Article body

D’une lecture l’autre

Lire Mark Beyer à la lumière de l’autoréflexion n’a rien d’évident. D’abord parce que d’autres grilles d’interprétation s’imposent plus directement à l’attention (et il faudra prendre le temps d’en souligner les limites, si on veut passer à une lecture informée par le principe de l’autoréflexion). Ensuite parce que la manière dont Mark Beyer se sert de l’autoréflexion va à contre-courant de nos façons traditionnelles d’aborder cette dimension capitale de l’oeuvre d’art (et lire Beyer à l’horizon de l’autoréflexion consistera donc moins à montrer en quoi cet auteur met en pratique les techniques sui-référentielles qu’à se poser des questions sur l’autoréflexion proprement dite).

De Amy + Jordan (Beyer 2004), la série que Mark Beyer a dessinée dans les années 1980 et 1990 (et qu’il a peut-être continuée au-delà de la publication d’un grand volume anthologique aux éditions Pantheon à New York en 2004), il est tentant de faire une lecture avant tout sociologique : malaise du couple postmoderne, portrait dessiné de la génération X,[2] chronique de la mort annoncée des grandes villes américaines, témoignage d’une civilisation entière à vau-l’eau, crise de la masculinité – les signes ne manquent pas qui permettent de lire cette création post-underground comme un document d’époque hors pair, coincé entre la faillite de la contreculture (déjà bien lointaine au moment de l’émergence de la série) et la quête frustrée de nouvelles formes de vivre ensemble (au moment où les problèmes de société n’avaient pas encore pris la forme des conflits transnationaux et civilisationnels depuis 9/11).

Vu la puissance des réseaux thématiques et existentiels de l’oeuvre, une telle lecture serait parfaitement logique et cohérente, et on peut gager qu’elle permettrait de rendre compte de la plupart des traits essentiels de Amy + Jordan. Toutefois, malgré sa pertinence l’approche sociologique ou culturelle risquerait de passer sous silence une dimension peut-être moins voyante mais non moins essentielle, qui remet la noirceur de Mark Beyer dans une tout autre perspective : la jubilation permanente de l’invention formelle; l’énergie sans faille que l’auteur met à proposer des solutions esthétiques toujours nouvelles et surprenantes à quelques problèmes de composition et de narration élémentaires; le plaisir contagieux, enfin, de la surprise technique introduite dans des histoires très terre-à-terre où les personnages rivalisent d’amertume, de maladresse, de mauvaise foi et de désenchantement.

Ces deux lectures, l’une thématique et sociologique, l’autre formelle et sémiotique, ne font pas que se tenir en équilibre : la seconde domine clairement la première. Le souci de l’organisation sémiotique de l’oeuvre, faite de brio formel et de goût de l’expérimentation, brouille et trouble l’approche sociologique, basée sur le constat sempiternellement réitéré d’un mal-être sans issue, l’inverse n’étant qu’à peine le cas. Aussi les rebondissements toujours drôles et captivants de l’agencement sémiotique de Amy + Jordan l’emportent-ils sans l’ombre d’un doute sur l’impitoyable répétition du constat documentaire. Bref, chez Mark Beyer le travail sur la forme ne cesse de mettre en cause la diégèse – décor, personnages, bouts de récit, histoires complètes ou incomplètes, contexte social et historique confondus –, là où le mécanisme opposé – celui d’une perturbation de l’effervescence sémiotique par l’atmosphère glauque du monde représenté – ne semble pas bénéficier de la même puissance. Les expérimentations visuelles de Amy + Jordan ne se voient jamais recadrées ou compromises par la délivrance de quelque leçon sociale – sauf bien sûr pour faire comprendre au lecteur que l’univers de Mark Beyer n’est pas la réserve de fantaisie ou l’enceinte de rêve qu’on trouve par exemple dans Little Nemo in Slumberland de McCay ou les Peanuts de Schulz, deux oeuvres qui, malgré le fossé idéologique et esthétique qui les sépare, ne tarderaient pas à afficher plus d’un point commun avec Amy + Jordan.

Une contrainte unique, des formes plurielles

Mais que voit-on en se plongeant dans l’univers idiosyncratique de Mark Beyer? De prime abord, toujours la même chose. Amy + Jordan donne à lire une sorte de journal de couple (il n’est pas interdit de songer ici à certaines parties du journal de Julie Doucet[3]), où les protagonistes font l’expérience répétée d’un mal-vivre postmoderne sans la moindre lueur d’espoir. L’ impasse existentielle des personnages se trouve rehaussée structurellement par le respect scrupuleux de deux “unités” en soi relativement banales mais qui ajoutent l’une et l’autre à l’atmosphère claustrophobe que diffuse toute la série : unité narrative de l’histoire (chaque livraison offre un micro-récit complet, ni plus ni moins, aucune intrigue ne se déroule sur plusieurs livraisons) et unité formelle du strip (chaque épisode se coule dans le même rectangle horizontal très allongé : format légèrement inhabituel mais rigoureusement semblable dans toutes ses occurrences). Chaque strip se présente dès lors comme la parodie grinçante de l’ancien gag-strip quotidien ou hebdomadaire, tout comme il fait redémarrer à chaque fois le même type d’histoire. Celle-ci est souvent trop “bête” pour qu’on se souvienne d’autre chose que du climat déprimant où baignent les non-événements vécus par les deux héros. Quant à ces derniers, force est aussi de constater qu’ils n’ont souvent ni la moindre idée ou le moindre souvenir de ce qui s’était passé la fois précédente, ni la plus petite idée de ce qui pourrait les attendre la fois d’après. Toute velléité de transformer la série en feuilleton se voit donc rigoureusement proscrite et cette absence d’amplitude temporelle n’est pas pour rien dans l’étouffement ressenti par les personnages aussi bien que par le lecteur. Tout recommence toujours à zéro, l’impossibilité du futur se reflétant dans la difficulté de prendre appui sur un passé – malgré quelques tentatives poignantes en la matière, comme la mention répétée d’un personnage fantôme, la fille d’Amy : avortement? décès précoce? disparition? pure fiction? Il ne suffit pas de dire que le temps fait du surplace : il est à l’arrêt depuis toujours, toute perspective de changement paraît impensable.

Figure 1

-> See the list of figures

De la même façon, l’organisation des strips obéit elle aussi à une règle unique et immuable. S’il se voit cantonné aux limites d’un long strip de dimension rigoureusement identique, chaque épisode de Amy + Jordan présente surtout un découpage vertical qu’on pourrait appeler, en détournant un terme de la prosodie, isométrique : la bande dessinée se trouve divisée en segments de même taille, de longueur et de dimensions comparables. La similarité entre épisodes s’arrête là, pourtant, car il n’y a pas deux épisodes formellement semblables. Mark Beyer parvenant à varier à l’infini le principe du découpage isométrique. En effet, en dépit de cette contrainte d’une rigueur considérable, les renouvellements que permet le système s’avèrent presque illimités. De prime abord, le système peut paraître pauvre (après tout, la plupart des bandes de Amy + Jordan contiennent entre 4 et 6 cases, ce qui limite sérieusement les possibilités de variation). En pratique, toutefois, l’auteur enrichit le principe de l’isométrie à l’aide de plusieurs techniques qui aident à augmenter la diversité interne de chacune des livraisons.

Dans Amy + Jordan, trois autres règles au moins permettent l’engendrement presque infini des variations isométriques. En premier lieu, il convient de mentionner les variations sur le nombre et la forme (carrée, rectangulaire, circulaire, en losange, dentelée, etc.) des unités de base, c’est-à-dire la case et le blanc intericonique, que l’auteur fait invariablement défiler x fois de gauche à droite. Il faut souligner en effet que Mark Beyer ne triche pour ainsi dire jamais avec l’orientation traditionnelle de la lecture. De manière plus générale, on verra que le respect de certaines conventions de la bande dessinée est tout sauf un détail dans cette oeuvre pourtant expérimentale. Et en se limitant à la seule dimension thématique de Amy + Jordan, on comprend sans problème à quel point la forte vectorisation du récit sous-tend l’atmosphère de grande fatalité de ces microfictions. De la même façon, le nombre moyen d’unités, généralement de quatre à six, est, vu la longueur des strips, suffisamment conventionnelle pour installer un horizon d’attente qui reste très proche du découpage classique d’un strip quotidien ou hebdomadaire.

En second lieu, la contrainte isométrique de Amy +Jordan se voit également atténuée par une série de changements qui touchent non pas le texte de l’oeuvre, mais ses lieux ou aspects paratextuels : d’abord l’inscription du titre de la série n’est jamais identique; puis la forme du cadre des vignettes se prête aux métamorphoses les plus inattendues; enfin Mark Beyer se plaît régulièrement à insérer des éléments abstraits ou figuratifs dans les blancs intericoniques, lesquels sont loin d’être seulement une zone de transition plus ou moins décorée entre les vignettes.

Troisièmement et enfin, Amy + Jordan explore les relations possibles entre texte (les cases) et paratexte (les blancs intericoniques), de manière à produire des chevauchements parfois radicaux. Mark Beyer s’ingénie à mettre en question non seulement le hiatus entre vignettes et marges, celles-ci étant souvent aussi remplies de dessins et riches en information que celles-là, mais aussi et surtout les relations de domination qui en définissent habituellement les rapports. Cases et blancs (à lire entre moult guillemets, puisqu’il arrive que les cases soient, visuellement parlant, plus blanches que les marges) reçoivent un traitement égal, ce qui revient en pratique à casser l’assujettissement conventionnel de la “gouttière” et des autres marges au contenu des vignettes.

Figure 2

-> See the list of figures

La conjonction de ces trois techniques d’appoint autorise des variations souples sur la contrainte isométrique de base. On comprend dès lors que dans Amy + Jordan ne se trouvent pas deux pages identiques, tandis que la structure fondamentale du strip quotidien, cette bande dessinée clairement segmentée en x unités à lire de gauche à droite, se voit non moins nettement maintenue. L’alliance d’un élément qui se répète (le découpage isométrique) et d’une série de variations qui en adoucissent le caractère un peu mécanique (la taille et le nombre des unités, la forme du cadre, les rapports avec la marge) se retrouve à l’intérieur de chacune des cases, notamment par le mélange équilibré d’unités figuratives d’une part et abstraites d’autre part. C’est là, pourtant, que les choses se corsent et que le rapport entre opérations sémiotiques et perspective autoréflexive se fait plus net.

Les travaux d’Andrei Molotiu sur les “abstract comics” (2010) avaient déjà démontré que l’opposition des pôles abstrait et figuratif est tout sauf absolue, en bande dessinée encore moins qu’ailleurs. D’une part, l’abstraction des formes et des figures est parfaitement compatible avec une lecture de type figuratif. Celle-ci peut rester confinée au niveau thématique, par exemple lorsqu’on fait une interprétation “iconique” de certaines formes “plastiques”, pour utiliser la terminologie bien connue du Groupe Mu (1993). Une simple tache, une simple couleur, une simple texture sont alors identifiées comme dénotant ou connotant telle entité reconnaissable, nommable, lexicalisable, qui bien entendu peut être aussi un sentiment ou une idée : on “iconise” le signifiant plastique “rouge” en l’identifiant comme “expression de colère” ou “parti politique”, par exemple. Mais il arrive que la figurativisation des éléments abstraits concerne aussi, dans une perspective narrative, l’interprétation temporelle ou actionnelle de la dynamique générée par l’enchaînement ou la juxtaposition des signes plastiques. Une suite de formes abstraites peut ainsi être décodée comme l’équivalent d’un mouvement, voire d’un récit plus ou moins complet. Un exemple canonique d’un tel fonctionnement est la célèbre affiche de propagande d’El Lissitzky : “Battez les Blancs avec le triangle rouge” (1919), dont les rapports mobiles entre cercle et triangles ne se lisent pas (seulement) comme une création picturale, en l’occurrence de type suprématiste, mais aussi (et surtout) comme une parabole de la lutte de l’Armée rouge contre l’armée blanche.

Il ne faut pas être sémioticien pour savoir que le désir narratif du lecteur ou du spectateur est quasiment sans limites : avant de finir par des chansons, tout finit par des récits. Comme le notait Douglas Wok, un des premiers critiques de l’anthologie de Molotiu :

The artists assembled by Andrei Molotiu for his anthology Abstract Comics […] push ‘cartooning’ to its limits. […] It’s a fascinating book to stare at, and as with other kinds of abstract art, half the fun is observing your own reactions: anyone who’s used to reading more conventional sorts of comics is likely to reflexively impose narrative on these abstractions, to figure out just what each panel has to do with the next.

2007 : 14

D’autre part, l’abstraction peut se loger aussi au coeur même des représentations les plus figuratives qui soient. Ou bien de manière locale : certaines zones ou certains fragments de l’image sont alors “désÉmantisées” et on les regardera comme des formes “plastiques” en marge ou autour des plages “iconiques” de la représentation (c’est ce qui arrive, dans la bande dessinée la plus traditionnelle qui soit, lorsque certains détails du décor ou certains accessoires servent avant tout à donner plus de force à la composition d’ensemble d’une vignette : voyez par exemple la manière très subtile dont Hergé se sert des plages d’ombre et des flaques d’eau pour transformer certaines cases du Lotus bleu, notamment dans le passage où Tintin s’échappe de Shanghai pour rejoindre M. Wang, en véritables miniatures). Ou bien de manière intégrale : dans ce cas on décidera de regarder les formes figuratives comme si elles étaient en fait abstraites : il suffit pour cela de changer la perspective adoptée, selon un mécanisme qui, toutes proportions gardées, n’est pas sans rapport avec la décision de lire un texte de fiction comme document, ou vice versa (regardez par exemple, toujours dans Le Lotus bleu, les nombreuses vignettes construites autour des idéogrammes chinois, dont la fonction est sans doute moins d’indiquer la couleur locale que d’inviter le lecteur à regarder les autres vignettes comme si elles étaient composées en fonction des mêmes règles, purement visuelles plutôt que prioritairement dénotatives). Le lecteur qui prendrait une telle décision ne ferait d’ailleurs rien d’autre que de passer à une lecture “constitutive”, fixée par des conventions, par un contrat de lecture institutionnelle, à une lecture “conditionnelle”, dépendant de la visée choisie par le lecteur (pour plus de détails sur cette distinction, voir Genette 1991 : 85).

Chez Mark Beyer, le face à face des pôles abstrait et figuratif en vient à occuper le centre même du travail de l’auteur, qui en expérimente un aspect singulier. Dans Amy + Jordan, le rapport entre abstraction et figuration se voit temporalisé ou, plus techniquement, aspectualisé, c’est-à-dire vu en fonction et à la lumière du déroulement de l’action, en l’occurrence de l’acte de lecture. Dit autrement : abstraction et figuration cessent d’être des propriétés intrinsèques de ce qui est dessiné ou reproduit, pour devenir des états qui affleurent et se manifestent au cours d’un certain type d’interprétation. Ou encore : ce qui paraît d’abord abstrait peut se muer en quelque chose de figuratif et inversement, mais uniquement à tel ou tel moment précis de la lecture – et l’on verra que cette singularité ne restera pas sans conséquence pour l’analyse de l’autoréflexivité.

La dialectique du même et de l’autre caractérise Amy + Jordan à tous les niveaux. Chaque épisode livre une anecdote pareille aux autres tout en étant légèrement différente. De la même façon, chaque strip est découpé de manière isométrique, sans que les techniques de compartimentage ne se répètent mécaniquement. Enfin, à l’intérieur de chaque case, quels qu’en soient le nombre, la taille ou la forme, on trouve non seulement une division mais aussi un va-et-vient entre zones figuratives et zones abstraites, à oscillation permanente. En soi, pareil agencement formel et thématique de l’oeuvre est assez puissant et systématique pour être susceptible d’une analyse autoréflexive en termes jakobsoniens (1963). Amy + Jordan est à coup sûr une oeuvre que traverse la “fonction poétique” et la bande dessinée de Mark Beyer attire sans l’ombre d’une hésitation l’attention sur ses propres codes.

La toute première livraison du volume offre par exemple une représentation des personnages qui refuse toute illusion de profondeur, mettant à nu ce que l’on ne peut évidemment oublier, à savoir le caractère bidimensionnel des êtres de papier. Cependant, une telle interprétation de l’autoréflexivité reste trop générale et crée le danger de passer à côté des manoeuvres plus spécifiques et plus intéressantes qui excèdent la seule insistance sur la matérialité du code (terme infiniment vague lui aussi, et que l’idée clé jakobsonienne de la projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique n’aide pas vraiment à résoudre non plus).[4][5]

L’autoréflexivité “ici et maintenant”

Chez Mark Beyer, l’autoréflexivité prend appui sur cette dialectique. Elle n’est pas la qualification inhérente d’un aspect ou de la totalité de l’oeuvre donnant à voir un aspect ou la totalité de cette oeuvre ou, plus généralement, d’un aspect de la genèse ou de la réception de cette oeuvre, du genre, voire du média auxquels elle appartient. Dans Amy + Jordan l’autoréflexivité est en revanche un effet de la lecture de la mobilité des signes. Ce qui frappe d’abord, c’est l’extrême sobriété (à ne pas confondre avec le terme moins neutre de “simplicité”, voire d’“indigence”) des moyens mis à contribution. La forme de base de la série, le strip horizontal exceptionnellement étiré (5.1 x 11.3 pouces), est une contrainte matérielle immuable, que l’auteur utilise comme point de départ d’un découpage systématiquement linéaire et isométrique. Certes, Mark Beyer récuse le prédécoupage conventionnel à l’aide d’une grille verticale (la segmentation du strip en trois ou quatre cases rectangulaires, comme dans la bande dessinée mainstream de type Peanuts), mais de la même manière il rejette également toute tentative de faire l’économie de la séquence, soit par l’adoption d’un système à case unique, soit par le recours à un système qui brouille le passage linéaire d’une case à l’autre, comme on le note régulièrement chez d’autres créateurs underground ou post-underground comme Art Spiegelman, Kim Deitch, ou Clay S. Wilson).

Bien entendu, Amy + Jordan dispose aussi des effets de tabularité très voyants, mais ces derniers découlent davantage de certains partis pris stylistiques généraux que de la volonté de casser ou d’empêtrer la transition fluide d’une vignette à l’autre. Les souvenirs du style psychédélique des années 1960 et 70, qui tend à remplir au maximum la totalité de l’espace disponible, créent ainsi une impression de densité et de saturation visuelle qui soude les divers chaînons du strip les uns aux autres. L’utilisation du noir et blanc va dans le même sens, tout comme la fréquente reprise des mêmes personnages et des mêmes décors d’une vignette à l’autre. Un strip de Amy + Jordan ressemble souvent à une sorte de frise quasi abstraite, dont la vue d’ensemble n’est pas moins importante que l’épellation des cases successives. Cette extrême linéarité de chaque livraison, jointe à l’existence d’une pulsion rythmique et visuelle qui parcourt chaque ensemble d’un bout à l’autre, offre une leçon “historique” de bande dessinée – une leçon historiquement datée, c’est-à-dire pertinente non pas forcément à n’importe quel moment, mais à tel moment précis de l’histoire. En effet, Amy + Jordan est une oeuvre qui renoue avec les propriétés les plus fondamentales du strip quotidien ou hebdomadaire. En cela, plus que l’esprit underground, point de départ de toute lecture sociologique mais aussi strictement formelle de l’oeuvre, c’est l’esprit beat qui paraît définir la démarche de Mark Beyer. Celui-ci ne cherche pas tant à prendre absolument le contrepied des conventions qu’il ne s’efforce de réduire son art à ses mécanismes les plus simples, qui sont aussi les plus radicaux. Mark Beyer se place ainsi dans la tradition d’un Jack Kerouac :

(…) contrairement à la bohême parisienne du XIXe siècle qui fait de l’excès (d’alcool, de nourriture, de débauches et de mots lors de fêtes orgiaques) une compensation à la misère digne de l’artiste voué à son art, Kerouac fonde (…) sa poétique autour du manque et du dépouillement, l’écriture elle-même étant placée sous le signe de l’ascèse. Le faste et la profusion de marchandises dans la société d’abondance américaine de l’après-guerre le mènent à valoriser le “peu” et le “moins”. C’est bien ainsi qu’il faut entendre le mot beat (littéralement “au bout du rouleau”) que Kerouac définit dans un essai intitulé “Les Origines de la Beat Generation” : “Le mot beat signifiant à l’origine pauvre, à la rue, pique-assiette, vie de clochard, dormir dans le métro”. (Il) rejette toute forme d’ornements métaphoriques ou de fioritures stylistiques, cherchant au contraire à épurer son style à l’extrême.

Larizza 2012 : 269-270

Aussi la première grande leçon autoréflexive de Amy + Jordan tient-elle à cette récupération d’une certaine essence du média. À la différence du mouvement underground, qui prétend casser le moule de la bande dessinée conventionnelle (en termes de bienséance d’abord, en termes de trait graphique ensuite), mais aussi à la différence du post-underground, qui regarde plutôt du côté d’un élargissement de ses possibilités (notamment en vue d’une mutation de la bande dessinée traditionnelle en roman graphique), et enfin à la différence de toutes les expériences formelles et institutionnelles qui aspirent à faire migrer la narration graphique hors de ses supports traditionnels (à la place du journal, du magazine, de l’album, voire du livre, on défend alors les supports numériques, les murs de la galerie, les conversion de la bande dessinée en objet 3D, etc.), Mark Beyer reconquiert une série d’instruments et de structures de base, pour en afficher l’insolente modernité. Et malgré le maximalisme stylistique d’un dessin souvent touffu et dense, il le fait dans un esprit minimaliste à grande valeur ajoutée autoréflexive. Ce qu’exhibe Amy + Jordan, c’est l’art fondamental de la bande dessinée sous forme de strip indépendant, autosuffisant, au moment historique où ce modèle presque suranné se trouve de plus en plus absorbé, c’est-à-dire effacé, dépassé, éliminé, par le travail sur des unités d’une tout autre nature : la planche, l’album, le livre, puis tous les au-delà de l’imprimé qu’offrent à profusion les espaces du musée, de la galerie ou de la Toile (Beaty 2012).

L’essentiel, ici, est le caractère historiquement enraciné de cette leçon. Car le retour sur certaines sources les plus stables, les plus pérennes du média (Smolderen 2009) n’acquiert sa véritable signification qu’à la lumière d’un Zeitgeist tout acquis à l’éloge et au prestige de la planche et du livre dans le contexte du roman graphique. Ou si l’on préfère : ce que révèle une série comme celle de Mark Beyer, exemple apparent d’auto-mutilation à une époque où tout paraît possible dans le monde de la bande dessinée, c’est le caractère nécessairement conjoncturel de l’autoréflexion. Lire Amy + Jordan comme une oeuvre qui s’efforce de mettre à nu le socle historique de son propre média – à savoir le strip autonome et le découpage horizontal qui l’accompagne – n’a au fond de sens qu’au moment précis où la bande dessinée est en train d’évoluer en de tout autres directions. Délivrer une telle leçon autoréflexive à d’autres moments est un geste qui porte à conséquence aujourd’hui. Hier, le même geste eût été sans vraie portée. Demain, il s’avérera peut-être de nouveau tout à fait creux.

L’autoréflexion comme forme “émergente”

Ce type de lecture, il est possible de le poursuivre ailleurs, à commencer par ce qui représente, avec le découpage isométrique, le second trait saillant de Amy + Jordan : le rapport entre la forme spécifique de chaque épisode (type de découpage, morphologie des cadres, organisation des blancs intericoniques) et le contenu propre de la livraison. À première vue, il n’y a entre les deux aucune relation forte directement notable. L’agencement de chaque strip est à la fois hypervoyant et platement esthétique ou décoratif (à suivre la terminologie proposée par Benoît Peeters [1999] dans sa taxinomie des principes de division paginale), à tel point que le lecteur a l’impression que n’importe quelle unité de la série pourrait fonctionner avec n’importe quelle solution de mise en séquence ou de mise en pages.

Repérer dans cette non-concordance entre forme et contenu une marque d’autoréflexivité serait des plus hasardeux. Toutefois, au fur et à mesure de la lecture de Amy + Jordan un effet paradoxal commence à effleurer, qui débouche sur une interprétation distinctement autoréflexive. Le passage d’un épisode à l’autre, avec à chaque fois la combinaison improbable d’un contenu on ne peut plus prévisible (les réactions désabusées du couple face à l’enfer quotidien) et une ingéniosité formelle sans pareille (chaque strip est un feu d’artifice d’intelligence plastique), finit par induire l’idée que la solution de continuité entre fond et forme est malgré tout hautement significative. Si elle accentue l’idée d’une insupportable monotonie et tristesse existentielle, elle instille aussi l’hypothèse que les métamorphoses visuelles et stylistiques des aventures d’Amy et Jordan ne sont qu’un effet superficiel laissant rigoureusement intact le cours sinistre de leur vie.

L’absence de tout lien directement fonctionnel entre fond et forme, puis l’émergence d’un rapport indirect, lui parfaitement significatif, deviennent ainsi le théâtre d’une nouvelle manière autoréflexive, dans la mesure où le non-lien entre le vécu quotidien des personnages et les expériences formelles de la bande dessinée révèle peu à peu un désoeuvrement profond sans rémission possible. Quels que soient les trésors d’inventivité déployés par Mark Beyer, la vie de Amy et Jordan ne s’en trouve en rien modifiée. Or, pareille lecture autoréflexive ne devient possible qu’à travers la lecture de toute la série, c’est-à-dire à travers l’expérience temporelle de l’oeuvre par le lecteur. À lui seul, aucun épisode n’est capable de suggérer une telle leçon. Seule la répétition systématique du procédé donne aux découpages de Mark Beyer une interprétation de type autoréflexif qui signifie au fond le contraire de ce que montrent les images : non l’invention débridée d’une oeuvre qui ne reste jamais en repos, mais l’asphyxie de deux personnages harcelés par les aléas horriblement banals et banalement horribles d’une vie dans les marges. La lecture progressive de l’oeuvre donne ainsi accès à une interprétation qu’aucune composition graphique de la série ne permet jamais de découvrir en elle-même.

C’est là une autre façon encore de faire une lecture temporelle des principes de l’autoréflexion. Dans le premier cas, il s’était agi de souligner le fait que l’autoréflexion mérite d’être placée dans le contexte historique de l’oeuvre, qui peut ou non mettre en valeur, non pas la possibilité, mais l’utilité et la pertinence d’une telle lecture. Ici, dans le second cas, l’analyse de l’autoréflexion fait comprendre l’importance de l’acte de lecture, non pas en général bien entendu (ce serait faire insulte au lecteur que d’attirer son attention sur l’acte de lire), mais l’importance du fait que cette lecture ne peut ressortir ses effets que dans le temps. Ce n’est qu’au bout d’un certain nombre d’opérations qu’il devient possible de se rendre compte d’une dimension autoréflexive que rien, dans les caractéristiques de l’objet même, ne laissait pressentir.

Lire, cette pratique de l’instable

Enfin, l’autoréflexion intervient aussi dans le déchiffrement d’une troisième grande caractéristique déjà signalée de Amy + Jordan, à savoir le traitement de l’abstraction. Chez Mark Beyer, un élément n’est pas abstrait ou figuratif en lui-même, il le devient au terme d’une série de mécanismes formels dont la présence ne saute pas forcément aux yeux. Très typiques à cet égard sont les changements de distance et d’échelle. D’une case à l’autre il arrive que des personnages vus d’abord à une certaine distance, en plan moyen ou plan pied, reviennent dans l’image suivante en plan très rapproché, voire en très gros plan, sans que le lecteur ne saisisse tout de suite que ces formes au premier plan de la vignette correspondent aux traits d’un visage, à un corps humain, ou encore à des vêtements. L’extrême stylisation du dessin, puis la juxtaposition d’unités appartenant à des sphères parfois hétérogènes, enfin le recours méthodique au noir et blanc et davantage encore la saturation complète de toutes les zones du dessin, tous ces éléments contribuent à retarder la reconnaissance des éléments figuratifs ou, si l’on préfère, la persistance des effets d’abstraction. Ce n’est qu’au moment où le regard s’accommode, établissant la bonne distance indispensable à la lecture correcte de chacune des zones et parties du strip et des cases, qu’il sera possible d’identifier, de nommer, de classer les formes en question – ou, inversement, cerner la part d’abstraction dans les formes déjà identifiées, qui finissent en quelque sorte par se désintégrer quand on s’y attarde plus longuement. Le dessin, ainsi, bouge, et surtout n’arrête pas de bouger une fois qu’abstraction et figuration commencent à changer de place.

Une fois de plus, un tel mécanisme n’a rien d’autoréflexif en soi. Mais comme il dévoile un axe capital de Amy + Jordan, à savoir la nécessité d’une constante remise au point du regard, le chassé-croisé entre figuration et abstraction reprend, à l’intérieur de chaque vignette, la leçon déjà produite par la mise en série des rapports incongrus entre fond et formes : la prise de conscience du caractère temporel, étalé dans le temps, de toute possibilité de lecture étagée, ouverte sur le dédoublement du sens entre sens premier et sens autoréflexif.

Lire Amy + Jordan à la lumière de l’autoréflexivité ne consiste pas à repérer dans l’oeuvre des thèmes ou des formes susceptibles de montrer la technique de l’oeuvre se réfléchissant. Certes, ce retour de l’oeuvre sur elle-même est manifeste dans le travail de Mark Beyer, mais la leçon la plus intéressante à tirer de Amy + Jordan touche à la lecture de l’autoréflexion, plus particulièrement à sa dimension temporelle – à la fois inscrite dans l’histoire, qui détermine la pertinence d’une telle lecture, et dans le parcours des signes, qui dégage progressivement, et jamais de manière définitive, le type de signes à même de faire l’objet d’une interprétation autoréflexive.