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1. Introduction

Le débat entourant l’enseignement de l’histoire en troisième et quatrième secondaires s’est récemment apaisé avec la publication d’un nouveau programme, intitulé Histoire du Québec et du Canada (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017). Ce nouveau programme a été élaboré conformément aux recommandations curriculaires émises par un comité-conseil dirigé par le sociologue Jacques Beauchemin et l’historienne Nadia Fahmy-Eid, que nous désignerons de rapport Beauchemin (Beauchemin et Fahmy-Eid, 2014). Ces recommandations prennent appui sur une démarche de consultation entamée en 2013 pour réviser le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007), dans le respect des « recommandations du rapport Lacoursière pour une histoire bonifiée et ouverte » (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2013, p. 6). Des lacunes sont identifiées en regard de son orientation civique directive, l’évacuation de l’expérience historique québécoise et un détachement de la trame narrative d’un cadre d’intelligibilité national (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2013). Dans cet esprit, Vaugeois (2014) considère que ce programme d’études, en adoptant un ton moralisateur en matière de citoyenneté, se serait éloigné des recommandations curriculaires avancées par le Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, dans ce qu’il est convenu d’appeler le rapport Lacoursière (Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, 1996). Dans la même veine, Sarra-Bournet (2016) constate que « [l]e véritable problème est l’assujettissement de l’histoire à l’éducation à la citoyenneté » (p. 170), lequel compromettrait le rôle de transmission culturelle défini par les recommandations du Groupe de travail sur la réforme du curriculum (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997), communément désigné de rapport Inchauspé. Selon cet auteur, les recommandations curriculaires formulées par le rapport Beauchemin auraient ainsi corrigé « avec intelligence » (p. 178) les lacunes du programme précédent.

Suivant ce même souci de continuité, nous nous interrogeons sur ces nouvelles orientations curriculaires annoncées par le rapport Beauchemin pour l’enseignement de l’histoire nationale au secondaire. Ce dernier recommande une restructuration des contenus autour du « fait national » et appréhende la question de l’éducation à la citoyenneté dans son sens le plus restreint, comme une introduction à la pensée critique » (Beauchemin et Fahmy-Eid, 2014, p. 31). Ces recommandations ne nous semblent pas en phase avec celles des rapports Lacoursière et Inchauspé. Les auteurs de ce premier rapport se sont plutôt exprimés en faveur du rejet d’un enseignement de l’histoire faisant état d’une « généalogie de la nation » (Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, 1996, p. 24). Ceux du rapport Inchauspé reconnaissent l’importance de la transmission culturelle, mais ils soulignent également la contribution de l’enseignement de l’histoire à une éducation à la citoyenneté, sans référer formellement à une trame nationale. Par ailleurs, le responsable de ce rapport précise que le rôle de transmission concerne « les éléments de la mémoire collective qui construisent l’identité » (Inchauspé, 2008, p. 68). Il constate également au regard du rapport Lacoursière que le « mot ‘nation’ est tabou, il sent le soufre (nation ethnique ? nation civique ?) » (Inchauspé, 2008, p. 63). Il y a ambigüité, ce qui est généralement le cas de recommandations curriculaires (Glatthorn, Boschee, Whitehead et Boschee, 2012). Celles-ci sont l’objet d’un enjeu politique, alors que le curriculum est une représentation symbolique d’une société et de ses rapports de pouvoir, et que les groupes sociaux rivalisent en fonction d’idéologies pour l’orienter (Apple, 1990).

Les divergences et ambigüités caractérisant ces rapports nous amènent à formuler la question de recherche suivante : les recommandations curriculaires avancées en matière d’enseignement d’histoire nationale dans le contexte du renouveau pédagogique sont-elles convergentes ? Notre objectif consiste donc, par une analyse de contenu, à caractériser les recommandations curriculaires pour identifier des orientations convergentes et divergentes. Pour ce faire, nous situerons dans un premier temps le contexte théorique de cette analyse de contenu, de manière à justifier dans un deuxième temps nos choix méthodologiques. Les résultats des analyses seront présentés et discutés dans un troisième et quatrième temps, de manière à identifier ces fondements et à les mettre en perspective.

2. Contexte théorique : les recommandations curriculaires

Les définitions du construit de curriculum varient selon les usages en recherche et en intervention (Jackson, 1992). Nous ciblerons dans le contexte de cette analyse les recommandations curriculaires, pavant la voie à la production du curriculum officiel, lequel précise des intentions en matière d’éducation, de formation et d’apprentissage (Glatthorn, Boschee, Whitehead et Boschee, 2012). Elles sont formulées en fonction de ce qui pose problème aux chercheurs, aux associations professionnelles ou aux commissions mandatés à cet égard (Glatthorn, Boschee, Whitehead et Boschee, 2012). En outre, elles décrivent un idéal en matière d’apprentissage et d’éducation, fondé sur un système de valeurs, de normes et de principes théoriques. Contrairement aux programmes d’études qui sont rédigés par un cercle plus ou moins hermétique de spécialistes en éducation, les recommandations curriculaires correspondent à une interface de discussion entre les différents groupes externes au système scolaire. De ce point de vue, elles sont l’expression de la voix d’acteurs, de groupes de pression, d’associations professionnelles et de leadeurs d’opinion cherchant à se faire entendre dans les médias pour orienter les politiques publiques. Ces recommandations sont généralement – mais pas obligatoirement – appuyées sur des recherches en matière de curriculum et de pratique enseignante.

Les débats sur l’enseignement de l’histoire sont autant d’exemples de l’enjeu politique de ses recommandations curriculaires pour les groupes intéressés à les orienter. C’est le cas des History Wars aux États-Unis décrits par Wineburg (2001), en réaction aux recommandations de la commission Bradley. Des groupes ont milité auprès des législations des États en faveur de contenus « knowable, teachable, and testable » (Kelly, Meuwissen et VanSledright, 2007, p. 115). Ces auteurs, référant au modèle de Seixas (2000), associent l’action politique de ces groupes et leadeurs à la préservation de la mémoire collective. Ce système de valeurs et de principes est distingué de ceux fondés sur les normes méthodologiques de la discipline historique, promues par une large part de la communauté historienne et par la communauté enseignante, ou le rejet des discours établis dans une perspective philosophique de déconstruction.

Lemieux (2019) propose un modèle directement élaboré à partir de la situation québécoise. Mieux adapté à notre objet, celui-ci discerne des systèmes de normes et de principes relativement stables en fonction de cinq enjeux fondamentaux, définissant autant d’axes d’opposition. Le premier axe concerne les référents identitaires, qui mettent en tension le nationalisme et le multiculturalisme, entre l’expression d’un sentiment national et la reconnaissance politique des différentes communautés culturelles. L’approche par compétences, deuxièmement, oppose l’humanisme, visant l’intégration d’un héritage culturel, à l’utilitarisme orienté vers l’acquisition des moyens permettant de satisfaire les besoins sociaux et économiques (Lemieux, 2019). Troisièmement, la question du changement oscille entre la sagesse de la tradition reconnue par le conservatisme et l’idéal de progrès et de liberté individuelle promu par le libéralisme. Quatrièmement, les contenus opposent ceux d’une histoire nationale, décrivant la trame évènementielle attestant de la permanence du fait national, et d’une histoire sociale analysant la structure des phénomènes sociaux. Cinquièmement, la pédagogie exprime une tension théorique entre magistrocentrisme et pédocentrisme, attribuant respectivement l’apprentissage à la mémorisation de connaissances par des cours magistraux et à l’activité autonome de l’élève mobilisant ses ressources cognitives et motivationnelles.

Ces systèmes de valeurs et de principes seront explicités dans les prochaines sous-sections pour contextualiser les recommandations curriculaires analysées en fonction de ces critères définis par Glatthorn, Boschee, Whitehead et Boschee (2012), à savoir : a) une analyse de la situation ; b) des éléments théoriques ; c) des visées de formation ; d) des contenus et le processus d’enseignement-apprentissage.

2.1 Une analyse de la situation

Les recommandations curriculaires reposent sur la description d’une situation apparaissant problématique. À cet égard, le renouveau pédagogique est caractérisé par des consultations publiques et des réformes en éducation pour une meilleure scolarisation des élèves à tous les ordres d’enseignement, dans un contexte référendaire sur la souveraineté du Québec et de bouleversements marqués par la mondialisation. Des balises de la réforme du curriculum sont formulées avec le rapport du Groupe de travail sur les profils de formation au primaire et au secondaire (1994) – ou rapport Corbo. Ce dernier introduit l’idée de « domaines d’apprentissage » pour organiser les savoirs scolaires devant être acquis à la fin du primaire et du secondaire. La même année, le Parti Québécois est élu et, conformément à ses engagements, met sur pied des États généraux sur l’éducation (Ministère de l’Éducation du Québec, 1996). Ses recommandations posent les fondements du renouveau pédagogique, lesquels seraient teintés de celles du rapport Delors (Delors, 1996) militant pour un enseignement davantage fondé sur l’apprentissage de stratégies d’apprentissage (Lemieux, 2019). La description de la situation par le rapport Inchauspé s’appuie sur ces prémices pour documenter les réformes curriculaires réalisées au Québec et à l’étranger. À cet égard, sans éclipser les finalités cognitives et culturelles, ses recommandations défendront une « finalité prioritairement utilitaire » en optant pour une approche par compétences (Lemieux, 2019, p. 237). Elles poseront les balises pour l’élaboration des programmes, dont celui d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007).

Parallèlement, le Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire (1996) présidé par Jacques Lacoursière est mis sur pied. Cette initiative serait d’abord attribuable à la volonté politique du gouvernement péquiste (Bédard, 1996). Selon des acteurs de ce groupe interrogés par Lemieux (2019), la lecture de la situation aurait été moins nationaliste que libérale, multiculturelle et pédocentriste. Une réforme de l’enseignement de l’histoire est justifiée par la diversification de la société québécoise et la mondialisation. Cela exige de préparer les élèves à recourir à l’histoire sociale pour comprendre les changements sociaux et participer aux délibérations dans un esprit démocratique.

Le débat sur l’enseignement de l’histoire qui fit rage entre 2006 et 2013 donnera le ton à l’analyse de la situation du rapport Beauchemin (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2013). Ce dernier déplorera « [l’]effacement de la trame nationale et du rôle mémoriel de l’histoire » (Beauchemin et Fahmy-Eid, 2014, p. 4), ainsi que l’utilitarisme de l’approche par compétences, qualifiée de « radicale ». Cette description apparait alors conforme à la lecture de la Coalition pour l’histoire créée en 2009. Soutenue par des leadeurs d’opinion tel Mathieu Bock-Côté et par différents organismes, cette coalition concentrera son action politique autour d’enquêtes et de campagnes de persuasion visant à promouvoir l’histoire nationale et à remettre en question l’utilitarisme et le pédocentrisme attribués au programme (Lemieux, 2019).

Cet examen des analyses de situation invite à nous concentrer sur les recommandations curriculaires avancées par les rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin. Celles des deux premiers rapports furent les plus proximales dans la production du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007). Le rapport Inchauspé ne porte pas sur l’enseignement de l’histoire, mais certaines parties, invoquées dans le débat sur l’enseignement de l’histoire, concernent spécifiquement l’histoire nationale. Par ailleurs, notre approche méthodologique, présentée dans la prochaine section, commande des choix à l’égard du corpus. Il peut être tentant « d’agréger l’ensemble des masses documentaires disponibles » (Lebart, Pincemin et Poudat, 2019, p. 29), mais c’est d’abord « l’usage langagier » qui doit présider à sa constitution. C’est la raison pour laquelle ni le rapport des États généraux (Ministère de l’Éducation du Québec, 1996) – qui ne présente pas de recommandations curriculaires, mais pose les fondements du renouveau pédagogique, ni le rapport Corbo – qui formule de telles recommandations, mais antérieurement à ce renouveau, ne sont retenus aux fins de cette analyse.

2.2 Des éléments théoriques tirés de la recherche sur le curriculum

Les recommandations curriculaires peuvent être appuyées sur des savoirs de la recherche en matière de curriculum et de pratique enseignante (Glatthorn, Boschee, Whitehead et Boschee, 2012). Les auteurs du rapport Inschauspé réfèrent abondamment à ces savoirs. Outre les travaux de la commission des États généraux (Ministère de l’Éducation du Québec, 1996) et les orientations du Livre orange (Ministère de l’Éducation du Québec, 1979), ils récupèrent un avis du Conseil supérieur de l’éducation (1994) et une analyse de l’Organisation de coopération et de développement économique (Hugues, 1994). Le rapport Lacoursière propose une approche similaire, en dressant un bilan de l’enseignement de l’histoire tant au Québec, depuis la Révolution tranquille, qu’à l’étranger. Le rapport Beauchemin sollicite les écrits scientifiques principalement pour traiter de la discipline historique et de l’approche par compétences. La documentation scientifique n’exprimerait pas de consensus concernant l’arrimage de l’histoire et de l’éducation à la citoyenneté, et elle n’aurait pas démontré la supériorité de l’approche par compétences ou du constructivisme.

2.3 Des visées de formation

Le rapport Inchauspé propose de recentrer l’enseignement sur le développement des habiletés intellectuelles et la maitrise des savoirs. La formation intellectuelle doit être fondée moins sur la transmission de savoirs disciplinaires que sur le développement de compétences transversales de nature intellectuelle, méthodologique et communicationnelle. La socialisation doit s’inscrire dans un processus de développement identitaire, visant à favoriser la cohésion sociale dans un contexte pluraliste. C’est dans cet esprit qu’il est convenu d’associer l’enseignement de l’histoire nationale au projet du « vouloir-vivre en démocratie ». Celui-ci définit le « socle rassembleur que doit proposer l’école » et est lié à « celui de la mémoire de l’histoire » (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997, p. 35), laquelle permet l’intégration sociale et l’affranchissement à l’égard de ce passé. Le rapport Lacoursière vise également une formation culturelle, sociale et intellectuelle. L’histoire contribue à l’enrichissement culturel en ce qu’elle favorise une alphabétisation sociale par l’acquisition de référents historiques partagés. L’histoire est une formation sociale, car elle enseigne la composition de la société québécoise et les rapports la traversant, de même que les principes et les institutions fondant la participation démocratique. En cela, l’histoire est une formation qui favorise l’ouverture sur la diversité caractérisant la société québécoise, et la construction des identités qui en découle. Elle est finalement une formation intellectuelle par la compréhension des « mécanismes du changement et de la continuité » (Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, 1996, p. 4), relevant des savoirs disciplinaires. Le rapport Beauchemin insiste plutôt sur l’apprentissage d’une trame nationale. La question de l’éducation à la citoyenneté est une idée « défendable que si elle est entendue dans son sens le plus restreint, comme une introduction à la pensée critique » (Beauchemin et Fahmy-Eid, 2014, p. 31).

2.4 Des contenus de formation et des indications relatives au processus d’enseignement-apprentissage

Le rapport Inchauspé n’appuie pas ses choix sur une logique disciplinaire, mais sur des domaines d’apprentissage. L’histoire, relevant de l’univers social, doit permettre à l’élève de comprendre le « sens de son histoire nationale » et le « fonctionnement de la société dans les domaines économiques, géographiques, sociaux, politiques », notamment celui des « institutions politiques (formation du citoyen) » (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997, p. 52). Quant au processus d’enseignement-apprentissage, il est recommandé d’accorder une autonomie accrue aux enseignants. Les rapports Lacoursière et Beauchemin traitent plus spécifiquement de l’enseignement de l’histoire en tant que discipline d’enseignement. Le rapport Lacoursière recommande un enseignement multiculturel, intégrant l’histoire des sociétés non occidentales et aménageant une place équitable aux populations autochtones, aux communautés culturelles et aux anglophones. Dans un esprit pédocentriste, le processus d’enseignement-apprentissage ne doit pas reposer sur la mémorisation de connaissances, mais viser le développement « des capacités intellectuelles et affectives » de l’élève, qui doit « comprendre par lui-même » (Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, 1996, p. 50). Le rapport Beauchemin propose plutôt de recentrer les contenus autour d’un récit dont l’intelligibilité est donnée par le cadre national et les apports de l’histoire politique. Il est proposé un enseignement fondé sur la transmission de savoirs, mettant en évidence la « dualité nationale » présentée « comme un thème judicieux pour l’exercice de la ‘pensée historique’, dans la mesure où elle s’offre comme une question ouverte à l’interrogation critique et aux interprétations plurielles. » (Beauchemin et Fahmy-Eid, 2014, p. 24).

Cet examen des recommandations curriculaires mises de l’avant par les rapports Inchauspé, Lacoursière et Beauchemin a permis d’identifier les grandes lignes de notre analyse de contenu. Il nous autorise à formuler deux hypothèses. La première est qu’une telle analyse ne devrait révéler que peu d’éléments communs. Les situations décrites par ceux-ci sont non seulement variables dans la durée, mais également variables au chapitre de leurs préoccupations. Notre deuxième hypothèse est que les principaux éléments de convergence sont susceptibles d’être identifiés pour les rapports Lacoursière et Inchauspé, traitant exclusivement de l’enseignement de l’histoire et dont les auteurs sont des spécialistes de ce champ disciplinaire. Ces hypothèses seront validées par une analyse de contenu à caractère lexicométrique, dont la nature et les modalités seront présentées dans la prochaine partie.

3. Une analyse multidimensionnelle lexicale

Une analyse multidimensionnelle lexicale consiste à soumettre un corpus textuel à des opérations statistiques pour générer une représentation de ses éléments sous la forme d’un nuage de points (Lebart, Pincemin et Poudat, 2019). Ce type d’analyse est approprié à nos objectifs, car il permet d’identifier à la fois des concepts invariants et normalement distribués dans un corpus de discours, exprimant une représentation ou une attitude commune, et des concepts propres à des contributions individuelles, associées à autant de discours spécifiques. Les concepts invariants associés à une représentation commune permettent de décrire les caractéristiques d’un groupe social spécifique pour une discipline d’enseignement (Larose, Jonnaert et Lenoir, 1996). Par ailleurs, certains concepts, qui sont le fait de l’un ou l’autre de ces auteurs, auront une contribution à ce nuage de points plus élevée et permettront de caractériser des positions distinctes, voire opposées. Cette méthode d’analyse nous permettra de valider nos hypothèses par l’identification d’éléments communs et de contributions spécifiques.

Nous avons soumis les données à une analyse factorielle des correspondances, calculant les distances algébriques entre l’ensemble des formes lexicales (mots) d’un corpus et des sujets le constituant. Elle permet ainsi d’identifier des variations et de définir des proximités entre les unes et les autres (Lebart, Pincemin et Poudat, 2019). La concentration de mots dans le nuage de point permet de décrire un discours groupal. Le cas échéant, il sera possible de confirmer ou d’infirmer notre première hypothèse voulant qu’il y ait peu d’éléments communs. Les détails relatifs à l’interprétation du discours groupal et des spécificités seront explicités au cours des prochaines sous-sections, après avoir précisé la nature du corpus et l’instrumentation.

3.1 Constitution du corpus

Le corpus a été élaboré par la réalisation de deux opérations. La première opération a consisté en la retranscription du contenu des rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin, dont les pages retranscrites sont présentées par le tableau 1. Dans le cas des rapports Lacoursière et Beauchemin, le contenu intégral des textes et des tableaux a fait l’objet de cette retranscription, à l’exception des tables des matières. Dans le cas du rapport Inchauspé, cependant, il a été nécessaire d’opérer une sélection, car des portions importantes traitent d’objets distincts de l’enseignement de l’histoire ou de l’univers social. Pour ce faire, nous avons utilisé les critères proposés par Glatthorn, Boschee, Whitehead et Boschee (2012) à titre de grille de lecture. Outre la table des matières, ont été écartées du corpus les pages traitant de la mission de qualification, des autres domaines d’apprentissage et de la gestion des programmes d’études.

Tableau 1

Pages sélectionnées et écartées dans la retranscription des rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin

Pages sélectionnées et écartées dans la retranscription des rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin

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La deuxième opération réalisée pour la constitution du corpus a consisté à regrouper les lexèmes en leur accolant un dièse (#) (par exemple, « aujourd » et « hui » devint « #aujourdhui). Ce regroupement a été réalisé en fonction d’une norme de lemmatisation, pour préserver l’unité de sens des mots (Muller, 1967), qui a été voulue peu interventionniste pour garantir la richesse des données, par le recours, autant que possible, à la désambigüisation. La désambigüisation consiste à séparer les formes homographes relevant de vocables différents ou d’une même origine étymologique. Par exemple, la forme formation s’est vue accolée d’un dièse (#), selon le contexte de son utilisation dans le discours, pour distinguer la #formation éducative réalisée par l’enseignement de l’histoire de la formation d’un comité ou d’un autre processus. Certaines formes importantes, mais toujours un peu équivoques, tels les lexèmes histoire ou passé, ont volontairement été soustraites de cette désambigüisation dans la mesure où leur signification était suffisamment éclairée par leur contexte d’actualisation dans le discours. L’équivocité irréductible des vocables, liée à leurs divers contextes d’actualisation, est la raison même de l’analyse lexicométrique, car elle est la cause de la variabilité et de l’invariabilité recherchées au sein des discours.

3.2 Instrumentation

Nous avons eu recours au logiciel DTM-Vic pour traiter les données retranscrites, convenant à une démarche lexicométrique exploratoire. Il existe d’autres logiciels autorisant le recours à ces dernières, mais le principal argument en faveur de celui-ci tient en la possibilité de soumettre les données à un processus de validation par rééchantillonnage (bootstrap), attestant de leur stabilité. Ce logiciel a réalisé une opération de segmentation, préalable à l’analyse factorielle des correspondances, pour répertorier l’ensemble du vocabulaire de formes lexicales des discours du corpus. Cette opération est nécessaire, car les méthodes de la statistique lexicale ne peuvent être appliquées que sur des formes générales d’un même type (Lebart, Pincemin et Poudat, 2019). Ce traitement est automatisé, pour préserver la base de données de l’arbitraire du chercheur, toujours susceptible d’intervenir lorsque la signification des mots lui apparait équivoque ou discutable.

3.3 Analyse des données

Une portion du vocabulaire du corpus a été soumise à une analyse factorielle des correspondances en fonction d’un seuil de fréquence. Celui-ci a été arrêté à 22. L’identification et l’interprétation de profils lexicaux ne sont possibles que si les formes apparaissent à une certaine fréquence (Lebart, Pincemin et Poudat, 2019). Le logiciel traverse le nuage de points d’axes factoriels auxquels il attribue une valeur propre, oscillant entre 0 et 1, pour exprimer leur inertie respective. Cette dernière exprime la valeur explicative de chacun des axes à l’endroit de la variance totale, et elle permet d’interpréter la position des éléments du corpus. Cela revient à reconnaitre une confiance accrue aux premiers axes, d’inertie plus élevée, car plus la valeur propre est proche de 1, meilleure est la qualité de la représentation barycentrique (Lebart, Pincemin et Poudat, 2019).

L’interprétation a été effectuée pour les deux axes générés, en procédant, d’abord, par l’identification des formes lexicales ayant une inertie élevée. Cette étape est nécessaire non seulement pour interpréter la signification des axes, mais également pour identifier les spécificités ou les contributions individuelles particulières. Ensuite, l’examen des concordances relatives à ces formes lexicales structurantes, rendant compte de leur contexte d’actualisation dans le corpus, a bonifié le travail d’analyse. L’interprétation a été complétée ensuite en soumettant les formes les plus structurantes à une procédure de validation par rééchantillonnage. Celle-ci consiste à perturber les données par l’ajout à la base de données de ces formes lexicales, en tant que variables supplémentaires, à travers l’effectuation de 25 tirages avec remise (Lebart, Pincemin et Poudat, 2019). En principe, si les formes lexicales structurantes sont stables, elles apparaitront passablement au même endroit qu’à l’origine dans le plan factoriel. Si ce n’est pas le cas, le logiciel tracera une zone de projection. Celle-ci, selon sa taille, permettra alors de porter un jugement qualitatif sur leur niveau de stabilité.

Avant de présenter les résultats, il est important de comprendre que cette approche à l’analyse de contenu autorise une description préliminaire du corpus constitué. Nous soulignons qu’elle ne peut être considérée comme une analyse approfondie de celui-ci. Ainsi, il pourrait arriver, à cause de la réduction des données impliquées par cette approche, que certains éléments ne puissent être recensés. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont absents ou impertinents, c’est simplement que les mots les décrivant sont moins fréquents.

4. Résultats

L’analyse factorielle des correspondances, représentée par la figure 1, a généré deux axes, expliquant respectivement 53,16 % et 46,84 % de l’inertie. Un premier coup d’oeil sur le plan factoriel permet de constater la présence d’une concentration relative de formes lexicales au centre du nuage de points, qui invalide notre première hypothèse, au moins partiellement, car il semble y avoir un discours groupal.

Figure 1

Premier et deuxième axes (corpus composé des rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin)

Premier et deuxième axes (corpus composé des rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin)

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Pour décrire ce discours groupal, nous avons recensé les formes gravitant très près du centre et nous les avons catégorisées en fonction des critères d’analyse de recommandations curriculaires. Le tableau 2 les présente, en plus de les situer dans un contexte d’actualisation dans le corpus.

Tableau 2

Formes lexicales centrales dans le plan factoriel

Formes lexicales centrales dans le plan factoriel

Tableau 2 (continuation)

Formes lexicales centrales dans le plan factoriel

Tableau 2 (continuation)

Formes lexicales centrales dans le plan factoriel

Tableau 2 (continuation)

Formes lexicales centrales dans le plan factoriel

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Le discours commun s’articule autour d’une analyse de la situation mettant en évidence un contexte social et professionnel. Elle exprime la nécessité d’une réforme à partir de certaines préoccupations, notamment de natures sociale et économique. Nous constatons que cette idée de réforme est justifiée autant par la situation prévalant au Québec qu’à l’étranger. La question de la formation des maitres est recensée, mais pas celle des programmes d’études à actualiser, qui n’est pas centrale dans le discours. Les attentes et les visées de formation correspondent aux attentes de fin d’année et de cycle scolaire, ainsi qu’au principe d’autonomie de l’élève une fois entré dans la vie active (apprentissage au long de la vie, ouverture aux autres, liberté par la maitrise de la culture, etc.). Les contenus de formation font écho aux préoccupations exprimées dans la description de la situation, notamment en ce qui concerne la connaissance des réalités sociales et économiques. Il est également convenu que le processus d’enseignement-apprentissage doit procéder par des situations d’apprentissage qui permettent d’étudier les questions du présent et d’établir des liens conceptuels avec d’autres éléments de contenu. La question de l’évaluation fait partie du discours commun, même si elle semble moins importante : l’histoire s’évalue par des questions. Également moins importante, la question des critères de diplomation attire l’attention sur la place de l’enseignement de l’histoire dans la reconnaissance de la scolarité des élèves. D’autres formes lexicales relevant de ce discours groupal ont été identifiées, mais elles n’ont pas été catégorisées à cause de leur fonction syntaxique, distincte de l’analyse lexicale. Finalement, nous remarquons l’absence de référence à des éléments théoriques tirés de la recherche sur le curriculum.

L’examen du plan factoriel permet effectivement d’entrevoir des spécificités, qui semblent caractériser les contributions du rapport Lacoursière, mais surtout celles du rapport Beauchemin, comme en témoignent les deux concentrations de formes lexicales situées à l’extrémité de la portion négative de l’abscisse et dans le coin supérieur droit du plan factoriel. Chacun des deux axes sera décrit au cours des deux prochaines sous-sections.

4.1 Axe 1 : la spécificité du rapport Beauchemin

Un premier coup d’oeil sur l’axe 1, en abscisse, illustré par la figure 2 permet de constater un rapport d’opposition entre la contribution du rapport Beauchemin (portion négative) et les contributions des rapports Lacoursière et Inchauspé (portion positive).

Figure 2

Validation des formes lexicales contribuant à l’inertie du premier axe

Validation des formes lexicales contribuant à l’inertie du premier axe

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Les formes les plus structurantes, présentées par le tableau 3, ont fait l’objet d’une validation pour en éprouver la stabilité. Comme ce tableau le révèle, le discours spécifique du rapport Beauchemin contribue le plus fortement à l’inertie de cet axe, à hauteur de 74,2 % et, qui plus est, ce sont les formes lexicales les plus éloignées dans le plan factoriel qui affectent son inertie. Les formes structurantes situées dans la portion positive de cet axe sont principalement le fait de la contribution individuelle du rapport Inchauspé et, dans une moindre mesure, du rapport Lacoursière.

Tableau 3

Contributions à l’axe 1, représentant 53,16 % de la variance totale

Contributions à l’axe 1, représentant 53,16 % de la variance totale

* Formes structurantes qui font l’objet d’un effet de projection dans le plan factoriel. La qualité de leur représentation graphique trahit leur position réelle dans le nuage de points.

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La consultation des concordances décrit deux registres de discours, se distinguant par la désignation du locuteur. Le rapport Beauchemin est rédigé à la troisième personne, d’où l’importance des formes « comité » et « intervenants » (ayant fait l’objet d’une consultation), tandis que les rapports Inchauspé et Lacoursière adoptent la première personne du pluriel (nous). L’analyse de la situation diverge également. Dans le cas du rapport Beauchemin, celle-ci apparait problématique à cause du programme d’études (#programmeHEC), de son approche par compétences (#APC) et de la question de la « citoyenneté » qu’il soulève. Nous retrouvons ici la critique adressée par les opposants du programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007) pour son approche utilitaire et multiculturaliste. Dans les deux autres rapports, cette situation est plutôt analysée dans le contexte plus global des programmes d’études (#programmesétudes) ou des cours d’histoire et de l’école, de sa situation actuelle, des pratiques pédagogiques qui y prévalent et des missions qui lui incombent. Les autres formes, exprimant la spécificité du rapport Beauchemin, sont relatives aux contenus de formation et au processus d’enseignement-apprentissage recommandés pour la refonte du programme d’études : « #programmeHQC » (qui est distingué de « #histoireduquébecetducanada », désignant le programme précédent), « #filsconducteurs », « récit » et « trame ». Nous considérons ces dernières conformes à une approche nationaliste. Plus éloignées du centre du nuage de points, elles semblent être la cause du détachement aussi marqué du discours de ce rapport, tendu comme un arc. La validation de ces formes relatives aux contenus de formation n’a pas donné lieu à des zones de projection perceptible, ce qui autorise à les considérer comme très stables. Celle des autres formes a généré des ellipses de confiance d’envergure limitée, exprimant leur stabilité.

4.2 Axe 2 : Rapports Lacoursière et Inchauspé, deux rapports… aux savoirs ?

L’analyse de l’axe 2, en ordonnée (figure 3), comptant pour 46,84 % de l’inertie, permet de constater un rapport d’opposition entre les contributions des rapports Inchauspé (portion négative) et Lacoursière (portion positive).

Figure 3

Validation des formes lexicales contribuant à l’inertie du deuxième axe

Validation des formes lexicales contribuant à l’inertie du deuxième axe

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Les formes les plus structurantes, présentées par le tableau 4, ont fait l’objet d’une validation pour en éprouver la stabilité.

Tableau 4

Contributions à l’axe 2, représentant 46,84 % de la variance totale

Contributions à l’axe 2, représentant 46,84 % de la variance totale

** Formes validées au premier axe (figure 2), qui ne le seront pas de nouveau.

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Contrairement au premier axe, celui-ci illustre des contributions passablement comparables des rapports Lacoursière (56,4 %) et Inchauspé (43,3 %). Un coup d’oeil au plan factoriel permet d’identifier une concentration de formes structurantes dans sa portion supérieure, exprimant la contribution spécifique de ce dernier rapport. Leur validation permet d’apprécier leur stabilité, alors que les zones de projection expriment une tendance à la stabilité, à l’exception peut-être des formes « compétences », « membres » et « savoirs » qui apparaissent relativement stables.

Leurs contextes d’utilisation permettent d’associer ces formes structurantes à l’ancrage disciplinaire/adisciplinaire des recommandations. La contribution significative des formes « histoire » et « cours », mentionnées régulièrement dans le rapport Lacoursière, désigne à la fois la nature de la formation sociale et culturelle visée et les contenus de formation. Les formes « #histoireduquébecetducanada » et « #pcent » sont utilisées pour réaliser une analyse de la situation actuelle de l’enseignement de l’histoire par le groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire (#gtenhistoire). Cette dernière forme traduit, par ailleurs, le souci de ce groupe de travail d’appuyer son analyse et ses recommandations sur des faits quantifiables. Les formes exprimant la contribution spécifique du rapport Inchauspé expriment des propos de même nature, orientés vers une analyse de la situation, et la définition de visées et de contenus de formation. Cependant, ils s’en distinguent à cause des éléments théoriques tirés de la recherche sur le construit de curriculum. Ce construit est utilisé pour faire le point sur les curriculums actuels, mais surtout pour repenser la question des savoirs, qui ne doit plus être appréhendée en fonction des frontières disciplinaires, mais de « grands champs de connaissance ». Il s’agit d’un principe fondamental, dont l’importance est soulignée par les auteurs de ce rapport : « Déterminer les grands domaines d’apprentissage d’un curriculum est un acte politique. C’est là que se traduisent les choix fondamentaux qu’une société considère comme nécessaires pour la formation des élèves » (Groupe de travail sur la réforme du curriculum, 1997, p. 46). L’adoption d’une approche par compétences, associée à une orientation utilitaire, prescrit le retrait d’une logique disciplinaire : « La seule logique disciplinaire qui existait jusqu’à présent pour déterminer les #programmesétudes imposait, en fait, des choix dont personne n’avait voulu la résultante globale » (p. 46).

5. Discussion

Cette analyse lexicométrique des rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin a révélé des éléments de communalité, caractérisant un discours commun. Toutefois, nous remarquons que celui-ci ne traduit pas un ancrage disciplinaire spécifique. Pour l’essentiel, il exprime la pertinence d’une réforme curriculaire à partir d’une situation jugée problématique. En ce sens, il rejoint les caractéristiques normatives et mobilisatrices de la rhétorique attribuée aux réformes éducatives. Selon Andrade (2010), cette rhétorique consiste à rendre compte d’éléments problématiques pour justifier des mesures qui concourront à la formation de « sujets autonomes et émancipés » (p. 202). Ce discours commun à orientation réformiste embrasse largement le « travail scolaire », pour prescrire des changements au chapitre des pratiques enseignantes et de la formation. Une telle rhétorique n’est pas scientifique – d’ailleurs, nous n’avons pu recenser d’éléments tirés de la recherche – mais plutôt politique : c’est d’abord un discours justificatif – voire prescriptif – avant d’être explicatif. Les explications sont périphériques et, à cet égard, nous avons identifié trois discours spécifiques.

Le premier discours recensé en importance est celui caractérisant le rapport Beauchemin. Très excentré, il est celui qui a pesé le plus lourd dans la base de données. Les formes lexicales qu’il introduit dans le discours sont spécifiques et très stables. Nous constatons qu’elles expriment une forte tendance centrifuge, contribuant à rapprocher les discours respectifs des rapports Lacoursière et Inchauspé. Ce résultat invalide notre deuxième hypothèse, qui suggérait la présence d’éléments de convergence attribuables à un ancrage disciplinaire. Certes, cet ancrage a été identifié au deuxième axe, mais pour opposer uniquement les rapports Lacoursière et Inchauspé. Les formes structurantes sont sans équivoque, alors que le discours du premier s’articule autour du concept d’« histoire », et que le second, dans un esprit utilitaire, insiste sur les concepts de « curriculum » et d’« école ». Comme l’ont indiqué les auteurs de ce dernier rapport : il s’agit d’un choix politique prescrivant une approche par compétences et la définition de « profils de sortie » et de « compétences transversales » (désignées de « programme des programmes ») articulés à ces champs de connaissance, dont l’éducation à la citoyenneté. Ce raisonnement n’implique pas nécessairement l’effacement des disciplines scolaires, mais plutôt leur assujettissement aux visées de formation.

Nos résultats indiquent la présence de deux positions opposées en matière d’enseignement de l’histoire, ayant leurs caractéristiques exclusives et s’étant affrontées dans la foulée du débat sur l’enseignement de l’histoire entre 2006 et 2013. Elles s’apparentent aux « deux communautés épistémiques » esquissées par Lemieux (2019, p.251), poursuivant respectivement dans le sillage des écoles historiographiques de Québec et de Montréal. Cette première école regroupe des historiens « multiculturalistes ou fédéralistes » comme Jocelyn Létourneau, et aurait inspiré des didacticiens tels Christian Laville, Jean-François Cardin et Marc-André Éthier. L’école de Montréal rassemble des intellectuels et des didacticiens poursuivant dans le sillage de la pensée nationaliste de Maurice Séguin, comme Robert Comeau, Michel Allard et Félix Bouvier. Les deux positions semblent faire front commun contre l’utilitarisme de l’approche par compétences, mais elles s’opposent diamétralement au regard du nationalisme. Les données analysées avalisent les intentions annoncées par ces deux rapports. Pour le rapport Beauchemin, l’apprentissage d’habiletés historiennes et des contenus, ainsi que les pratiques pédagogiques et d’évaluation doivent être posés en fonction d’une trame nationale. Inversement, les auteurs du rapport Lacoursière se sont formellement prononcés contre une histoire fondée sur une « généalogie de la nation » (Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, 1996, p.24).

Nos données indiquent un dernier élément au regard du rapport Beauchemin, que nous ne pouvons attribuer à une posture idéologique spécifique, mais qui apparait pertinent d’un point de vue linguistique. La désignation du locuteur, structurante pour l’ensemble des textes analysés, y est rédigé à la troisième personne du singulier (« on », « il »). Cet usage pronominal désigne une non-personne au sens que lui confère Benveniste (1976), c’est-à-dire un acteur qui n’est pas un protagoniste de l’acte d’énonciation. L’acteur ne s’adresse à personne et s’exclut de celui qui énonce. L’usage de la première personne du pluriel exprime plutôt un langage de la présence, c’est-à-dire celui d’un rapport subjectif à un objet du fait de l’intervention des protagonistes dans l’acte d’énonciation. En usant de la première personne (« nous »), les rapports Lacoursière et Inchauspé expriment une forme d’expérience au cours de laquelle des points de vue différents sont assemblés dans l’énonciation du discours. Des recommandations curriculaires supposent un exercice de concertation entre des groupes et des acteurs défendant des valeurs et des principes différents (Glatthorn, Boschee, Whitehead et Boschee, 2012). Dans le cas du rapport Beauchemin, c’est comme si cet exercice avait été réalisé en amont, dans le cadre de la Coalition pour l’histoire. L’hypothèse du « quarteron d’historiens nationalistes, peu nombreux mais fichtrement bien organisés » de Cardin (2013) pourrait expliquer ce résultat.

6. Conclusion

Cet article avait pour objectif d’identifier des orientations convergentes et divergentes à travers les recommandations curriculaires formulées par les rapports Lacoursière, Inchauspé et Beauchemin. Celles-ci rendent compte des efforts réalisés par des groupes externes au système scolaire pour orienter le curriculum officiel et les pratiques d’enseignement effectives. À cet égard, les débats entourant l’enseignement de l’histoire nationale au Québec entre 2006 et 2013 ont permis l’expression de différents systèmes de normes et de principes. Nous avons effectué une analyse textuelle de ces trois rapports pour en interpréter les traits structurants. Ces traits rendent d’abord compte d’un discours commun lié à une rhétorique proposant des arguments en faveur d’une réforme de l’enseignement de l’histoire. Ces arguments justifient la pertinence d’une telle réforme au regard d’une situation jugée problématique. L’analyse révèle également des spécificités interprétées en fonction du modèle de Lemieux (2019). Celle du rapport Beauchemin se distingue des deux autres rapports en militant fortement pour le nationalisme par l’introduction d’une trame narrative continue dans le nouveau programme. Cette position ne semble pas étrangère à celle de l’un de ses coauteurs, promoteur, Jacques Beauchemin, qui est « un des principaux penseurs du conservatisme culturel au Québec » (Lemieux, 2019, p.123). Les rapports Lacoursière et Inchauspé se distinguent par leur adhésion à une conception multiculturaliste et libérale de l’enseignement de l’histoire. Ce dernier rapport se détache du discours commun par l’adoption d’une approche par compétences, suivant une posture utilitaire. Sa position en faveur de l’histoire nationale ne s’est pas traduite par un rapprochement avec les recommandations du rapport Beauchemin.

Ces résultats doivent être accueillis avec prudence. L’analyse textuelle permet de brosser les grandes lignes d’un corpus de texte, mais elle le fait en opérant une réduction significative des données. Des analyses plus fines de ces rapports pourraient indiquer des orientations plus nuancées et, possiblement, davantage d’éléments communs entre les rapports Lacoursière et Beauchemin. Les données révélées par cette recherche pourraient ainsi être mises en perspective, en plus d’autoriser l’élaboration d’explications plus précises des divergences. Ces données invitent également à poursuivre l’analyse du côté des programmes d’histoire en eux-mêmes. Nous avons déjà soumis le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007) à une telle analyse. Il serait intéressant désormais de remonter en amont et voir ensuite en aval, pour faire de même avec les programmes d’Histoire du Québec et du Canada respectivement publiés en 1982 et en 2017.