels locaux et, par conséquent, les transforme. Quelle forme prend cette transformation, cette interculturation dans l’activité des enseignant·e·s ? Nous pensons que l’analyse qualitative de la pratique effective des enseignant·e·s, à un grain fin de singularité, peut être une source de réflexion à cet égard, en révélant des traits de généricité.

5.3 Effets de la recherche collaborative

La collaboration dans le contexte de notre étude a permis une décentration de la chercheur·se et a offert une occasion de féconder des savoirs dont l’empreinte culturelle diffère à plusieurs égards : savoirs professionnels et savoirs savants ; savoirs polynésiens et savoirs métropolitains ; savoirs locaux et savoirs universels. Quelle que soit sa culture (par essence locale) de référence, l’être humain partage la capacité de conceptualisation. La dialectique construction du sujet et construction du collectif se nourrit des échanges entre les personnes, et entre les groupes de personnes. Ce rapport d’alimentation mutuelle renvoie au même processus dialectique inhérent au lien progressivement intériorisé consubstantiel aux dimensions intrapsychique (interne au sujet) et interpsychique (entre les sujets) ouvrant la voie au développement de l’action et de la pensée. La transformation de l’activité de Maeva, repérée à l’occasion de la présence d’une observatrice, en est une illustration. De même, l’expression de sa frustration montre que le réel de son activité s’est élargi. C’est bien dans un fonds commun que tout sujet trouve ses ressources pour agir, laquelle action vient s’agréger en retour à ce patrimoine en constante évolution.

6. Conclusion

Notre recherche se propose de mettre au jour la conceptualisation par les enseignant·e·s du premier degré des situations d’enseignement des langues et culture polynésiennes. C’est sur le terrain tahitien que nous essayons de repérer les effets de la culture sur les pratiques effectives des enseignant·e·s. La recherche conduite dans une perspective collaborative donne lieu à une observation gestuelle de l’activité en s’appuyant sur le repérage des schèmes dans l’activité de quatre participantes.

L’ensemble méthodologique (observation participante, entretiens de diverses natures, méthode empirique d’analyse croisant éléments verbaux, non verbaux et paraverbaux) a favorisé des rencontres entre chercheuse et professionnelles de terrain à différentes occasions, les échanges étant à certaines étapes médiés par les traces de l’activité de l’enseignante et les analyses de la chercheuse. Il en découle qu’à l’issue de la première phase, une enseignante a choisi de reconfigurer son activité en s’y confrontant par l’entremise des questions de la chercheuse. Peut-on pour autant affirmer que la collaboration dans la recherche, par le biais de l’observation, a eu un effet formatif ? Nous ne le pensons pas, car affirmer un effet formatif impliquerait une transformation de la pratique de manière pérenne ; or, nous avons observé qu’au contact d’un nouveau groupe d’élèves, l’élan s’est interrompu. Pour autant Maeva a montré à la chercheuse qu’elle pouvait faire autrement et ce possible est susceptible de s’actualiser à nouveau moyennant un contexte interactionnel favorable.

L’effet incident généré par la recherche collaborative invite à penser plus avant une possible didactisation de l’observation. Il s’agit là d’une conception de l’observation visant la production de connaissances (Marcel, Olry, Rothier-Bautzer et Sonntag, 2002), prenant appui sur le choix concerté d’observables (verbaux et gestuels) et de leur articulation, ainsi que sur le repérage conjoint de configurations significatives de l’activité étudiée. La collaboration profite à toute·s les acteur·rice·s, chercheur·se comme professionnel·le·s.

Cette recherche ouvre des perspectives. D’une part, à l’issue des analyses intra-individuelles qui révèleront les principes organisateurs de l’activité et les éventuelles tensions traversées par chaque enseignante, des comparaisons interindividuelles pourront être envisagées. Elles permettront de repérer les dimensions singulières et génériques de l’enseignement des langues et culture polynésiennes. La discussion des résultats et leur validation par les praticiennes nous amèneront à repérer les effets de la culture sur leurs pratiques effectives. Par extension, en nous appuyant sur les enseignements de cette recherche conduite en terrain non familier, nous proposons d’approfondir la réflexion relative à la dimension culturelle de l’activité enseignante, un versant jusqu’alors peu, voire pas pris en compte par les didacticien·ne·s et les chercheur·se·s qui analysent les pratiques enseignantes. En prolongeant les travaux de Vergnaud (1996), repris par Pastré (2011) puis enrichis par Vinatier (2013), il s’agit de proposer un modèle d’intelligibilité de la pratique en montrant en quoi les pratiques effectives sont impactées par la culture qui leur donne forme.