Article body

1. Introduction : situer la réflexion

La réflexion proposée dans cet article espère contribuer à l’étude du développement de la didactique de l’histoire comme champ de recherches, en tentant d’identifier certains premiers emprunts de concepts et de théories, et premières formalisations de cadres de référence dans les écrits scientifiques en France. Cette intention s’appuie entre autres sur la note de synthèse de Thémines (2016) qui pose un regard sur la « production scientifique [et] l’explicitation des conditions de production de la recherche en didactique » (p. 99-100) pour ce qui est de sa spécialité, à savoir la didactique de la géographie. Il examine ce qu’il désigne comme étant une « logique d’emprunts » (p. 103) intervenant dans « la fabrique de cadres de référence » (p. 106). Montrer, mettre au jour cette logique et cette fabrique éclaire à la fois le développement et l’état d’un champ de recherches, ou pour le dire autrement sa structuration et sa scientificité. Projets de recherches, formations, publications, colloques (Schneuwly, 2014) constituent des éléments qui contribuent à assoir une discipline de recherche. La formalisation et les usages de concepts, théories, modèles y jouent également un rôle d’importance dès lors que l’on admet, en poursuivant la référence à Thémines (2016), que « l’autonomie scientifique d’une spécialité est fonction de sa capacité à construire des problèmes au moyen d’un système de concepts propres » (p. 101). Sur cette question de la scientificité d’une discipline et de son système théorique, Lautier et Allieu-Mary (2008) écrivaient, quelques années avant la note de synthèse de Thémines (2016), et pour une autre didactique disciplinaire, que « la didactique de l’histoire n’a jamais été un domaine scientifique très structuré en France » (p. 95), en proposant dans ce texte un panorama de la production scientifique en didactique de l’histoire. Didactique de la géographie et didactique de l’histoire se croisent dans ces propos introductifs. De fait, et en raison des disciplines (ou de la discipline) scolaire(s) qu’elles étudient, ces deux didactiques ont un rapport de proximité. Mais restons du côté de la didactique de l’histoire.

Pour répondre à l’objectif annoncé, c’est-à-dire contribuer à l’étude du développement de la didactique de l’histoire, un choix initial oriente l’analyse présentée. Ce choix concerne les matériaux étudiés, en s’arrêtant sur des travaux de thèses. Cela induit le postulat selon lequel les recherches doctorales irriguent une discipline de recherches, en ce qu’elles contribuent à cette construction de cadres théoriques de référence, ainsi qu’à la cumulativité des données empiriques. Néanmoins, l’enjeu n’est pas ici de produire un recensement exhaustif des thèses qui, directement ou indirectement, nourrissent la didactique de l’histoire ni de proposer une note de synthèse. Pour mieux faire comprendre mon intention, il semble utile de la contextualiser. En effet, ce que je propose ici est issu d’une analyse menée pour répondre à un appel à communications pour un colloque intitulé « Inventions d’espaces de travail, entre chemins individuels et pistes collectives » qui s’est déroulé à l’université de Lille en mai 2017 (https://espacestravail.univ-lille3.fr/). En portant un regard réflexif sur « mon espace » de travail et de recherche qu’est la didactique de l’histoire, je souhaitais donner à voir une articulation entre construction d’un espace collectif et travaux individuels. Je me suis arrêtée pour cela sur des travaux produits dans l’espace francophone métropolitain. Ce choix n’occulte aucunement le fait que des chercheur⋅ses suisses, québécois⋅es, belges, etc. ont produit, et produisent des travaux féconds pour la didactique de l’histoire, et que cette discipline de recherches qu’est la didactique de l’histoire s’est affirmée selon des temporalités différentes au Québec, en Grande-Bretagne, aux États-Unis… Choisir un angle d’attaque est nécessaire dans un premier temps pour approfondir un objet d’étude, et cela peut ensuite servir une analyse élargie du développement d’un champ scientifique. En l’occurrence, ici, cet angle d’attaque concerne les travaux de Lautier (1992), Audigier (1993) et Tutiaux-Guillon (1998). Ces trois recherches doctorales sont, d’une certaine façon, remarquables par leur présence dans leur espace scientifique, dans la mesure où elles ont été, et sont encore, fréquemment référencées. Elles constituent en quelque sorte une première vague de thèses en didactique de l’histoire en France, d’autres recherches doctorales ont suivi le chemin ouvert, bien évidemment, ou ont ouvert d’autres chemins.

Étudier ces trois travaux de thèse permet donc de contribuer à la compréhension du développement de leur champ, tout comme de maintenir vivaces et visibles les débuts d’une discipline de recherches et les références théoriques qui y ont été développées, qu’elles soient reprises, développées, enrichies, ou écartées. Si cela peut éclairer les travaux ultérieurs, ou encore contribuer à une cartographie du champ de recherches étudié, cela permet également à tout·e jeune chercheur·se d’avoir à disposition des éléments de connaissance de son champ et d’acculturation à une communauté scientifique.

Quels ancrages théoriques, quels emprunts, quels concepts, quels éclairages ont été introduits, construits, comment, pour quoi, par ces trois thèses qui prennent part à la structuration de l’espace spécifique de la didactique de l’histoire ? C’est autour de ce questionnement que s’organise la première partie de cette contribution. Pour ce faire, l’étude de ces trois thèses commence par une présentation de certaines caractéristiques d’identification (titre, rattachement institutionnel…). Puis, en suivant la chronologie de production de ces thèses, sont présentés les cadres théoriques mobilisés dans chacune d’entre elles. La seconde partie s’interroge plus particulièrement sur la part de subjectivité de la⋅du chercheur⋅se dans les recherches menées.

2. Choix méthodologiques

Les matériaux mobilisés pour cette analyse sont essentiellement les trois mémoires de thèse, dans leur version originale. Seule la thèse de Lautier (1992) a fait l’objet d’une publication d’ouvrage, À la rencontre de l’histoire, lequel a également été consulté (Lautier, 1997).

D’autres sources sont venues s’adjoindre à ces mémoires. Quelques articles scientifiques choisis ont enrichi la réflexion de deux façons : en contextualisant les thèses étudiées, avec notamment des articles d’un numéro de la revue Perspectives documentaires en éducation publié en 1992 (Audigier, 1992 ; Moniot, 1992) ; en réinscrivant les constats proposés dans le champ des didactiques (Cohen-Azria, 2016 ; Lalagüe-Dulac, Legris et Mercier, 2016 ; Lautier et Allieu-Mary, 2008 ; Schneuwly, 2014 ; Thémines, 2016).

Enfin, des questionnaires ont été adressés, par messagerie électronique, aux trois chercheur⋅se⋅s concerné⋅e⋅s, afin de compléter certaines informations et surtout de mieux comprendre les dimensions concernant leurs parcours individuels. Les questions qui leur ont été adressées sont les suivantes :

Pouvez-vous m’indiquer les membres de votre jury de thèse ?

Quel a été votre parcours antérieur à la thèse, votre formation initiale, votre première situation professionnelle ?

Avant d’être maitre de conférences, étiez-vous engagé dans la formation des enseignants ?

Comment, et pourquoi, avez-vous rejoint les équipes de l’Institut national de recherche pédagogique ?

Comment pensez-vous que votre travail de thèse a irrigué le champ de la didactique de l’histoire ?

Enfin, qui vous a accompagné pour votre mémoire d’Habilitation à diriger des Recherches, et quand avez-vous soutenu ce mémoire ?

Mener successivement une analyse exhaustive de chacune de ces thèses n’aurait pas servi l’objectif de l’analyse. Quelques dimensions spécifiques en ont donc orienté la lecture :

  • les éléments qui permettent l’identification de la thèse (auteur, année de soutenance, titre, institution de rattachement, direction…) qui révèlent la façon dont elles s’inscrivent dans un champ scientifique ;

  • une attention particulière à l’introduction, qui donne à voir les intentions de la⋅du chercheur⋅se ;

  • tout ce qui montre les choix théoriques principaux, les références, les emprunts et les recompositions éventuelles (Tutiaux-Guillon, 2001), servant d’appui à la réflexion ; cela renvoie principalement aux chapitres présentant le cadre théorique, et aux bibliographies ;

  • les propositions conclusives formalisées et/ou des propositions de modélisation, qui viennent étoffer le champ dans un processus cumulatif dynamique (Livet, 2010).

À cela s’ajoute la reconstruction (partielle) des chemins personnels de chacun⋅e, notamment au travers des réponses apportées au questionnaire.

Chacune de ces dimensions est étudiée selon l’ordre chronologique de parution de ces thèses afin de rendre visible les points communs, les variations, les éléments qui de l’une à l’autre sont soit repris, soit écartés, soit introduits.

3. Présentation des thèses, premiers éléments d’identification et de structuration pour la didactique de l’histoire en France

La thèse de Nicole Lautier, Histoire apprise, histoire appropriée : éléments pour une didactique de l’histoire, première de cette vague, a été soutenue le 14 mai 1992, à l’École des hautes études en sciences sociales. C’est une thèse identifiée en psychologie sociale (je reviendrai sur cette particularité), menée sous la direction de Jodelet, professeure en psychologie sociale. Les éléments du titre laissent percevoir deux perspectives. D’une part, une vision complexe de l’apprentissage, éloignée de l’idée qu’apprendre c’est savoir que : apprendre, c’est s’approprier. D’autre part, le projet de contribuer à fonder le champ de la didactique de l’histoire en en posant quelques premiers éléments.

Suivant de peu celle de Lautier (1992), la thèse d’Audigier (1993), Les représentations que les élèves ont de l’histoire et de la géographie. À la recherche des modèles disciplinaires, entre leur définition par l’institution et leur appropriation par les élèves, est explicitement identifiée en sciences de l’éducation. Elle a été soutenue à l’université Paris VII en 1993, en lien avec le département Didactique des disciplines dans lequel Moniot (directeur de thèse d’Audigier) a développé une spécialité « didactique de l’histoire et de la géographie » (qui était initialement un cursus « sciences de la société » ; Moniot, 1992). Le titre marque à la fois convergence et distinction avec Lautier (1992). Convergence parce que l’idée de l’appropriation (plutôt que de l’apprentissage) est reprise, à côté de l’étude des représentations des élèves. Distinction parce que Audigier (1993) associe d’emblée histoire et géographie, ce qui correspond à un choix, celui d’étudier la discipline scolaire selon ses modes de présence dans l’espace scolaire, en pensant ensemble histoire et géographie comme des disciplines du social, et ce choix parcourt tous les travaux d’Audigier. Son projet, pour cette thèse, est de « construire une “théorie” de l’histoire et de la géographie scolaires » ou, dit autrement, de « construire un modèle de ces disciplines » (p. 10), d’où les éléments du titre : à la recherche des modèles disciplinaires, entre leur définition […] et leur appropriation.

Dernière de cette première vague de recherches doctorales françaises pour la didactique de l’histoire, la thèse de Tutiaux-Guillon (1998) présente des caractéristiques institutionnelles semblables à celle d’Audigier (1993) : identifiée en sciences de l’éducation, soutenue à l’université Paris VII, sous la direction de Moniot. Son titre, L’enseignement et la compréhension de l’histoire sociale au collège et au lycée. L’exemple de la société d’Ancien Régime et de la société du XIXe siècle, ouvre en quelque sorte de nouveaux chantiers pour la didactique de l’histoire. Dans cette étude, le versant enseignement est explicitement introduit, et la perspective de l’appropriation, présente chez Lautier (1992) et Audigier (1993), disparait au profit de la compréhension ; en l’occurrence, la compréhension par les élèves d’un concept, celui de société, dans deux contextes historiques, l’Ancien Régime et le 19e siècle. Il ne s’agit donc plus d’un questionnement large sur la discipline scolaire et ses modes d’existence (que ce soit dans les représentations des élèves et des enseignant⋅e⋅s, ou dans les textes officiels), mais bien d’une étude ciblée, contextualisée : un objet spécifique, dans un espace identifié, celui de l’enseignement dans le secondaire. D’une certaine façon, cette thèse montre l’affirmation de la didactique de l’histoire en tant qu’espace de recherches, dans la suite de ce que Lautier (1992) et Audigier (1993) ont défriché. Son introduction est révélatrice de cela :

La didactique de l’histoire se construit progressivement depuis surtout une dizaine d’années. Dans le développement de ce champ de recherche, l’unité de didactique de l’histoire, de la géographie, de l’éducation civique, de l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique, auquel a succédé en 2010 l’Institut français de l’éducation), a joué un rôle essentiel. Les recherches conduites par François Audigier ont ouvert bien des chantiers de recherche, et initié bien des interrogations. Nous avons la chance d’avoir pu y travailler depuis la fin des années 70, et cette thèse, toute personnelle qu’elle soit, en porte sans doute la marque. L’intérêt des équipes de recherche, dès les années 80, s’est porté vers l’analyse distanciée, formalisée des réalités de l’enseignement et de l’apprentissage

Tutiaux-Guillon, 1998, p. 1

Tutiaux-Guillon (1998) ancre explicitement son travail dans le contexte des recherches menées à l’Institut national de recherche pédagogique, et auxquelles elle a participé, sous la direction d’Audigier. Lautier est citée, un peu plus loin, en p. 2 de l’introduction. Par ailleurs, cette étude introduit une modalité de travail non mobilisée dans les deux thèses précédentes : entrer dans les classes, et y observer les pratiques.

De fait, ces trois thèses montrent le passage d’un projet de construire, ou contribuer à construire, la didactique de l’histoire comme champ de recherches, à son affirmation. Ces travaux ont donné des orientations fortes à la didactique de l’histoire, en impulsant sa structuration comme espace scientifique avec une première armature théorique.

4. Constructions de cadres théoriques, contributions au développement de la didactique de l’histoire

Les orientations théoriques de l’ensemble de ces trois thèses dessinent en partie ce que seront certaines des ressources interprétatives de la didactique de l’histoire, par les notions, concepts, théories mobilisés, ainsi que par les références convoquées. Trois grandes orientations se distinguent et traversent ces travaux : la mobilisation de l’épistémologie de l’histoire scientifique, l’emprunt de concepts et théories de la psychologie sociale, l’ancrage en sciences de l’éducation et en didactique. Ces orientations ne sont pas exclusives, mais elles traversent les trois thèses étudiées ; d’autres aspects théoriques apparaissent également, de façon moins massive. L’étude de la façon dont chacune de ces trois orientations théoriques s’actualise dans les thèses est présentée chronologiquement, en considérant ce que la première thèse (celle de Lautier [1992]) inaugure, puis la façon dont cela est repris (ou non) par Audigier (1993). L’accent est parfois mis sur certains développements selon les choix des chercheur·ses. Puis, la thèse de Tutiaux-Guillon (1998) permet en quelque sorte de faire le point pour regarder où en est la didactique de l’histoire des cadres théoriques initiés par ses prédécesseurs.

4.1 L’épistémologie de l’histoire scientifique

Cette question de l’articulation avec l’épistémologie de la science éponyme traverse nombre de didactiques, et probablement de façons diverses. Pour la didactique de l’histoire, c’est une question sensible, empreinte de rapports teintés d’indifférence – voire de mépris des historiens envers les didacticiens (Lautier et Allieu-Mary, 2008) –, et qui reste prégnante. En atteste le titre d’un ouvrage récent, Didactique et histoire. Des synergies complexes (Lalagüe-Dulac, Legris et Mercier, 2016) dont le projet est de contribuer à « un rapprochement qui exigera des déplacements dans les deux communautés [des historiens et des didacticiens de l’histoire] » (p. 18). Comment l’articulation avec l’épistémologie de l’histoire a-t-elle pris forme dans les premiers travaux en didactique de l’histoire ?

Lorsque Lautier (1992) va voir chez les historiens, son intention est affichée. Il s’agit pour elle d’explorer les caractéristiques du travail historien et de la connaissance historique pour mieux comprendre et interpréter les positions qu’enseignant⋅e⋅s et élèves entretiennent avec la discipline scolaire. Pour cela, elle prend trois angles d’attaque (Lautier, 1997, p. 15) qui correspondent, selon elle, à des « points d’ancrage » pour les enseignant⋅e⋅s et les élèves lorsqu’en situation scolaire chacun⋅e à sa manière fait avec ou se confronte à l’histoire qu’il faut comprendre ; ces trois angles d’attaque sont les concepts, la compréhension narrative, les valeurs, ce qui renvoie sans ambigüité à des questions d’ordre épistémologique.

Pour examiner la question des concepts, Marrou, avec sa typologie de concepts selon cinq catégories, Veyne et Braudel (les auteurs mentionnés sont mobilisés par Lautier [1992], sont principalement convoqués et référencés dans sa bibliographie. Par conséquent, ils ne figurent pas dans la bibliographie de cet article. Ce choix reste le même pour toutes les références mobilisées dans les trois thèses étudiées). Lautier (1992) souligne les aspects sensibles liés à la manipulation des concepts en histoire, notamment le risque de l’anachronisme que pourrait induire la tentation de procéder à des catégorisations généralisantes. Vient ensuite la compréhension narrative, aspect central croisant ordre du temps (indissociable de l’histoire) et ordre du récit. Lautier (1992) revient sur les différentes théories à propos de la place du récit dans l’histoire scientifique. Elle rappelle le moment, dans le courant des Annales, de dévalorisation du récit et de disqualification de l’évènement en mobilisant les réflexions de Le Goff, de Braudel et de Ricoeur avec son ouvrage Temps et récit. De cet ouvrage, Lautier (1992) retient que le savoir historique procède de la compréhension narrative, sans pour autant perdre de sa scientificité dès lors que sont pensés des niveaux de coupure épistémologique, par les procédures, les entités, la temporalité. Ces coupures épistémologiques pourraient alors être pensées et transposées dans un contexte scolaire d’apprentissage de l’histoire.

Enfin les valeurs, car il n’existe finalement pas d’histoire « neutre » (Lautier, 1992, p. 32), tout fait historique étant construit par l’historien, travaillant avec son rapport aux valeurs, ses choix, ses questions (Febvre, 1953), et selon des contextes sociopolitiques. L’enjeu serait alors de prendre conscience de ces rapports aux valeurs pour reconnaitre « la part de l’idéologie […], dans la rencontre avec l’histoire » (Lautier, 1992, p. 62).

Lautier (1997) montre par ses analyses que ces réflexions épistémologiques développées par des historiens laissent des traces dans la sphère scolaire, des influences, des effets, qu’ils soient explicites (au travers de cours dispensés aux future⋅s enseignant⋅e⋅s durant les périodes de formation), implicites (en termes de représentations sociales véhiculées de multiples façons), ou « sources d’achoppement » (p. 37). Cela affecte les représentations que les enseignant⋅e⋅s se construisent de la discipline scientifique et de la discipline scolaire, et ensuite les formes que prend cette dernière en situation scolaire.

Il est à noter enfin que toutes les références à l’histoire scientifique renvoient bien à la nature de la connaissance historienne. Les travaux des historiens ne sont pas mobilisés lorsque sont étudiés des faits historiques (la crise de 1929, la Première Guerre mondiale, la société d’Ancien Régime…) ou des concepts travaillés au sein de l’histoire scolaire (la monarchie absolue, la dictature, la démocratie…). Rien ne réfère à la notion de transposition didactique. L’enjeu n’est pas de porter un regard sur les savoirs savants et sur les savoirs scolaires, ce qui, en histoire, renvoie bien souvent à un constat de distorsion. Il s’agit plutôt d’analyser ce qui émerge des discours des élèves, au regard d’éléments qui peuvent éclairer leurs processus, leurs positions, pour en rendre compte sans référer à ce que serait un savoir de référence.

Lautier (1992) a ainsi contribué à poser explicitement une articulation entre épistémologie de l’histoire et didactique de l’histoire ; il faut d’ailleurs mentionner que dans sa bibliographie (catégorisée), une partie s’intitule « Le regard de l’épistémologie de l’histoire » et on y compte 88 références.

Audigier (1993) fait aussi usage des éclairages de l’épistémologie de l’histoire, mais de façon différente. Chez Lautier (1992), un chapitre est consacré à cet aspect pour présenter et discuter l’épistémologie de l’histoire, ainsi que pour travailler avec elle ; et, point significatif, c’est le premier chapitre, « Richesses et ambigüité de l’histoire ». C’est donc un cadre fort du travail entrepris. Audigier (1993) en use autrement, de façon beaucoup plus disséminée au fil de sa réflexion, avec des renvois à des écrits d’historiens. Ces références lui permettent principalement d’éclairer des aspects de la discipline scolaire : les finalités (où sont convoqués, entre autres, Ricoeur et Koselleck), les contenus (avec Le Goff, Nora, Burguière et Agulhon) ; mais aussi des caractéristiques qui traversent histoire des historiens et histoire scolaire, comme le rapport présent-passé, la narration et l’explication, l’ordre du temps, les concepts… On retrouve alors Pomian, Ricoeur, Marrou, Le Goff et de Certeau. Les auteurs cités par Audigier (1993) étaient déjà présents chez Lautier (1992), mais de façon plus fournie chez cette dernière (nombre d’auteurs ont davantage de références citées en bibliographie chez Lautier que chez Audigier).

Les références à l’épistémologie de l’histoire scientifique s’installent dans la didactique de l’histoire, non pas comme une référence qui incline vers la révérence, mais avec un statut d’outils permettant d’éclairer ce qui se passe en situation scolaire.

4.2 Concepts et théories issus de la psychologie sociale

L’ancrage institutionnel et scientifique de la thèse de Lautier (1992) donne d’emblée une place forte à la psychologie sociale. Elle précise, dès le début, que « le regard psychosocial servira de cadre théorique fédérateur » (p. 7). Là aussi, ce cadre est construit pour servir l’interprétation de ce qui est désigné comme le « pôle du savoir » qui « est appréhendé » (p. 7) par les différent⋅e⋅s acteur⋅rice⋅s, professeur⋅e⋅s et élèves, selon la représentation que chacune se fait de la situation d’enseignement et d’apprentissages, mais aussi pour servir l’analyse des interactions entre les trois pôles : savoir, enseignant⋅e, élève.

Est convoqué dans ce cadre le « paradigme des représentations sociales » (p. 7), entre autres avec Moscovici et Jodelet, en ce qu’il permet d’éclairer des processus de construction de savoirs et de concepts en histoire (objectivation par sélection, décontextualisation, schématisation et naturalisation, ancrage par intégration dans un système de pensée sociale et interprétation de la nouveauté). À côté de ce paradigme, apparaissent également des références qui renvoient aux rôles psychosociaux et aux représentations des situations (avec Rocheblave-Spenlé, Abric et Gilly) ; cela constitue une ressource pour interpréter les situations, choix privilégié à la notion de contrat didactique (p. 10-11). Enfin (pour ne citer que les principales références), Lautier (1992) mobilise aussi la notion de polyphasie cognitive, élaborée par Moscovici (1976), pour lire les « modalités d’appropriation » (p. 20) de l’histoire qui font se côtoyer pensée naturelle et pensée scientifique.

Chez Audigier (1993), de façon attendue (si l’on considère son ancrage institutionnel qui se démarque de celui de Lautier), les références à la psychologie sociale sont beaucoup moins fortes. Elles se réduisent principalement au concept de représentation sociale (concept paradigmatique chez Lautier [1992]), mobilisé parce que l’histoire et la géographie sont des disciplines pour penser le monde qui nous entoure, parce que les savoirs scolaires sont pensés sous le sceau des représentations sociales (qui permet de considérer pensée représentationnelle et pensée scientifique) et parce que cela aide à analyser les représentations que les élèves ont de l’histoire et de la géographie (partie 3 de la thèse). Si Moscovi et Jodelet figurent dans la bibliographie d’Audigier (1993), plusieurs chercheur⋅se⋅s mentionné⋅e⋅s par Lautier (1992) n’y figurent pas : Abric, Rocheblave-Spenlé, Monteil, Tajfel, Flament…

Mais la psychologie sociale – plus particulièrement la théorie des représentations sociales – fait partie des ressources dans lesquelles Audigier (1993) puise.

4.3 Sciences de l’éducation et didactique(s)

À côté des références à l’épistémologie de l’histoire scientifique et à la psychologie sociale, la dernière orientation concerne de façon large les sciences de l’éducation (champ scientifique lui aussi encore en construction puisque la première chaire de sciences de l’éducation a été créée en 1967, avec Mialaret), et de façon plus circonscrite certaines didactiques.

Lautier (1992) fait référence à Chervel (référence aujourd’hui convoquée de façon presque ordinaire), dont les travaux en histoire de l’éducation sont alors contemporains et contribuent à penser la discipline scolaire. Puis elle souligne la particularité « du regard du didacticien » (p. 5) qui éclaire les « processus et les conditions d’appropriation par les élèves de chaque domaine particulier du savoir » (p. 5), selon la proposition de Vergnaud (1978). Deux premières références pour construire une réflexion didactique, dont l’une est ancrée dans l’histoire de l’éducation et l’autre en psychologie, deux disciplines contributoires des sciences de l’éducation qui ont fortement nourri les débuts des didactiques.

Lautier (1992) se tourne également vers la didactique des mathématiques et la didactique des sciences, deux domaines quasi précurseurs dans le champ des didactiques. Elle discute la notion de situation (Brousseau et Chevallard) et de contrat didactique (Brousseau) pour expliquer que, pour l’histoire scolaire, il lui semble plus opérant de penser les représentations de la situation à partir des théories de la psychologie sociale. Du côté de la didactique des sciences (avec Astolfi, Tiberghien et Giordan, entre autres), ce sont les questions relatives aux conceptions des élèves (terme auquel elle préfèrera celui de représentations) et aux coupures épistémologiques en référence à Bachelard qui attirent son attention. Sur ce dernier point, Lautier (1992) s’attache à souligner la coexistence des pensées naturelle et scientifique plutôt que penser les distorsions entre l’une et l’autre.

À côté de ces mises en discussion ou éclairages, Lautier (1992) rassemble dans une catégorie de sa bibliographie 64 références se voulant comme une « contribution à la didactique de l’histoire » (p. 548). On y trouve, entre autres, Audigier, des travaux de l’Institut national de recherche pédagogique, Moniot, Citron, Marbeau et des historien⋅ne⋅s qui (de façon ponctuelle ou soutenue) se penchent sur l’histoire enseignée, comme Braudel, Ferro, Joutard, Ozouf et Luc, pour ne citer qu’elle·eux. Il est intéressant de noter que parmi ces références, très peu seraient aujourd’hui inscrites spécifiquement dans le champ des didactiques en tant que disciplines de recherches. Ces contributions ont bien vocation à circonscrire une didactique disciplinaire, et c’est probablement le lot de toute didactique à ses débuts.

Chez Audigier (1993), la perspective de penser la discipline scolaire constitue l’entrée forte, qui structure les référents théoriques, ces derniers venant alimenter la réflexion et éclairer les analyses autour de l’objectif. Chervel est bien sûr présent. Pour explorer les référents des savoirs enseignés, Chevallard et Martinand sont mentionnés, mais en spécifiant que leurs travaux s’ancrent en mathématiques et en sciences de la matière ce qui l’amène à préciser que pour l’histoire et la géographie, les choses ne se jouent pas tout à fait de la même façon. Des travaux de Chevallard, et de Verret, sur la transposition didactique, Audigier (1993) souligne la question du temps scolaire en ce qu’il contraint et organise les savoirs enseignés. Il explore également la notion de contrat, du côté de Filloux, de Brousseau, de Balacheff, pour proposer plutôt l’expression de contrat disciplinaire. Forquin apparait pour discuter la notion de culture scolaire, Perrenoud pour le métier d’élève (notion introduite dans la conclusion de Lautier [1992]), Develay pour l’épistémologie scolaire. De nombreux travaux menés sous l’égide de l’Institut national de recherche pédagogique sont également mentionnés. Dans cette thèse (Audigier, 1993), les références mobilisées sont davantage ancrées dans le champ des sciences de l’éducation que chez Lautier (1992), cela entrant en cohérence avec l’objectif du travail mené.

Avec ces thèses, en France, la didactique de l’histoire se glisse dans le champ des sciences de l’éducation ; comme d’autres didactiques, elle en devient une discipline contributoire. Se perçoit pourtant comme un flottement, entre emprunts à d’autres didactiques (alors plus développées), références relevant des sciences de l’éducation, mais aussi à la discipline de compagnonnage, l’histoire. Pour autant, si l’ensemble composite des références peut être perçu comme un flottement, cela dessine aussi l’image d’une discipline de recherche qui s’enrichit de ces emprunts pour parfois s’en démarquer, et pour construire ses propres références, selon un processus d’autonomisation, tel que le soulignait déjà Lautier (1992) :

On […] perçoit une façon de penser la nécessité de spécifier une didactique disciplinaire (en l’occurrence, didactique de l’histoire) en articulant de façon contrôlée, ou réfléchie, autonomie (dans des démarches, des objets d’étude) et objets partagés (des concepts, des références), avec des emprunts « assumés ». […] Encore ne faudrait-il pas que les références théoriques se croisent sans se rencontrer ; ni que la déférence envers l’une ou l’autre de ces disciplines nuise à l’autonomie de la démarche. Autrement dit, la didactique de l’histoire doit à la fois maîtriser, contrôler les différents apports et forger un regard spécifique ; prendre la distance nécessaire pour ne pas subir les impositions normatives de la discipline de référence […], mais aussi se garder de l’apparente facilité des emprunts aux didactiques voisines.

p. 452

4.4 Des références qui s’affirment ou s’estompent ? Un point d’étape

Pour faire le point sur ces multiples références, regardons ce qu’il en est dans la thèse de Tutiaux-Guillon (1998), où la place des éléments du cadre théorique est toute autre. Le concept de représentation sociale y est présent, il est identifié comme « une approche désormais classique en didactique » (p. 3), mais c’est le seul emprunt à la psychologie sociale ; ne figurent dans la bibliographie que quelques références de Moscovici et Jodelet.

L’épistémologie de l’histoire scientifique est là aussi, mais ce qui y réfère est beaucoup moins discuté, un peu comme si les travaux antérieurs avaient permis d’introduire ces aspects, tout au moins ceux jugés utiles pour une réflexion didactique, et cela permet dès lors d’en faire un appui pour développer des analyses didactiques. Dans la thèse de Tutiaux-Guillon (1998), apparaissent des références à Ricoeur (à propos de l’histoire comme texte et à propos du récit), à Veyne (pour les concepts), à Marrou (pour le récit et pour la question du temps), bref des références déjà introduites dans les deux thèses précédentes et solidement articulées à des préoccupations didactiques. Mais Tutiaux-Guillon (1998) introduit également des références historiographiques à propos des objets qu’elle étudie, elle mentionne des dictionnaires d’histoire (Tulard, Fayard et Ferro ; Bluche) et des écrits de Vovelle sur la Révolution, Le Goff, Nora et Moulin, entre autres, sur la composition des sociétés selon certaines époques de l’histoire. Ce sont là des références à l’historiographie pour éclairer la nature des savoirs en jeu dans les situations scolaires étudiées.

Pour étudier le concept de société, central dans son travail, elle croise plusieurs références, en psychologie avec Vygotski, en histoire avec Veyne (cela a été déjà mentionné) et en didactique avec Lautier. Cette dernière est fréquemment mentionnée, ainsi que les travaux menés par les équipes de l’Institut national de recherche pédagogique ; les références à Audigier sont nombreuses (16 ouvrages ou textes sont cités en bibliographie), tout comme celles renvoyant à des travaux issus des rencontres nationales de la didactique de l’histoire et de la géographie ou encore aux travaux de Moniot.

Tutiaux-Guillon (1998) développe sa réflexion sur un soubassement installé, qui se solidifie, et qui constitue un étayage à partir duquel sa recherche se développe.

Des lignes fortes, récurrentes, semblent donc se stabiliser (qui nourriront les travaux postérieurs en didactique de l’histoire) à l’issue de cette vague de production de recherches doctorales : la prégnance affirmée des références à l’épistémologie et également à l’historiographie ; la présence de concepts formalisés par la psychologie sociale, notamment celui de représentations sociales, mais qui apparaissent de façon moins importante au fil de ces trois thèses ; la construction d’un modèle de la discipline scolaire pour l’histoire scolaire. Des mises à l’écart sont à noter, notamment en ce qui concerne certaines notions en psychologie sociale (comme les représentations de la situation, les rôles sociaux) ainsi que des emprunts à la sémantique linguistique. Un passage se dessine, au fil de ces trois thèses, d’une interrogation sur la nature de ce dont on parle à la construction de la didactique de l’histoire, avec des outils et des cadres interprétatifs.

Ces travaux ont donné des orientations fortes à la didactique de l’histoire, en impulsant sa structuration comme espace scientifique, et en même temps ils sont colorés par des cheminements et des choix spécifiques. Parce que les recherches ne sont pas désincarnées, regarder les cheminements de chacun⋅e des chercheurse⋅s peut aider à comprendre les orientations données aux travaux de recherches d’un champ scientifique en construction.

5. Des travaux scientifiques articulés à des contextes et des parcours personnels

5.1 Des questionnements qui prennent naissance dans des situations professionnelles

Au début de leur parcours professionnel, chacun⋅e de ces trois chercheur⋅ses a été professeure d’histoire-géographie dans le secondaire. Cela n’est d’ailleurs pas spécifique à la didactique de l’histoire, ce sont souvent des enseignant⋅e⋅s qui ont oeuvré, en venant vers la recherche, à structurer les didactiques. En France, la fin des années 1960 et les années 1970 ont aussi été le moment d’expérimentations pédagogiques, notamment sous la houlette de Legrand, liées (entre autres) à la mise en place du collège unique. Le lien avec ce contexte d’expérimentation pédagogique est en rapport avec les travaux des trois thèses étudiées ici. Lautier a exercé pendant huit ans dans un collège expérimental, expérience qu’elle décrit ainsi : « c’était un établissement qui n’avait plus de “moyens”, mais qui continuait à fonctionner avec des enseignants très engagés (tutorat, groupes de niveau-matière, concertation hebdomadaire des enseignants de chaque équipe…). J’ai beaucoup appris des pratiques quotidiennes collectives » (communication personnelle en réponse à la question « Quel a été votre parcours antérieur à la thèse, votre formation initiale, votre première situation professionnelle ? », avril 2017). Audigier (1992) a enseigné dans un des collèges expérimentaux en groupe de niveau, fonctionnant sous la direction de Legrand ; il écrit à ce propos : « [n]ous y parlions rénovation des contenus, pédagogie différenciée, concertation, liberté pédagogique, nécessaire complémentarité des contenus et des méthodes… […] J’ai beaucoup appris ! » (p. 22). Quant à Tutiaux-Guillon, elle a participé aux débuts de sa carrière à une « équipe de terrain » de l’Institut national de recherche pédagogique, dans le cadre d’une expérimentation de programmes par objectifs, à partir de 1976.

Bref, des débuts de parcours empreints d’engagements professionnels, suscitant des questionnements sur les situations vécues en articulation avec un mouvement plus général de modification des pratiques. Mais des éléments complémentaires viennent mieux éclairer certaines orientations théoriques et certains choix des objets de recherche. Les constats de la partie précédente ont montré comme deux directions, une portée par Lautier (1992) dont la thèse se situe dans le champ de la psychologie sociale et est rattachée à l’École des hautes études en sciences sociales, l’autre portée par Audigier (1993) et Tutiaux-Guillon (1998), tout⋅e deux en sciences de l’éducation et rattaché⋅e·s à l’université Paris VII.

5.2 Des parcours personnels pour entrer en recherche

Au-delà de ces contextes professionnels qui révèlent une forme de convergence, reprenons le cheminement de chacun⋅e de ces trois chercheur⋅ses vers la didactique de l’histoire.

Dans son parcours personnel, Lautier a rencontré un peu par hasard Gilly, professeur de psychologie sociale à l’université d’Aix-en-Provence pour « un petit projet (lié à l’apprentissage des élèves en histoire) » (N. Lautier, communication personnelle, avril 2017). C’est là qu’a émergé (à partir des échanges avec Gilly) la possibilité d’envisager un projet de thèse. Puis, de retour à Paris, Lautier rencontre Jodelet, par l’intermédiaire de Gilly ; elle s’engage dans un diplôme d’études approfondies et poursuit en doctorat sous la direction de cette dernière. La fréquentation avec la psychologie sociale imprègne les premiers pas de Lautier dans la recherche ; et elle explique qu’elle y trouve une adéquation avec ses questionnements professionnels, tels que « que se passe-t-il dans la tête de mes élèves ? Pourquoi certaines informations sont-elles si difficiles à faire comprendre ? » (N. Lautier, communication personnelle, avril 2017).

Allons du côté d’Audigier. À propos de ses débuts de formation universitaire à La Sorbonne, il souligne qu’il fut particulièrement intéressé par les phénomènes économiques qui constituaient une orientation de la géographie : « ces derniers m’intéressent mille fois plus que tout ce qui est rangé sous la rubrique géographie physique […]. Les activités humaines sont autrement plus complexes et se dérobent en permanence à tout enfermement de laboratoire » (Audigier, 1992, p. 20). Cela marque un début d’itinéraire dans lequel l’intérêt pour le social se construit et s’affirme. Il y rencontre également la réflexion épistémologique de certains historiens (Bloch, Marrou, Ricoeur). Puis « les concours passés […] et en poste dans un lycée » (p. 21), la volonté de faire de la « recherche pédagogique » (p. 21) le pousse à rencontrer Marbeau, qui travaille alors à l’Institut national de recherche pédagogique. Contrairement à ce qui se produit pour Lautier, cette rencontre n’est pas liée à une part de hasard et de circonstances, elle est voulue en ce que c’est Audigier qui prend rendez-vous avec Marbeau. S’engage alors une collaboration, Audigier prenant une place active dans les réflexions et travaux menés au sein de l’Institut national de recherche pédagogique (il y occupe rapidement un poste à mi-temps, puis à temps plein). Parallèlement, en lien avec ses intérêts et curiosités, il participe aux « premières actions de formation de la nouvelle Unité d’enseignement et de recherche de didactiques des disciplines de l’Université de Paris VII » (p. 23) et rencontre à cette occasion Moniot.

Quant à Tutiaux-Guillon, après une formation initiale presque classique, licence d’histoire et licence de géographie, maitrise d’histoire, certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré, agrégation, c’est sa participation à une expérimentation de l’Institut national de recherche pédagogique (mentionnée plus haut) qui la conduit à rencontrer les chercheur⋅se⋅s de la section des sciences humaines de cet Institut, dont Audigier. Rappelons que l’Institut national de recherche pédagogique impulse fortement le développement de recherches autour des pédagogies expérimentales, du collège unique et du lien entre école primaire et collège. Dans ce contexte, la collaboration amorcée se poursuit, notamment par la responsabilité d’équipes de recherches. La motivation qui préside à ce début d’itinéraire répond à un intérêt personnel pour « enseigner autrement » (N. Tutiaux-Guillon, communication personnelle en réponse à la question « Comment, et pourquoi, avez-vous rejoint les équipes de l’Institut national de recherche pédagogique ? », avril 2017) qui fait écho aux questionnements travaillés par cet Institut.

Il s’avère que des questionnements ancrés dans l’exercice de la profession d’enseignant⋅e s’articulent aux interrogations plus générales sur les pratiques scolaires, en lien avec la réforme du collège unique, et les projets de rénovation pédagogique. La conjugaison de ces éléments contribue indubitablement à mettre certain⋅es enseignant⋅e⋅s en mouvement vers la recherche ; tel est le cas de nos trois chercheur⋅ses. À cela s’ajoute ensuite un élément qui colore le parcours de recherche : l’inscription dans une institution de recherche, car il a fallu des lieux institutionnels pour héberger ces travaux ouvrant un nouvel espace scientifique. On le voit ici, entre rattachement à l’École des hautes études en sciences sociales ou rattachement à l’Unité d’enseignement et de recherche de didactiques des disciplines de Paris VII, l’effet sur la construction des cadres de la recherche est patent.

5.3 Subjectivité des parcours et contribution à un espace collectif de recherches

Croiser les éléments d’identification des thèses et les parcours de leurs auteurs permet d’éclairer les chemins pris, et les ancrages qui se construisent pour les travaux menés. Ces parcours de recherches sont colorés par des chemins individuels, par des circonstances, par des choix intentionnels (comme celui d’Audigier lorsqu’il rencontre Marbeau) ou par des hasards (comme pour Lautier qui a l’occasion de travailler avec Gilly). Dans son introduction, lorsque Lautier (1992) souhaite clarifier l’histoire dont nous parlerons, elle esquisse des propositions pour circonscrire ce qu’est l’« Histoire », et elle se réfère pour cela à Veyne, Aron et J Le Goff. Elle cerne alors « trois grandes composantes : des intentions, […], du hasard […], des conditions objectives […] » (p. 2). Il semble bien que ces composantes, intentions, hasard, conditions objectives, aient joué en partie dans la construction des parcours de chacun⋅e de ces trois chercheur⋅se⋅s ; et ce sont ces parcours, avec leurs caractéristiques, qui contribuent à donner forme à une discipline de recherche en déposant dans un espace scientifique références théoriques, travaux empiriques, propositions de généralisations.

Cela renvoie aussi à la proposition de Cohen-Azria (2016) d’une étude de la « subjectivation de la recherche par la prise en compte du chercheur » (p. 131) au sein du « collectif scientifique » (p. 132). Si, pour suivre Cohen-Azria, les recherches « prennent sens dans l’histoire de la discipline [scientifique] » (p. 132), elles prennent sens également par rapport au sujet qu’est la⋅le chercheur⋅se avec son parcours singulier (comme nous l’avons vu au-dessus) et par sa place dans des contextes spécifiques (institution, équipe de recherche…). De fait, si la publicisation de thèses constitue des moments particuliers dans la construction d’une discipline scientifique, il faut aussi les penser comme des moments dans des parcours individuels. L’analyse menée ici a tenté d’éclairer ces deux aspects : la thèse comme production d’un⋅e chercheur⋅se, teintée par des décisions, des éléments de parcours, et la thèse comme objet déposé dans un espace scientifique, mettant à disposition éléments théoriques et propositions de formalisations consécutives aux analyses menées.

C’est dans l’entrecroisement de ces deux dimensions, dynamique individuelle et implication dans un collectif, qu’une discipline scientifique se développe, s’affirme…

6. Conclusion

Ces trois thèses ont déposé des ressources théoriques dans l’espace de la didactique de l’histoire, des concepts, des notions, avec des références provenant d’autres disciplines scientifiques. Peut-on parler, à propos de ces références, d’emprunts et de recompositions comme l’évoque Tutiaux-Guillon dans un article de 2001 ? Elle souligne que « les didactiques de l’histoire et de la géographie construisent largement leur spécificité […] sur des emprunts » (Tutiaux-Guillon, 2001, p. 86), sans omettre toutefois de préciser que « le nomadisme des concepts et modèles est […] un procédé courant » (p. 86 ; voir Stengers, 1987), et qu’alors il peut y avoir un processus de recomposition afin de donner une cohérence à la construction d’un cadre théorique. Mais il faut aussi envisager qu’il s’agit d’usages contextualisés de ce qui circule dans l’espace scientifique des sciences humaines et sociales, ou dans l’espace proche de la⋅du chercheur⋅se. Les concepts, théories, modèles ne peuvent se multiplier en permanence, ceux qui circulent donnent déjà bien à penser et s’offrent à des façons de les circonscrire et de les spécifier plus finement en fonction d’ancrages distinctifs. Ces usages contextualisés dépendent aussi probablement des postures individuelles, construites selon des parcours, questionnements et intentions, voire des appartenances institutionnelles, singuliers à chaque fois, nous l’avons vu avec ces trois chercheur⋅se⋅s. Les cadres théoriques des recherches en didactique de l’histoire s’étoffent, explorent de nouvelles questions et continuent de faire usage de ce qui circule dans les espaces de recherches en sciences humaines de façon assumée.

Lautier, Audigier, Tutiaux-Guillon, chacun⋅e à leur manière et dans un processus de cumulativité, ont oeuvré à construire, pour la didactique de l’histoire en France, « des modèles et des concepts spécifiques qui fonctionnent comme des ressources propres au champ [concerné] et font partie de [son] capital intellectuel spécifique » (Thémines, 2016, p. 103). Ces premiers échafaudages théoriques ont permis d’éclairer des questionnements et ont irrigué d’autres recherches qui, à l’instar de celle de Tutiaux-Guillon, ont pu et peuvent s’installer dans des constructions théoriques opérantes et se situer dans un domaine scientifique mieux circonscrit. Pour autant il ne faut pas occulter que, toutes euristiques que soient ces premiers échafaudages, ils ont probablement laissé dans l’ombre certains aspects des objets étudiés. Ce sont bien d’autres emprunts, d’autres formalisations, d’autres mises en interaction, qui permettent de rendre saillants d’autres facettes des objets d’étude, d’autres angles d’analyse, selon d’autres questionnements, et qui participent de l’enrichissement du capital théorique.

Cet article explore principalement certains développements théoriques en didactique de l’histoire, en les contextualisant et voulant leur réattribuer une part de la subjectivité des chercheur⋅se⋅s. Mais une autre facette participe également du capital spécifique d’un champ de recherches et n’a pas été abordée ici ; il importe de la mentionner, car elle est tout aussi essentielle. Il s’agit des données empiriques, des matériaux collectés au sein de ces travaux, et qui sont aussi des ressources constitutives d’un espace scientifique, peut-être insuffisamment valorisées. Nos trois chercheur⋅ses ont construit des corpus cumulant de nombreuses données. Sans distinguer ce qui relève du travail de chacun⋅e, et avant tout pour donner un aperçu des principales données, on recense des entretiens auprès d’enseignant⋅e⋅s (28), auprès d’élèves (113) ; des questionnaires adressés aux enseignant⋅e⋅s (212) et aux élèves (489) ; des observations de classe (44 h) ; le tout assorti de données complémentaires (autres observations, entretiens et questionnaires). Cette évocation rapide voudrait souligner l’importance, pour les didactiques, à accorder au terrain, aux acteur⋅rice⋅s, aux situations, car cela reste l’espace privilégié des recherches en didactiques, ainsi que leur horizon praxéologique.

Pour ouvrir la réflexion plutôt que pour conclure, l’étude présentée ici, pour partielle qu’elle soit au vu des choix opérés quant aux matériaux étudiés, espère servir, au moins en partie, les objectifs évoqués en introduction. Maintenir vivace le capital intellectuel spécifique de la didactique de l’histoire, afin que des travaux féconds, voire fondateurs, ne tombent pas dans des formes d’implicites qui occulteraient leurs apports. Mettre à nouveau en lumière (et cela ne saurait être vain) certains fondements théoriques de ce champ de recherches ; cela sert tout autant le processus cumulatif d’enrichissement d’une discipline scientifique que l’acculturation de tout⋅e chercheur⋅se entrant en didactique. Cette rencontre entre parcours individuel d’un⋅e chercheur⋅se et capital théorique et empirique d’un champ de recherche constitue une étape fondamentale tant pour le sujet qu’est la⋅le chercheur⋅se que pour le champ investi. Enfin, il s’agit d’apporter une éventuelle contribution à une cartographie ou à une historiographie de la didactique de l’histoire et de son développement, en France et dans d’autres pays, que ce soit sous une forme comparative ou autre.