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La visée ‘spatiale’ qui s’empare à la fois des allègements technologiques et des changements culturels de notre société, s’associe à la conception sonore dont les innovations en termes de dispositifs invitent les chercheurs créateurs de la scène à franchir de nouvelles frontières. Il est admis aujourd’hui que l’un des espaces que la conception sonore est parvenue à dépasser est celui qui le cloisonnait dans une fonction subsidiaire à la vue de l'action dramatique.

C’est à travers cette émancipation conceptuelle du son que la scène, autant pour l’artiste que pour le spectateur, se transforme alors en un champ d’expériences transgressives qui déplace la représentation vers l’expérimentation théâtrale (Losco-Léna, 2013)[1]. Ce transport que nous explorons dans la Chaire de recherche sur la dramaturgie sonore au théâtre, nous délocalise concrètement hors des limites du plateau, hors des lieux scéniques traditionnels à la manière d’une décontextualisation deleuzienne qui entend quitter une habitude, une sédentarité, pour libérer un ensemble de relations de leurs usages conventionnels et permettre une actualisation dans d’autres contextes (Deleuze & Guattari 1972 : 162).

Depuis cette délocalisation (Quéinnec 2014), vous voudrions rendre compte de ce que nous pourrions appeler une dramaturgie de l’audio mobilité[2] qui pousse le théâtre hors de ses gongs et transmute véritablement la scène en un réseau connecté sur un vaste environnement. Dans cet article, nous nous demanderons si le dispositif sonore, toujours plus mobile, en fabricant des circuits incessants et des relations fluctuantes entre la scène, des contextes extérieurs et les spectateurs, n’est pas l’occasion d’une mutation profonde d’un processus de création où le principe de mise en scène vacille devant l’étendue de cette géographie scénique. La réponse que le tournant spatial et la nature transitoire et dispersive du son nous suggèrent, nous la chercherons depuis Schechner dans un théâtre performatif et environnemental qui vient résonner avec la notion de carte deleuzienne aux dimensions géoesthétiques telles que défendues par Quirós & Imhoff (2014). Depuis cet ancrage théorique, nous exposerons alors deux étapes de notre projet, Cartographies de l’attente : un processus immersif et le dispositif scénique cartographique qui en émerge. Recherche création pour laquelle nous avons exploré, au cours du processus comme au moment de la présentation publique, notamment à travers sa double diffusion (scénique et électronique), un dispositif sonore qui marque notre volonté d’extension et d’intensification du territoire théâtral.

L’immersion

Julie Sermon parle d’une poétique de l’immersion quand elle fait référence à un théâtre dont “l’action théâtrale n’est plus perçue comme réalité feinte […] mais comme l’occasion et l’endroit d’une expérience performative […] étendue aux coordonnées de l’espace réel” (2012 : 238-239). Mais comment mieux déterminer cette poétique de l’immersion? Bernard et Andrieu définissent de manière générale “Le dispositif immersif [comme] un lieu, une instance ou un média dont l’efficacité performative est suffisante pour produire un effet inédit dans le corps” (2014 : 14). Plus loin, ils lient le caractère immersif d’un dispositif au fait que le corps “est embarqué (au sens d’embodiement) dans un milieu dont il ne contrôle pas les effets en lui dans le cours de l’interaction” (2014 : 15). Il s’agit alors d’une immersion dans un environnement étranger qui rend possible un déplacement des sens, une stimulation comme une errance. L’immersion en art qui nous intéresse s’inscrit dans cette action du corps dont l’expérience esthétique se caractérise davantage par l’intervention dynamique qui s’ensuit que par la contemplation. L’immersion constitue alors une situation[3] à partir de laquelle se saisit des expériences particulières éloignées des expériences habituelles pour produire une oeuvre inspirée du contexte immersif. Par ailleurs, et de plus en plus à l’aide des moyens numériques et plus précisément électroniques, l’immersion devient l’occasion d’une présence active du spectateur au coeur du processus de fabrication, troublant les frontières entre intime et public, représentation et présentation, entre jeu et spectacle.[4] L’approche sonore que nous voulons évoquer participe de ce champ immersif impliquant une méthode circonstanciée (Simon Harel 2015),[5] du processus d’écriture jusqu’à la forme finale qui intègre le spectateur au coeur du dispositif. Depuis les années 70, le concept de théâtre performatif et environnemental développé par Richard Schechner (1967-2008) nous paraît contenir les bases d’un espace théâtral immersif qui n’assignerait plus le son à une relation conditionnelle et univoque à l’action dramatique mais à la totalité de l’espace qui l’entoure, sans que cet espace soit limité ou hiérarchisé. À travers six axiomes, Schechner parle d’évènement théâtral pour désigner “un ensemble de transactions connexes” qu’il définit comme étant un tissu social complexe, un réseau d’ententes et d’obligations (2008 : 122). Dans ce continuum, il détermine le théâtre environnemental de deux façons; 1) l’espace transformé, où il y a “création d’un environnement par transformation de l’espace” et où l’acteur contrôle la situation et la place des spectateurs. 2) l’environnement négocié ou l’espace trouvé qui consiste en la mise en place d’un dialogue scénique avec “des espaces à l’intérieur d’autres espaces, des espaces qui contiennent, ou entourent, ou touchent, ou sont en relation avec tous les endroits dans lesquels se trouve le public et/ou les acteurs jouent. Tous les espaces prennent une part active dans tous les espaces” (2008 : 150). L’idée que certains d’entre eux soient cachés ou secrets est incluse dans le principe.

Si on adaptait ce concept (Schechner l’a défini à la fin des années 60) au langage numérique actuel, le théâtre environnemental dépasserait sa frontière physique pour déployer l’espace (de l’acteur comme du spectateur) en un réseau déjouant les oppositions binaires entre intérieur et extérieur, réel et virtuel, privé et public, fictionnel et factuel… pour se disséminer au sens derridien en un flux qui provoque des rapports d’incidence où s’entrelacent des points de vue locaux et des points de vues multiples de matériaux et de structures, de perceptions et d’interprétations, qui “[…] rendent la ligne théâtrale plus complexe et variée que dans les performances reposant sur la focalisation unique [...] comme une ville dont les lumières s’allument et s’éteignent, où il y a de la circulation et où l’on saisit des bribes de conversation” (2008 : 143). Cette conception mobile de la scène que nous pourrions ramener avec pertinence à la nature oscillante du son comme à la légèreté de ses outils contemporains, se confirme plus loin quand il insiste pour énoncer le théâtre performatif comme “un système interconnecté en mutation constante” (2008 : 184). Comme nous le verrons plus bas en rendant compte de notre expérience, le concept d’un théâtre environnemental pourrait s’inscrire dans un continuum de l’espace physique réel à un environnement virtuel numérique. Une juxtaposition de lieux et de réalités qui engendrent un nouvel espace complexe, hybride, interactif et toujours potentiellement à multiplier.

Si ce théâtre immersif et interconnecté prend tout son sens avec le spectateur il se révèle au moment du processus de création, et particulièrement celui qui entraîne le créateur sonore à sortir du théâtre (et du montage à partir de banque de sons) à l’aide des développements technologiques, en cherchant des expériences géographiques qui délocalisent son écoute vers des contextes extérieurs et étrangers, et ainsi à capter lui-même ses sons.

Depuis les années 1980, Daniel Deshays en France, preneur de son aussi pour le cinéma, ou Bernard Bonnier au Québec, génie de la musique électroacoustique, apportent une perspective contextuelle et électronique à la recherche d’un son pour la scène en facilitant l’enregistrement de paysages, de lieux, de personnes mais aussi en autorisant une manipulation sonore en temps réel. Un son du théâtre dont la pratique se libère en se rapprochant du Sound Art qui s’attache à l’espace réel et concret (Hellerman & Goddard 1983) mais qui peut se comprendre aussi “as an experimental mobile and public space” (Behrendt 2015). Démarche d’autant plus accessible qu’aujourd’hui, nos appareils audio-numériques toujours plus légers (téléphones, tablettes, ordinateurs portables), autonomes en énergie et à portée de main, captent, composent et diffusent en temps réel à travers une société en réseau dont “l’espace des lieux” est dépassé par “un espace des flux” (Castells 2002 : 293). Cet attrait du numérique qui rend compte de la puissance et de la pertinence transformative du son, Larrue le confirme quand il écrit que “La dynamique invasive [des technologies numériques] (elles s’insinuent partout), leur formidable capacité de migrer d’un environnement à l’autre en préservant leur intégrité, leur effet de contamination et d’hybridation font vaciller les modèles établis” (2011 : 177).

Une interaction réelle/virtuelle du son qui produit un élargissement de notre “audiosphère” (Joy 2012), mais ne garantit pas pour autant une perception comme une interprétation réfléchie du monde. Les mobility studies montrent, à travers le field recording (enregistrement sur le terrain), que ce n’est pas la qualité de la pratique ou de la technologie qui est en cause, mais plutôt la disposition et l’attitude autour de la chose produite (Chapman 2015),[6] face aux réalités socio-politiques et aux représentations culturelles qui façonnent le son capté. Owen Chapman reconnaît, dans la lignée de R. Schafer, que l’écologie sonore (1977) peut conduire à une nature relationnelle accrue des espaces et que, ces dynamiques d’engagement soulèvent des positions culturelles, environnementales et éthiques à considérer (Chapman 2015).[7] Il s’agirait alors de ne pas faire de ce lien de connivence entre le son et le contexte géographique un lien de subordination et d’instrumentalisation (tel un décor) pour un projet dramatique. Seulement, est ce que l’objet de la captation peut dépasser la quête efficace d’une qualité sonore? Guillaume Thibert, jeune créateur sonore, relate une recherche sonore auprès d’un village inu dans le nord du lac Saint-Jean :

Cette immersion nous a nourris au-delà du sonore. C’est la sensibilité de l’expérience qui fait écrire autrement, qui nous fera performer différemment. Derrière le son, il y a ce vécu sensible. Voilà l’intérêt de faire la cueillette de sons soi-même. Cette expérience compte pour donner des pistes au moment où l’on réinterprète ces captations devant le spectateur. Toute la démarche menée pour obtenir ces sons et les rencontres avec les gens, leur culture de pêcheur et de chasseur et leur paysage participeront à la structure de la performance.

Thibert 2016[8]

Dans une perspective intermédiale, cette conception du son s’attarde moins sur la question de son objet (repérable, acquis et reproductible) que sur celle des relations parfois fortuites dans l’en-cours de l’évènement d’une écoute qui divague.[9] L’intention de cette captation sonore pour la scène théâtrale confirmerait alors son lien avec l’art sonore qui est davantage une question d’approche, de façon de voir les choses, que de création d’oeuvres acoustiques en tant que telles (Chapman 2012). Aussi il nous semble que cette pratique audio mobile représente une voie de décentrement et d’immersion qui étend l’écoute[10] ou le désir d’écoute chez le créateur sonore au théâtre. Pour celui-ci, le field recording tient compte de l’expérience de la trajectoire, c’est-à-dire du processus menant vers un son qui intègre le temps d’errance et de perte plus important que l’acquisition d’un son “capturé”.[11] Au final, la nature sonore qui est transmise contiendrait ce qui s’est produit, rendant l’auditeur en quelque sorte ‘témoin’ du processus.

Cette investigation territoriale qui pousse le concepteur à ne plus confiner ses limites scéniques à celle du plateau, représente véritablement un enjeu pour faire de la scène un champ d’interactions. Une sorte de plate-forme qui rendrait compte de la mobilité géographique, sociale et culturelle de l’expérience sonore comme de ce que les intermédialistes nomment la sociomédialité “pour définir les socialités médiatiques en continuelle mutation” (Larrue 2015 : 29).

Seulement, il s’avère difficile de cadrer la dramaturgie de ce son qui circule entre tous ces espaces et ces médias et les superpose. Problématique inscrite de manière globale dans le projet scénique contemporain qui, pour nourrir son potentiel multimodal, affirme un goût de déterritorialisation en tant que désir de contexte de création instable, virtuel et performatif, déroutant les principes organisateurs de la mise en scène. Pavis remarque que depuis les années 1970, le théâtre contemporain se détache de la “suprématie du metteur en scène comme artiste contrôlant le sens du spectacle” pour “mettre en question la notion de sujet plein et centré” au profit d’un sujet dispersé, provocant une attention – celle de l’auteur, du metteur en scène autant que celle du lecteur ou du spectateur – distraite, et produisant un processus de création comme une réception de l’oeuvre en grande partie ouverte et aléatoire : “Le metteur en scène, s’il y en a un, n’est plus chargé de coordonner l’ensemble, mais plutôt de brouiller les pistes” (Pavis 2014 : http://www.criticalstages.org/reflexions-sur-la-mise-en-scene-contemporain/#_ftnref2_1620). Plus loin, dans ce même article, il montre qu’à travers cette approche postdramatique de la mise en scène, l’artiste cherche davantage “à faire résonner les signifiants, de les organiser et rythmer de manière sensible pour les auditeurs et regardants, […] de faire oeuvre de composition avec cette matière” (Pavis 2014 : ibid.), ce qui nous pousse à penser que le dispositif sonore pourrait alors devenir le prisme pour dynamiser et repenser l’organisation d’un processus comme d’une présentation théâtrale performative.

Mise en scène versus dispositif sonore

Si l’objectif est de produire une situation suffisamment immersive pour que l’acteur comme le spectateur se saisissent de l’occasionnel, que deviennent les principes de mise en scène? La notion de dispositif nous semble alors plus efficiente, ce que Pavis confirme rapidement dans l’article précédemment cité.[12] Dans la continuité de Foucault (1994) qui définit le dispositif comme “ensemble hétérogène d’éléments” et comme “réseau qu’on établit entre ces éléments”, Duguet (2002) valorise la capacité d’articulation stratégique entre ces éléments hétérogènes, instituant des manières d’être, de faire, de se comporter. Au théâtre, Rykner se rapprochant de la notion d’‘installation’ met l’accent sur la dimension spatiale du dispositif où “le spectateur entre dans un espace sémantiquement ouvert, plutôt que de se voir proposer les clefs qui lui permettront de comprendre ce à quoi il va assister” (Rykner 2008 : 93). Un théâtre qui prolonge le mouvement de l’art relationnel (Nicolas Bourriaud) où la position chez le créateur conditionne une proposition au spectateur car le dispositif appelle le plus souvent la participation (Ninacs 2001 : 188). Ainsi penser l’oeuvre d’art actuel comme dispositif serait l’autoriser à agir comme une médiation avec le monde (Panaccio-Letendre 2011 : 18) appelé à s’impliquer. Pour l’artiste et le spectateur, ce n’est plus tant le résultat de l’oeuvre qui constitue l’unique point de mire des expériences scéniques, mais bien l’engagement dans le dispositif qui relève d’un processus continu (Rykner 2008 : 93). On parle de dispositifs parce que “les artistes se sont mis à créer, non plus des objets (uniques, unifiés) offerts à la contemplation statique du spectateur, mais des situations (installations, environnements…), évolutives ou instables, que le spectateur est convié à traverser et dont on lui propose de faire, de tout son corps, l’expérience sensible” (Sermon 2013).

Pour rendre compte de ce croisement au-delà de la seule dimension pragmatique mais en tenant compte de celle symbolique, plus abstraite, généralement désignée comme “système”, Garnier et Ortel (2014) repensent la notion d’intermédialité à la lumière d’une poétique des dispositifs qui “ fait ressortir le caractère composite de tout processus de création, [étant] autant capable d’organiser que de défaire […] les configurations de l’ordre établi” (Ortel 2008 : 9).

Ce changement de paradigme se confirme lorsque la notion de dispositif s’associe à la création sonore. Le son alimente le caractère relatif et relationnel du dispositif quand il se bâtit à partir du monde qui nous environne (Mâche 1998 : 21). Un son qui habite l’espace est un son qui s’éprouve à l’égal du lieu où il se produit (Gingras 2014 : 61), privilégiant une écriture scénique qui fait résonner les aspérités de l’espace. Le dispositif théâtral s’attache alors au contexte sonore pour élargir l’écoute à des aspects apparemment extérieurs au champ dramatique de la pièce (Lelong 2007 : 11). Le lieu non plus seulement considéré comme le “cadre” de présentation mais aussi comme une instance capable de générer l’oeuvre elle-même (ibid. : 13), prend sa “place”, grâce aux découvertes dans le domaine de l’acoustique, pour donner sens à la création d’une dramaturgie sonore.

Mais pour prolonger notre questionnement sur une investigation géographique du son, qu’advient-il si un dispositif sonore ne dépend plus ou ne se mesure plus uniquement par l’espace qu’il habite mais qu’il répond davantage à la spontanéité “du voyage et de la rencontre à travers des réseaux, des souvenirs, entre les gens et les lieux, les performeurs et les auditeurs, dans le temps autant que dans l’espace, en direct et à travers les enregistrements mécaniques et électroniques, les fichiers numériques et instruments de musique” (Chapman 2013)? La poétique du dispositif énoncé plus haut est-elle plus adaptée face à la nature mobile du son, notamment à travers la légèreté de ses technologies, qui imprègne la création, l’organisation et la perception sonore (Sinclair & Biserna 2015), et participe directement à la poétique du déplacement? Le son peut effectivement identifier un lieu, une culture, un événement in situ mais sa nature intermédiale et mobile peut se constituer à partir de la multitude et représenter un amalgame, ou tel que nous l’avons énoncé plus haut avec Schechner “un système interconnecté en mutation constante”.

La corporéité du son ou une dramaturgie sonore toujours en formation[13]

Il nous apparaît important de rattacher la notion de dispositif à celle du son pour mieux répondre à un théâtre performatif actuel dont l’espace n’obéit plus à la localisation d’un corps stable et identifiable. Pour comprendre à quel corps sonore nous avons à faire, et pour amorcer notre approche du concept cartographique deleuzien, nous nous appuyons alors sur la notion de corporéité telle que définie par Michel Bernard, en référence au concept de corps sans organe de Deleuze et Guattari (1980). Quand Bernard inscrit le corps quotidien à travers “un phénomène d'accumulation, de coagulation, de sédimentation soit un pur champ d'intensités, une connexion de multiples forces hétérogènes asignifiantes” (2002 : 524) il nous offre un concept tout à fait adaptable pour repérer un corps sonore du théâtre qui s’est émancipé des limites physiques (on pourrait dirait charnelle tant le théâtre est le lieu aussi de l’incarnation) de la scène. En libérant sa qualité mobile, la corporéité du son scénique pourrait se considérer “comme un réseau matériel et énergétique mobile et instable de forces pulsionnelles et d’interférences d’intensités disparates et croisées” (ibid. : 526). La dramaturgie sonore qui en émerge viendrait soutenir une forme faillible et équivoque qui affiche sa dimension poïétique. Une esthétique toujours en formation où la porosité entre le processus et le résultat ne permet plus de les hiérarchiser.

À l’aide de ce corps sonore mobile et transgressif, le dispositif scénique certes structuré, travaillé se compose à partir d’une dramaturgie toujours ouverte et inachevée qui n’interrompt pas son évolution, tant elle repose sur la dynamique de la relation. Cette dramaturgie processuelle et événementielle, en tenant compte du jeu de résonances et de dérives (entre les éléments scéniques autonomes et déhiérarchisés, entre les espaces démultipliés, entre un spectacle décloisonné et le spectateur libre de circulation physique comme mentale) de cette corporéité sonore, exacerbe le besoin de trajectoire, c’est-à-dire de l’expérience du trajet que nous devons mener entre la décomposition des éléments et leur recomposition dramaturgique voire même narrative, au moment de leur réception.

De la corporéité d’un dispositif sonore à une cartographie scénique

Tant pour l’artiste dans l’en-cours de son projet de création, que pour le spectateur devant l’oeuvre finale, cette écoute critique et participative qui entraîne le corps au trajet, voire à la déambulation,[14] n’est plus destinée à tout percevoir spatialement (soit une écoute “panacoustique”). Jérôme Joy, membre du groupe Locus Sonus en France, parle d’écoutes propices au coeur de lieu non prescrit, écoutes dont l’attention critique révèlent les alentours, les étendues et les durées. Expériences pour lesquelles écrit-il : “Il nous faut conduire notre écoute, nous diriger et orienter dans l’occasionnel qui se présente” (2010 : 108). Cette dynamique aurale confirme ses liens avec le théâtre événementiel de Schechner mais aussi avec la pensée rhizomique de Deleuze et Guattari. L’occasionnel inhérent à un dispositif sonore et mobile fait écho au rhizome qui possède une mobilité essentielle et une souplesse qui rendent possible sa transformation permanente (Buydens 2005 : 29-30). Manola Antonioli, dans son article “Singularités cartographiques”, résume le concept de rhizome en quatre points :

  • “Principe de connexion et d’hétérogénéité” qui implique que “[...] n'importe quel point d’un rhizome peut être connecté à un autre, et doit l’être”3.

  • “Principe de multiplicité” sous forme de prolifération immanente et autonome.

  • “Principe de rupture assignifiante” qui caractérise l’absence d’ordre, de hiérarchie entre les éléments et surtout l’absence positive d’articulations prédéfinies : “un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque” 5.

  • “Principe de cartographie” , c’est-à-dire la carte comme tracé original qui rend un aspect du réel que nous ne connaissions pas encore et peut présenter des entrées multiples d’un même espace. (2010 : 3)

Ce dernier principe nous intéresse plus particulièrement pour sa valeur géographique. Antonioli rappelle que “dans une démarche ‘rhizomatique’ (de pensée, d’écriture, d’action...) [les] cartes peuvent être ouvertes, renversées, connectées dans tous les sens et dans toutes les dimensions, […) toujours à entrées multiples et en prise directe avec le réel” (ibid. : 3). Plus loin, elle nourrit le champ performatif qui nous concerne en précisant que “La carte n’est jamais un simple instrument mimétique mais elle est toujours un système […] constructif [qui] n’est jamais un acte de représentation mais un outil d’expérimentation et de créatio ” (ibid. : 4).

Ainsi en nous arrimant au théâtre environnemental puis au concept de corporéité, nous voudrions montrer que la notion de dispositif sonore nous permet de mettre en place une expérience dont le territoire qui dépasse les frontières d’une scène physique appelle une dramaturgie équivalente au principe deleuzien de cartographie. Principe qui pourrait autant s’envisager comme ressources et techniques d’écriture soit une méthodologie lors du processus (du field recording aux improvisations sonores in situ suscitant la création complexe et singulière de texte, de jeu, d’images…) qu’une volonté formelle d’une scène-trajet qui rejoint ce que Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff ont appelé la géoesthétique “devenue aujourd’hui le lieu privilégié de l’invention de contre-pratiques et de contre-cartographies” (2014 : 26) et qui nous permet de sortir de l’abstraction qui guette souvent la déconstruction inhérente à notre procédé.

Ce montage théorique pour associer au dispositif sonore un principe de cartographie scénique est induit d’un projet de création que nous allons maintenant présenter en montrant que sa charge expérientielle ne s’oppose pas à une quête narrative.

Cartographies de l’attente

Il s’agit d’une création issue d’une recherche de la Chaire du Canada en dramaturgie sonore sur le rapprochement entre le processus sonore au théâtre et l’écriture dramatique que l’on met en place hors des lieux traditionnels du théâtre.[15] Elle est le fruit d’un travail fondamentalement collaboratif, immersif et interdisciplinaire avec une équipe réduite composée de quatre actrices performeuses dont l’une vient de Bogotà, un compositeur sonore, un créateur web et un auteur.[16] Pour ce projet qui se déroule de 2014 à 2015, nous organisons trois résidences entre Chicoutimi, Montréal et Bogotà.

Pour cet article, nous porterons une attention plus particulière à la première et la dernière étape afin de mettre en valeur le processus de transposition entre l’expérience d’un dispositif immersif et la dramaturgie performative d’un dispositif scénique.

Étape 1 : Chicoutimi (Québec) - Motel Parasol : le dispositif pour une écoute immersive

Photo 1

“Installation technique entre les chambres”. Crédit photo : Carol Dallaire et Gisèle Cormier.

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Après des expériences collectives[17] nous cherchons un espace sonore plus intime, voire solitaire et en même temps public avec un fort potentiel de rencontre. Malgré son exploitation récurrente en art, la chambre d’hôtel s’impose. Outre son point de vue qui domine la rivière Saguenay, ce motel assez modeste et quelque peu désuet ne possède pas de qualité particulière, et en ce sens, convient à l’environnement sonore “non spectaculaire” que nous recherchons. Les résultats de cette première exploration nous confirment l’intérêt d’y retourner en modifiant les enjeux et les dispositifs.

Les composantes du dispositif sonore

Notre écoute du lieu doit tenir compte des facteurs spatiaux, temporels, sociaux, techniques et fantasmatiques qui mis ensemble, définissent les composantes d’un dispositif sonore précaire et transitoire.

Avec l’accord de la direction, nous nous installons début juin 2014 pour une durée de quatre jours. Il est alors difficile d’évaluer le temps nécessaire pour véritablement vivre une expérience immersive dans un contexte comme celui d’un motel. Nous optons pour quatre nuits en imaginant un développement en quatre étapes : l’arrivée (l’installation), l’émergence des premières actions, le déploiement de ces actions, le départ (sans finalité). Ce rapport au temps deviendra une composante centrale à partager avec le spectateur quand il s’agira de diffuser cette expérience sur internet en temps réel à partir d’un site, cartographiesdelattente.ca, huit heures par jour.

On pourrait dire que la première composante de notre dispositif sonore repose sur une spécificité spatiale et ses possibilités techniques. Ici, nous optons pour cinq chambres mitoyennes dans lesquelles nous installons une caméra vidéo de surveillance disposée de façon à obtenir une image globale de la pièce, un microphone, un haut-parleur, une console son et un ordinateur, qui rendent possible, à l’aide de câbles électriques, leur mise en réseau. Mise en réseau qui se déploiera à travers une diffusion sur le web comme mentionnée ci-dessus. Dans la cinquième chambre, le concepteur web et vidéo dispose d’un appareillage[18] en plus d’un accès à internet sur lequel il peut téléverser son travail, et de cette façon le diffuser publiquement. La création sonore, à partir de son ordinateur et à l’aide d’une interface logicielle faite sur mesure, diffuse et capte de la matière sonore réinjectée dans les chambres. Enfin l’auteur, installé sur le lit en retrait des deux autres concepteurs, écrit à l’écoute des actions observées dans les écrans et des relations entre les performeuses, le concepteur sonore et les perturbateurs.

Ces derniers alimentent la partie narrative qui consiste à poser un cadre ludique et fictionnel en partant de l’intrigue suivante : Pendant quatre jours, quatre femmes dans quatre chambres ont attendu un homme qui n’est jamais venu. Pour entretenir cette fiction, nous sollicitons quatre hommes, artistes performeurs,[19] que nous nommons les perturbateurs. Ils ont la possibilité de se manifester à travers le courriel, le téléphone ou en sollicitant une tierce personne pour donner des objets ou faire une visite.

À l’instar de ces perturbateurs, le concepteur sonore très à l’écoute des actions dans les chambres, se manifeste régulièrement et contribue également à créer de la fiction, des accidents entre les chambres et des dialogues impromptus entre les actrices, à brouiller les temporalités en entrecroisant son en direct, captations archivées et matière sonore plus musicale.

Le choix du lieu, la diffusion sur le Web et notre jeu d’ambivalence entre réel et fiction multiplient notre adresse en concernant les clients du motel, les performeurs entre eux (les uns observent les autres et le plus souvent se répondent entre eux) et les internautes.

Les résonances et contagions du dispositif sonore

Le déplacement géographique représente le dispositif premier pour notre recherche sonore dont la mobilité est d’abord du celle du voyage. Celui-ci n’implique pas forcément de longue distance pour commencer mais suscite néanmoins un dépaysement sonore. Cette première connexion avec un site spécifique comme le motel Parasol nous la voulons prolifique sur le plan des natures sonores et de leur spatialisation. La mise en réseau des chambres jusqu’à internet permet de jouer avec les murs à la manière d’une cloison comme élément de séparation mais aussi comme élément de transgression et de contagion, rendue possible grâce à la porosité de notre dispositif. Ce dernier prolonge les principes du théâtre environnemental, en rendant possible des transactions connexes autant entre les performeurs et les concepteurs (souvent techniciens de leur appareillage) qu’entre les artistes et le public. De sorte qu’un son émis par Guillaume, le concepteur sonore, dans le haut-parleur d’une chambre peut résonner dans une autre produisant un agencement inopiné. Les films en italien que Claudia écoute en boucle se déplacent chez Andrée Anne qui lit à haute voix les normes de sécurité du motel. Ou encore, Guillaume peut décider de faire sonner le téléphone chez l’une et diffuser la conversation chez les autres. Les chambres perdent alors leurs limites et le dispositif fait communiquer l’intérieur avec l’extérieur, le dehors avec le dedans, l’intime avec le public. Cependant une perturbation sonore telle que la sonnerie de téléphone qui s’infiltre n’uniformise pas pour autant les quatre espaces.

Photo 2

“Pierre Thériault-Tremblay dans la 5è chambre”. Crédit photo : Carol Dallaire et Gisème Cormier.

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On le perçoit parfaitement sur le site quand Pierre, le concepteur web, montre un écran divisé en quatre cadres. La sonnerie produit une masse sonore hétérogène qui certes est le fruit d’une contamination entre les chambres mais aussi d’une singularité situationnelle. En regardant l’écran, on a l’impression de quatre instruments qui s’intègrent les uns aux autres mais qui en même temps ne s’écoutent pas. La porosité des cloisons ne compromet pas l’écart ou l’autonomie entre chaque performeuse. Guillaume recherche durant les quatre jours à personnaliser les espaces sonores de chacune, tel un territoire qui dès l’instant qu’il est repérable devient altérable. La ramification sonore se multiplie et déploie quatre univers fictifs dans le réel des chambres. Un processus qui s’interrompt régulièrement laissant l’attente exister aussi dans le silence. Ces longues zones en suspend révèlent ainsi une certaines résonance du réel.[20] Les performeuses n’ont pas obligation de fournir en continu de l’action pour animer le site. Au contraire, nous cherchons à assumer ces temps d’attente comme des résonateurs de la vie du lieu, des fenêtres sur une situation où l’événementiel n’est pas du côté du spectaculaire mais parfois de l’ordinaire et du devenir. On pourrait dire même que le caractère performatif de notre recherche surgit de l’écoute de ces phases assignifiantes.

Par ailleurs, ces coexistences sonores entre le concepteur, les perturbateurs ou les performeuses elles-mêmes à travers des actions décidées (écriture à voix haute, lecture de texte, doublage des voix de film, transformation des chambres en bunker ou en piste de danse, visite dans les chambre, musiques diverses, extraits de reportages divers…), des actions accidentelles (comme l’interpellation d’un client ou la découverte d’une puce de lit qui nécessite la venue d’une entreprise de désinfection) ou des actions ‘en latence’ (comme leurs longues heures d’attente assises, leur sommeil, voire un certain état dépressif) dessinent une trajectoire inconstante qui trouble l’écoulement du temps. Ces actions d’écoute dégagent une qualité sonore et mobile qui représente une dynamique paradoxale de mise en relation mais dispersives, d’articulations mais indéterminées, de connexions mais fluctuantes et ambiguës. Là encore, cette circulation confirme notre ancrage au théâtre performatif pour lequel Schechner attendait, avant même l’arrivée du numérique, que les interprètes sachent profiter de la mobilité du public et la considérer comme une partie flexible de l’environnement de la performance (Schechner 2008 : 139) Inversement, pour l’internaute qui nous suit, cette expérience n’exige pas non plus une attention fixe et permanente devant son écran mais bien une écoute sélective (“une inattention sélective” dit Schechner), relative et mobile. Cette auralité ne lui garantit pas alors d’assister aux moments les plus distrayants mais de participer au processus immersif qui le nôtre.

Quand nous sortons de cette immersion troublante et éprouvante nous réalisons que nous avons déployé un vaste champ d’écritures sonores, textuelles et corporelles. Il nous aura fallu deux autres étapes[21] pour “écouter notre écoute” et repérer les actions capables de constituer une dramaturgie sonore et performative.

Étape 4 : Création de Cartographies de l’attente, Théâtre de l’UQAC

Photo 3

“Vue plongée du plateau”. Crédit photo : Gisèle Cormier.

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Cartographies de l’attente est une pièce d’environ 90 minutes jouée à la fois dans un théâtre et en direct sur internet. On assiste à une sorte de résurgence narrative et sonore de la résidence au motel Parasol qui progressivement semble mise à l’épreuve par de nouvelles fictions et comme par de nouveaux enjeux scéniques et performatifs avec les spectateurs.

Pour créer une dramaturgie scénique à partir de l’immersion au motel il nous faut opérer de nouveaux déplacements, de sorte que le principe de mobilité continue de s’alimenter. Par exemple, nous décidons que si nous la présentons dans un théâtre, à Chicoutimi au Québec, Claudia Torres élargira la cartographie scénique en jouant depuis Bogotà en Colombie, à l’intérieur de son appartement. Nous la ferons intervenir à partir d’un logiciel de conversation et en projetant son image sur différents supports au coeur de la scène. De même, pour évoquer la structure d’écoute que représentaient les chambres mitoyennes, une fois sur scène, Guillaume dispose des micro-écouteurs dans les oreilles des performeuses qui les isolent de l’environnement extérieur mais qui permettent au concepteur sonore de multiplier des interactions inattendues entre les performeuses, et entre elles et lui-même. Enfin un autre exemple, à partir des archives et d’improvisations, les quatre performeuses et moi-même composons des textes qui généralement ne représentent pas des lignes dramatiques fortes mais plutôt des matériaux pour repérer des actions et susciter des intersections. On pourrait dire que la dramaturgie du texte rejoignait Schechner et Deleuze en se considérant comme “[…] une carte indiquant plusieurs tracés possibles; cette carte peut aussi être redessinée” (Schechner 2008 : 147). Onze mois plus tard, il ne s’agit donc pas d’assister à la restitution de cette expérience d’origine. L’équipe ne rejouera pas les heures d’attente, d’écoute et toutes les actions qui en sont nées. Ce que nous visons c’est un dispositif où le son, étant fondamental à la conception de cette pièce, devient le prisme qui induit le jeu, le texte, le costume, la lumière, la scénographie… Sophie Arkette explique “Each sound is umbued with its own lexical code […] as ostensibly designing a personal territory […]” (2004 : 160), ce que de même Thibert, le concept sonore, cherche à composer quand il transpose les quatre chambres en quatre hauts-parleurs[22] spécifiques à chaque actrice. Dès la deuxième action, on propose au spectateur que la perception de l’acteur peut être sonore. Dans le noir, chacune allume une lampe qui déclenche un thème musical spatialisé individuellement d’abord, comme une reconnaissance sensorielle, avant même de repérer un trait de personnage. Cependant ces lignes sonores sont d’autant mieux désignées qu’elles subissent rapidement un traitement plus équivoque. Cette fluctuation sonore entre un territoire cerné et sa déconstruction se répercute dans la dramaturgie générale notamment à travers la nature des sons à la fois composée (souvent un agencement des archives de notre première immersion) et improvisée (dans sa qualité, son rythme et son volume en réaction avec le jeu des performeuses) et les espaces sonores autant définis qu’imprévisibles. Toujours en résonnance au théâtre environnemental de Schechner, nous circulons entre des espaces transformés (le plateau du théâtre de l’UQAC occupé par une scénographie[23] et les micro-écouteurs sans fils enfoncés dans les oreilles des trois performeuse sur scène où l’acoustique déterminée cerne la répercussion des sons) et un environnement négocié (celui du direct de la projection en vidéoconférence de la performeuse à Bogotà, une paire d’écouteurs qui circule parmi les spectateurs,[24] le contenu du site internet construit en direct). Un dispositif ambivalent qui maintient la nécessaire multiplication ou même l’absence du point de vue et du point d’écoute, “sorte de kaléidoscope intellectuel/sensoriel” (Schechner, 2008 : 141) en s’appuyant à la fois sur une organisation des actions (jeu, texte), des techniques (sonores, visuelles et électroniques), des durées (temps et rythmes des actions comme de la présentation) et du lieu (le plateau du théâtre, l’appartement à Bogotà et le site internet) et d’autre part, à travers une certaine imprévisibilité de ces mêmes éléments. Les actions peuvent intégrer une relation fortuite entre les performeuses ou avec le public, la connexion internet dépend de la qualité du réseau à Bogotà, la durée des actions n’est pas calculée mais davantage ressentie ce qui peut créer de variations sur l’ensemble du spectacle et à l’espace physique et collectif que représente le théâtre s’associe l’image virtuelle quoiqu’en direct, d’un lieu intime (l’appartement de l’artiste) qui brouille les limites de la scène.

Ainsi, le public, en petit nombre (30 personnes par présentation) et assis sur le plateau même du théâtre, appréhende l’hétérogénéité des espaces sonores et la relation intermédiatique sans hiérarchie aucune avec les autres composantes mises en présence (notamment la scénographie et les différents traitements vidéo) dans notre dispositif. Sa station immobile[25] est certes indépendante du parcours sur scène mais sa perception auditive n’est pas calculée à partir d’une distance consensuelle de la salle. Le jeu des quatre femmes, l’improvisation du concepteur sonore, la qualité du réseau internet[26] mettent à mal sa capacité panacoustique. Malgré une topographie du face-à-face maîtrisée, il ne peut tout saisir. Dès le début de la pièce, nous lui donnons à comprendre que cette perte auditive fait partie de la proposition. Il a devant lui trois performeuses, deux physiquement présentes sur scène et une autre présente à travers un logiciel de conversation et projetée sur un panneau, qui ostensiblement s’enfoncent des écouteurs dans les oreilles. À ce moment, une quatrième dans les gradins, à l’aide d’un microcontact, commence à leur chuchoter de courtes phrases. Certains spectateurs distinguent ces phrases d’autres pas, mais surtout la performeuse sur scène n’est pas obligée de répéter respectueusement[27] ce qui lui est soufflé. Ce principe de discordance auditive se réitèrera régulièrement au cours de la pièce. D’autant, qu’en leur attribuant cette spatialisation ‘cloisonnée’ à travers des micro-écouteurs sans fils enfoncés dans leurs oreilles, les performeuses naviguent dans plusieurs dimensions sonores; celles extérieures qui se partagent collectivement, public compris, et celles intérieures qui les isolent, rappelant leur expérience immersive, auxquelles les spectateurs accèdent parfois à l’aide de cette paire d’écouteurs qui se passe de main en main ou quand une performeuse demande à Guillaume de modifier ce qu’elle reçoit dans les oreilles. Cette navigation sonore pour l’artiste représente alors pour le spectateur un circuit et des relations à fabriquer continuellement entre ces différentes spatialisations sonores.

L’autre phénomène qui fait pour le public de la présentation une expérimentation a trait à la composition plurielle et dispersive du plan scénique qui nous rapproche de notre concept cartographique du dispositif sonore. Tout le long de la pièce, le spectateur fait face à plusieurs sollicitations sonores qui se répartissent inégalement sur différents plans de l’espace scénique. Son attention est distraite par l’effet de décentrement ou plutôt de poly-centrement, comme le nomme Pavis (2014), dû à la juxtaposition de plusieurs actions sonores au même moment. D’autant qu’à la différence de Schechner, il ne s’agit pas de créer une dramaturgie fluide et dialogique[28] entre ces zones sonores mais d’assumer leur écart voire leur divergence et d’entretenir une instabilité en termes de connexion. Par exemple, durant la performance, en plus de la paire d’écouteurs qui circulent dans la salle, une actrice à cours s’approche des spectateurs pour leur demander de choisir dans un magazine de mode des images qui la représenteraient elle et l’homme qu’elle attend. Sa voix n’est évidemment pas poussée puisqu’elle s’adresse à une personne en particulier. Au deuxième plan au centre de la scène, on distingue l’ombre d’une autre performeuse derrière des panneaux qui s’habille en empilant des vêtements, des tissus, des perruques et encore des chapeaux. Plus loin derrière à jardin, pendant cette préparation, une troisième femme qui dit en boucle, doucement et lentement, un texte poétique et brise en même temps méticuleusement une chaise en bois. Sa voix amplifiée par son micro-cravate s’intègre aux cassures presque délicates de la chaise. La quatrième performeuse chez elle à Bogotà est projetée en grand sur le mur face aux spectateurs. Silencieusement, elle nous montre avec sa webcam une série de photos. Quand la deuxième performeuse écarte les panneaux elle apparaît démesurée, excessive et projette très fort à voix nue l’histoire d’une femme en quête de plusieurs hommes. Peu avant, la troisième avait lancé déjà plus fort la chaise contre le mur. De son côté, la première debout contre une maquette construite à la va vite et dans laquelle elle a installé les deux photos choisies, actionne une petite boite à musique tout en émettant un râle orgasmique amplifié par son micro. Elle est soutenue par la quatrième à Bogotà qui, le visage contre le portrait d’une femme, est prise d’un rire de plus en plus puissant. Pour participer à cet ensemble hétérogène et conflictuelle, Guillaume lance un thème musical qui rapidement intensifie sa cadence et son volume. Sous l’effet de cette saturation musicale, les actions perdent peu à peu leur détail sonore et on voit la femme excessive (appelée La Démasiada) qui tout en poursuivant sa harangue mettre à terre tous les panneaux qui structuraient le plateau. Celui-ci finit défait, dans le noir et le silence comme à l’écoute des vibrations de la masse sonore qui vient de nous traverser. Chacune des performeuses a dessiné un parcours autonome mais dans la même période et le même espace scénique.

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“Image de la composition web”. Crédit photo : Carol Dallaire.

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À ces cartographies se rajoutent l’extension du web. Espace en relation mais véritablement indépendant dans lequel Pierre Thériault Tremblay propose une autre perception dramaturgique. Grâce à cinq caméras (celles des chambres) manipulées sur scène par les performeuses, Pierre est capable de saisir des points de vue spécifiques qu’il vient superposer au son des micros des performeuses,[29] aux textes écrits en direct, aux images vidéo de Claudia… plus qu’une simple retransmission, le spectateur internaute assiste à une performance électronique de la performance scénique.

La pluralité de ces espaces en dissonance provoque alors une étendue sonore complexe qui trouble les limites de notre territoire scénique. De même pour le spectateur, cet éclatement appelle une écoute qui lui faut conduire et moduler, acceptant qu’elle reste partielle et cheminante. Sa perception faillible de notre scène (ou de notre scène web) sonore n’évacue pas son interprétation elle la dynamise par l’échange incessant qui lui est proposé. Espérons-le aussi, cette dramaturgie de l’audio mobilité, comme nous l’énoncions au début de cet article, entre le réel dispersé superposé au virtuel et à l’imaginaire qu’elle suscite élargit son ressenti non pas seulement dans une dimension extensive[30] mais, comme le précise Antonioli, aussi dans une dimension intensive (Antonioli 2010 : 10). L’expérience sonore de la scène devient pour les artistes comme pour les spectateurs celle d’un enchevêtrement de trajets réels, fictionnels et virtuels qui les poussent à devenir arpenteurs ou cartographes toujours en processus, toujours en voyage.

Ainsi à travers cette recherche création nous voulions relater une exploration dramaturgique qui s’amorce avec un déplacement géographique pour franchir des frontières au sein même de notre pratique théâtrale du son. Cette immersion dans un contexte spécifique rendue possible grâce à la légèreté de nos outils numériques aura alimenté davantage de mobilité dans notre processus de création jusque dans l’esthétique de notre composition scénique. Des articulations spatiales qui participent aux décloisonnements de nos méthodologies (davantage performatives), de nos contenus (notre écoute événementielle du son suscite des captations sonores uniques), de nos relations au spectateur qui effectivement se pluralisent. Une mobilité dans notre manière d’appréhender et de capter un son qui certes perd de son identité musicale mais qui gagne en texture narrative qui se révèle plus complexe, plus instable, plus favorable à une esthétique dite processuelle. C’est bien ce décloisonnement et cette instabilité sonore qui en contaminant l’écriture du plateau nous conduit à préférer le concept du dispositif à celui de la mise en scène. En rapprochant le dispositif de la cartographie, cette scène mobile et sans bord pourrait alors se considérer davantage comme un environnement que Schechner conçoit comme un cercle irrégulier (2008 : 184) et que nous, nous explorons comme un territoire. Ce territoire scénique devient un champ de relations qui ne se limite plus à celles entre les pratiques artistiques convoquées sur le plateau mais déborde vers des dimensions géographiques et médiatiques. En profitant du maillage acquis de notre époque entre les espaces réels et ceux virtuels, l’approche cartographique de notre dramaturgie sonore consisterait alors à circuler entre nos actions dramatiques repérées et une mise en rapport de différentes situations géographiques et culturelles. Seulement il ne s’agit pas de provoquer ces rapports sonores sous forme de dialogue mais de laisser le dispositif cartographique entretenir des zones incertaines pour devenir ce dispositif poétique de la coïncidence, d’agencements imprévus, de l’imaginaire.[31] Une contre cartographie qui expose ce qui serait laissé de côté par une carte, un cheminement qui ne serait pas visible, pas connu, “une cartographie capable d’accepter (et non pas d’inclure) ce qui lui échappe” (Zapperi 2013 : 31). En ce sens, cette valeur géoesthétique de la cartographie au sein de notre recherche de sons pour la scène nous incite à explorer des territoires physiques et matériels, imaginaires et virtuels mais aussi à ne pas interrompre notre écoute désirante pour arpenter des enjeux à venir.