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Introduction : Case noire, cadre vide

Le numéro 12 de Mad Magazine (juin 1954) consacre à la vogue des comic books en 3 dimensions une histoire de six pages (signée Wallace Wood), qui exploite brillamment toute la palette des facéties réflexives imaginables en bande dessinée. Un personnage (tenant le rôle du présentateur) prétend y révéler les secrets du procédé 3-D anaglyphique, mais les images bicolores se brouillent aussitôt, deviennent des pâtés indistincts : l’exposé tourne à la dénonciation du stress et des fatigue oculaires occasionnés par le port de lunettes 3-D.

Mad ayant omis d’offrir cet accessoire indispensable à ses lecteurs, le présentateur se propose alors de nous montrer à quoi ressemblerait la page en vision stéréoscopique : immédiatement, les objets se mettent à sortir du cadre en créant, d’après lui, une telle “illusion de profondeur”, que l’on peut pratiquement “tendre la main et toucher les choses”. Tenant à bout de bras une feuille de papier marquée d’une croix, le bonhomme nous invite alors à expérimenter le phénomène : “...Vous voyez?... Ça a le toucher du papier? Ça a même l’odeur du papier!”

L’illusion réaliste ainsi attestée (de manière quelque peu retorse) se voit ensuite renforcé par des effets stéréophoniques spectaculaires (jouant sur la spatialisation des bulles). On pourrait presque croire à une démonstration de la supériorité de la représentation de la BD traditionnelle par rapport à la 3-D, mais les truquages sont tirés par les cheveux, et l’illusion apparaît peu fiable. Le show tourne d’ailleurs à la catastrophe suite à une intervention directe de l’artiste. Celui-ci dessine une vamp assez déshabillée dont l’apparition conduit le présentateur à perforer le cadre pour se jeter lubriquement vers la case qu’elle occupe. S’ensuit une déchirure fatale du papier. Résultat: l’histoire s’est si bien autodétruite qu’elle se termine par une page entièrement blanche.

On a là un échantillon exemplaire de ce que J. Hoberman a appelé le “modernisme vulgaire” (2001), “une façon populaire, ironique, quelque peu déshumanisée de s’intéresser réflexivement aux propriétés spécifiques du médium ou aux conditions de sa mise en oeuvre” (Ibid. : 172). Hoberman, qui, entre autres choses, passe en revue les exubérances réflexives de Mad Magazine et des cartoons de Tex Avery, situe l’émergence de cette “sensibilité” particulière au début des années 40.

Henry Jenkins, auteur de plusieurs études sur les screwball comedies, est revenu en 2008 sur le texte d’Hoberman. Réitérant une thèse déjà exposée ailleurs (1992 : 131), il note que la tendance au “modernisme vulgaire” est déjà repérable dans le cinéma des premières décennies du siècle, et que ces procédés réflexifs lui semblent dériver des interruptions et adresses au public typiques du vaudeville.

Sans vouloir mettre en doute cette influence (d’ailleurs très plausible) du vaudeville américain sur la comédie cinématographique “déjantée”, nous nous proposons de remonter aux sources d’une tradition beaucoup plus ancienne encore, qui nous semble avoir contribué massivement à l’exubérance réflexive du XXe siècle, via la bande dessinée (puis le dessin animé).

En remontant aux origines romantiques de la réflexivité dans le domaine de la narration graphique, on s’aperçoit en effet qu’elle est intimement liée à la naissance, dans les années 1830 et 1840, de ce que nous appelons aujourd’hui la “bande dessinée”, et qu’elle n’a jamais cessé de dynamiser l’histoire de cette forme jusqu’à nos jours.

Nous nous interrogerons, dans cet article, sur la nature de ce lien réflexif originel, et en particulier à ce qu’il doit à l’héritage direct du Tristram Shandy de Laurence Sterne, dont la bande dessinée, depuis les années 1830, a sans doute constitué la caisse de résonance la plus efficace dans la culture populaire. Nous nous intéresserons aussi aux facteurs sémiotiques et pragmatiques qui ont contribué à transmettre de génération en génération cette “sensibilité” extraordinairement robuste.

La comparaison des deux principaux albums de jeunesse de Gustave Doré [Des-agréments d’un voyage d’agrément (1851) et Histoire de la Sainte Russie (1854)] avec l’histoire de Mad Magazine évoquée plus haut, témoigne de la continuité exemplaire de cette tradition sur plus d’un siècle. On retrouve, chez Doré, le même autoportrait destructeur du médium et sa mise en abyme paroxystique, l’affirmation retorse (et aussitôt ridiculisée) de son pouvoir d’illusion, sa capacité à parodier les modes et technologies de l’image du moment, et surtout la même insistance à ne rien voir et à ne rien raconter. On y repère aussi une mise à nu très similaire de la matérialité du support (“touchez cette feuille de papier”), notamment à travers des effets de taches, d’empreintes, de déchirures et d’effacement de l’image. Mais on y trouve surtout un procédé particulièrement significatif, qui consiste à annuler l’image (sous divers prétextes), tout en marquant son absence par une case noire ou par un cadre vide.

L’Histoire de la Sainte Russie, de Doré, commence par une case noire (“L’origine de l’histoire de Russie se perd dans les ténèbres de l’antiquité”), et dès la troisième page, le dessinateur renverse son encrier sur la moitié d’un texte prétendument historique (dont la monotonie l’a manifestement exaspéré). Comme si cette indignité ne suffisait pas, la page suivante nous présente une série de cadres vides chargés de représenter “une suite de faits assez incolores”.

Des-agréments d’un voyage d’agrément, son album précédent, offre divers exemples du même genre dans une séquence à laquelle nous reviendrons dans notre conclusion. Présenté comme le carnet d’un artiste amateur, l’album multiplie les effets de mise en abyme de manière aussi inextricable et paradoxale que l’histoire de Wallace Wood dans Mad. L’un des feuillets, en particulier, nous relate, par une suite de vignettes, la rencontre de l’artiste avec un “indigène savoyard” qui, glissant malencontreusement de son perchoir, atterrit sur le carnet et imprime la marque géante de sa semelle droite par-dessus la séquence qui décrit l’incident (1851 : 10). L’épisode se conclut par un autoportrait déconfit de l’artiste, orné d’une magnifique empreinte du pied gauche : “L’autre pied avait porté sur ma joue : j’avais l’air d’avoir marché sur la tête, hi hi hi.”

Le jeune Doré n’est pas le premier à faire subir de telles acrobaties réflexives à cette forme, celles-ci apparaissent dès que les albums de Töpffer, piratés par le libraire parisien Aubert, donnent lieu aux toutes premières déclinaisons du genre. Chargé d’étoffer la collection naissante lancée par Aubert, le jeune Amédée de Noé (dit Cham), compose une série d’albums typiquement töpfferiens dans lesquels il introduit déjà ces deux tropes – case noire et cadre vide – les plus représentatifs de l’émergence de la réflexivité en bande dessinée. En mettant, à juste titre, l’accent sur le caractère déceptif du procédé, Philippe Willems a recensé très utilement les occurrences des cases de cette espèce dans l’oeuvre de Cham (2014). Il s’agit presque toujours de montrer que l’image reste “en arrière” de l’action (la scène est vide, l’acteur est déjà ailleurs), ou d’attester de problèmes perceptifs dictés par la diégèse (impossibilité de voir, par cause d’obscurité ou de brouillard).

Le moins que l’on puisse attendre d’une mise à distance réflexive, c’est qu’elle révèle quelque chose de significatif sur le médium qu’elle interroge – et a fortiori s’il s’agit d’une forme naissante, comme c’est le cas ici. De fait, la “mise au miroir” de la bande dessinée par la case noire et le cadre vide va nous conduire au coeur de la problématique qui a donné naissance à la forme, et nous verrons que le “test” révèle déjà une différence majeure entre le projet initial de Töpffer et sa reprise par ses suiveurs immédiats.

Mais l’étude de ces procédés ne soulève pas que des questions sémiotiques, elle invite aussi à inscrire l’invention de Töpffer (et sa première réception), dans un contexte culturel précis. Depuis une dizaine d’année, les chercheurs se sont penché sur l’origine littéraire des figures de la réflexivité chez Cham et Doré, d’abord pour invoquer l’influence probable du Tristram Shandy de Laurence Sterne (MainardI 2007) ensuite pour les situer, plus précisément, dans les prolongements romantiques français de l’héritage sternien (Smolderen 2009 et 2014; Willems 2014).

Au moment où les albums comiques de Töpffer sont piratés à Paris, toute une génération de jeunes écrivains redécouvre en effet l’oeuvre de Sterne, sous l’impulsion du livre de Charles Nodier, L’Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux (1830), dont l’influence sternienne se manifeste dès le titre.[1] L’anti-roman de Nodier porte l’ironie réflexive de Tristram jusqu’à une sorte d’autodestruction symbolique du livre et l’auteur le décrit lui-même comme un “énorme fatras polyglotte et polytechnique” (cité par Bandry 2004 : 44), définition qui conviendrait aussi bien à Mad Magazine qu’aux pages des albums de Doré que nous avons décrites.

Le livre de Nodier est doublement important pour la question qui nous occupe. D’abord, parce que L’Histoire du roi de Bohème donne, historiquement, le prototype de l’illustré romantique (au sens de la bibliophilie) – comme ouvrage abondamment enluminé de vignettes, dont l’imbrication dans le texte fait intimement partie du projet éditorial (Blanchon 2001 : 101) (et littéraire, dans ce cas précis). Ensuite, parce qu’il a donné naissance à une forme littéraire qui nous incite à réévaluer assez radicalement la réception des albums de Töpffer à la fin des années 1830, à Paris : le récit excentrique. Si les “bandes dessinées” de Töpffer ne sont pas citées, dans le livre que Daniel Sangsue consacre à cette forme qu’il a identifiée et baptisée (Sangsue 1987), Töpffer y apparaît bien comme une référence obligée dès qu’il faut évoquer la figure du zigzag, qui en constitue, par excellence, l’emblème graphique (Sangsue 1987 : 22-23, 287; Bandry 2004 : 52).

Aux lecteurs de l’époque, en effet, Les Voyages en Zigzag et les textes théoriques de Töpffer rappellent irrésistiblement la liberté digressive (et réflexive) de l’écriture de Sterne, dont le zigzag représente, en quelque sorte, la signature graphique (par allusion aux figures d’arabesques qui apparaissant dans le texte de Tristram – et en particulier, au fameux “tour de bâton” du caporal Trim).

Il faut cependant pénétrer plus profondément dans le texte de Sterne pour s’apercevoir que le zigzag y est systématiquement confronté à la figure antithétique de la ligne droite, comme emblème de l’action progressive (ce que nous appelons aujourd’hui la séquentialité).

Cette double clé ouvre bien des tiroirs dans l’oeuvre de Töpffer – et notamment celui où il cachait son miroir pendant qu’il dessinait ses albums comiques. Elle nous incitera, in fine, à considérer ses “bandes dessinées” comme un avatar particulièrement pervers du récit excentrique, dans lequel l’auteur s’interdit délibérément toute expression manifeste de réflexivité pour mieux nous montrer le versant caché du pays du zigzag : une vallée inquiétante, où tous les voyageurs sont aveugles et s’obstinent à courir en ligne droite.

Le continuum Shandy

Dans La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, gentleman, la présence de l’auteur infuse tous les niveaux du texte et transparaît jusque dans la matérialité du livre. Le narrateur (Tristram) n’est qu’un masque, un prétexte à peine esquissé. La petite cosmologie familiale de Shandy Hall, faite d’opinions, de références savantes et de digressions saugrenues, trahit sans cesse l’intervention d’un auteur qui s’ingénie à dérouter l’action chronologique par mille et une diversions intempestives.

Un critique de l’époque avait déjà noté que le mot “opinions” remplaçait avantageusement, dans le titre du livre, le mot “aventures” que l’on s’attendait alors à trouver en tête de la plupart des fictions biographiques (Keymer 2002 : 19). D’entrée de jeu, le roman marque, sinon son désaccord, du moins son ambivalence et sa perplexité, vis-à-vis d’un impératif de narration progressive qui commence à faire figure de norme, à l’époque, dans la littérature de divertissement.

Sterne n’est pas le seul à se moquer du récit linéaire au XVIIIe siècle, mais son livre se distingue par la variété de ses interruptions et digressions réflexives. Il y fait notamment entrer un certain nombre de gestes graphiques qui figurent, en termes purement visuels, tout ce qui sépare un récit dont le déroulement progressif s’apparente à un enchaînement linéaire de causes et d’effets, et un récit qui, de manière imprévisible, s’étoile et se fragmente en digressions spontanées. Tout ce qui se joue de fondamental dans l’opposition entre la ligne droite et le zigzag, pour la génération de Töpffer, vient de là.

Mais intéresserons-nous d’abord à cette autre manifestation, plus directe, de l’influence durable de Sterne : les facéties réflexives, dont nous avons noté l’extraordinaire postérité dans la culture humoristique, depuis les premières histoires de Cham jusqu’à nos jours.

À l’évidence, l’encre renversée par Doré sur la page d’histoire de Russie, comme les cadres vides qui escamotent la suite du récit dans la page d’après, s’inspirent des plus célèbres plaisanteries réflexives de Sterne. Ces deux pages descendent de la page entièrement noire que Sterne insère en hommage au personnage de Yorick (dont le roman vient d’annoncer la mort), et de la page blanche – tout aussi fameuse – où Sterne invite le lecteur à tracer le portrait de la Veuve Wadman d’après son propre idéal de beauté.

Chez Doré, comme chez Sterne, le dispositif surprend le lecteur et interrompt le récit, il en perfore la trame grammaticale, pour laisser transparaître, derrière la matière brute de l’encre et du papier, l’intervention directe de l’auteur, sa présence physique, consubstantielle au livre, aux lieux et circonstances de sa fabrication. Lisant Tristram ou Histoire de la Sainte Russie, en effet, personne ne peut douter que les auteurs ont imposé leurs choix de A à Z, aux éditeurs et imprimeurs de ces livres, en exerçant une gouvernance tatillonne et exigeante, in praesentia, à toutes les étapes de la fabrication. Chez Sterne, le sentiment est encore renforcé par la signature autographe qu’il appose à chaque exemplaire de plusieurs éditions (Fanning 2009 : 137).

Dans Tristram, on le sait, l’auteur fait aussi massivement appel aux tirets et aux étoiles typographiques pour figurer l’interruption plus ou moins brutale d’une pensée ou son égarement dans l’indicible ou l’inaudible. Le procédé relève manifestement de la même famille d’effets que la funeste page noire de Yorick et la page blanche de la Veuve Wadman. La solution de continuité est identique : sans avertissement, on glisse d’un indicible verbal à un indicible figural comme s’il n’y avait pas de frontière ou de couture entre les deux domaines.

Ce glissement continu est typique de l’entreprise sternienne : partant du traitement très particulier de la typographie, il s’étend au geste graphique puis à la matérialité même du livre, en réaffirmant à chaque étape la présence physique, intégrante, de l’auteur.

Dans un article consacré à ces questions, Christopher Fanning évoque d’ailleurs un passage du roman où l’on comprend à demi-mot comment s’amorce cette “incarnation du sens” dans les blancs du discours (Fanning 2009 : 128). On y voit deux pédants s’inquiéter des pauses prolongées que le grand Garrick a l’audace d’introduire dans un monologue dramatique, et qui leur semblent enfreindre toutes les lois d’une expression correcte. L’acteur se préoccupe si peu de la structure grammaticale des phrases pour marquer ces arrêts que l’un des “critiques” a entrepris de les chronométrer.

Sans s’annoncer, Sterne intervient alors dans leur dialogue :

– Admirable grammairien! – Mais en suspendant sa voix – le sens était-il également suspendu? Aucune expression d’attitude ou de comportement ne comblait-elle ce vide? – L’oeil est-il resté silencieux? Avez-vous regardé de près? – Je ne regardais que mon chronomètre, my lord. – Excellent observateur!

1759-1767 [Livre 3, chapitre 12. Notre traduction.][2]

Ce sarcasme justifie tous les “gestes typographiques” de Sterne : ses tirets, ses étoiles, donnent substance aux silences et aux pauses. Il s’agit avant tout de relâcher l’emprise littérale du texte pour laisser s’exprimer le corps, comme dans cet autre passage fameux où le caporal Trim, ne trouvant pas les mots, exprime sa préférence pour les libertés du célibat en traçant subitement une arabesque graphique du bout de son bâton.

Ce thème récurrent de l’incarnation du sens contre l’abstraction grammaticale du texte, ces gestes graphiques et autographiques à répétition, incitent Christopher Fanning, à rattacher la démarche de Sterne à la culture graphique plutôt qu’à celle de l’imprimé. L’enthousiasme des illustrateurs romantiques des années 1830 et 1840 confirme totalement cette lecture.

Si Cham et Doré s’approprient le modèle sternien, c’est parce que celui-ci les place au coeur d’une nouvelle conception du livre illustré, au moment même où l’évolution de la gravure sur bois donne un essor inouï au genre en France (Blachon 2001). Le livre romantique illustré, on le sait, se fonde sur la fusion du texte et de la vignette, rendue possible par la technique du bois debout. Mais L’Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux (Nodier 1830) qui a donné naissance à ce type de livre va bien plus loin encore : s’inspirant de Sterne, il fait table rase, et efface toutes les “coutures” qui marquent a priori le partage des tâches et la hiérarchie des décisions dans l’institution éditoriale. C’est un continuum : un être vivant; un tissu sans couture; un corps plein.

La singulière expression de vie et de liberté que Sterne et Nodier insufflent dans les blancs, les lacunes et les interruptions de leurs récits, suggère aux dessinateurs humoristiques le moyen de faire table rase à leur tour : désormais, ils savent qu’il ne tient plus qu’à eux d’investir ce continuum, de s’y installer, de s’y imprimer graphiquement, avec la même liberté.

L’invitation est d’autant plus tentante qu’elle correspond à un état de fait pour l’illustrateur romantique qui se situe au barycentre de toutes les opérations éditoriales : il est le seul acteur de la chaîne capable de discuter, à armes égales, aussi bien avec l’auteur des textes qu’avec l’ouvrier typographe. Autrement dit, son geste, miraculeusement suspendu entre l’immatérialité du texte (comme pur objet grammatical), et la matérialité brute du livre (la tache d’encre, la trame du papier, les marques de l’imprimeur), se trouve idéalement placé pour prendre les commandes du continuum excentrique.

Voilà où s’exerce, très concrètement, la force persuasive du modèle sternien, et ce qui explique en bonne part son impact durable sur la culture de l’image humoristique et la bande dessinée. Son dynamisme réflexif s’ancre, dès l’époque romantique, dans une réalité professionnelle qui s’exprime aussi, et peut-être même avant tout, en termes de “groupe social”, de milieu et de tradition.

En 2010, Benoît Berthou a montré de manière très convaincante comment les dessinateurs de bandes dessinées franco-belges de la deuxième moitié du XXe siècle travaillent encore sur le modèle de l’artisanat, alors qu’ils sont intégrés à des structures éditoriales qui relèvent de l’industrie culturelle (Dupuis, Lombard, Casterman etc). Cette particularité anachronique témoigne de la continuité d’un milieu professionnel très spécifique, qui, par la nature même de son travail, a l’habitude de traverser les différents segments de la production éditoriale en toute fluidité.

Alors que la littérature excentrique s’éteint assez rapidement vers le milieu du XIXe siècle, les illustrateurs humoristiques vont se transmettre, de génération en génération, l’idéal romantique d’un livre-continuum (ou d’un magazine-continuum) dans lequel l’auteur (ou un groupe d’auteurs complices) peut s’affranchir des contraintes institutionnelles et commerciales pour imprimer ses propres marques d’individualité – de A à Z, et en toute liberté.

De fait, si l’on devait reprendre la liste des publications populaires qui font le plus volontiers appels aux procédés réflexifs (mises en abyme, interruptions auctoriales, transgressions des cadres etc), on s’apercevrait qu’elles sont pratiquement toutes entre les mains de petits groupe d’auteurs travaillant sous le modèle artisanal d’une collaboration complice, informelle et amicale. C’est vrai du Petit XXe dans lequel Hergé a fait ses premières armes, des premiers numéros de Mad Magazine, du journal de Spirou au tournant des années 60, du journal de Pilote, des comics underground, qui, tous, nous donnent maints exemples de mises en abyme, de métalepses, de jeux réflexifs et de transgressions marginales.

Cette raison d’être, disons, professionnelle, n’est cependant pas la seule à jouer un rôle dans la pérennité de l’influence sternienne sur une si longue période historique. En réalité, le dynamisme réflexif de la bande dessinée s’appuie à la fois sur ces raisons très concrètes, et sur une tension inscrite dans la structure sémiotique profonde de la forme. Pour le comprendre, il faut remonter à l’énigme de son invention par un auteur qui a toujours tenu à produire ses livres de la manière la plus artisanale, la plus autographique qui soit. ...Et qui pourtant s’abstient, dans ses propres albums, d’introduire la moindre marque visible de réflexivité.

Töpffer : le zigzag et la ligne droite

Les albums de Töpffer ont-ils leur place dans une discussion portant sur la réflexivité? À première vue, on serait en droit d’en douter. On n’y trouve rien de similaire aux jeux réflexifs de Cham et de Doré. Les légendes qui accompagnent ses dessins ont beau être pénétrées d’ironie, jamais l’auteur n’y prend le lecteur à parti : il se contente de décrire objectivement l’action, telle qu’elle se déroule à l’image. En y regardant de plus près, on voit bien que l’humour des textes se nourrit d’une subtile description des processus de pensée qui motivent les acteurs de l’image, mais là encore, Töpffer fait appel à une technique particulièrement discrète d’intervention auctoriale, apparentée au style indirect libre que l’on commence à trouver chez les romanciers de l’époque.[3]

Pas d’adresse au lecteur, donc; pas de métalepse ni d’interruption réflexive; pas le moindre cadre vide, pas de cases noires, aucune perforation manifeste des bords de l’image : Töpffer se concentre exclusivement sur l’action et la pensée de l’action. En cela, il semble se situer aux antipodes du ton et de l’esprit de Tristram. Comment comprendre alors que les illustrateurs parisiens se soient empressés d’inscrire cette nouvelle forme au registre de l’héritage sternien?

Pour aborder cette question, il faut d’abord s’abstenir de voir l’invention de Töpffer comme un projet spécifique (la création de la forme “bande dessinée”), et l’inscrire dans le contexte, beaucoup plus large, des autres écrits théoriques et littéraires de l’auteur.

Nous l’avons dit, les critiques de l’époque ont souvent comparé ses nouvelles et romans à ceux de Sterne. Ce rapprochement est entièrement fondé : l’écriture de Sterne participe des valeurs profondes de l’écrivain genevois et les questions théoriques soulevées par Tristram Shandy sont centrales pour sa réflexion. On va voir qu’elles lui ont aussi fourni les éléments décisifs dans l’invention de la “bande dessinée”. Car Töpffer ne s’est pas contenté de rire avec Tristram. Il l’a lu de manière pénétrante, à la lumière de Rabelais, Cervantès, Montaigne et Rousseau, ses auteurs préférés. Et il y a trouvé de puissantes munitions contre certains systèmes de pensée qu’il combat âprement.

Töpffer – il y a lieu de le souligner – est un penseur cohérent, dont l’oeuvre critique, littéraire et humoristique fait preuve, sur le fond, d’une unité remarquable. Pour autant, il n’est pas un penseur à “système”. Dans ses essais sur l’art, sur la littérature, sur le progrès, il réfléchit plutôt en romancier : aux sèches constructions théoriques, il oppose un répertoire vivant d’images et de métaphores éclairantes qui lui ont été inspirées par les livres qu’il a aimés, par les théories de ses adversaires intellectuels, ou par ses propres trouvailles spontanées. Pour reconstituer le puzzle de son oeuvre, ce qui lui donne son unité, il faut traquer ces images dans ses albums comiques, ses nouvelles et ses écrits théoriques, et remonter à leurs sources.

On l’aura compris, le Tristram de Sterne – et particulièrement l’opposition qui s’y joue entre les figures du zigzag et de la ligne droite – constitue l’une des pièces-clé du puzzle. Ces deux figures antithétiques dessinent une topique parfaitement équilibrée qui donne tout leur sens aux “bandes dessinées” de Töpffer et à la place qu’elles occupent dans l’ensemble de son oeuvre (en un point symétrique et diamétralement opposé à celui de ses propres Voyages en Zigzag).

La raison pour laquelle l’auteur n’opère aucune intrusion réflexive dans ses albums comiques, et ce qui, malgré cela, a conduit Cham et Doré à traiter leur forme comme une matière typiquement excentrique, s’explique de la même façon. Voici le fin mot de l’histoire; la “bande dessinée” – ou, du moins, la forme créée par Töpffer – est une réponse ironique et complice à la figure du zigzag que ce milieu a adoptée pour emblème. Et c’est pourquoi ce petit monde inscrit dans une bande rectiligne fait immédiatement pièce avec la culture excentrique de l’époque et attire les facéties réflexives comme un aimant : il est taillé sur mesure pour ridiculiser la pensée en ligne droite dont l’auteur, après Sterne, est le critique le plus redoutable et le plus affûté.

Dans Tristram, Sterne s’inquiète très tôt du caractère unidimensionnel du texte, qui l’oblige à passer sous silence mille et une choses, en principe coexistantes. Ainsi, dans un passage du premier volume, il fait mine de rassurer le lecteur sur le sort d’un personnage (la sage-femme) qu’il semble avoir totalement oublié : “Il est grand temps de la mentionner à nouveau [au lecteur], ne fut-ce que pour le convaincre que le corps en question est toujours bien au monde” (1759-1767 [Livre 1, chapitre 13] Notre traduction.). Et de préciser que la sage-femme n’est pas un personnage sans conséquence : sa réputation s’étend au cercle du village tout entier Sterne profite même de l’occasion pour annoncer qu’il a dessiné la carte des lieux, et qu’elle se trouve déjà entre les mains du graveur.

Il s’agit donc d’affirmer – fut-ce par des moyens graphiques – la co-présence des corps, de leurs cercles d’influence, de leurs rapports spatiaux simultanés – toutes choses qu’une carte et une image peuvent faire, mais qu’un texte doit tronquer, voir éluder, drastiquement.

Dans le chapitre suivant (le lien n’est pas innocent), Sterne explique qu’il lui est impossible d’avancer dans son travail d’historiographe “comme un muletier conduit sa mule – droit devant –; – par exemple de Rome jusqu’à Loretto, sans jamais tourner la tête à droite ou à gauche [...].” (1759-1767 [ Livre 1, chapitre 14]. Notre traduction.).

S’il pouvait procéder ainsi, le romancier serait en mesure de prédire, à l’heure près, son arrivée au terme de l’ouvrage “mais la chose, moralement parlant, est impossible : car s’il est un homme doué du moindre esprit, il trouvera cinquante déviations à faire en chemin par rapport à la ligne droite, sans pouvoir les éviter.” (Ibid.)

Partout, dans le livre, s’affirme une conscience réflexive aiguë du contraste entre ces deux modes psychologiques d’appréhension du réel : toutes sortes de distractions, de digressions, de flâneries instructives et de cartographies se disputent l’attention de l’homme d’esprit, alors qu’une écriture strictement progressive avancera comme une mule – suivant une trajectoire rectiligne que le muletier peut mesurer – rationaliser – en gardant l’oeil fixé sur son chronomètre.

Soixante-dix ans plus tard, Töpffer décrira ce conflit du zigzag et de la ligne droite en des termes qui marquent le même intérêt pour la dimension psychologique de l’opposition.

Grand lecteur de Rousseau, Töpffer a la charge d’un pensionnat à Genève, et il est avant tout préoccupé d’éducation. Dans le prologue de l’une de ses nouvelles, “La Bibliothèque de mon oncle” (1986 : 60), il se fait l’apologue des flâneries récréatives auxquelles se livre Jules, le héros de l’histoire, qui papillonne librement d’une chose à l’autre dans son jardin, et s’y instruit bien mieux que dans n’importe quelle école.

À l’évidence, Töpffer nous décrit là une version miniature des “Voyages en Zigzag” qu’il organise chaque été dans les Alpes avec ses élèves. Sitôt évoquée, cette idée l’incite cependant à sermonner le lecteur qui ne prendrait pas au sérieux de telles récréations – et à décrire son antithèse :

Je ne plaisante pas. Imaginez un homme qui n’ait jamais passé par là. Qu’est-il? que peut-il être? Une sotte créature toute matérielle et positive, sans pensée, sans poési; qui descend la pente de la vie, sans jamais s’arrêter, dévier du chemin, regarder à l’entour, ou se lancer au delà. C’est un automate qui chemine de la vie à la mort comme une machine à vapeur de Liverpool à Manchester.

1986 : 60

Cette critique de l’homme unidimensionnel, qui marche comme un automate, “sans dévier du chemin ou regarder à l’entour”, fait manifestement écho au muletier de Sterne. On retrouve d’ailleurs quelque chose de semblable dans les notes autobiographiques d’Hogarth, un artiste que Töpffer admire énormément. Le peintre et graveur anglais est aussi, on le sait, un contemporain de Sterne, et son influence sur l’auteur de Tristram fut même déterminante – comme premier illustrateur du roman, bien sûr, mais surtout comme théoricien de la fameuse “ligne serpentine” (Paulson 1993 : 277-278).

Dans le passage qui suit, Hogarth se souvient de l’apprentissage myope qu’on lui a fait subir à ses débuts et qui l’a poussé à sortir des classes de dessin, pour flâner dans les rues à la poursuite de la beauté des femmes et autres “sujets frappants”. Le texte, on va le voir, exprime avant tout son rejet d’une forme d’académisme aussi machinale que typiquement séquentielle :

[À] l’Académie, j’ai pris conscience des nombreux désavantages qu’il y avait à recopier ainsi des gravures et des tableaux, fussent-ils de la main des plus grands maîtres, et même à dessiner en classe d’après modèle vivant. En effet, l’oeil étant souvent obligé de quitter l’original pour le dessiner par petites touches, il est possible de n’en savoir pas plus sur le modèle, une fois le dessin terminé, que ce que l’on en savait avant de l’avoir commencé. Ce problème est le même que celui des écrivaillons qui, pillant le texte d’un confrère, n’en comprennent pas plus en le recopiant que s’ils n’en avaient pas écrit une ligne [...].

Hogarth 1997 : 121 [4]

Töpffer, qui connaissait évidemment la fameuse “ligne serpentine” d’Hogarth, synonyme de variété et de beauté, ne pouvait ignorer que les doctrines exposées dans l’essai de l’artiste (The Analysis of Beauty) avaient profondément influencé l’auteur de Tristram.

Or, cette ligne serpentine, cette ligne de beauté que l’artiste oppose à l’uniformité stérile de la ligne droite, Hogarth l’avait bien saisie d’après la vie. Comme Töpffer et ses élèves, le peintre était sorti de la salle de classe pour regarder le monde autour de lui. Manifestement, la ligne d’Hogarth participe de la riche polysémie de la figure du zigzag que Sterne a léguée à Töpffer et à ses contemporains excentriques.

La topique du zigzag et de la ligne droite déborde donc largement du cadre de la fiction et de la narration : elle permet d’aligner des phénomènes très variés, dont ces figures mettent en relief le parallélisme. Quand le caporal Trim dessine sa pétulante arabesque, par exemple, Sterne pense visiblement à la ligne de beauté d’Hogarth (Miller 2013 : 172), alors que Trim ne fait qu’exprimer son rejet de l’idée du mariage. Mais il s’agit bien, ici et là, de s’extraire d’une prison séquentielle; de fuir les procédures rigides de l’académisme ou celles d’un contrat de mariage (semblable à celui des parents de Tristram, dont Sterne nous a détaillé l’improbable liste des règles et attendus au début du roman). Ces contrats de mariage, ces apprentissages étroits, ces lectures myopes, ces automatismes de tous ordres transforment l’homme moderne en machine séquentielle, qui segmente, rationalise, chronomètre, et ne progresse plus qu’en ligne droite; le contraste avec les libres arabesques du peintre ou de l’écrivain souligne cruellement l’air de famille qui flotte sur ces domaines très divers.

Il n’empêche que le roman de Sterne est d’abord une satire du roman anglais moderne (Keymer 2002 : 7), qui met l’accent sur le problème de la composition. Avant tout, l’auteur de Tristram se préoccupe de savoir comment faire progresser son histoire en ligne droite sans se départir des zigzags digressifs qui caractérisent son écriture – ce que Ronald Paulson, le principal biographe d’Hogarth, décrit comme le projet littéraire radical de Sterne : “suggérer à la fois le sens chronologique d’une narration et la simultanéité d’une peinture” (1993 : 277).

Sterne a placé d’emblée ce problème au coeur de sa réflexion sur la structure du roman, et il y retourne de façon particulièrement mémorable dans la conclusion du livre 6 (chapitre 40), où il se propose de traiter graphiquement les déviations structurelles du récit. Celles-ci s’affichent maintenant sous forme d’une série d’arabesques un peu ridicules, qu’il nous détaille, avec grand sérieux, comme les diagrammes exacts de ses détours et errements.

L’expérience se conclut sur une promesse improbable, qu’un dernier schéma vient comiquement illustrer : l’auteur annonce qu’il adoptera, désormais, la conduite strictement progressive qu’on attend de lui. C’est une ligne droite impeccable, dont il précise qu’il l’a soigneusement “tracée à la règle” :

Ce geste graphique ouvre une voie majeure, dans laquelle Töpffer s’engouffrera soixante-dix ans plus tard, en y entraînant la plupart des illustrateurs humoristiques du XIXe siècle.

Les schémas de Sterne, en effet vont changer l’attitude de toute la profession vis-à-vis des histoires en images, un genre rustique et populaire qui n’était pas forcément destiné à les intéresser. Grâce à ces graphiques amusants, il devient possible, désormais, de concevoir les histoires en images comme des formes, avec lesquelles on peut jouer ironiquement parce qu’elles portent des valeurs et du sens.

Voyages en ligne droite

On mesure mal à quel point la solution graphico-romanesque de Töpffer est insolite pour le lecteur des années 1830. Ses petits albums oblongs ne ressemblent à rien de connu. L’action court de gauche à droite le long d’un ruban horizontal, virtuellement ininterrompu. C’est une phrase visuelle trépidante et articulée, faite de blocs distincts liés par une pensée, comme la parole humaine dont elle semble reproduire le rythme jusque dans ses précipitations et ses bégayements. Pourtant, la syntaxe de ce langage est plutôt frustre; il ressemble assez aux pidgins, ces langues d’emprunt de première génération, qui ont pour caractéristique, d’après Claude Hagège, de recourir “à peu près exclusivement à la juxtaposition comme procédé de création. Le rapport entre les deux mots juxtaposés [résultant] de leur pure contiguïté (1985 : 36).”

Dans ces langues, nous dit encore le linguiste, “On voit [...] l’action se fragmenter, selon une vision hyperanalytique et documentaire, en un véritable kaléidoscope de micro-événements, comme si la caméra du discours filmait linguistiquement son cinétisme” (1985 : 46). Écartons bien vite la métaphore de “la caméra du discours”, qui n’a pas de sens à l’époque de Töpffer, et qui risque de banaliser à peu de frais l’originalité de ce langage naissant. Il n’y a pas de caméra ici, mais une syntaxe qui se rapproche plutôt de celles des alphabets mécaniques de l’époque [Smolderen 2014 : 43]; des concaténations de causes et d’effets physiques propulsés par l’idée fixe des protagonistes.

Ce dernier point (l’idée fixe) est important car le véritable objet de l’analyse est la pensée de l’action. Les albums de Töpffer sont des “anti-Voyages en Zigzag”. L’auteur nous y convie à une démonstration par l’absurde de ce qui se passe dans la tête d’un être qui ne connaît que la ligne droite.

Avec de notables différences d’accentuations, le voyage en France du livre 7 de Tristram poursuivait d’ailleurs un projet similaire. Sterne cherche manifestement à s’y acquitter de la promesse faite à la fin du livre précédent : se croyant poursuivi par la Mort, Tristram décide de fuir en ligne droite. Il passe la Manche, et traverse la France comme un dératé, en sautant de ville en ville par le chemin le plus court. Dès l’arrivée à Calais, l’auteur souligne cependant le paradoxe de ce type de déplacement : le voyageur n’y voit rien (chapitre 4), sauf à se référer (in extenso) au texte d’un guide touristique (chapitre 5).

L’alternative posée par ces deux chapitre marque un vrai point de rupture dans le tissu du roman : l’endroit où l’action progressive (qui a vocation à dominer l’épisode) se dissocie nettement de l’image digressive. Tristram arrive à Calais à la nuit tombante et repart avant le lever du jour. Il n’y voit rien parce qu’il écrit en galopant (ce sont les termes de Sterne). Tout se passe comme si l’action, désormais, filait plus vite que la lumière, le regard restant à la traîne, fixé sur un tableau sans vie et pesamment descriptif (le guide touristique).

On trouve, dans ce décalage, l’origine des tropes préférés de Cham et de Doré : décors laissés inhabités (l’action est déjà ailleurs), cadres vides, scènes éludées par le brouillard ou la nuit... Dans un monde “en ligne droite”, l’action et l’image ne peuvent pas être synchrones; comme l’eau et l’huile, elles ne s’y mélangent pas.

Cham et Doré s’éloigneront d’ailleurs de plus en plus de la forme töpfferienne pour se concentrer sur ce problème dans leurs albums de la maturité. Leurs interruptions, leurs décalages réflexifs, leurs mises en abyme ne cessent d’insister sur les ratés de l’image, son incapacité à capter le flux immatériel de l’action.[5] L’image est toujours à la traîne, toujours à côté.

Chez Töpffer, cependant, nulle trace de ces questionnements ni de ces dissociations. L’image n’est jamais en retard : le cadre reste fixé sur l’action, aussi rapide soit-elle (quitte à s’amenuiser prodigieusement avec elle, si l’action s’use à force de redites). Pas d’interstice, de brèche ou de décalage, aucune possibilité d’insérer du “je” dans l’enchaînement serré des actions.

Voici la différence fondamentale entre Töpffer et ses premiers épigones : l’image à la traîne, l’image résiduelle, n’intéresse pas sa démonstration – pas question de laisser sortir l’objet d’étude du cadre : on ne quitte pas des yeux le voyageur en ligne droite. Car c’est bien lui qu’il s’agit d’observer – le bolide sans images, l’automate purement séquentiel qui a perdu tout contact avec la simultanéité du monde. Et comme l’expérience se doit d’être parfaitement rigoureuse, le zigzag est pratiquement écarté du jeu; il n’y a droit de cité que dans le tremblement liminal du filet d’encadrement (2009 : 56-57) – comme si cette ligne-là réprimait un rire.

Deux sources dont nous n’avons pas encore parlé – l’une romanesque, l’autre purement théorique – expliquent cette divergence d’emphase entre Töpffer et ses suiveurs.

D’abord, tout indique que pour traiter du voyage en ligne droite, Töpffer s’est choisi un modèle plus élémentaire que le chapitre VII de Tristram : The Adventures of Peregrine Pickle de l’écrivain écossais Tobias Smollett, paru une dizaine d’années avant le livre de Sterne. Au début du XIXe siècle, c’est encore le roman d’aventure favori de la jeunesse anglaise (Smollett, Clifford 1969 : xx) : un récit d’action, échevelé, cruel, scatologique et hilarant, et une source d’inspiration évidente pour Töpffer,[6] puisqu’on y trouve les duels à répétition, les déguisements en femme, les moines teigneux, les diagnostics biscornus, les emprisonnements et les évasions, et surtout ce rythme frénétique, qui caractériseront plus tard les albums de l’auteur genevois. Peregrine Pickle est la quintessence même du récit en ligne droite.

On peut d’ailleurs supposer que Sterne avait ce contrepoint à l’esprit en écrivant Tristram.[7] Comme le livre VII du roman de Sterne (celui qu’il consacre au voyage en ligne droite), la partie centrale de Peregrine traite d’un voyage en France. Elle contient surtout un morceau de bravoure très remarqué[8] qui mérite une description détaillée, car, de toute évidence, ce passage a fourni à Töpffer l’échantillon exemplaire dont il avait besoin pour sa démonstration.

Peregrine, le héros, est un incorrigible plaisantin et un coureur de jupons impénitent. Sur la route de Bruxelles, il passe la nuit dans une auberge avec son souffre-douleur, le peintre Pallet.

Peregrine et Pallet ont des visées sur deux filles, dont l’une, la cible du héros, est chaperonnée par un moine capucin, que Peregrine est parvenu à berner. S’introduisant dans la chambre des deux belles, le gredin se glisse aux côtés de sa proie qui n’ose protester. Alors qu’il va passer à l’acte, quelqu’un pousse la porte : c’est Pallet, qui, sans connaître les projets de son ami, a fixé rendez-vous avec l’autre occupante de la chambre. Voilà le peintre qui tâtonne, à son tour dans une obscurité totale; pour son malheur, le capucin n’est pas loin derrière lui :

La porte que le prêtre trouva ouverte confirma ses soupçons, et il ne se fit pas de scrupules à ramper dans la chambre à quatre pattes si bien que, au moment où le Peintre en chemise cherchait à tâtons le lit de sa Dulcinée, le hasard fit que sa main tomba sur la tonsure du capucin, dont la tête, sous ses doigts, se mit à opérer un mouvement circulaire, comme une boule sur un socle, à la surprise et à la consternation du pauvre Pallet, qui, n’ayant ni l’intelligence de comprendre la situation, ni la présence d’esprit d’ôter la main de l’étrange objet qui s’offrait ainsi au toucher, restait figé dans le noir en transpirant, laissant échapper des imprécations de plus en plus dévotes, jusqu’au moment où le moine fatigué de l’exercice et de la posture pénible qui le tenait courbé, se redressa graduellement sur ses pieds, en soulevant la main du Peintre, dont la terreur et la sidération s’aggravèrent à un tel degré, face à cette inexplicable poussée verticale, que ses facultés mentales commencèrent à lui manquer; et dans la panique, comme sa paume descendait sur le front du prêtre, l’un des doigts vint à glisser dans la bouche pour être immédiatement happé par les dents du Capucin, qui, serrant les mâchoires de toutes ses forces, coinça le membre comme dans l’étau d’un forgeron. La peintre fut si décontenancé par cette morsure qui le torturait jusqu’à l’os qu’il se mit à hurler “Au meurtre!” [...]

Smollett 1969 : 288-289. Notre traduction

Cette phrase géante et haletante, sans déviation ni interruption, se devait, bien sûr, d’être citée in extenso. Épousant autant qu’elle le peut le déroulement chronologique de l’action, sa syntaxe la fragmente “selon une vision hyperanalytique et documentaire, en un véritable kaléidoscope de micro-événements, comme si la caméra du discours filmait linguistiquement son cinétisme”. Nous reprenons ici, la formule d’Hagège que nous citions déjà tout à l’heure – et, avec le même caveat : le fil immatériel de l’action est strictement linguistique, et la métaphore du cinéma n’a rien à faire ici. De fait, les chandelles sont soufflées et tout le monde tâtonne dans le noir; la scène est aveugle : c’est bien là toute la question.

On trouve une série de péripéties nocturnes qui font irrésistiblement penser à l’auberge de Peregrine[9] dans le Docteur Festus, deuxième album de Töpffer, qui raconte essentiellement l’histoire d’un voyageur qui ne voit rien (il est constamment enfoui dans des sacs et des boîtes en tout genre).

Se réveillant dans une chambre qui n’est pas la sienne, Festus tâtonne. Entre autres quiproquos hilarants, il confond l’oreille d’un chien avec l’amadou de son briquet et prend la robe de l’occupante légitime pour sa propre culotte. Chose remarquable, le dessin ne fait aucun cas de l’obscurité totale qui règne dans la chambre. Töpffer nous présente ces méprises avec la clarté du diagramme : ce qui se passe dans le noir, pour le héros, est parfaitement lisible pour le lecteur.

Autrement dit, la galerie d’images fonctionne exactement comme la phrase de Smollett, dont elle a coopté toutes les propriétés. Parfaitement transparente, elle court en totale synchronie avec le langage de l’action.

Au risque de lasser, gardons-nous (une dernière fois) d’invoquer le modèle cinématographique : le dessin de Töpffer ne se contente pas de falsifier notre perception sur le mode d’une nuit américaine. Il ne s’agit pas ici de simuler le réel sur base d’une illusion imitative, mais bien de créer les conditions d’une analyse pénétrante, dans le cadre d’une expérience de pensée fondée sur des valeurs axiologiques qui en déterminent rigoureusement le protocole.

Töpffer, en effet, est convaincu que l’homme qui “voyage en ligne droite” ne peut se départir de toute notion de simultanéité sans verser aussitôt dans la stupidité la plus absurde. C’est essentiellement pour établir ce principe qu’il synchronise l’image et l’action. Pour lui, il est évident qu’in fine, l’image – la simultanéité – sera toujours gagnante; elle couronne l’expérience et donne la vérité de l’histoire.

Smollett confirme d’ailleurs cette intuition, en rajoutant une coda à son incident nocturne. Le lendemain de l’épisode du moine capucin et du peintre Pallet, tous les protagonistes se retrouvent dans la diligence, et se regardent en chiens de faïence. L’auteur intervient alors pour expliquer le tableau : “De fait, bien que nous nous soyons attaché à expliquer toute l’affaire au lecteur, elle demeurait un inextricable mystère pour chacun des voyageurs de la diligence [...]” (Smollett 1969 : 291).

L’auteur profite alors de cette interruption pour clarifier les choses : ignorant que Peregrine se cachait dans la chambre, le capucin se perd en conjectures sur l’origine de la bourrade qui a projeté Pallet au sol juste après la morsure; de son côté, Peregrine n’entend rien au récit du peintre qui parle d’une mystérieuse boule magique, capable de léviter et de mordre.

Cette (rare) intervention auctoriale dans le récit en ligne droite de Smollett n’est donc pas anodine : l’auteur n’avait d’autre choix que de prendre du recul pour dresser un tableau simultané des dissonances cognitives en présence. L’interruption de l’action était nécessaire. Comme on dit vulgairement : c’était le moment de “nous faire un dessin”.

Dans ses albums comiques, Töpffer établit un bilan comparable à chaque vignette. Son type très particulier de dessin lucide est l’instrument d’une clarification auctoriale qui marque le récit en ligne droite “à la culotte” (si l’on ose dire), en révélant à chaque foulée l’état de dissonance cognitive dans lequel se trouvent des personnages unidimensionnels, incapables de concevoir une image simultanée de la situation.

Mobilisée par ce travail, la distance réflexive ne se permet aucune autre forme de recul ou de mise en abyme (comme elle le fera de mille et une manière dans les albums de Cham et de Doré). La distance est fixe, solidaire de la forme que Töpffer met en oeuvre. Et ce choix est manifestement délibéré, puisque dès qu’il sort du récit en images, l’auteur n’hésite pas à se livrer aux interruptions auctoriales les plus baroques. Un passage de sa nouvelle “Les deux prisonniers” (Töpffer 1986) nous en offre un exemple particulièrement révélateur.

Écrite quelques années après La Bibliothèque de mon oncle (déjà évoquée plus haut), l’histoire met à nouveau en scène le personnage de Jules, victime cette fois d’un tuteur aux vues étroites, un certain Mr Ratin.

Ici encore, le thème de la “vision tunnel” domine le déroulement de l’action : censurant des pans entiers des livres qu’il lui fait lire, Ratin inflige à son élève un enseignement académique des plus étriqué – une stratégie de “reproduction du savoir” qui constitue pour ce jeune homme intelligent et sensible une véritable prison.

Un premier incident insolite donne le ton. Reproduisant ce que lui fait subir son maître, Jules s’amuse à guider un hanneton trempé d’encre en le poussant de la pointe de son stylo. Le jeu consiste à lui faire écrire son nom (à imposer à l’insecte une identité qui n’est pas la sienne). Mais dès que Jules a le dos tourné, la catastrophe survient : la bestiole commet un monstrueux pâté dans un livre précieux.

C’est une observation (de pédagogue) qu’on retrouvera sous diverses formes dans les histoires de Töpffer : piéger une honnête créature dans un monde “en ligne droite”, c’est s’exposer aux conséquences explosives d’une terrible frustration (ce qui, dans ses albums comiques, se manifeste généralement par une série de bonds incontrôlés).[10]

Soumis au même genre de pression, Jules ne va pas tarder à faire “sa” grosse bêtise; il lui vient la mauvaise idée de quitter sa prison par les toits.

L’incident qui s’ensuit fait directement écho aux péripéties aveugles de Peregrine Pickle et du Docteur Faustus : Jules saute impétueusement dans l’appartement voisin pour atterrir sur les épaules d’une belle dame, richement habillée, qui roule à terre avec lui :

Je ne puis décrire ce qui se passa dans les premiers instants qui suivirent, car j’avais perdu tout sentiment. La première chose qui me frappa, quand je revins à moi, c’est que la dame gisait la figure contre terre, ne faisant entendre ni cri, ni plainte. Je m’approchai en rampant à moitié : “Madame!” lui dis-je d’une voix basse et altérée. Point de réponse. “Madame!!!” Rien.

Töpffer 1986 : 38

Emporté par l’action, Jules se montre incapable de décrire ce qui s’est passé, et plus encore d’évaluer correctement la situation : plongé dans un état de stupeur indicible, il n’y voit rien. On reconnaît le symptôme. Il y a donc lieu de faire une pause réflexive et de prendre du recul :

Me voici arrivé à un événement bien lugubre. Une respectable dame morte... un écolier assassin! Mon critique va dire que je force à dessein la situation, pour sacrifier au faux goût moderne? – Ne te hâte pas de dire cela, critique. Cette dame était un mannequin. J’étais dans l’atelier d’un peintre. Dis autre chose, critique.

Ibid.

Cette interruption auctoriale tonitruante pourrait trouver sa place dans l’Histoire de la Sainte Russie de Doré, mais elle est inconcevable dans les histoires en images de Töpffer. L’incident est pourtant très similaire à ce qui fait la matière romanesque de ses albums. Töpffer nous parle bien de la même chose, ce que la suite du texte confirme.

Ce pas de recul réflexif, en effet, permet à Jules de construire une vue simultanée de la situation. Il va pouvoir reconstituer le fil de l’action qui vient de se dérouler, et l’explication en forme de réaction en chaîne, sera digne des plus folles inventions de Rube Goldberg :

En effet, la boîte à l’huile, en tombant, avait atteint le pied d’un grand nigaud de chevalet, lequel, s’étant mis aussitôt à chanceler, avait finalement pris le parti de tomber, en mirant juste dans la poitrine d’un beau monsieur qui, pendu à un clou, nous regardait faire. Le clou avait suivi son monsieur, qui avait suivi le chevalet, et tous ensemble étaient venus s’abattre sur la lampe qui avait brisé la glace, en renversant une bouilloire!

Ibid.

Dans cette nouvelle tissée d’images à clé (le mannequin, par exemple, est une figure emblématique de l’académisme), Töpffer se laisse aller à une mise à nu radicale (mais codée) du microcosme que nous appelons ses “bandes dessinées”. Le pas de recul qu’il opère en s’adressant à un (improbable) “critique” donne la mesure de la distance réelle qu’il faut prendre avec ses albums comiques si l’on veut savoir de quoi il retourne vraiment.

Car Jules n’est pas tombé par hasard dans l’atelier d’un peintre qui recourt au mannequin – c’est-à-dire : dans un petit temple de l’imitation. Et ce n’est pas par hasard si la réaction en chaîne burlesque qu’il déclenche fait s’écrouler comme une rangée de dominos, tout ce petit monde basé sur des apprentissages en ligne droite, sur une vue étroite, imitative, de la réalité. Les dessins lucides de Töpffer se dressent, précisément, contre cet ordre-là. Leur fonction n’est pas imitative, elle participe d’une expérience de pensée : il s’agit de démonter, pièce par pièce, un agencement idéologique complexe et syncrétique dont Töpffer a identifié le principal théoricien, le véritable père de cet art que nous appelons aujourd’hui l’art séquentiel – Gothold Ephraïm Lessing.

L’art séquentiel de Lessing

Lessing est la principale référence théorique de Töpffer. Même s’il ne le cite jamais, une lecture attentive de ses textes sur l’art laisse peu de place au doute : l’auteur du Laocoon est la première cible de ses attaques contre une conception moderne, rationnelle, prosaïque et limitative, de l’art, exclusivement considéré sous l’angle de la mimésis. Pour une raison qui tient peut-être au grand prestige de son adversaire, Töpffer ne le désigne pas explicitement. Il formule ses charges les plus spécifiques de manière feutrée, dans un langage imagé dont il donne les clés en divers endroits de ses textes, mais en ordre dispersé. On ne le voit qu’une seule fois regrouper tous les éléments du dossier dans un paragraphe assez obscur qui a dû laisser perplexes plus d’un lecteur du dernier chapitre de ses essais sur l’art. Nous garderons pour la fin ce passage déterminant, véritable “pierre de Rosette” qui résume à la fois sa critique des thèses de Lessing et l’expérimentation ludique et graphique qui a nourri et accompagné cette critique depuis le début. Une fois les pièces identifiées, on verra que le puzzle s’assemble très facilement.

L’argumentation de Töpffer porte sur un aspect un peu oublié – et pourtant crucial – du développement théorique de la deuxième partie du Laocoon, dans lequel Lessing invite les poètes de son temps à suivre l’exemple d’Homère en abordant exclusivement la poésie comme art de l’action progressive. La démonstration prend pour antithèse un genre de poésie descriptive que personne ne songeait sans doute à défendre pour ses qualités artistiques intrinsèques (l’essayiste allemand pouvait donc en user sans trop risquer de se voir contredit).

Voilà, en substance, le raisonnement sur lequel s’appuie Lessing : puisque le langage se déploie suivant la dimension temporelle, toute tentative de description poétique d’un paysage ou d’un corps est futile car

[ce] que l’oeil découvre tout à-la-fois, le poète nous le dénombre successivement avec une lenteur marquée; et souvent il arrive que nous avons oublié le premier trait, quand sa description parvient au dernier. [...] [T]outes les parties se perdent pour [l’oreille] à mesure qu’elles sont dénombrées, à moins qu’elles ne se fixent dans la mémoire. Et dans ce cas même, quelle peine, quelle contention d’esprit ne faut-il pas pour renouveler [...] toutes les impressions que l’oreille a reçues, pour les repasser dans l’esprit avec une vitesse même médiocre, et arriver ainsi à quelque conception du tout!

Lessing 1802 : 140-141 [Chap. XVII]

Töpffer va s’employer à démonter et à ridiculiser, via ses “bandes dessinées”, cet argument cognitif, fondé, en dernière analyse, sur une appréciation très réductive des capacités d’intégration de l’intelligence humaine. Son intention, cependant, n’est pas de se faire le champion du genre un peu désuet de la poésie descriptive per se : celle-ci vaut, chez lui, pour tous les “Voyages en Zigzag”, toutes les contemplations, toutes les digressions, toutes les pauses, les prises de hauteur ou de recul qui font du voyageur en zigzag un être vivant libre et clairvoyant et non “un automate qui chemine de la vie à la mort comme une machine à vapeur de Liverpool à Manchester”.

Pour mener son attaque, Töpffer doit cependant procéder à un certain nombre de reformulations assez subtiles.

L’auteur du Laocoon, on le sait, définit les limites respectives de la peinture (comme art de l’espace) et de la poésie (comme art du temps) en se basant sur un postulat fondamental : la différence de nature entre l’espace et le temps dicte à ces domaines artistiques des contraintes si spécifiques qu’il faut les considérer comme distincts par essence.

Ce postulat, Töpffer le conteste, tout à la fin de l’avant-dernier chapitre de son livre. Prenant acte du fait que la peinture et la sculpture sont “si faussement et pourtant exclusivement appelés les arts d’imitation”, en raison de l’élément matériel d’imitation directe des signes qu’ils mettent en oeuvre (les formes et les couleurs), il propose de les “déplacer définitivement et à tout jamais, [...] de dessus cette base de l’imitation, pour les replacer sur celle de la libre création d’un beau qui n’a pas essentiellement l’imitation pour objet [...]”, et cela, afin de les “assimiler entièrement non pas quant à leur degré de puissance, mais bien quant à leur nature,[...] à la poésie, qui est communément considérée, [...] à tort, comme étant autre quant à son objet, quant à ses effets” (Töpffer 1998 : 281).

La proposition est un peu sibylline, mais c’est bien l’argument de Lessing qui est visé ici, et même gauchi à dessein par l’introduction d’un nouveau concept. Le mystérieux “degré de puissance” auquel il fait allusion doit en effet s’interpréter en termes mathématiques – Töpffer veut signifier que la poésie se développe dans un espace à une dimension (puissance 1), la peinture, dans un espace à deux dimensions (puissance 2), la sculpture dans un espace à trois dimensions (puissance 3).

En adoptant cette terminologie spatiale, Töpffer, désamorce très habilement le caractère essentiel de la distinction ontologique entre “arts du temps” et “arts de l’espace”, pour ne plus reconnaître, entre poésie, peinture et sculpture, que des différences de degré. Ce qui lui permet de donner tort à ceux qui seraient “portés à établir entre ces deux arts [peinture et poésie] une distinction essentielle de nature, quand ils n’offrent en réalité qu’une distinction accessoire de puissance”.

Et Töpffer de conclure (comme pour s’adresser au lecteur capable de lire entre les lignes) : “Nous ne pensons pas que quiconque aura lu cet essai jusqu’ici soit jamais exposé à tomber dans cette erreur.”

’Tout cela pourrait sembler bien loin de la “bande dessinée”, sauf à rappeler que l’invention de Töpffer revient, effectivement, à transposer dans le domaine spatial le développement temporel de l’action progressive. Reproduisant une opération déjà suggérée par les diagrammes de Tristram, Töpffer développe une action en “ligne droite”, à laquelle il attache une galerie horizontale de dessins qui soumettent, à chaque étape, le modèle poétique de Lessing au test de la simultanéité.

La confrontation fait apparaître mille et une absurdités, qui prouvent qu’une fois réunies dans un même monde – comme elles doivent nécessairement l’être dans l’imagination humaine – l’image et l’action progressive (telles que Lessing les conçoit), deviennent absolument inconciliables. C’est, en quelque sorte, la preuve “psychologique” de l’impasse à laquelle mène le raisonnement de Lessing.

Cette démonstration par l’absurde, on le voit, repose sur une seconde reformulation majeure : alors que Lessing donne clairement la primauté à la distinction du substrat (temporel vs spatial) des oeuvres, pour en déduire des contraintes psychologiques différentes (qui en seraient comme des conséquences accessoires), Töpffer – en bon pédagogue – recentre la discussion sur la question cognitive. C’est tout l’objet de l’expérience – et tout l’objet du dernier livre de ses essais : il veut prouver que la simultanéité est un attribut indispensable à tout exercice de la faculté esthétique (et, par extension, à toute preuve d’intelligence venant d’une tête bien faite) : “La simultanéité est l’acte psychologique en vertu duquel le poème, le tableau, la statue, apparaissent chacun simultanément et dans leur ensemble, non pas successivement et par parties, devant la pensée” (Töpffer 1998 : 321).

Envisager la lecture d’un poème comme une série d’opérations successives qui ne peuvent pas être appréhendées dans leur simultanéité, c’est dénier aux oeuvres littéraires toute possibilité d’atteindre à une quelconque unité organique. Pour Töpffer, qui considère que l’unité d’une oeuvre est comparable à celle d’un être (1998 : 331-332), cette proposition n’a pas de sens : “Que deviennent l’unité et la liberté sans la simultanéité, sinon des forces sans yeux et par conséquent aveugles?” (Ibid. 1998 : 321).

Dans le petit laboratoire (très privé) que nous appelons ses “bandes dessinées”, il répond à Lessing : voilà ce qui se passe si l’on assujettit la poésie aux lois strictement séquentielles de l’action progressive; voilà comment se conduisent des êtres vivants à ce point engagés dans le flux de l’action qu’ils ne peuvent plus se construire une vue simultanée du monde qui les entoure.

Ses personnages, filant en ligne droite, sont des “forces sans yeux”. C’est pourquoi on les trouve si souvent enfermés dans des sacs et des boîtes de toute espèce, qui matérialisent l’état de stupeur aveugle dans lequel ils sont constamment plongés.

L’expérience commence dès l’entame de la première histoire de Töpffer, quand Mr Vieux Bois, passant à l’action, s’élance à la poursuite de l’objet aimé, rate un pont et plonge dans la rivière. Désespéré, le bonhomme décide de se pendre, “mais la corde est trop longue”. N’ayant aucune notion de hauteur, il se croit pendu durant un long moment, jusqu’à ce que la voix de son aimée le sorte de son état de stupeur. Se précipitant une fois de plus à sa poursuite, Vieux Bois traîne à présent derrière lui la poutre à laquelle il était accroché, et, n’ayant pas plus de notion de largeur, provoque par ce biais diverses catastrophes, jusqu’au seuil même de sa porte, où, la poutre se mettant en travers, il “peine à rentrer chez lui”.

Cet homme qui traîne une poutre derrière lui reviendra dans d’autres histoires, C’est l’image d’une créature psychologiquement dissociée qui n’a plus les moyens spirituels de s’élever et d’intégrer toutes les données du cercle de son existence. Il est condamné à traîner ce reliquat matériel comme un boulet. (Dans une certaine mesure, cette intuition recoupe celle de Cham et de Doré qui se concentrent sur ce qui reste d’image “à l’arrière” d’une action par définition, incorporelle.) Dans ce monde absurde de l’action pure, le corps se traîne et se disloque car l’unité supérieure (la simultanéité) est niée.

Lessing lui-même encourage d’ailleurs explicitement cette image, puisqu’il refuse au discours poétique

la faculté de décrire un tout matériel [...] parce que l’objet principal de la poésie est de faire illusion, et que ce pouvoir manque toujours nécessairement à toute description verbale. Et ce pouvoir leur manque nécessairement parce que la coexistence des parties des corps s’y trouve en contradiction avec la succession des signes du discours; et parce qu’en substituant l’une à l’autre, on nous facilite, il est vrai, la décomposition du tout en ses diverses parties, mais en nous rendant très difficiles et souvent même impossibles le rassemblement de ces parties et la recompositions du tout.

1802 : 144-145 [Chap. XVII]

Töpffer fera maintes allusions à ce phénomène insolite : dans un discours “en ligne droite”, le corps se décompose, se dissout. C’est ainsi, par exemple, que l’objet aimé, dans l’histoire de Mr Vieux Bois, se voit précipitée au fleuve (dans une chaise fermée à clef) pour en ressortir prodigieusement amaigrie après quelques péripéties, comme si ce séjour (aveugle) dans le flux unidimensionnel de l’action l’avait diminuée d’autant.

Notre interprétation du passage peut paraître forcée, mais Vieux Bois la confirme en offrant immédiatement à la jeune femme une véritable cure de “vie pastorale”, dans un décor alpestre, qui lui permet de retrouver l’apparence grassouillette qu’elle avait au départ (son intégrité spirituelle et corporelle). Il s’agit bien de mettre entre parenthèses la course de l’action progressive pour boire le lait d’un tableau pastoral poétique. Dès que l’action reprend, cependant, le corps de l’objet aimé redevient aussitôt une charge qu’il faut traîner comme un boulet.

Un épisode plus étrange encore, dans la version manuscrite de Mr Cryptogame (Töpffer 1962 [vignette 186]) nous montre plusieurs personnages encastrés de diverses manières dans les parois d’un bateau. “La coexistence des parties des corps”, ici, se trouve manifestement “en contradiction avec la succession des signes du discours” – c’est-à-dire avec la structure séquentielle du strip lui-même. On ne s’étonnera pas que Töpffer ait supprimé, dans la version finale, ce spectaculaire exemple de perforation de cadres qui constitue sans doute le passage le plus ouvertement réflexif de son oeuvre : ce pas de recul en disait trop sur le dispositif qui sous-tend l’expérience. Une reductio ad absurdum se doit de respecter les conditions d’un certain réalisme.

* * *

Charmantes et gracieuses allégories que nous a léguées la poétique antiquité, que vous renfermez de sens et de lumières! Non seulement vous donnez au poète ce coursier ailé qui l’affranchit du sevrage des réalités, en sorte que c’est avec rapidité qu’il vole, que c’est de haut qu’il embrasse, que c’est au loin qu’il voit, et les rapports des choses, des lieux, des objets, les harmonies des êtres, lui apparaissent ainsi d’autant plus vrais, qu’il en est moins rapproché [...].

Töpffer 1998 : 348

Ut pictura poesis – les trois mots qui servent habituellement à définir le monde dans lequel Rodolphe Töpffer lit, flâne, médite, écrit et enseigne, sont bien courts (mais bien commodes) pour parler d’une culture quasi-millénaire dont nous sommes complètement coupés. Au début du XIXe siècle, une autre réalité apparaît, en effet, fondée sur les lois rigides de la matière et les forces aveugles de l’industrie. Elle nous est infiniment plus familière, mais Töpffer ne la comprend pas. Demeurant, fermement, sur l’autre rive, il voit la marche du progrès comme une sorte d’enchantement grotesque, digne des contes de fée.

Pourtant, il est lucide. Il sait que le ciel familier des allégories sera bientôt déserté. Les figures invisibles qui l’habitent seront chassées par des télescopes et des machines à vapeur, comme les oiseaux par des boulets de canon. On ne pourra bientôt plus regarder le monde depuis ces hauteurs-là.

Or, Lessing est le principal théoricien de cette chute annoncée. Il l’explique en toutes lettres dans le Laocoon : pour le peintre, les images allégoriques sont des expédients nécessaires, mais le poète n’a, en toute logique, aucune raison de voir ces abstractions – de les représenter ou de les admirer. Il est temps de faire descendre ces êtres impossibles de leur “coursier ailé”. Leurs puissants attributs, leurs symboles, leurs emblèmes n’ont plus cours; il faut les troquer contre de simples accessoires prosaïques :

[P]armi les attributs employés par les artistes à distinguer leurs êtres abstraits, il en est[...] qui sont plus dignes du poète et plus propres à son usage. Je parle de ceux qui n’ont proprement rien d’allégorique, et qu’il faut considérer comme des instruments dont se serviraient ou pourraient se servir les êtres à qui on les prête, s’ils devaient agir comme des personnages réels

Lessing 1802 : 96 [Chap. X]

Ces accessoires réels pourront alors se conformer à la règle d’or du poète, qui ne peut les peindre que de manière indicative et par les moyens de l’action (Ibid. : 126 [Chap. XVI).

Lessing nous invite à le vérifier chez Homère : rien ne peut déroger au principe. Agamemnon, lui-même, n’a pas le droit de paraître “tout à-la-fois” dans son costume d’apparat. Il doit s’habiller : “Il faut que ce roi mette sous nos yeux tous ses vêtements pièce par pièce, sa tunique moelleuse, son grand manteau, ses beaux brodequins, son épée : il est prêt alors, et il prend son sceptre” (1802 : 130 [Chap. XVI]).

Au tour du sceptre, maintenant, d’être décomposé phase par phase : le poète nous en détaille la fabrication, puis toutes les mains par lesquelles passe ce symbole d’autorité, jusqu’à ce qu’il aboutisse dans celles d’Agamemnon.

Ayant décrit cela, Lessing conclut par une remarque ironique – “Je ne serais point étonné que quelque ancien commentateur d’Homère eût trouvé et admiré, dans ce passage, l’allégorie la plus complète de l’origine du pouvoir royal, de ses progrès, de son affermissement et de son hérédité”.

L’idée qu’on puisse projeter une telle interprétation sur l’histoire du sceptre d’Agamemnon le fait franchement sourire, et Lessing se prête par jeu, à l’exercice, comme pour désamorcer toute tentative sérieuse de relier l’objet au ciel des allégories.

Ce passage va inspirer à Töpffer l’ une des séquences à clé les plus brillante de son oeuvre – l’épisode désopilant de l’habit du Maire, dans l’histoire du Dr Festus. Alors que les protagonistes de l’aventure passent à proximité d’un village, une nouvelle forme d’enchantement s’empare subitement de la région : dans un monde où tous les liens symboliques et allégoriques sont rompus, l’autorité du Maire ne tient plus qu’à son habit. Et, chacun s’obstinant à s’habiller et à se déshabiller à tort et à travers dans cette histoire, le costume du Maire passe de main en main, ce qui provoque grand désordre. La “force armée” du bourg, en particulier, suit aveuglément l’habit dans toutes ses tribulations.

Cette longue séquence culmine dans une scène où le vêtement se retrouve suspendu à une branche. Surviennent les deux gendarmes, qui, toujours hypnotisés, tentent, tant bien que mal, d’obéir aux indications désordonnées du costume vide dont les manches sont agitées par le vent.

Töpffer a bien compris que les lois auxquelles Lessing veut assujettir la poésie sont celles du monde moderne qui réclame une obéissance aveugle à la rhétorique (prosaïque, matérialiste et rationaliste) du progrès industriel. Nous avions annoncé, tout à l’heure, la lecture d’un passage (comparé un peu cavalièrement à la pierre de Rosette), dans lequel Töpffer regroupe toutes les images qu’il a inventées pour décrire la poétique de ce monde à venir, dans un paragraphe quelque peu hiéroglyphique. À présent, nous pouvons lire ce texte, car il ne devrait plus contenir de zones d’ombre : c’est le protocole de la démonstration par l’absurde qu’il a rigoureusement développée dans ses albums comiques. Pour le déchiffrer, il suffisait de lire Lessing sous la lentille grossissante de ses “bandes dessinées”.

[...] J’oblige d’abord le poète à descendre de dessus ce coursier ailé que lui a de tout temps conféré une allégorie ingénieuse, et je l’assujettis à marcher à ras de terre : en termes plus clairs, je l’assujettis à n’être que le peintre fidèle du vrai réel et visible. Tout aussitôt le voilà qui boîte, qui lutte, qui expire. Que s’il survit, au contraire, et qu’il s’efforce d’avancer, alors, au lieu de poème, l’on a de mornes et ingrates répétitions du vrai réel et visible; dans toute sa traînante succession d’incidents sans nombre comme sans ensemble circonscrit, l’on a des fragments attachés bout à bout et point de tout, des débris de circonférence et point de centre, des membres épars et point d’être, point de figure, point de vie propre, point de beau. Car comment se ferait-il qu’ainsi asservie à des conditions rigoureuses de vérité réelle et visible, qu’ainsi enchantée, bloquée, parquée dans un espace sans hauteur et sans largeur, la faculté esthétique ne fût pas, par ce seul fait, rendue inerte, stérile, empêchée tout autant de concevoir le beau que de le produire? De quoi lui servirait cet attribut puissant de simultanéité dans une oeuvre tout entière assujettie à des procédés d’imitation successive?

Töpffer 1998 : 341

Conclusion

En apparence, les histoires de Töpffer ne s’intéressent qu’à l’action. C’est ce qui fait leur nouveauté : dans le domaine du dessin humoristique, elles marquent une rupture évidente avec la tradition dominante de la satire graphique. Depuis l’âge baroque; les dessinateurs s’attachaient à arrêter le flux de l’action pour transporter l’image hors du temps. Les remarquables caricatures du père de Töpffer (Baud-Bovy 2014), comme celles d’Hogarth, fonctionnent encore sur ce modèle-là. Elles montrent des “tableaux vivants” immobiles et lisibles qui traduisent les péripéties de l’actualité sociale ou politique dans le langage hiéroglyphique des emblèmes et des allégories. Faisant pièce avec la culture de l’ut pictura poesis, la satire graphique a toujours proposé au lecteur des images intemporelles, qui demandent à être décryptées.

Paradoxalement, c’est son attachement viscéral à cette culture qui a poussé Töpffer à “sauter le pas” et à s’engager dans le flux d’une action progressive trépidante. S’inspirant ironiquement des théories de Lessing, il invente mille procédés visuels astucieux pour coller au syntagme d’une succession d’incidents “en ligne droite”, et c’est bien ce qui fait de lui l’inventeur décisif d’une forme nouvelle. Mais Töpffer ne perd jamais de vue la fonction révélatrice du dessin lucide qu’il met en oeuvre pour soumettre chaque phase de l’action au test de la simultanéité. Restant parfaitement en accord avec lui-même, il peut aborder cette tâche expérimentale et critique sans la moindre inhibition.

C’est ainsi que s’explique la création d’une forme purement séquentielle, incroyablement radicale pour l’époque : elle n’apparaît pas ex-nihilo; bien au contraire, pour être lues correctement, les “bandes dessinées” de Töpffer doivent être interprétées du point de vue exclusif de la culture de l’ut pictura poesis. C’est du dehors vers le dedans que Töpffer regarde le monde de l’action en ligne droite, et les lecteurs les plus enthousiastes de l’époque (comme Goethe) pressentent sûrement que la plupart des incidents surréalistes qui émaillent ces histoires reposent (comme nous avons commencé à le montrer), sur un double-fond hiéroglyphique qui demande à être décrypté. En dernière analyse, le “surréalisme” de Töpffer relève de la même veine que les caricatures de son père : on peut légitimement considérer chaque histoire comme une satire graphique qui, ayant pris pour objet la forme du récit “en ligne droite”, s’amuse à connecter entre elles, de manière digressive et ludique, toutes les figures et les images que lui inspire la rhétorique moderne de l’action progressive.

En regard des albums de Töpffer, ceux de Cham peuvent paraître terriblement plats, mais ce jugement mésestime la difficulté de la tâche à laquelle le jeune dessinateur se trouvait confronté au moment de prendre le relais : l’un des buts poursuivis par les écrivains excentriques de sa génération était de composer des histoires qui ne racontaient rien. Ce programme est beaucoup moins facile à réaliser qu’il n’y paraît. Au moment où il prend la suite de Töpffer dans la “collection des Jabots” d’Aubert, Cham n’a probablement qu’une intuition assez vague des ressources théoriques très riches sur lesquelles s’appuie le dessinateur genevois pour inventer des incidents comme celui de l’habit vide du Maire, ou les “mises en boîte” à répétition d’un voyageur qui, pendant son grand tour, ne voit rien. La vive admiration que Cham porte aux albums de Töpffer n’a donc rien d’étonnant : faisant jouer tous les ressorts d’une déconstruction systématique de la rhétorique de l’action progressive, ils réalisent magnifiquement le programme esthétique de la génération excentrique.

De fait, Töpffer ne manque jamais de métaphores à filer, et sa verve (secrètement hiéroglyphique) paraît inépuisable. Passant d’un “idiome séquentiel” à l’autre l’auteur ne marque jamais la moindre hésitation et toutes ses trouvailles s’emboîtent comme des briques Lego. Dans un même épisode,[11] il est capable d’évoquer, tour à tour, le matérialisme philosophique d’Holbach, les systèmes pédagogiques divers, les raisonnements par “opérations successives” de la science, les figures des traités sur le geste et l’action théâtrale et, bien sûr, toutes les contraintes formelles que Lessing veut imposer à la poésie.

Par comparaison, les quelques cases noires et cadres vides que Cham introduit dans ses premiers albums pour animer le “rien” de ses récits excentriques peuvent sembler assez dérisoires. Mais la transmission de ces procédés tout au long de l’histoire de la bande dessinée montre que la conception sternienne (et romantique) d’une oeuvre-continuum à laquelle l’artiste comique peut imprimer librement et ironiquement son “sceau d’individualité” est inséparable de la trajectoire historique de la bande dessinée. Le diptyque case noire/cadre vide, marque, sur le plan sémiotique, le premier moment explicitement réflexif du médium bande dessinée, et sur le plan sociologique, le point d’ancrage du milieu professionnel des dessinateurs humoristiques dans une conception anti-académique et artisanale du métier. Ce potentiel n’a jamais cessé d’être exploité, comme en témoignent les délirantes extravagances de Mad Magazine, qui sont exactement du même ordre que celles Des-agréments d’un voyage d’agrément de Doré.

Au sujet de cet album, précisément, il nous reste une dernière question à aborder. Des-agréments paraît à un moment-clé de l’évolution de la presse illustrée en Europe, et l’un des passage du livre illustre de façon remarquable la transition très inattendue qui s’opère, à partir des années 1850, entre le traitement réflexif de l’action progressive par les dessinateurs humoristiques, et son traitement réaliste et journalistique.

L’épisode en question est celui de l’ascension du Mont Blanc par M. Plumet. Voici ce qui se passe : depuis le balcon d’un hôtel, à Chamonix, l’épouse de Plumet suit la progression de son mari à la lunette. En dessinant cette séquence, qu’il développe sous forme d’une suite de 17 vues circulaires, Doré s’est directement inspiré d’un reportage paru quelques mois avant son album dans l’Illustrated London News (Anonyme 1851), où l’on peut suivre “à la lunette” l’ascension du Mont Blanc par un alpiniste britannique. La mise en forme des deux récits est pratiquement identique.

Pour parodier la fonction documentaire de son modèle, Doré en copie donc la forme, mais pour le contenu, il en revient au voyage en France de TristramShandy : il s’agit toujours de marquer l’impossibilité de voir – de faire image – quand on est dans l’action, et l’impossibilité de montrer l’action quand on fait une image.

Et en effet, avant que Mme Plumet ait eu le temps de mettre sa lunette au point, les alpinistes sont déjà ailleurs : elle ne peut suivre que leurs traces dans la neige. (L’image est une empreinte de l’action; c’est ce que nous disait déjà Sterne; on ne peut découvrir qu’après coup la ville de Calais que Tristram traverse en “ligne droite”, d’après la description statique d’un ouvrage touristique.)

Quand la lunette parvient, tant bien que mal, à rattraper les grimpeurs, le brouillard tombe subitement, ou la nuit fait écran (vignette blanche et vignette noire). Mme Plumet ne réussit qu’une seule fois à “capter” une image distincte de son mari, quand le groupe des grimpeurs s’enfonce jusqu’au cou dans la neige du glacier. L’image devient possible parce que l’action est, littéralement, gelée sur place.

L’action et l’image, la ligne droite et le zigzag, peuvent-ils être combinés sans trouer la trame du récit de lacunes, d’interruptions, de prises de recul ironiques et intempestives? L’épisode que nous venons de décrire se situe manifestement dans la lignée de Sterne, dont il reprend fidèlement la problématique. Mais il donne aussi toutes les clés de l’extraordinaire potentiel de la forme post-töpfferienne, de son dynamisme sémiotique, au moment où la grande presse illustrée (et tout particulièrement la presse anglaise) jette les bases de ce qui deviendra l’image journalistique et cinématographique du XXe siècle.

En premier lieu, ce que les dessinateurs humoristiques importent dans le domaine journalistique (et qui leur vient à la fois de Töpffer et de Sterne), c’est le caractère fluide et expérimental de la forme séquentielle.[12]

Les historiens qui se sont penchés sur la tapisserie de Bayeux ou la colonne Trajane le savent; l’absence d’une grille de lecture stable rend les histoires en images très difficiles à interpréte, du moins hors de leur sphère de création originale (Haskell 1993 : 131-158). Après Sterne et Töpffer, cependant, la fluidité de la forme des récits en images cesse d’être un désavantage. Une expérimentation constructive et suivie devient possible parce que la dimension réflexive en réduit considérablement la part d’arbitraire : les dessinateurs peuvent explorer activement la tension axiologique du zigzag et de la ligne droite. En Angleterre comme en France, le lecteur sait de quoi il retourne quand Doré, par exemple, lui montre une vaste composition en Z dans Des-agréments d’un voyage d’agrément (1851 : 8); fut-ce intuitivement, il comprend en quoi cette page panoramique répond au morcellement de la séquence “en ligne droite”, vue à travers la lunette de Mme Plumet.

Loin de s’atténuer avec le temps, cette tension deviendra de plus en plus explicite dans les bandes dessinées journalistiques et humoristiques que les dessinateurs anglais publient dans les grands journaux londoniens comme The Graphic et l’Illustrated London News (Smolderen 2014 : 82-87). Dans ces bandes, le zigzag et l’arabesque sautent aux yeux : ils animent pratiquement tous les cadres des récits comiques et journalistiques de l’époque. Faisant écho aux filets légèrement “vibrants” de Tôpffer, le leitmotive graphique établit la même distance réflexive vis-à-vis des récits et reportages dessinés : il s’agit de rappeler au lecteur que son regard est libre de voyager dans la page, même si l’anecdote se développe en “ligne droite” pour ses protagonistes. Bien après que la révolution du comic strip eût introduit une autre grille de lecture stable – la scène audiovisuelle sur le papier, qui présente ses propres caractéristiques formelles immédiatement reconnaissables (Ibid. : 2009) –, les dessinateurs continueront à exploiter les ressources de la simultanéité tabulaire. Beaucoup de grands auteurs du XXe siècle (comme Winsor McCay, George Herriman et Frank King) s’attacheront à nous rappeler que la page est aussi un tableau simultané dans lequel le regard peut papillonner librement.

Mais la fameuse séquence de l’ascension du Mont Blanc de Doré – décidément inépuisable – contient encore les germes d’une autre évolution importante. En montrant directement ce que voit Mme Plumet à travers sa lunette, Doré introduit, dans la représentation de l’action, un procédé dont les dessinateurs humoristiques sont particulièrement friands au XIXe siècle (Smolderen 2014b), et qui consiste à regarder le monde à travers le prisme d’une technologie de l’image (généralement émergente : daguerréotype, photographie instantanée, chronophotographie, rayon X etc). En se glissant dans le cadre d’un récit progressif, ce procédé intrinsèquement immersif ouvre la voie à une nouvelle opération, qui consiste à rabattre l’axe réflexif du regard dans la diégèse.

Pour comprendre ce qui se joue-là, il faut revenir un peu en arrière. Quand Cham et Doré introduisent une case noire ou un cadre vide dans une histoire en images, ils établissent un rapport frontal avec leur lecteur : ils s’adressent directement à lui, pour l’inviter à prendre une distance réflexive vis-à-vis de la représentation. En combinant cet effet avec une “lentille” technologique quelconque (la lunette de Mme Plumet, par exemple) ce rapport se médiatise, et devient indirect. Potentiellement, on se donne les moyens de passer d’une interpellation frontale à un jeu de réfraction beaucoup plus nuancé qui partage beaucoup de ses traits avec le polylinguisme du romancier (on pense ici, tout particulièrement à Charles Dickens).

Dans les grands hebdomadaires illustrés des années 1870 à 1900, ce jeu de réfraction va permettre aux dessinateurs “serio-comiques” anglais, comme A.C. Corbould ou William Ralstaon, de développer une bande dessinée de reportage qui intègre toute la panoplie des tropes (anciens et récents) de la tradition humoristique (Smolderen 2014 : 89-101).

Ce qui, du temps de Sterne et de Lessing, relevait de l’aporie – l’impossibilité de combiner l’action et l’image – devient, chez eux, une négociation pragmatique avec la difficulté de voir, pour un reporter en immersion sur le terrain, qui subit tous les aléas technologiques, météorologiques ou pratiques imaginables. Les photos sont ratées, la foule a masqué le spectacle qu’on voulait décrire, le brouillard est tombé etc. L’influence probable, sur le regard cinématographique du XXe siècle, de ce regard comico-journalistique des dernières décennies de l’époque victorienne – un regard qui dépense sa charge initiale de réflexivité frontale en zigzaguant dans l’image à travers tous les prismes, les lentilles et les phénomènes de réfraction (subjectifs et objectifs) concevables – présente un vaste sujet d’étude qui reste encore à explorer.

... Mais c’est sans doute le cas de l’étude de l’histoire de la bande dessinée en général, qui constitue, sûrement, aujourd’hui, l’un des domaines les plus aptes à éclairer les nombreuses questions qui se posent encore sur les transformations multiples et complexes de la culture visuelle et littéraire du XVIIIe au XXIe siècle.