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Un Superman nazi (Multiversity), un Spider-Man tueur en série (Edge of Spider-Verse), une version criminelle de la Justice League (Forever Evil )... Ces dernières années, la production des comics, dominée par les éditeurs DC et Marvel, s’est attachée à la mise en scène d’avatars superhéroïques de plus en plus subversifs, loin des valeurs consensuelles généralement portées par de telles figures. Le phénomène n’est en soi pas neuf dans le comic book de super-héros puisqu’il a largement contribué à son évolution, via des pastiches et détournements de grandes icones comme Batman ou Captain America. Mais si ces avatars étaient auparavant l’objet de récits autonomes, les lecteurs peuvent désormais assister à la rencontre de plus en plus fréquente des justiciers emblématiques avec leurs doubles, dans des séries où mondes uchroniques et futuristes, habituellement en marge des productions principales, sont au contact des univers premiers de DC et Marvel, occasionnant des bouleversements ontologiques qui touchent à la condition même des personnages.

Partant du constat selon lequel cette dissémination de doubles est aujourd’hui concomitante d’une prise en compte renouvelée de la question des Terres parallèles qui régit le genre superhéroïque depuis les années 50, on tâchera de montrer en quoi cette saturation cosmologique véhicule une réflexivité propre à ce medium. Une réflexivité qui prend pour objet la pérennité des valeurs des justiciers, mais également la constitution de leurs aventures en des univers de fiction de plus en plus prolifiques, propres à chaque éditeur, et faisant des principes de complétion, de porosité ou encore d’auto-contradiction des thématiques récurrentes dans les récits. Devant cette complexification outrancière, on verra que la métafiction est dorénavant au coeur des politiques éditoriales, signe d’un regard nouveau sur les comics et sur leur manière d’être lus par des lecteurs assidus en demande de ces pratiques. Aussi supposera-t-on qu’elle incarne une nouvelle vision du genre, mais aussi d’une industrie qui prend place dans une culture geek de plus en plus assumée.

I. La tradition des univers de fiction dans les comics de super-héros

I.I De la série à l’univers

La prégnance d’univers de fiction propre(s) à un éditeur est traditionnelle dans le comic book de super-héros et correspond à une volonté de fidélisation du lectorat qui découle directement de la dynamique sérielle de ce format. Mais si dès les débuts du genre, le retour de personnages dans un même titre constitue l’une des principales stratégies des maisons d’édition, la forme même de la série, qui implique des récits à suivre d’un épisode à l’autre, n’est pas encore de mise. Le rythme mensuel d’un titre ne semble pas propice à l’instauration d’un suspense : l’attente entre deux parutions est jugée trop longue, risquant de lasser un lectorat à peine naissant. L’idée est donc de fournir des récits clos au sein d’un fascicule, épais à l’époque de 64 pages : la conclusion d’une histoire ramène toujours le personnage à sa situation initiale qui ouvrira sur la prochaine aventure.

La réduction des fascicules à 32 pages amène Marvel et ses principaux contributeurs (Stan Lee, Jack Kirby et Steve Ditko) à envisager dans les années 60 une nouvelle structure. Sous l’influence du feuilleton radiophonique, ces derniers commencent à décliner les aventures des héros sur trois, quatre, voire cinq épisodes. Les histoires laissent alors assez d’ouvertures pour être prolongées dans les suivantes, imposant peu à peu un rythme sériel au sein des titres. Le dispositif du crossover[1] renforcera le phénomène, le lecteur étant amené à lire une même histoire dans une variété de titres. Déjà en 1954 chez DC, la revue World’s Finest Comics exploitait ce bénéfice économique en regroupant dans une même revue des héros populaires comme Batman et Superman[2]. Ainsi l’équipe artistique de Marvel ne fait-elle qu’adapter ce procédé, introduisant régulièrement un super-héros comme “guest star” dans une autre série pour en stimuler les ventes.

Aujourd’hui, le crossover a pris une telle ampleur qu’il est régulièrement employé par les deux maisons d’édition pour mettre en scène, en guise d’événement annuel, tous les personnages de leur catalogue. Les super-héros constituant la propriété exclusive des éditeurs, la publication de tels récits ne relève d’aucune décision de la part des créateurs originels. Citons à titre d’exemples les récents crossovers Infinity ou Original Sin chez Marvel, Flashpoint et Forever Evil chez DC. Le procédé est donc représentatif du rapport étroit entre édition et création puisqu’il implique l’élaboration d’un cadre diégétique commun à tous les personnages d’un éditeur, si bien que les lecteurs assidus parlent traditionnellement du “DC Universe” et du “Marvel Universe” pour désigner les deux plus anciens univers de l’industrie. La cosmologie superhéroïque sous-tend donc un certain nombre de stratégies fondées sur la notion de transifictionnalité, entendue comme procédé où “deux oeuvres ou plus (d’un seul auteur ou non), indépendantes en tant qu’oeuvres, sont malgré tout liées à hauteur de fiction, soit par la reprise de personnages, soit par celle du cadre général où se déroulent les différents récits” (Saint-Gelais 1999 : 346).

Si à ses débuts, l’idée d’un univers défini n’existe pas encore, le fait qu’un héros ne soit pas seulement lié à son titre est déjà manifeste. Cette indépendance du personnage par rapport à son récit d’origine répond ainsi à la logique d’expansion du genre superhéroïque, elle-même héritière des traditions de la science-fiction : “Le cycle de SF correspond à une volonté de totalisation, à un élan vers la complétude du monde fictionnel, dont participe chacune des grandes catégories du récit, espace, temps, personnages [...]” (Besson 2006 : 142). Dans cette perspective, la transfictionnalité évolue vite vers le développement de mondes cohérents appelés “univers partagés”, “structures encyclopédiques communes à plusieurs récits écrits par différents auteurs et qui ne mettent pas forcément en scène les mêmes personnages” (Saint-Gelais 1999 : 345).

Aujourd’hui, ces univers sont tels qu’ils gouvernent la création elle-même, les auteurs s’en servant systématiquement comme cadre de référence pour leurs histoires. Les appellations “DC Universe” et “Marvel Universe” témoignent par là du fait que les éditeurs façonnent eux-mêmes leurs frontières et leur perméabilité, à condition d’utiliser les personnages dont ils détiennent les droits. La transfictionnalité est devenue tellement habituelle qu’elle s’efface presque d’elle-même, les frontières entre les récits ayant été abolies par la multiplicité des crossovers. Plutôt que de faire acte de rupture, elle met ainsi l’histoire au premier plan : “[…] En effaçant les frontières entre les oeuvres, les continuations […] les agrègent surtout dans un même univers, ce qui renforce l’illusion mimétique de la fiction, puisque les personnages, migrant d’une oeuvre à l’autre, s’autonomisent” (Lavocat 2007 : 161).

I.2 De l’univers au multivers

Ce fonctionnement explique en quoi les univers superhéroïques sont largement devenus tributaires d’une logique de mondes parallèles. Ceux-ci exposent des chronologies déviantes par rapport à la continuité officielle et sont l’occasion d’exposer des variantes plus ou moins détournées de super-héros connus. Marvel, par exemple, dédie plusieurs pages de son site à la cartographie de ses terres alternatives, chacune faisant l’objet d’un article détaillé avec la mention des séries dans lesquelles ils sont actualisés[3]. Ces mondes revêtent plusieurs natures, s’attachant par exemple à des versions futuristes des justiciers (Earth X, Marvel 2099) ou à des réalités parallèles (Ultimate, House of M). D’autres mélangent les histoires de super-héros à d’autres genres narratifs, tels que le récit médiéval dans Marvel 1602 (tous les personnages sont resitués au Moyen Age) ou l’horreur avec Marvel Zombie (dans lequel les héros sont des zombies). Le site va même jusqu’à catégoriser les différents niveaux du multivers, distinguant les notions de “multiverse”, “megaverse” et “omniverse” :

Multiverse refers to a group of related realities, usually those sharing the same high-ranking cosmic entities (Eternity for example).

Megaverse refers to a larger group of realities, usually including partial and whole multiverses, which may be considered in some way “closer” to one another, thus making travel between them somewhat easier than between realities not within the same megaverse.

Omniverse is EVERY reality, including those published by other companies.[4]

Malgré cette prégnance, c’est jusqu’à présent chez DC que le principe des Terres parallèles s’est le plus imposé, sa cartographie se divisant de la sorte depuis plusieurs décennies. Cette configuration est née en 1956 de la relance du comic de super-héros, quand l’editor Julius Schwartz décide de publier de nouvelles aventures de Flash. Le héros renaît sous une nouvelle identité, Barry Allen, qui, après un accident, se voit doté de la super-vitesse caractéristique du personnage. Il revêt à son tour le costume, s’inspirant du Flash précédent, Jay Garrick, dont il lit les aventures dans un comic book réflexif (celui-là même qui fut publié de 1940 à 1949). Progressivement, d’autres justiciers sont actualisés sous cette forme, en remplacement de leurs doubles antérieurs. La volonté de cohérence de ce nouveau monde est justifiée dans l’histoire Flash of Two Worlds (1961) lorsque Barry Allen rencontre pour la première fois son prédécesseur. Il découvre alors que tous ces héros des années 40 vivent dans un monde parallèle baptisé “Earth-Two”, sa communauté à lui se situant à l’inverse sur “Earth-One”. Ainsi le récit inscrit-il la continuité du “DC Universe” dans une logique durable qui, en confrontant les super-héros à des doubles toujours plus nombreux, révèle sa dimension réflexive :

Not only did this story explain the existence of Earth-One […] and Earth-Two […], but it also established the presence of other parallel universes: Earth-One was the Earth inhabited by Silver Age characters; Earth-Two, by Golden Age “originals”; Earth-Prime was the “real” world in which most DC characters existed only in comic books; Earth-Reality was the actual world of the reader […].

NdalianiS 2009 : 279[5]

1.3 Univers parallèles et politiques éditoriales : entre expansion et accessibilité

Cette cosmologie dessine une variété de paysages ontologiques qui témoignent du paradoxe des éditeurs, partagés entre leur logique d’expansion et la difficulté de compréhension qu’elle provoque. Par exemple, la cartographie de DC, à force de chronologies superposées, finira, au fil des décennies, par altérer la continuité des histoires, perdant aussi bien les lecteurs que les auteurs face à cette multiplication de doubles. D’où la parution en 1985 du crossover Crisis on Infinite Earths, chargé de réduire le nombre de ces univers à un. Les mondes possibles étant ainsi supprimés, ne reste plus qu’une ligne narrative débarrassée d’un passé de plusieurs décennies. Elle corrobore ainsi l’entreprise de fidélisation de nouveaux lecteurs, comme en témoigne la modernisation des héros qui lui succède, à travers la réécriture de leurs origines (Superman : Man of Steel, Batman : Year One…).

Si elle servit à bon nombre de récits au cours de l’histoire du genre, cette organisation multiverselle révèle aussi les difficultés auxquelles elle confronta l’industrie – complexité des intrigues, perte du lectorat, obstacle aux nouveaux publics... C’est pourquoi, dès 1989, les histoires de DC se déroulant dans des univers parallèles sont publiées au sein de la collection “Elseworlds”, indépendante de la continuité officielle (comme Red Son qui retrace la destinée de Superman s’il avait atterri en U.R.S.S ou Kingdom Come qui explore l’un des futurs possibles des héros de DC). Cette ligne montre ainsi comment les terres alternatives firent progressivement l’objet de collections propres, dans un souci d’accessibilité des comics. Déjà en 1977, la collection “What If” de Marvel explorait ces continuités divergentes dans des épisodes indépendants, comme par exemple “What if Spider-Man Joined the Fantastic Four” ou “What if the Avengers Had Never Been”. Cette labellisation des mondes parallèles, en se distinguant de la continuité officielle, affiche donc d’emblée le caractère virtuel des récits et annonce au lecteur qu’il va lire la version détournée d’une histoire emblématique. Ce repérage facilite ainsi sa circulation entre ces différentes chronologies.

Les Terres parallèles, ainsi catégorisées, ont notamment pu servir de plate-forme pour exploiter de nouvelles politiques. Toujours chez Marvel, le label “Ultimate”, créé en 2000, se décline par exemple en quatre séries qui voient les origines de héros emblématiques (Spider-Man, les X-Men, les Avengers et les Fantastic Four) modernisées au sein d’un monde indépendant du Marvel Universe. Ces comics, plus proches des versions cinématographiques de l’époque, ont pour objectif de drainer le public de ces films. Ils offrent des contenus accessibles aux néophytes et, étant autonomes, ont pour mérite de ne pas supplanter la continuité officielle de Marvel, davantage destinée aux lecteurs assidus.

De Crisis on Infinite Earths à “Ultimate”, ces exemples de simplification reflètent le retour des entreprises à des politiques plus sûres, de manière à correspondre à l’image des super-héros connue du grand public. Ils traduisent en cela la volonté d’accessibilité des éditeurs qui, dès lors, travaillèrent leurs politiques en ce sens, tout en prenant en compte la variété des lectorats visés. Pourtant, en favorisant tantôt la simplicité tantôt l’expansion, cette cosmologie souligne en même temps un panel de lectures possibles du genre superhéroïque, par la coprésence simultanée de différentes versions d’un personnage. C’est pourquoi il s’est progressivement installé dans les comics un traitement au second degré du super-héros, agrémenté ces dernières années d’une métatextualité de plus en plus ostensible, qui amène à reconsidérer cette démarche de simplification.

II. Le genre superhéroïque aujourd’hui : une dimension réflexive outrancière

2.1 Les comics aujourd’hui : vers une résurrection des terres alternatives

À l’inverse de toute politique d’accessibilité, les récentes mises à jour des univers DC et Marvel tendent à afficher de nouveau la complexité multiverselle de leurs mondes. Ainsi, la relance de DC inaugurée en 2011, “New 52”, a vu les titres du catalogue redémarrer chacun au numéro 1. Entre reboot et prequel, cette mise à jour a permis au DC Universe d’offrir un nouveau visage en adoptant pour chaque série un angle différent. Par exemple, les débuts de Justigue League et Action Comics s’apparentent à des prequels consacrés à l’apparition des super-héros cinq ans avant le présent diégétique, tandis que Batman et Detective Comics continuent de s’occuper de l’actualité du Dark Knight. Ce dernier poursuit même le développement de sa franchise “Batman Inc.” que le scénariste Grant Morrison avait amorcée en 2010, peu avant cette relance. Aussi cette nouvelle configuration, malgré son intention présupposée de simplification, affiche-t-elle d’emblée la complexité de sa forme, déployée sur différentes temporalités. La question des univers alternatifs est de même à nouveau convoquée, avec la série Earth 2 qui traite de versions parallèles des justiciers, mais aussi le crossover Forever Evil qui voit les anti-héros de “Earth 3”, reflets inversés de la Justice League, envahir le monde premier de DC.

Chez Marvel, la relance “Marvel Now” de 2012 a également permis à ses principales séries de convoquer le principe multiversel. Jonathan Hickman, scénariste des comics liés aux Avengers, dépeint ainsi la menace de collision de différents univers alternatifs avec celui de Marvel. Brian Bendis, quant à lui, fait intervenir les X-Men originels des années 60 dans le présent diégétique des années 2010, permettant aux versions passée et future d’un personnage de se confronter dans un même récit. L’éditeur prépare même une nouvelle mise à jour de cet univers, introduit par le crossover de Jonathan Hickman, Secret Wars (2015), qui verra l’univers Marvel fusionner avec celui des labels Ultimate et Marvel 2099.

Cet état des lieux laisse voir une nouvelle profusion de mondes parallèles, non plus seulement dans des collections autonomes, mais bel et bien dans la continuité officielle des éditeurs. Loin d’un souci d’accessibilité, les comics d’aujourd’hui affichent au contraire leur complexité, mettant plus que jamais à l’honneur des questions liées aux théories de la métafiction. Les auteurs actuels semblent ainsi hériter de modèles que des scénaristes comme Alan Moore ou Grant Morrison ont développés avec des oeuvres comme All Star Superman, Supreme ou Tom Strong, et qui, à l’aube du 21e siècle, travaillaient de l’intérieur les phénomènes métafictionnels liés aux cosmologies plurielles. La lecture au second degré du super-héros est dorénavant systématique et assumée, les auteurs eux-mêmes revendiquant cette pluralité :

Mon Lex Luthor n’est pas celui de Geoff Johns ni celui de Greg Pak, pour n’en citer que quelques-uns. Je ne voudrais pas qu’on écrive les personnages ‘à ma manière’ [...]. Les fans peuvent choisir la version qu’ils préfèrent. Comme ça, tout le monde peut décider lequel est le vrai”.

Snyder 2015 : 38

Cette multiplicité dessine le nouveau visage du super-héros : de la même manière que, via la transfictionnalité, il échappait dès ses débuts aux frontières de son récit, il traverse aujourd’hui les frontières ontologiques des univers, questionnant sans cesse la permanence de ses valeurs au sein de mondes de plus en plus diffractés.

Ainsi de la relance du Marvel Universe avec “Marvel Now” qui, à l’image de son slogan “Join the R’Evolution” estampillé sur les parutions, interroge l’évolution et la viabilité des super-héros emblématiques de l’éditeur. Au-delà même de la démarche publicitaire, c’est tout le versant réflexif du phénomène qui est exposé à travers cette phrase, via une thématisation de l’évolution commune à tous les titres du catalogue. La série All -New X-Men, en confrontant versions passée et présente des héros, permet par exemple de fournir un état les lieux de l’histoire du genre superhéroïque, l’innocence des jeunes X-Men des sixties apportant un regard neuf sur le présent désenchanté de leurs doubles adultes (les mutants actuels s’étant fortement radicalisés pour revendiquer leurs droits, au point de se scinder en plusieurs groupes opposés). Les jeunes héros y découvrent le caractère inaliénable de leur avenir, celui-ci se constituant de tout l’intertexte des comics des dernières décennies. Cette relance renouvelle ainsi la question de la crise identitaire, intrinsèque à la double identité du super-héros, comme par exemple, avec les pensées du Cyclope adolescent lorsqu’il rencontre son incarnation adulte : “My first thought. The one that really sticks is that I’ve lost it” (Bendis & Immonen 2013).[6] Ce registre intimiste se voit alors articulé au versant négatif de l’évolution biologique, à l’image des phrases qui ouvrent le premier épisode : “I am mutating. And it is killing me” (Bendis & Immonen 2013).[7]

Dans un même ordre d’idée, le Captain America des Avengers est témoin de son propre délitement, exclu d’une équipe (formée entre autres d’Iron Man et de Mr. Fantastic) dont il ne partage pas les idéaux : celle-ci, en effet, se charge de détruire secrètement les Terres parallèles menaçant de rentrer en collision avec celle de Marvel, affrontant pour ce faire une variété de doubles d’eux-mêmes, dans une radicalité qui n’est pas sans rappeler certains épisodes de The Authority (1999), série de Warren Ellis et Bryan Hitch connue pour son ton subversif. Aussi les comics Marvel, en jouant toujours davantage sur le phénomène des variantes alternatives des héros, problématisent l’altération de leurs valeurs idéologiques. Le mélange de différentes temporalités et réalités prolonge la perspective d’Alan Moore dans Watchmen (1986) et Supreme (1996), où, de même, le thème du vieillissement était articulé à un métadiscours désenchanté sur l’évolution du genre. La continuité officielle des éditeurs, héritière du phénomène, intègre ainsi à son propos une réflexivité critique qui remet en balance les notions censément absolues de justice et de vérité.

Si l’influence d’Alan Moore sur les comics contemporains est certaine, on reconnaît également dans ces bouleversements des thématiques auparavant abordées par Grant Morrison, que ce soit dans DC : One Million (qui envisage le futur des héros de DC) ou All Star Superman (qui croise versions passée et présente du héros éponyme). Or, de même que Jonathan Hickman pousse aujourd’hui le concept multiversel du Marvel Universe à son paroxysme, Grant Morrison est l’un de ceux qui a ressuscité les Terres parallèles du DC Universe, notamment avec sa reprise en 1988 de la série Animal Man. A travers le Psycho Pirate, héros contenant en lui tout le passé du multivers, il y contrebalançait la vocation de Crisis on Infinite Earths dont le but n’était pas tant de tuer des héros que de nier leur existence en effaçant de la mémoire des survivants tout souvenir du multivers. En revenant sur l’annulation (et non plus seulement la mort) d’un personnage, le pouvoir du Psycho Pirate touchait à la double condition du super-héros, à la fois narrative et éditoriale. Le procédé rendait alors visible la frontière poreuse séparant l’univers premier de son “fantôme”, c’est-à-dire cette continuité censée ne jamais avoir existé, et qui, pourtant, était actualisée dans des parutions antérieures. Il reflétait ainsi un certain discours critique, dans sa remise en question métafictionnelle d’une pratique éditoriale visant à annuler ces personnages. Mais en faisant coexister ces différents systèmes ontologiques, il permettait aussi à Morrison de réaffirmer les perspectives narratives pouvant découler d’une telle concomitance. En 2007, le scénariste portera cette idée à son paroxysme, réintégrant l’ensemble du multivers à la continuité officielle de DC grâce à la série 52.

2.2 Multivers et théories fictionnalistes

Les travaux de Moore ou Morrison préfigurent en ce sens la démarche métafictionnelle qui nourrit désormais les comics de super-héros. Celle-ci, loin de favoriser leur lisibilité, tend à faire des procédés métafictionnels leur nouvelle dynamique. Ainsi le fonctionnement du genre superhéroïque est-il plus que jamais le reflet des théories fictionnalistes sur la dimension ontologique des personnages et sur la constitution des univers de fiction.

Cette omniprésence ouvre en effet la voie au vocabulaire développé dans le domaine théorique des mondes possibles. Les DC et Marvel Universes évoquent en effet le “monde actuel” (ou “monde de référence”) dont se servent les théoriciens pour définir un univers premier, tandis que le “monde possible” renverrait à tous les univers stipulés à partir d’eux (voir Lavocat 2010). Et si, dans le champ philosophique, cette théorie se fonde sur les notions de vraisemblance, de nécessité, et de valeur des vérités des propositions, son utilisation dans les comics implique d’adapter le concept de “monde actuel”. Celui-ci ne désignerait plus forcément la réalité empirique mais plutôt l’univers fictionnel à partir duquel est formulée une hypothèse. Par exemple, la série Earth 2 se place dans un cadre diégétique où Superman, Batman et Wonder Woman ont succombé, obligeant d’autres super-héros à prendre la relève : ce monde M2 est donc accessible à partir de M1 via la mort des principaux héros du catalogue, d’où découle sa chronologie déviante. Lavocat (2010 : 21) explique ainsi que “le lecteur ne se demande [...] plus si une proposition “p” est vraie par rapport au monde réel, mais si elle est vraie par rapport au monde actuel de la fiction”.

Fig. 1

Le psycho Pirate dans Animal Man

Morrison, Bolland 2003 [1989]. DC Comics

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Concernant les différentes versions d’un personnage, les théoriciens s’accordent sur un même terme. Ainsi, le Superman soviétique de Red Son, celui décédant dans All Star Superman ou tentant de conquérir le monde dans Forever Evil, sont autant de “contreparties” du Superman agissant dans le “DC Universe”, cette notion désignant, selon David Lewis[8], une version parallèle d’un personnage, ayant une autre destinée mais possédant la même identité. Or, en affichant pleinement la conscience d’univers alternatifs, les auteurs de comics affinent encore davantage ce concept, attirant les héros vers un métatexte de plus en plus ostensible. Les justiciers sont alors des “voyageurs métaleptiques” (Ryan 2010 : 77), leurs périples valorisant et questionnant d’un même geste le fonctionnement même du multivers.

Ainsi d’une variante de Spider-Man en introduction à Edge of Spider-Verse (crossover réunissant toutes les contreparties du héros, issues de différentes réalités parallèles) qui, en se déplaçant sur les frontières du multivers, entrevoit la profusion de comics composant son histoire – le passage, patchwork de collages et de citations graphiques, ouvre alors la voie à tout un champ de l’iconologie réflexive. La réminiscence de ces oeuvres dans une même case renvoie le héros à sa condition de personnage de fiction puisque les comics cités, via les ruptures graphiques qu’ils produisent, interviennent dans leur condition d’objet imprimé, en tant que fragment d’autres oeuvres éditées. Spider-Man ne voyage plus seulement dans son histoire, mais bel et bien dans l’histoire des comics elle-même

Fig. 2

Extrait de Superior Spider-Man 32 / Edge of Spider-Verse : Prologue

Slott, Cage 2014. Marvel Comics

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De la même manière, la série Infinite Crisis (2014) se dédie à l’alliance de différentes variantes de justiciers pour gérer une nouvelle crise au sein du multivers DC. Leur passage d’un monde à l’autre produit ce même effet métaleptique, la frontière séparant deux univers étant représentée par une ligne intericonique séparant deux cases, comme un non-lieu qui touche à la plasticité même des images. Le passage n’ouvre pas seulement sur un autre monde, mais aussi sur un comic book possible – dans la même perspective que celle du scénariste Warren Ellis lorsqu’il dépeignait le multivers dans The Authority et Planetary (1999), ces frontières sont appelées “bleed”, terme polysémique qui désigne la marge perdue d’une page à imprimer, présentant alors ouvertement la matérialité du comic book comme une porte d’entrée dans la fiction. Ce métatexte cosmogonique est ostensible dans le Multiversity de Grant Morrison (2014), chacune des contreparties d’un héros découvrant que ses aventures, réelles pour lui, sont publiées sous la forme de comic book dans les autres Terres parallèles.

Fig. 3

Infinite Crisis : Fight for the Multiverse 4

Abnett, Raney 2014. DC Comics

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Fig. 4

The Multiversity 1

Morrison, Reis 2014. DC Comics

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Ces rencontres occasionnent donc des bouleversements ontologiques de plus en plus nombreux, la juxtaposition d’univers parallèles permettant en effet de systématiser un métadiscours qui, s’il constituait auparavant le privilège de certains auteurs avant-gardistes, contaminent désormais l’ensemble de la production. Ils laissent finalement entrevoir les coulisses de cet “Hypertime” théorisé par Grant Morrison :

Morrison explained that “Hypertime” theory “allowed every comic story your ever read to be part of a larger-scale mega-continuity, which also includes other comic book “universes” as well as the “real world” we are living in and dimensions beyond our own”.

Ndalianis 2009 : 280-81[9]

Et de fait, en abritant toutes les versions actuelles et antérieures des justiciers, l’Hypertime s’apparente à un réservoir de personnages à jamais susceptibles d’être recyclés et réintroduits dans les séries. Il évoque en ce sens l’image du mega-text théorisé par Broderick (1995 : xiii) pour dépeindre l’autoréflexivité de la science-fiction :

No doubt this is true to some extent of all genres, but the coding of each individual sf text depends importantly on access to an unusually concentrated “encyclopaedia” – a mega-text of imaginary worlds, tropes, tools, lexicons, even grammatical innovations borrowed from other textualities. The enormously ramified intertextuality of sf makes it a specialised mode.[10]

Ainsi le recours aux théories fictionnalistes permet-il de valoriser un métadiscours de plus en plus explicite sur les univers du super-héros. Les comics d’aujourd’hui dévoilent en ce sens un panel d’outils qui évoque fortement les orientations générales de la métafiction, comme les “jeux […] sur les franchissements de niveaux narratifs”, la “massive mobilisation du réseau intertextuel” ou encore la “dénudation de l’artifice […] de la littérature” (Ryan-Sautour 2002 : 71).

Aussi, devant la complexité des processus, force est de constater la difficile accessibilité des comics actuels. En réactivant la mémoire du genre superhéroïque, éditeurs et auteurs interpellent, par des souvenirs de lecture, l’assiduité d’un lectorat déjà fidélisé plutôt que de s’adresser à un nouveau public. C’est pourquoi, compte tenu de l’importance du fan dans les communautés de lecteurs de comics, cette évolution implique d’envisager ce métalangage au sein d’une industrie culturelle qui repose sur un fandom de plus en plus actif (via les blogs , fanfictions ou autres cosplay) : et si, avec ces récentes mise à jour, l’usage outrancièrement métafictionnel des univers de fiction avait encore franchi une étape, devenant un élément promotionnel qui aurait intégré à son argument la démarche esthétique des différents auteurs qu’on a abordés?

III. Le méta à l’échelle de l’industrie culturelle

3.1 Le méta comme élément promotionnel

Les procédés inter-, trans- ou métatextuels, si caractéristiques des comics contemporains, pointent la dynamique réflexive sur laquelle repose désormais le genre superhéroïque. Exploitant à l’envi les recoins d’un mega-text propre aux récits de justiciers, auteurs et éditeurs esquissent finalement une mémoire composée de toutes les histoires ayant pu être racontées depuis l’apparition de Superman en 1938. Celle-ci souligne l’impossibilité d’annuler totalement le passé des héros et échappe à tout effet de reboot, reflétant les souvenirs du lecteur lui-même. Elle permet alors d’envisager la dimension métafictionnelle des récits non plus seulement comme un signe esthétique, mais bien comme une stratégie qui s’incarne ouvertement dans l’industrie culturelle du comic book.

En effet, si des scénaristes tels que Scott Snyder (Batman), Jonathan Hickman (Avengers) ou encore Dan Slott (Spider-Verse) développent de l’intérieur la tendance méta inaugurée auparavant par Alan Moore ou Grant Morrison, la démarche, ces dernières années en particulier, a largement dépassé la seule ambition des artistes pour s’enraciner dans les politiques éditoriales elles-mêmes. Les derniers crossovers de DC et Marvel mettent en effet plus que jamais au premier plan la porosité des mondes fictionnels, via la rencontre régulière des super-héros avec leurs contreparties.

Ainsi de Secret Wars qui s’occupe de la fusion des différents mondes parallèles de Marvel, tandis que DC revisite avec Convergence son histoire éditoriale, ressuscitant alors son catalogue tel qu’il se présentait avant la relance des “New 52” – autant de formules qui invitent à considérer sous un autre angle la perméabilité des univers ou la confrontation des contreparties d’un personnage. En effet, le méta répond désormais aux contingences éditoriales structurant les comics de super-héros en tant qu’industrie culturelle. La notion de “méta” est même devenue en tant que telle un argument de vente, étant employée par l’un des éditeurs de DC, Jim Lee, pour promouvoir Convergence (2014) :“What we’re really addressing is they all exist and have existed and exist within the framework of the New 52. Convergence is in many ways the most meta epic event we’ve done”. [11]

C’est pourquoi la dimension métafictionnelle des comics, dépassant aujourd’hui la seule initiative des auteurs, peut se mesurer à l’échelle des cultural studies. Elle fait partie d’une entreprise promotionnelle qui précède même la parution desdits récits, étant exploitée dans les illustrations diffusées en amont pour annoncer les crossovers en question. La dynamique invite ainsi à considérer la manière dont s’incarne la métafiction non plus dans les histoires, mais plutôt dans les seuils paratextuels des comics, tels qu’entendus par Philippe Lane (1991 : 92) à la suite de Genette : “Le paratexte désigne un ensemble de productions qui accompagnent le texte lui-même, l’annoncent, cherchent à le promouvoir [...]”. Ainsi peut-on à cet effet recourir aux couvertures des comics, aux labels, mais aussi aux propos tenus par les éditeurs qui, précédant le récit lui-même, sont autant d’éléments sur lesquels reposent aujourd’hui la promotion d’une oeuvre, en particulier dans les cultures populaires. Marvel, par exemple, se servit de ses crossovers antérieurs pour annoncer celui de Secret Wars. House of M, Civil War, Siege... autant d’anciens événements des années 2000 qui furent convoqués pour annoncer un ultime bouleversement Marvel au printemps 2015, exploitant plus que jamais l’intertextualité et, avec, la mémoire du genre superhéroïque dans une démarche commerciale. De même, une illustration d’Alex Ross, également diffusée à cet effet, mettait au premier plan la confrontation de contreparties provenant de différents univers parallèles. En cela, l’éditeur reprit une idée exploitée dans des parutions antérieures, comme Edge of Spider-Verse (2014) ou Spider-Men (2012). Celles-ci, en orchestrant l'alliance de divers Spider-Man, reposaient sur une même symétrie réflexive des images promotionnelles – la rencontre, en amont du récit, du super-héros et de son (ses) double(s).

Chez DC, hormis les propos de Jim Lee, on peut prendre pour exemple les couvertures annonçant le crossover Multiversity de Morrison qui, dans une même optique, revisitent l’histoire des comics, à l’image de celle pastichant l’Action Comics de 1938 présentant pour la première fois Superman ou encore celle qui, dessinée par Morrison lui-même, s’apparente à un croquis soulignant toute la plasticité de l’image. Cet effet métaleptique était déjà à l’oeuvre en 2012 quand DC, un an après son relaunch New 52”, publia pendant un mois le numéro 0 de ses titres. La couverture de chacun d’eux voyait le héros éponyme surgir d’une reproduction en toile de fond du numéro 1, brisant ainsi le comic book dans sa condition d’objet imprimé, comme une ultime “sortie de cadre” du super-héros.

Fig. 5a

Teaser de Secret Wars

Alex Ross 2015. Marvel Comics

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Fig. 5b

Couverture alternative de Spider-Men 4

Bendis & Pichelli 2012. Marvel Comics

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Fig. 5c

The Amazing Spider-Man 9

Slott & Coipel 2014. Marvel Comics

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Fig. 6

Action Comics 0

Morrison, Oliver 2012. DC Comics

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3.2 La stratégie du méta au coeur des politiques éditoriales

Inscrits dans le paratexte des bandes dessinées, ces processus réflexifs montrent à quel point une lecture du genre au second degré, voire métafictionnelle, est aujourd’hui conditionnée par les politiques des éditeurs elles-mêmes. En cela, ces franchissements métaleptiques, devenus omniprésents, signent les nouveaux usages de la fiction superhéroïque : en convoquant sans cesse l’histoire, proche ou lointaine, du genre, ils permettent de mieux cerner le lectorat auquel ils se destinent. Davantage qu’une volonté d’attirer de nouveaux publics, ces récents crossovers prennent désormais pour cible les lecteurs connaisseurs de ces mécanismes, capables, grâce à leur compétence générique, d’identifier les références. Partant du constat de Gabilliet (2005 : 275) selon lequel “à l’aube du XXIe siècle, […], la bande dessinée n’est plus un média de masse”, ces politiques éditoriales officialisent ainsi un état de fait de l’industrie culturelle du comic book de se constituer en un marché reposant sur les fans, c’est-à-dire des consommateurs actifs qui “s’approprie[nt] des objets pour leur donner un sens individuel et collectif” (Peyron 2013 : 180). De la simple lecture à la constitution de véritables collections ou à la participation aux conventions, la pratique de ces lecteurs est évidemment diverse. Cependant, les théoriciens relèvent dans ces cas un même souci de collaboration, que ce soit par la participation à des forums, la rencontre avec les auteurs, la rédaction individuelle de fan fictions ou les regroupements en cosplay. L’intertextualité, telle qu’elle est exploitée dans les comics, y a également toute son importance, participant à une culture du détail et de la référence, “support de discussions entre fans [qui] permet à chacun de se singulariser grâce à son érudition et son expertise” (Peyron 2013 : 127).

Héritier du renouveau postmoderne de la science-fiction des années 1960 et 1970, entrée désormais dans l’ère “de la reprise et de la distance, du second degré compensatoire” (Besson 2006 : 145), le comic book de super-héros s’installe dans un champ culturel qui dépasse son seul cadre, une “culture geek” qui s’organise en “une agrégation de fandoms ayant conscience des ponts existants entre eux” (Peyron 2013 : 136). De la fantasy à l’informatique en passant par les mangas ou les super-héros, la culture geek embrasse une variété de sujets ayant généralement trait à l’évasion et à l’imaginaire. Or, les phénomènes inter- et métatextuels, en interpellant directement l’hyperconscience de ces lecteurs actifs, permettent d’instituer ces pratiques en culture, c’est-à-dire d’établir un sentiment d’appartenance à un groupe ayant une même communauté d’intérêts. La prolifération dans les récits de super-héros étant eux-mêmes lecteurs de comics va par exemple en ce sens, chacun d’eux se constituant en reflets de ces usagers : ainsi de la récente Miss Marvel qui, bien avant de découvrir ses superpouvoirs, était déjà une fan active de super-héros, rédigeant dans sa chambre ses propres fan fictions, en miroir des lecteurs actuels de comics.

Aussi la dimension métafictionnelle des comics et de leurs politiques éditoriales permet-elle d’officialiser la culture plus globale dans laquelle cette industrie s’inscrit. Ce changement de dynamique, en travaillant la complexité des récits quitte à se fermer à un large public, montre comment la notion de “geek” a évolué ces dernières années, étant désormais revendiquée en tant que culture par les usagers eux-mêmes, qu’ils soient lecteurs, auteurs, ou éditeurs : “Ce qui était considéré comme péjoratif chez le geek stéréotypé, à commencer par le culte extrême du détail minime, devient, par le tournant culturel et réflexif, un moteur du collectif […]” (Peyron 2013 : 139)

Mais cette évolution vers une métafiction outrancière, en ce qu’elle légitime une communauté de pratiques, est finalement devenue possible car l’appellation “geek”, du fait du succès des adaptations cinématographiques de super-héros, a été démocratisée, voire appropriée par tout un chacun. Or, la complexité des récits est peut-être une réponse à cette banalisation : la popularité des films de super-héros n’a-t-elle pas conduit à une nouvelle marginalisation volontaire des lecteurs fans, le déploiement du genre au cinéma ayant pour effet de susciter un reclassement élitiste des comics? Le méta n’est-il pas, en réaction, l’affirmation du comic book de super-héros comme medium contre-culturel?

3.3 Méta et culture geek

Comme bon nombre de produits issus de la culture geek, les super-héros se sont constitués en un vaste réseau de récits transmédiatiques, c’est-à-dire que leur univers narratif s’est développé à partir de différents media (bande dessinée, cinéma, dessin animé...). Par exemple, la faculté de Superman de voler ne provient non pas des comics (où, à l’origine, le héros faisait d’immenses bons), mais des émissions radiophoniques qui adaptèrent ses aventures dans les années 40. Il en va de même pour son allergie à la kryptonite, matériau ayant comme propriété de lui retirer tout pouvoir. Autre exemple plus récent : l’apparition de Harley Quinn, fidèle alliée du Joker, se fit d’abord dans le dessin animé des années 90, avant qu’elle ne soit introduite dans la bande dessinée. Aussi les comics de super-héros, à l’image d’autres supports appartenant à la culture geek, font partie d’une industrie culturelle qui intègre à sa logique les phénomènes d’adaptation et de dérivation dans d’autres media. Ils répondent en cela au mécanisme de la convergence, ainsi que le définit Henry Jenkins :

Par convergence j’entends le flux de contenu passant par de multiples plateformes médiatiques, la coopération entre une multitude d’industries médiatiques et le comportement migrateur des publics et des médias qui, dans leur quête d’expériences et de divertissement qui leur plaisent, vont et fouillent partout.

2013 : 22

Ce phénomène est d’ailleurs mis en abyme dans bon nombre de comics contemporains exploitant leur dimension réflexive, comme dans Mutliversity, où une des variantes de Superman évoquera la transmédialité lorsque, avec ses alliés, il découvrira les héros d’une nouvelle Terre parallèle :

- That’s Machinehead and American Crusader. Major Comics publishes the Future Family, the Bug...

- “The Hero you hate to love. I saw the movies.[12]

C’est cependant Kick-Ass de Millar & Romita Jr (2008) qui répondra le plus exactement à cette logique. En effet, la promotion de cette série fut assurée par une vidéo sur Myspace, où l’on assistait à l’intervention du héros pour arrêter des criminels. En contaminant un autre support visuel que la bande dessinée, ce film servait ainsi le propos réflexif de l’oeuvre consistant à mettre en image de vrais super-héros, leur réalité illusoire étant attestée par cette promotion du “ça a été” filmé. Or, le processus se distingue de simples exemples d’adaptation en ce que la vidéo, en servant de prologue à la bande dessinée, participe au développement du même univers fictionnel, là où les récents films Marvel, par exemple, se situent dans une autre continuité que celle des comics. Aussi, la vidéo de Kick-Ass correspond peut-être davantage à une logique transmédiale, telle qu’elle est définie par Jenkins : “Une histoire transmédia se développe sur plusieurs supports média, chaque scénario apportant une contribution distincte et précieuse à l’ensemble du récit” (2013 : 119).

À l’inverse, les adaptations cinématographiques des comics répondent à une logique de transposition, même si le phénomène de Convergence est bel et bien présent, puisque les usagers ont la possibilité de circuler d’un medium à l’autre. Et c’est peut-être dans cette distinction que peut s’affiner le rôle du métalangage des comics contemporains. En effet, les récents films issus des univers Marvel et DC ont connu un tel succès qu’ils ont, plus que d’autres supports, largement contribué à la portée médiatique des super-héros. Or, la dimension réflexive des bandes dessinées, en revendiquant la complexité des univers de DC et Marvel, en faisant du world-making le sujet même des récits, sert peut-être finalement à réaffirmer les frontières de la communauté des fans. En cela, la rencontre du super-héros avec des doubles de plus en plus subversifs est peut-être une manière de retrouver la nature contre-culturelle, voire transgressive, du comic book et d’affirmer sa parenté avec la bande dessinée underground en explorant des voies situées hors même du mainstream. La situation des Avengers dans le Marvel Universe des comics au moment où sort le second film tiré de leurs aventures est en ce sens très représentative : loin des icônes stéréotypées du blockbuster, l’équipe actuelle présente au contraire des versions inédites des héros emblématiques, comme un Captain America afro-américain ou une version féminine de Thor. Si bien que, contrairement aux premiers films des années 2000 qui ouvraient la voie à des politiques d’accessibilité des comics comme on l’a vu avec le label “Ultimate”, la démarche des éditeurs semble aujourd’hui tout autre : plutôt que de se rapprocher de la trame cinématographique, les comics en présentent en effet une version décalée, loin des potentielles attentes du grand-public.

Si la question des Terres parallèles existe dans le genre superhéroïque depuis bon nombre de décennies, elle est aujourd’hui traitée de manière beaucoup plus complexe, étant à l’origine de la dimension réflexive des comics, désormais omniprésente. C’est pourquoi celle-ci, en découlant de cette prolifération d’univers alternatifs, implique le recours au vocabulaire développé par la théorie des mondes possibles, en ce qu’elle met en relief les enjeux de cette évolution. Si par le passé, la rencontre entre un super-héros et son double put ponctuellement avoir lieu, celle-ci est désormais systématique, vecteur ontologique par lequel va être réfléchi le mécanisme des cosmologies superhéroïques. Ce repli identitaire, en complexifiant toujours plus les voyages métaleptiques et autres phénomènes intertextuels, permet de mieux cerner le lectorat auquel il se destine, le sollicitant directement par ses souvenirs de lecture et son hyperconscience de ces pratiques. A l’inverse des situations précédentes, la complexité des récits prend clairement pour cible les fans et ne rentre donc pas en conflit avec une politique d’accessibilité. Elle est au contraire le signe d’une légitimation de la culture geek, plus présente aujourd’hui, et s’appuie en cela sur le modèle transmédial dans lequel elle s’inscrit.

En effet cette logique, qui assoit la légitimité de la culture fan, est possible car le succès des films favorise cette revitalisation contre-culturelle du super-héros dans son medium d’origine. C’est pourquoi la réflexivité des comics d’aujourd’hui ne peut être considérée comme une poche de résistance agissant contre le mainstream. Il s’agit au contraire d’une dialectique plus complexe qui peut privilégier le lecteur fan car le super-héros s’est développée en une franchise tirant ses bénéfices dans d’autres supports. Aussi le phénomène transmédial permet-il en retour de mieux appréhender les pratiques instituées dans la culture fan, plus portée, selon les théoriciens, sur les expérimentations narratives : “Selon Henry Jenkins, la culture fan est un laboratoire de pratiques qui vont ensuite être intégrées par un plus large public. Jenkins définit l’attitude fan, en disant qu’il s’agit d’aller “plus loin”, plus loin que le reste du public dans l’appropriation de l’oeuvre comme part de soi […]” (Peyron 2013 : 68). Aussi la réflexivité des comics, en ce qu’elle pousse “plus loin” l’espace créatif des récits, quitte pour cela à sortir du cadre narratif, permet de mieux appréhender cette industrie de culture populaire et son rôle dans une mécanique transmédiale de plus en plus automatique. Elle permet en cela de mieux cerner la place du comic book contemporain dans ce paysage culturel et d’envisager les différents publics qui composent une culture geek élargie, selon la diversité de ses usages et de ses membres, du simple spectateur de films à l’hyperconsommateur conscient de son propre rôle dans la production.