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Misant sur ses capacités à jeter un regard distant et innovant sur de nombreux aspects des sciences humaines, Roland Barthes décide, vers la fin de sa vie, de courageusement s’attaquer à l’amour, thème intimidant sur lequel existe une longue et prestigieuse tradition littéraire et philosophique depuis Platon. Qu’apporte cette réflexion à la masse de théories accumulées à travers les siècles? Ayant eu l’occasion d’assister régulièrement pendant deux ans de 1974 à 1976 au séminaire qu’il a consacré à ce sujet épineux, alors que je travaillais moi-même sous sa direction sur un discours voisin mais différent, le discours érotique (Brulotte 2021 1998a), j’ai pris abondance de notes. Il faut dire que partager les recherches de Barthes en direct était une expérience unique, vraiment marquante, d’une stimulation intellectuelle incomparable. En homme de l’écriture, toutes ses leçons étaient très écrites et sa voix douce, chaleureuse, envoûtante les livrait dans un silence presque sacré (tout le contraire des cours publics de Lacan). Or, quand on compare la richesse du séminaire au livre qu’il en a tiré, Fragments d’un discours amoureux (Barthes 1977), on constate des différences conséquentes et même des distorsions du concept analysé. Ce constat s’est confirmé à la publication du texte intégral du Séminaire à l’École pratique des hautes études (1974-1976), établi d’après ses dossiers préparatoires, avec en surplus des pages inédites des Fragments (Barthes 2007) .

Malgré le grand succès que le livre a connu à sa sortie (100,000 exemplaires vendus en un an), nombre d’auditeurs assidus du séminaire ont éprouvé une réaction de déception tant le séminaire, en comparaison, était d’une richesse bien plus imposante. Barthes a même senti le besoin de s’en expliquer au cours du séminaire public qui a suivi le Discours amoureux au Collège de France, où il a reconnu que le livre était peut-être moins fouillé, mais qu’il était plus vrai, plus investi par son expérience amoureuse et présenté de sorte que les lecteurs se reconnaissent dans les figures.

Je propose ici de comparer quelques points du séminaire au produit final pour faire ressortir certains des choix retenus pour la publication des Fragments et qui peuvent prêter, avec la distance, à discussion et faire apparaître quelques apories auxquelles il s’est heurté, voire quelques contradictions. Que révèle cette sélection sur sa conception de l’amour et du Sujet amoureux, ainsi que sur ses propres censures? Comment est-ce qu’elle s’insère dans son parcours intellectuel? C’est à ces questions que cet examen critique tente de répondre, en espérant qu’il invitera à une relecture des Fragments à la lumière du Séminaire, désormais accessible à tout le monde.

Considérations méthodologiques

Les leçons du séminaire étaient manifestement exploratoires, truffées de questionnements, ce qui est typique d’une recherche en cours. Barthes proposa dans l’inaugurale et la terminale de longs développements méthodologiques pour expliquer notamment qu’il écartait toute Méthode ou tout métalangage de prise en charge. Ces considérations, très élaborées et pratiquement disparues du livre qui les condense à l’extrême en introduction (F : 7-12), montraient combien son sujet de recherche lui posait d’emblée des difficultés quant à son approche. Le séminaire II se concluait sur son souhait d’en faire un livre, mais avec un grand doute qui subsistait : “Je ne suis pas encore sûr de pouvoir l’écrire, c’est-à-dire d’en trouver la pratique, le fonctionnement d’écriture; car, d’un mot : c’est très difficile” (S : 551, souligné par Barthes). Parmi les passages abandonnés dans les Fragments, il y a justement cette question qu’il se pose à la fin de deux ans de séminaire et à laquelle il fournit une réponse tout à fait surprenante : “De quel amour s’agit-il? Je n’en sais rien” (S : 673). Voilà qui indique bien le malaise profond qu’il éprouvait devant cette expérience humaine complexe et troublante. D’une manière touchante, sa correspondance avec Antoine Compagnon témoigne, en outre, de ses extraordinaires tâtonnements et angoisses en cours de rédaction de son livre : “le manuscrit s’essouffle; sans cesse de nouvelles difficultés, de nouvelles pannes surviennent”; “manuscrit étrange sur les bras, dont la matière même m’isole du monde” (Barthes 2015a : 357-358). Et l’aboutissement de toutes ses cogitations le conduisit dans les Fragments à une sorte de cul-de-sac métaphorique sous la figure “Inexprimable amour” : “Vouloir écrire l’amour, c’est affronter le gâchis du langage” (F : 115).

Dans ses propositions méthodologiques il affichait avec courage, parce qu’alors à contre-courant, ses réserves par rapport à la psychanalyse comme métalangage, qui était dominante dans le paysage intellectuel français des années 1970, et qu’il réduisit à un simple bourdon d’accompagnement de son travail, ce qu’il appelle un “plaqué psychanalytique” (S : 383, 391). Ses ambitions comportaient aussi une part utopique, puisqu’il envisageait d’éviter toute psychologisation dans sa construction discursive : “ce portrait n’est pas psychologique; il est structural” en ce qu’il occupe une place de parole, celle de l’amoureux face à l’objet aimé, qui ne parle pas (F : 7). Un tel parti-pris représentait déjà un défi presque insurmontable quand on ose aborder un tel thème, d’autant plus qu’il limitait son propos à une simulation du discours amoureux, c’est-à-dire à son articulation depuis sa propre subjectivité (sans inclure le point de vue de l’autre). Pour donner un glacis structural à son discours, il eut recours à la notion de “figure” au sens gymnastique ou chorégraphique du terme, et qu’il définit comme un épisode de langage du Sujet amoureux qui est cernable et repérable (dans ce qui a été lu, entendu ou éprouvé), en plus d’être reconnaissable (par d’autres) et qui se fonde sur le “sentiment amoureux” (F : 7-8; S : 359-360).

Il avait établi un catalogue de cent figures, qu’il commenta dans leur intégralité dans le Séminaire I. Pour leur classement ainsi que pour son commentaire sur chacune, il adopta d’emblée l’ordre alphabétique, délibérément arbitraire, tout comme le chiffre rond. Au cours du séminaire II, il reprit quelques figures abordées l’année d’avant, souvent avec des ajouts, et en incorpora une vingtaine de nouvelles (Voir Annexe). Il avait alors déjà abandonné l’idée trop fermée des cent figures, ce qui signifiait des sacrifices, que le livre d’ailleurs reflètera.

Les figures s’offraient comme autant de scènes ou d’énoncés passionnels ou réflexifs pour constituer les éléments premiers d’un discours, mais sans développement, sans intrigue, sans progrès linéaire ou sans procès temporel. Ce faisant, il voulait éviter d’écrire une histoire d’amour ou l’histoire d’un amour (F : 11). Le romanesque, peut-être, mais le roman, non. Puisque le récit, c’est la continuité, il souhaitait prendre le contrepied des façons conventionnelles d’aborder la relation amoureuse, avec son évolution linéaire classique, début, acmé et rupture. “Je décolle la peau du temps”, dit-il dans le Séminaire II, pour défaire “la suite chronologique des événements amoureux en tant qu’elle apparaît douée d’un devenir, d’un sens, c’est-à-dire le roman d’amour” (S : 361, souligné par Barthes). Cependant n’était-ce pas là un autre choix un peu utopique ou illusoire que de chercher à soustraire le discours amoureux à la temporalité, au mouvement et à la finitude? On y reviendra.

Congédiement de corpus

L’ensemble de ses observations reposait au départ sur quelques oeuvres de référence sur l’amour romantique et qui lui servaient de réservoir de figures, comme Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, les Poésies de Heine et Le Voyage d’hiver de Schubert-Müller, puis dans le Séminaire II Le banquet de Platon et la Gradiva de Jensen. En bout de piste, il décida d’écarter tout texte tuteur comme caution (Voir “Changer de livre”, “Quitter le livre” et “Palinodie”, S : 334-350). Il est vrai que le corpus est immense rien que dans le domaine français et peut affoler la recherche. Tout de même, n’était-ce pas une décision conséquente pour un critique pourtant passionné de littérature et qui la considérait comme une source incomparable et inépuisable? “Proust, Sade, Racine, ce sont des peuplades, des sociétés”, affirme-t-il dans Le grain de la voix (Barthes 1981 : 218). C’est pourquoi à la question : “Peut-on enseigner la littérature?”, il répondait sans hésiter, avec un peu de provocation : “Il ne faut enseigner que cela (...) Elle met en scène à travers des textes très divers tous les savoirs du monde à un moment donné” (Barthes 1975 : 17). La littérature est d’autant plus une référence obligée pour le discours amoureux qu’on lui en a confié toute l’expertise de siècle en siècle. On peut être tenté, d’emblée, de voir dans la décision de l’écarter une sorte de facilité qui pouvait affaiblir son projet d’ensemble, mais il assumait ouvertement ce risque, pour s’en remettre surtout au rendu d’une expérience personnelle. Par ce choix il se rapprochait de la phénoménologie, autre revirement étonnant pour un structuraliste, mais qui confirmait depuis Le plaisir du texte (Barthes 1973) ses efforts de renouvellement intellectuel. Cette décision lui permettait ainsi de simuler le discours amoureux pour le saisir de l’intérieur plutôt que l’analyser de l’extérieur dans la distance d’un métalangage critique, de sorte que le “je” devenait sujet de l’écriture un peu comme dans la critique d’identification telle que la pratiquait un Jean-Pierre Richard -qui, d’ailleurs, assistait au séminaire. Le discours sur le discours amoureux devait ainsi devenir de plus en plus équivalent à un discours amoureux au premier degré qui cherche à se comprendre d’une manière immanente. C’est ce qu’il est devenu dans les Fragments, où Barthes affiche effectivement plus de sentimentalité que dans le séminaire, comme s’il s’y sentait moins professoral et se donnait davantage de latitude intérieure. Avec ce parti-pris, Barthes se distanciait de la science pour pencher davantage vers le romanesque, qui était la grande obsession de ses dernières années (voir Barthes 2015b).

Marginalité de l’amour

Dès l’ouverture des Fragments, il exprime ce qu’il estime être la marginalité de son thème, puisque le Sujet amoureux est seul à construire un système de l’amour, quand aucune pensée majeure (chrétienne, psychanalytique, marxiste) ne lui prête voix au sein d’une philosophie satisfaisante. On peut contester ce prédicament puisque la contre-culture des années 1970 faisait déjà de l’amour le coeur de son militantisme en se réclamant de Fourier et que, entre bien d’autres, des théoriciens de l’École de Frankfort s’y étaient penchés, comme Erich Fromm, notamment dans L’ art d’aimer (Fromm 1967). Toutefois, il est vrai que le sentiment était frappé de caducité ou, du moins, avait perdu de son prestige dans un climat social et intellectuel en pleine libération des moeurs, tourné davantage vers la jouissance et la transgression. Le mettre à l’avant-scène pouvait alors effectivement constituer une rupture d’avec la nouvelle orthodoxie de l’heure. En revanche, on peut aussi voir dans ce dispositif contre-stéréotypique une stratégie bien barthésienne pour éviter toute dissonance d’avec son époque de peur d’être mis à l’écart. C’était manifestement une préoccupation constante pour lui, de ne pas se sentir “démodé”, comme en témoignent ses multiples justifications pour défendre son droit d’aborder un tel discours alors si peu “in” (expression que souvent il utilisait en privé). C’est ce qu’il résume dans une figure : “L’obscène de l’amour” (F, 207-211). Néanmoins, cette audace revendiquée de sa part n’était qu’apparente, comme on le verra. Pour l’instant relevons déjà que cette rhétorique paraît un peu datée aujourd’hui puisque la sentimentalité n’est plus “périmée” ou considérée “obscène”, voire “abjecte” comme en son temps. De nos jours, avec l’évolution de la société, les amants de toute orientation sexuelle rendent aisément publique cette sentimentalité amoureuse, du moins en Occident, et s’en font gloire de diverses manières dans des autofictions parfois exhibitionnistes ou en accrochant leur cadenas sur le parapet d’un pont à Paris ou en entrelaçant leurs noms sous le balcon de Juliette à Vérone. Sur les réseaux sociaux, elle est mise de l’avant avec fierté, voire actualisée au besoin, autant que la sexualité de chacun qu’on porte désormais à la boutonnière. La sentimentalité n’a manifestement plus le statut qu’elle pouvait avoir à l’époque des Fragments. Cependant, Barthes avait brièvement noté ce désir inhérent de publicité en en faisant une figure compulsive dans le séminaire sous le chapeau “Inscription” : “inscrire quelque part (partout) le nom de l’objet aimé ou la mention de la relation amoureuse” (S : 188-189). Il a abandonné cette figure en chemin.

Temporalité et désir

Examinons maintenant quelques figures quelques-unes seulement, à titre indicatif que Barthes aborda au séminaire et qu’il abandonna ou conserva en les amendant dans son livre, pour voir comment elles peuvent éclairer sa conception personnelle et contribuer à une meilleure compréhension de l’amour en général.

Une première aporie frappante semble être que Barthes ne réussit pas vraiment à contourner, autant qu’il l’espérait, la temporalité qui imprègne le discours amoureux. Par exemple, le séminaire s’amorçait sur le “Rapt”, seule exception à son principe d’organisation alphabétique, et cette attention privilégiée portée au déclenchement du ressenti amoureux, quand le sujet est saisi par la stupeur de la rencontre, revient à reconnaître déjà à l’amour une chronologie. Il y commenta longuement cette figure, qu’il dénommait aussi “Ravissement” et qu’il classa finalement sous cette dernière bannière dans l’ordre alphabétique des Fragments, soit vers la fin, ce qui en atténuait effectivement la dimension temporelle.

Dans le même ordre d’idées, on peut constater tout au long des Fragments une sorte de lutte perdue d’avance contre cette fatalité temporelle, puisque nombre de figures l’évoquent d’une manière ou d’une autre avec une constance révélatrice, comme par exemple dans “Rencontre” (“ce temps heureux qui a immédiatement suivi le premier ravissement, avant que naissent les difficultés du rapport amoureux”) ou dans “Insupportable” (“Ça ne peut pas continuer”, alors que l’amour barthésien est “un malheur qui ne s’use pas”) ou dans “Errance” (“Comment finit un amour? – Quoi, il finit donc?”) et “Issues”, idées pour mettre fin aux souffrances affectives : séparation, retraite, voyage, suicide, on finit par s’en sortir car c’est “dans ’la nature’ du délire amoureux de passer” (F : 170). Quand, encore, le Sujet transi des Fragments (F : 47-50) attend l’autre avec angoisse à un rendez-vous, c’est qu’il patauge sérieusement en pleine temporalité, déduisant même d’un simple retard un abandon imminent possible. Il y a, de fait, une conscience très aiguisée de la précarité du rapport amoureux dans ce discours. Les faveurs de l’autre ne sont jamais acquises et ne tiennent qu’à un fil. À tout instant, le charme pourrait se rompre. C’est cette déchéance de la liaison que craint constamment l’amoureux barthésien, de sorte que l’amour est, pour lui, profondément enraciné dans le temps, voire dans le temps court, et source d’insécurité permanente.

Cette extrême fragilité laisse déjà soupçonner que, sur le plan conceptuel, le Sujet amoureux, ici, semble davantage se référer au désir érotique qu’au sentiment amoureux à strictement parler. Il insiste sur le fait qu’un infime détail a la capacité de détruire l’amour sur-le-champ (et revoilà le spectre de la finitude qui réapparaît) : une menue brèche, un geste déplacé, un vêtement inconvenant, un mot désagréable, un petit point défectueux sur le nez (F : 33), bref un détail très ténu qui écorche l’image de l’autre peut suffire pour laisser voir en lui ce que je méprise et provoquer le retrait ou le rejet. Dans ce cas, il s’agit plutôt effectivement du désir, lequel est assurément beaucoup plus frêle et vulnérable que l’amour, parce que plus pointilleux, intransigeant, spécialisé, voire capricieux et très peu disposé au compromis, comme j’ai tenté de le démontrer dans Oeuvres de chair (Brulotte 2021 : 157-170). D’ailleurs c’est bien le Désir que l’auteur de La préparation du roman (Barthes 2015b : 551-52) valorise sans cesse par-dessus tout dans son univers imaginaire, et c’est lui-même qui écrit le mot avec la majuscule tant il vénère la chose : “(…) je considère paradoxalement le Désir comme l’être de la Joie – et non pas le Plaisir, et encore moins la Jouissance; c’est le Désir qui est l’essence de la joie”. Et il ajoute que le Paradis pour lui ce serait “un embrasement rayonnant de Désirs, c’est une lumière saturée de Désirs”.

La figure “Corps” (S : 513-517), nouvelle dans la seconde année du séminaire, vient renforcer cette prévalence du désir comme valeur sur le sentiment amoureux dans le discours barthésien. Dans cette entrée, il élabore trois façons de parler du corps aimé, celles du blason, de l’anthologie et de l’expressivité, avant d’aborder le regard scrutateur porté sur le corps de l’autre, regard qui se focalise sur des objets partiels fétichisés : cils, ongles, grain de beauté, etc. Or, le livre (F : 85-86) expédie quelque peu cette figure et ne retient dans le commentaire que le scruter, lequel est significativement lié, encore une fois, à l’érotique du désir, car ce dernier se nourrit foncièrement de cette minutie maniaque très épidermique qui fonctionne au millimètre près, tel un scanner qui égrène sans cesse le corps de l’autre, alors que l’amour romantique est davantage intégrateur, englobant, qui fait qu’on aime l’autre malgré ses défaillances ou ses maladies, voire son vieillissement, ainsi que l’ont mis en récit, par exemple, Erich Segal dans son méga-succès mondial du temps de Barthes, Love Story, doublé d’un film culte (Segal 1970) ou Annie Ernaux dans L’ usage de la photo (Ernaux 2006).

Le couple exclu de l’amour

Ce qui peut détonner aujourd’hui, c’est l’acharnement du Sujet discoureur de Barthes contre le couple amoureux, lequel représente justement l’attachement, la stabilité, la durée -revenons-y à cette temporalité si problématique, puisque ce semble être une grande source d’angoisse pour lui. Exemple significatif : la figure “Épouser”, cernée dans le séminaire I (S : 144-147), qu’il n’a pas reprise dans la seconde année (malgré son annonce dans sa liste mise à jour : voir Annexe). L’édition du Séminaire la reprend sous le titre de “Casés” (S : 554-58) en la classant dans les “figures non-répertoriées”. Barthes l’insère dans les Fragments (avec en sur-titre “Tutti sistemati”, casé se disant systemato en italien) et en lui conservant son intitulé original de “Casés”, statut à la fois enviable et dépréciatif, ici (F : 55). Or, son Sujet amoureux ironise vivement autour de cette figure : “Vouloir se caser, c’est vouloir à vie une écoute docile (…) ce que je veux, tout simplement, c’est être ’entretenu’, à la façon d’un ou d’une prostitué(e) supérieur(e)” (F : 56). Barthes sépare même dans le séminaire le “discours du couple” (qu’il réserve, dit-il, “pour un autre séminaire?”) (S : 556). À ses yeux “le couple : c’est le triomphe du structuralisme!” (S : 557), alors que l’amoureux, d’après lui, est à l’opposé de toute stabilité, il est hors-structure, comme un électron libre. De nouveau, placer ainsi la passion amoureuse nécessairement sous l’enseigne d’une liberté très grande, sinon absolue, ne revient-il pas à décrire plutôt le désir érotique, infiniment plus détaché, délié et primesautier que la dilection amoureuse. De toute évidence, le Sujet discoureur de Barthes dévalorise avec insistance l’affection durable, la fidélité, la conjugalité et la cohabitation, qui procèdent, affirme-t-il encore, d’un “fantasme de retraite” (S : 558), duquel son modèle du papillon amoureux se démarque. Bien sûr, à travers son Sujet, il dit rêver, en évoquant Cicéron et Leibnitz, d’une “possession viagère” (gaudium) de l’autre, mais ne pouvant y accéder par mille traverses, il se rabat sur laetitia, état dans lequel le plaisir allègre domine (F : 61).

Il enfonce encore le clou contre ce qu’il appelle le “non-héroïsme” du couple (S : 558), en succombant au cynisme sous la figure “Union” (sous-titrée “Rêve d’union totale avec l’être aimé”) dans les Fragments où il évoque “l’obscène du ménage (l’un fait la cuisine à vie, à l’autre)” (F : 268). Et d’après lui, la “Scène” (ou la dispute), autre figure du discours amoureux, est précisément le propre de deux sujets déjà mariés (F : 243, il souligne), ou s’ils ne le sont pas, ils se comportent tout comme s’ils l’étaient. Bref, au total, le couple amoureux est une sorte d’oxymore dans cet univers imaginaire puisqu’il représente une situation vraiment peu (en)viable. En fait, l’amour chez Barthes n’existe pas dans le cadre étroit d’un attachement durable, parce que ce n’est pas tant l’investissement sentimental à long terme qui l’intéresse en réalité que la phase d’infatuation amoureuse, où le désir gonfle à bloc l’image de l’autre, en un emballement de l’esprit qui lui fait percevoir dans l’objet aimé des perfections provisoires et chimériques que cette personne n’a pas en réalité. L’ amoureux de Barthes se nourrit de cet enthousiasme initial, éprouvé en phase de Rencontre, avec sa dose d’angoisse qui peut l’accompagner liée aux incertitudes du commencement et de la mutualité du désir. Mais vient un jour où le Ravissement cesse et la réalité reprend ses droits. Ne pouvant plus nier les effets de la temporalité, Barthes rejoint ici la célèbre théorie de la cristallisation chez Stendhal selon laquelle l’amour ne serait qu’une maladie de l’imagination, puisque le désirant se berce d’illusions en attribuant des charmes inexistants à son objet qui sont le fruit de sa propre projection (Stendhal 1936 : 3-7). Avec la décristallisation, il ne reste plus qu’une déception, qu’une vision apparemment appauvrie de l’autre. C’est, en fait, une conception très ancienne qui remonte au premier siècle avant notre ère avec Lucrèce qui, dans De la Nature, suggérait que le meilleur moyen d’éviter cette folie dangereuse de l’imagination qu’est l’amour consistait à se limiter au seul désir sexuel (Lucrèce 1998 : IV, 1101). Sade applaudira quelque deux millénaires plus tard. Stendhal, lui, réaliste ou pessimiste selon les points de vue, ne voit que la rupture pour relancer ailleurs la cristallisation, en bon amoureux impénitent. Ce sont ces perspectives que rumine le Sujet amoureux barthésien : “(…) la scène initiale au cours de laquelle j’ai été ravi, je ne fais que la reconstituer” (F : 228). À ce temps heureux du Ravissement, s’oppose ce qu’il appelle “la suite” en la redoutant, c’est-à-dire “la longue traînée des souffrances, blessures, angoisses, détresses, ressentiments, désespoirs, embarras et pièges dont je deviens la proie” (F : 233). Pour se sortir de cet enfer, il y a deux options : “(…) soit que je réussisse à donner à l’amour malheureux une issue dialectique (gardant l’amour, mais me débarrassant de l’hypnose), soit qu’abandonnant cet amour-là, je me remette en course, cherchant à réitérer, avec d’autres, la rencontre dont je garde l’éblouissement : car elle est de l’ordre du ’premier plaisir’ et je n’ai de cesse qu’elle ne revienne” (F : 234). La dernière voie est celle que préfère le Sujet barthésien qui y revient avec insistance : “(…) j’affirme la première rencontre dans sa différence, je veux son retour, non sa répétition. Je dis à l’autre (ancien ou nouveau) : Recommençons” (F : 31).

La première voie est celle que choisissent les plus optimistes, comme Ortega y Gasset dans ses Études sur l’amour (2004), qui critique vivement Stendhal et refuse la thèse de l’illusion amoureuse, pour revendiquer, à l’inverse, le fait que c’est dans l’acceptation de l’autre tel(le) quel(le), après la phase d’idéalisation, que le sentiment amoureux peut se consolider dans le temps, c’est-à-dire quand on parvient à accueillir l’autre dans son authenticité avec ses qualités et ses contingences. Si aux yeux de Barthes le couple est exclu de l’amour, c’est peut-être parce qu’il semble incarner une relative sécurité en comparaison de la précarité foncière de son amoureux rongé par sa vulnérabilité et l’anxiété permanente de la “suite” qu’il vit comme un “tunnel” encombré de cauchemars et d’obstacles. L’assurance relativement sereine d’une liaison stable paraît incompatible pour Barthes avec l’intensité de la passion. Son Sujet amoureux ne peut concevoir un amour animé dans la durée qui ne serait pas nécessairement “établi” ou “immobile”, qui s’adapte sans cesse par la force des choses, puisque chacun évolue dans son corps, sa mentalité et ses exigences. Pour l’amoureux barthésien, aimer longtemps ne peut pas être vécu dans la tonicité, ni même contemplé comme une invitation perpétuelle à l’invention et au dépassement. Il ne veut tenir aucun compte des vues d’un Valéry dans Tel Quel (Valéry 1960 : 494) : “(…) le comble de l’amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l’un l’autre, de s’embellir l’un l’autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste.”

En réalité, on peut voir dans la position dogmatique de Barthes contre le couple amoureux une façon de se resoumettre à la doxa de son temps. Voilà qui entame quelque peu le courage avant-gardiste qu’il clamait avoir en osant aborder l’amour quand l’institution du couple et du mariage était largement dévalorisée après l’invention de la pilule et la libération sans précédent des moeurs qui s’ensuivit. Dévaloriser le couple amoureux alors que tout le monde le faisait était plutôt dans le vent à un moment historique où l’utopie de Fourier trouvait enfin son écho dans la jeunesse et donnait naissance aux arrangements déliées des communautés, notamment. Le couple n’y était effectivement plus tellement à la mode et, dans un contexte de drague, de fluidité et de libertinage, les jugements sévères que Barthes lui réservait étaient idéologiquement assez bien adaptés aux conceptions en vogue dans le milieu intellectuel de son époque. Mais il me semble qu’il faille y voir plus qu’une ruse stratégique de parade ici, puisque le couple lui posait des problèmes de fond liés à la durée, sa grande bête noire, problèmes qu’il va essayer de résoudre de diverses manières. Cependant une position adverse n’aurait pas de mal à confronter sa pensée avec le retour aujourd’hui à la fixation amoureuse après l’ère folâtre de l’avant-sida ou avec les revendications en faveur du mariage pour tous. Était-ce un aveuglement singulier chez un penseur, qui pourtant, par ailleurs, était tellement à l’affût de signes sociaux avant-coureurs? Une fois de plus une prise en compte plus soutenue de la littérature aurait peut-être pu aider à nuancer les vues de son Sujet discoureur en apportant quelques perspectives historiques sur les grands balanciers du sentiment amoureux dans l’Histoire, depuis Érasme et Marguerite de Navarre, grands partisans de l’amour dans le mariage en réaction aux liaisons nécessairement adultères de l’amour courtois. Et Barthes, le premier, savait pourtant mieux que quiconque combien le passé avec ses cycles peut nous aider à mieux comprendre le présent et pressentir l’avenir.

Âge et initiation

Puisque les Fragments retiennent seulement quatre-vingts figures de la centaine qu’il a analysées au départ dans le séminaire, il y a donc eu des abandons. Un exemple significatif : l’“Âge”, figure longuement commentée dans le second séminaire (S : 434-441), mais rejetée de l’ouvrage, sans doute parce que trop marquée par la situation personnelle de Barthes, qui allait avoir 62 ans quand son livre est paru. Toutefois, comme son discours amoureux se fonde surtout sur son expérience en tant que Sujet, cette figure aurait dû être intégrée. La grande différence d’âge était centrale dans sa vie amoureuse de senex attiré par la jeunesse : senex est la catégorie des 60-80 ans dans la société romaine, d’après ce qu’il en dit lui-même (S : 435), et le “Petit-autre” était le nom qu’il attribuait significativement à l’objet du désir dans son séminaire, dénomination qu’il a détournée de la psychanalyse lacanienne pour lui donner une inflexion caritative - et qu’il a d’ailleurs complètement effacée, elle aussi, dans le livre. Voilà donc une figure, l’âge, qui lui était proche en plus d’être très pertinente, puisque, et la littérature le montre à l’envi, l’amour transcende les écarts d’âge autant qu’il peut franchir également le fossé des classes sociales ainsi que les différences culturelles et raciales. Le dossier littéraire autour de l’âge des amours à travers l’histoire en impose tant il est riche, d’Abélard et Héloïse en passant par La Nouvelle Héloïse ou Le rouge et le noir jusqu’à Harold et Maude, le film culte des années 1970 de l’Américain Hal Ashby (sur l’attachement réciproque entre un adolescent de dix-neuf ans et une octogénaire), dont le scénariste, Colin Higgins, tira un roman et une pièce de théâtre mise en scène en France par Jean-Louis Barrault en 1973, 1975 et 1980 (Higgins 2000). Déjà dans les années 1960, le roman Le lauréat de Charles Webb porté à l’écran en 1967 connut aussi un triomphe planétaire en abordant la séduction d’un jeune homme par une femme plus âgée (Webb 1969). L’âge est un facteur du discours amoureux dont la société allait s’emparer de nouveau peu après Barthes dans des oeuvres à succès comme L’ amant de Marguerite Duras (1984) ou Passion simple d’Annie Ernaux (1992) ou encore dans Éloge des femmes mûres, le best-seller mondial de Stephen Vizinczey publié en anglais en 1965 (et traduit en français en 2001). Le thème attirera diversement bien d’autres auteurs, dont le Nobel de Littérature, Mario Vargas Llosa avec Éloge de la marâtre (1990) qui évoque, au sein d’une famille recomposée, le calcul séducteur d’un enfant envers sa nouvelle belle-mère dans la quarantaine, ou encore Noëlle Châtelet dans La femme coquelicot (1997) qui fait revivre les émois de l’amour à une dame du troisième âge. Le Sujet amoureux peut faire de l’âge (recherche ou refus de tout grand écart) une condition de sa quête pour asseoir son engagement affectif. Ce fut une grande source de questionnements que cet abandon de la figure “âge”, parce qu’elle suscitait des réflexions majeures dans le séminaire. Il le savait bien puisqu’il en a publié le texte un an après la sortie du livre, en novembre 1978 dans la revue NDLR, comme par regret (Barthes 2002a : t. V, 481-483). Il avait pourtant pris la peine de dégraisser cette figure pour l’intégrer au livre sous l’intitulé Puer senilis, senex puerilis (S : 613-16). Il y dénonçait avec raison l’âgisme sous toutes ses formes et y mettait au jour un “racisme des âges”, un “racisme antivieux” (S : 438), qui reste malheureusement, et plus que jamais, d’actualité en Occident.

Pourquoi avoir écarté cette figure dans l’ouvrage final, sinon peut-être parce qu’il savait que le désir mutuel revêtait moins d’importance dans ce genre de relation que l’attachement sentimental, ce qui est cohérent quand on s’intéresse surtout au désir. On peut facilement reconnaître que la disparité d’âge est une figure qui compte dans le discours amoureux, figure qui procède, à toutes les époques, d’une fascination pour la beauté et la jeunesse et/ou la maturité et la sagesse, mais aussi parce que le Sujet amoureux peut bien aimer tout autant la différence en général, quelle qu’elle soit : diversité de culture, d’opinions, de visions, d’énergie, etc. Par son exclusion de son discours amoureux, Barthes laissait ultimement un grand trou noir dans son testament livresque, aspect qu’il avait pourtant prévu combler.

La figure “Initiation” n’existe pas non plus comme telle dans les Fragments, alors que Barthes lui consacra une attention assez élaborée dans le second séminaire (S : 537-541) et qu’il l’élagua même pour son insertion finale (S : 647-648). Il y examine trois types d’initiation, car l’amour barthésien repose sur l’apprentissage, ce qui le rapproche, de nouveau, de l’ars erotica plus que de l’ars amatoria : l’amant enseigne à l’aimé; “Petit-autre” enseigne à l’amant; le sujet amoureux s’enseigne à lui-même, sous forme de connaissance de soi et de découverte d’une philosophie de la voie désirante. Cette réflexion ouvrait sur l’homologie entre ces apprentissages transformateurs et les rituels d’initiation (chez les Grecs). C’était très intéressant. Là encore, cette figure joue un rôle constant dans la littérature érotique, où la fonction pédagogique est proéminente (Brulotte 2019).

Barthes sait bien, avec sa vaste culture, que l’amour est une construction culturelle lente et complexe qui s’est transmise de génération en génération, et dont l’évolution est liée aux circonstances socio-culturelles qui l’ont modelé à travers les siècles. La littérature en témoigne d’une manière soutenue et nous aide à mieux saisir ce sentiment dans ses variantes historiques comme phénomène anthropologique (voir Bologne 2007; Yalom 2012). Or, dans les Fragments, tout se passe comme si l’amour était une donnée immuable, et ce pourrait être un autre reproche éventuel à adresser à l’auteur, quand il souhaite seulement “affirmer” l’amour comme une évidence, ainsi qu’il le proclame dès le liminaire de l’ouvrage, alors que, par ailleurs, il fait de la figure “Affirmation”, surnommée aussi “L’Intraitable” (F : 29-31), la figure par excellence de l’illusion et de l’entêtement bête. En dépit de tout un dossier accablant de négativités que Barthes met en évidence (doutes, désespoirs, exécrations, démystifications, dévaluations, découragements, souffrances), malgré les divers arguments levés à satiété contre l’amour et les menaces constantes de dépréciation qui pèsent sur lui dont il est conscient, le Sujet amoureux persévère absurdement à affirmer l’amour comme valeur, il s’obstine à foncer vers le mirage tête baissée, en connaissance de cause : “Je sais bien, mais quand même…” (F : 29). Cependant affirmer l’amour (“il existe malgré tout!”) suffit-il pour en éclairer la complexité et son statut évolutif (nouveau?) dans les moeurs?

“Je t’aime” – “moi non plus”

Dans le séminaire II, parmi les figures nouvelles qu’il commenta se trouvait l’“Amour” (S : 458-463) qu’il allait pulvériser pour les Fragments en en dispersant des éléments ici et là. Il laissa aussi tomber la dimension, pourtant capitale, de la mutualité avec “L’amour réciproque” (S : 663-665). Après deux ans de réflexion et d’analyse, il conclut sur un aveu très révélateur : “Ceci n’est pas un cours sur l’ Amour” (S : 458). On ne pouvait guère être plus limpide, sur le tard il est vrai. Via son Sujet discoureur dans les Fragments, il ajoute d’ailleurs à la figure “Comprendre” : “Qu’est-ce que je pense de l’amour? -En somme, je n’en pense rien” (F : 71-73). S’y révèle une autre aporie qui met au jour les limites de son projet face à son objet d’observation : ayant choisi d’être dans le discours amoureux, et non dans le langage extérieur de l’analyse, il en perçoit bien lui-même l’impasse : “je ne pourrais espérer, écrit-il, en attraper le concept que ’par la queue’ : par des flashes, par des formules, des surprises d’expression (…) je suis dans le mauvais lieu de l’amour” (F : 71). Alors, serait-on en droit de se demander : pourquoi, dans ce cas, avoir adopté cette voie?

Sous la figure “L’ Amour” du séminaire II, il développait notamment une opposition entre le “bon amour ou amour vrai” (altruiste, conjugal) et le “mauvais amour ou l’amour-passion” qui, à travers l’Histoire, est source de leurre, de frustration, de maladie, voire de mort. Selon lui, l’amour vrai est théorisé, mais n’existe pas, il n’y a pas de modèle. C’est l’Amour endoxal, résume-t-il, véhiculé par la psychanalyse, en somme “l’Amour normal. Non seulement l’Amour vrai est toujours hétérosexuel (…) mais encore, finalement, c’est l’Amour du couple qui se supporte : le couple marié” (S : 459, il souligne). C’est là l’envers de l’Amour-Passion dans l’univers barthésien. Pour subsumer cette opposition stéréotypée entre deux formes d’amour, il en appelle pourtant à un dépassement dialectique des deux qui serait inclusif et qui était prometteur, mais sur lequel il n’élabore pas davantage et se contente seulement de noter : “Dossier à compléter” (S : 459). Cela renforce décisivement le constat auquel il est permis d’aboutir : ce n’est pas vraiment le sentiment amoureux comme tel dans toutes ses composantes que Barthes envisage. Sans cesse on sent dans son discours, que ce soit dans le séminaire ou dans le livre qui s’en inspire, une gêne profonde face à ce sentiment parce qu’il le confond la plupart du temps avec le désir. Pourtant son Sujet discoureur sait bien que s’il peut y avoir du désir dans l’amour romantique, il n’y a pas nécessairement de l’amour dans le désir.

Aussi le “Je t’aime”, figure complexe et centrale de son dispositif, est-il pour lui une simple “formule” (F : 177), “le plus éculé des stéréotypes” (F :179), qu’il cherche à sortir de sa banalité. Il propose de l’agglutiner en un bloc : je-t-aime car ajoute-t-il, avec un brin d’ironie, “c’est bien d’agglutination qu’il s’agit” (F : 175). Dans son analyse du comblement que cette expression profère, la réponse idéale, fantasmée serait que l’autre l’émette aussi en même temps, “ce qui est empiriquement impossible” (F : 179, Barthes souligne), et il cite le poème de Baudelaire La Mort des amants pour évoquer un tel moment, mais c’est aussi celui des adieux (S : 91, je souligne). C’est alors comme si le je-t-aime simultané marquait le terme de la liaison amoureuse. “Pour nous (lecteurs de l’amour romantique)”, écrit-il encore dans le séminaire I, “le Je-t-aime [se place] dans le champ de l’achèvement génital : la demande se creuse du désir” (S : 88). C’est un mot “socialement baladeur”, précise-t-il dans les Fragments, qui peut être sublime et solennel, mais aussi érotique, voire pornographique (F : 176). C’est dire que cet “archétype du mot d’amour” (F : 181) n’est pas du tout réservé à l’amour sentimental pour le Sujet discoureur de Barthes.

FIigure maternelle

Une remarque significative dans le séminaire I précise que cette formule, “Je t’aime” s’adresse surtout à la Mère (la majuscule est de lui, S : 91). Cette figure maternelle tutélaire revient sans cesse dans les Fragments, de même que dans le séminaire où elle constituait aussi une figure à elle seule (S : 207-209). On sait que Barthes vécut toute sa vie en symbiose avec sa mère et qu’il fut profondément affecté à 62 ans par sa perte le 25 octobre 1977 (quelques mois après la sortie de son livre sur le discours amoureux). Il ne s’est pas caché de cet attachement excessif, lui ayant même voué son livre La chambre claire (Barthes 1980). Dans Incidents (Barthes 1987), petit livre posthume sous forme de recueil d’impressions, on pénètre un peu dans la chambre noire, cette fois, de cet intellectuel, là où se cachait l’envers secret de son quotidien de réflexion, là où logeait sa vérité d’homme dans son esseulement douloureux et son ennui de vivre. Cet opuscule contient des fragments de journal tenu en 1979 et intitulés Soirées de Paris, dans lesquels il évoque ses retours seul à l’appartement familial rue Servandoni, où sa mère n’est plus là pour l’attendre, où il écoute la radio et lit le soir avant de s’endormir, irrité, déçu par tout, déprimé. Son Journal de deuil (Barthes 2009) retrace le chagrin dévastateur de l’avoir “perdue” (“je l’ai perdue”, c’est le mot qu’il a employé pour me l’annoncer) et combien cette peine l’amène à cultiver autour de lui l’image de la défunte pour la maintenir vivante, jusqu’à remplacer régulièrement les fleurs sur sa table de nuit encore un an plus tard.

On peut y voir une autre confirmation que l’amour profond, dans son univers imaginaire, était plutôt réservé à la Mère, l’affection maternelle étant l’étalon de l’amour. Ce qu’il appelait publiquement le “discours amoureux” se constituait plutôt dans un monde parallèle, où le mot amour n’était qu’une forme rhétoriquement anoblissante pour y intégrer (en le camouflant) ce qui relevait plus concrètement du désir sexuel. Tout se passe comme s’il essayait de superposer dans ce mot l’amour maternel inconditionnel, l’intensité de la passion romantique, la précision du désir et la liberté de la drague. Comment ne pas y voir une autre aporie? “Même dans l’amour-passion le plus brûlant, (…) Petit-autre occupe pour le sujet amoureux la place de la Mère, mais il est aussi -contradictoirement- vécu comme un enfant dont ce même sujet amoureux est la Mère”, les rôles de la dyade amoureuse étant circulaires (S : 396-397). Où qu’on se tourne dans le système amoureux de Barthes, il y a la Mère, même lorsque l’autre s’est retiré de la liaison, il laisse son fantôme derrière, et toujours “j’évoque ainsi l’autre, la Mère, mais ce qui vient n’est qu’une ombre” (F : 130). La première image que Werther note à propos de Charlotte, et qui frappe dans son discours, est justement maternelle quand il la surprend en train de couper des tartines pour les enfants, et elle deviendra désormais, pour l’auteur Barthes, la “Donneuse de tartines” (S : 74; F : 227). L’amour, ici, est la répétition de la relation maternelle, comme Stephen Heath l’a analysé en termes psychanalytiques (Heath : 102). C’est de là aussi que l’amour peut tenir son caractère “obscène”, comme lorsque l’auteur l’associe, en citant Thomas Mann, à une image lactée et douceâtre (F : 207). Ainsi sent-il le besoin d’invoquer cette particularité dans les Fragments par l’intermédiaire du Tao en mots à peine déguisés : “Moi seul je diffère des autres hommes, parce que je tiens à téter ma Mère.” (F : 252).

Dans les ruminements de son Sujet discoureur, et sans doute pour éloigner le spectre trop proche de la figure maternelle incestueuse, Barthes s’en remet souvent à l’antiquité grecque qui, elle, avait la chance d’avoir deux mots pour le désir : “Pothos, pour le désir de l’être absent, et Himéros, plus brûlant, pour le désir de l’être présent” (F : 21). En revanche, “mania en grec c’est la folie, et c’est le mot qui servait en réalité pour désigner l’état amoureux tel que nous le concevons (…) être amoureux, pour les Grecs, c’était être fou” (Barthes 2015b : 257). De même reprend-il le terme charis pour désigner l’attrait (physique) que peut exercer l’objet aimé, mot qui renvoie à “l’éclat des yeux, la beauté lumineuse du corps, le rayonnement de l’être désirable”, auxquels charmes corporels il ajoute “l’idée -l’espoir- que l’objet aimé se donnera à mon désir” (F : 26). Sans cesse son discours amoureux se voit caractérisé par le désir. Même la tendresse, tout comme le Je-t-aime, n’est pas pour lui le propre du discours amoureux, puisqu’elle occupe aussi le champ du désir où elle inquiète d’ailleurs car non-exclusive et partageable avec les autres : “là où tu es tendre, tu dis ton pluriel” (F : 266).

Dans les Fragments, il essaie bien de circonscrire ce désir en invoquant au passage sa triangulation foncière, sans mentionner la célèbre théorie du désir mimétique de René Girard qui l’a mise au jour en littérature dans Mensonge romantique et vérité romanesque (Girard 1961). Pour ce dernier, la présence d’un médiateur oriente toujours le désir du sujet, qui se mobilise par imitation du désir des autres plus que par spontanéité. Barthes consacre pourtant au désir triangulaire la figure “Induction” (F : 163-164) où il reconnaît qu’“aucun amour n’est originel” et que “la culture de masse est une machine à montrer le désir” (F : 163). On signale ainsi à Werther que Charlotte est charmante avant qu’il n’en tombe amoureux, tout comme la Cour le fait de Nemours auprès de la Princesse de Clèves. Parfois le médiateur peut-être un modèle culturel vénéré comme pour Swann attiré par Odette parce qu’elle ressemble à la Zéphora de Botticelli. Il reste cependant que dans l’ensemble du séminaire et du livre la valeur du désir reste insaisissable chez Barthes : “C’est là une grande énigme dont je ne saurai jamais la clé : pourquoi est-ce que je désire Tel? (…) plus j’éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer” (F : 27). Il réaffirme encore ce trait inclassable du désir quand il définit la teneur chaque fois atopique (inqualifiable) de l’objet aimé (F : 43). Rien donc non plus, de ce côté, qui puisse contribuer à nous instruire sur le fonctionnement du désir. L’autre est résolument “inconnaissable” (et c’est une figure des Fragments) : “Il n’est pas vrai que plus on aime, mieux on comprend : ce que l’action amoureuse obtient de moi, c’est seulement cette sagesse : que l’autre n’est pas à connaître” (F : 162). Et voilà une autre attente déçue. Qu’à cela ne tienne, il reste néanmoins le repli ultime (presqu’autiste?) du désir sur lui-même, sur son intensité, mais sans amour : “(…) je me retiens de vous aimer” (F : 277).

L’amateur de l’autre

Il semble donc que le Sujet amoureux de Barthes pratique un dilettantisme de l’autre dans ses entreprises désirantes, ce qui est, en fait, le propre du discours érotique (Brulotte 2021 : 309-338), et qui lie le sujet à ce qui passe sans jamais le fixer, tout en gardant des éclats d’affect. Le sémiologue “amoureux” offre constamment l’image d’un amateur du “Petit-autre” pour reprendre son vocabulaire passionnel personnel (S, 395-397). Ce constat d’amateurisme ne le trahit en rien puisque toute sa vie active, il a revendiqué ce statut dans tous ses projets. C’est une valeur certes discréditée dans nos sociétés, mais qu’il a sciemment contribué à revaloriser. C’était pour lui une façon d’intégrer le Sujet et le plaisir dans le discours. L’amateur, c’est le contraire du spécialiste (ce spécialiste que serait justement le Sujet amoureux qui approfondit sa relation et qui travaille à la consolider dans le temps). L’amateur garde ses distances par rapport au champ d’expérience qu’il traverse et se libère de certaines entraves ou de certains asservissements. Il favorise l’intermittence et le discontinu relationnel, c’est-à-dire une érotique du furtif.

L’amateur oeuvre dans le “Non-Vouloir-Saisir”, figure majeure qui clôt les Fragments (F : 275-277) et qui offre au Sujet amoureux de Barthes la meilleure façon de sortir de sa crise et d’éviter d’être entrainé dans le “tunnel” de la “suite”. Le NVS évoque l’attitude de lâcher-prise qui consiste, ici, à abandonner tout agrippement de l’être aimé. Dans la vie courante, l’amoureux peut parfois “capturer” affectueusement l’aimé pour en être plus proche, mais pour Barthes ce n’est guère possible : puisque je suis temporairement captif en tant qu’amoureux potentiel dans la Rencontre, je ne saurais être aussi le geôlier, pourrait-il argumenter. Le désir n’étant pas toujours mutuellement assuré, la “capture” de l’autre, réciproque ou unilatérale, n’a pas lieu d’être. Je dois donc me résigner, ce qui m’arrange bien en fait, à “laisser venir (de l’autre) ce qui vient, laisser aller (de l’autre) ce qui s’en va; ne rien saisir, ne repousser rien” (F : 277). Cette figure conclusive du NVS rejoint bien évidemment sa critique persistante des fervents de la continuité amoureuse et des entêtés de la paire. On comprend mieux alors qu’il conçoive l’amour comme un “délabrement” dont il avait même fait une figure récurrente dans le séminaire (S : 130-131; 501-502) : c’est-à-dire un composé de souffrances, de contraintes et un stéréotype : “La plupart des blessures me viennent du stéréotype : je suis contraint de me faire amoureux comme tout le monde : d’être jaloux, délaissé, frustré…” (F : 45). En ce sens il faudrait repérer le nombre de fois que, pour décrire l’amoureux, Barthes utilise des expressions comme, par exemple, “en proie à”, “en mal de” (S : 368). D’où, en réaction, la quête d’un autre type de rapport, désirant celui-là, débarrassé des oripeaux de l’attachement tout en n’anesthésiant pas complètement l’affect : “C’est l’originalité de la relation qu’il faut conquérir”, car dans ce cas, ajoute-t-il, le stéréotype est dépassé et la jalousie n’y a plus de place (F : 44). Pour atteindre cette “originalité” recherchée, il suffit de considérer que l’objet aimé n’est pas un but, affirme-t-il, mais qu’il n’est qu’un “objet-chose, non un objet terme” (F : 100), en d’autres mots : un instrument. “Ce dont je rêve, écrit-il ailleurs dans les Fragments, c’est tous les autres en un seul”, de sorte qu’ainsi “je formerais une figure parfaite : mon autre serait né” (F : 269-70). Le sujet amoureux barthésien est ainsi décisivement “voué à errer jusqu’à la mort, d’amour en amour” (F : 117), pour chercher à compléter le puzzle de son désir. D’où cette éloquente formule de synthèse : “Éros, c’est l’errance” (S : 641). Dans cette drague incessante, des nuances, un peu sibyllines il est vrai, peuvent aider à trouver le chemin de compromis imaginaires provisoires, comme cette différence subtile qu’il effectue entre aimer et être amoureux par laquelle se révèle une quête constante du juste équilibre affectif : aimer, pour lui, c’est vouloir saisir farouchement, alors qu’être amoureux ne ressemble à rien d’autre, puisqu’une goutte d’être-amoureux dans une vague relation amicale la rend incomparable (F : 149) ou, autrement dit, “originale”. De sorte que dans le désir barthésien on peut aimer sans être amoureux et être amoureux sans aimer. Du coup, Laetitia revient au premier rang déterminer la relation “originale”, comme l’attitude favorite qui simplifie bien les choses et qui consiste à “obtenir de moi-même de m’en tenir aux plaisirs allègres que l’autre me donne, sans les contaminer, les mortifier par l’angoisse qui leur sert de joint” (F : 61). C’est cette angoisse liante, gluante qui s’appelle l’amour, ici, et qu’on cherche subtilement, avec bien des contournements et des précautions, à éliminer du tableau. L’Art d’aimer y devient un art calculé de ne pas aimer, ou un art réconfortant de se dire amoureux, en se contentant d’une infusion périodique de cette potion magique à effet limité qui se nomme l’être-amoureux.

L’amateur de touches

Il y a plus. Cette attitude de NVS repose sur une logique d’ensemble par laquelle une telle conception déliée de l’amour rencontrait également sa démarche intellectuelle : cette disposition, il l’a aussi appelée la cataleipsis (S : 328-332). Il la visualise par l’image de la main entrouverte, pour illustrer l’idée de déprise, d’une main qui s’ouvre à l’infini, sans clôture, qui laisse échapper ce qu’elle contient. À quoi il oppose la catalepsis qui relève du Vouloir-saisir, d’une pulsion d’emprise, de consistance, d’appropriation, et dont l’idéogramme serait une main fermée, un poing. La cataleipsis rejoint cet autre fantasme barthésien de la touche et coiffe le sens de toutes les métaphores qu’il utilise pour décrire ses modes d’approche des phénomènes : le doigté, le frôlement, le glissement, la délicatesse... Il caresse ses objets plutôt qu’il ne les empoigne.

Amateur, il l’a été de son propre aveu dans tous les domaines : en linguistique, en rhétorique, en psychanalyse, en anthropologie, en sciences (comme l’éthologie animale), dans ses approches du vêtement, de la cuisine, de la publicité, de l’urbanisme, de la musique, de la peinture, du théâtre, de la photographie, etc. C’était un touche-à-tout, au sens positif d’une personne qui exerce de multiples activités sans se spécialiser. La sémiologie littéraire qu’il a revendiquée, et dont il détenait la Chaire au Collège de France à la fin de sa vie, constituait un forum idéal pour faire se côtoyer le plus de langages possibles en y convoquant la multidisciplinarité qui lui était chère. Et la nouveauté de son propos tient souvent à cette forme d’intelligence générale qui transpose le langage d’un domaine de recherche dans un autre et qui unifie des expériences provenant d’horizons divers.

L ’Art d’aimer et l’art de vivre relèvent ainsi du même imaginaire homogène et redoublent, chez lui, l’art de penser, de lire, d’écrire, de commenter la littérature. Tout se place sous le signe cataleiptique du butinage, du papillonnage, du désir, de la touche, de la légèreté, de l’aventure, tout comme sous celui du droit au fantasme comme élément fondateur de la recherche, corollaire du refus de la Méthode en tant que préambule nécessaire du travail – et dont elle est plutôt un effet. La Méthode, qu’il a délibérément écartée du séminaire sur le discours amoureux, relève pour lui d’un psychisme phallique d’attaque et de préméditation, d’un fétichisme du but à atteindre. Elle fait partie du dressage universitaire qu’il associe au mythe du plan et du développement, au carcan de la mainmise experte sur un objet. Par la pratique du fragmentaire, qui recoupe sa conception discontinue de l’amour, il s’est dépêtré du discours continu et argumentatif. Le fragment, c’est un art de la touche qui a l’avantage de mettre au jour, par contraste, ce qu’il peut y avoir d’autoritaire dans le développement syllogistique et aristotélicien, et de violence symbolique dans l’art de démontrer. Le développement s’impose au lecteur, sa volonté de puissance se manifeste par l’ordre de son déroulement et le muscle de ses raisonnements. La parole bien liée a des intentions d’agrippement et d’étouffement dans son élaboration. Puisqu’elle cherche l’adhésion et vise l’assujettissement, on peut voir en elle du pouvoir, surtout si elle tend à avoir le dernier mot et à ne laisser place à aucune réplique. Le fragment met fin à cette intimidation et à cette tyrannie d’une longue énonciation trop sûre d’elle. Il libère ainsi le lecteur de la prison de la logique. Il lui laisse une place de libre intervention. Et c’est ce que certains ont apprécié dans les Fragments : on peut y entrer là où l’on veut et aussi en sortir vite, sans avoir à s’engager ou s’enfermer dans la durée que suppose le suivi d’un développement méthodique. Le choix du fragmentaire est ainsi en parfaite harmonie avec le NVS en amour, position qu’il a soutenue tout au long du séminaire sur le discours amoureux et davantage encore dans les Fragments en une cohésion achevée de la forme et du fond. La pratique du bref rompt les liens du dissertatif et chaque paragraphe s’offre comme une sorte de proposition inachevée dans une suite de tableautins car, contrairement à l’opinion répandue, une bonne proposition doit être incomplète pour Barthes, sinon elle est occupante, oppressante, cataleptique. Il en est de même, idéalement, d’une bonne liaison désirante.

On voit bien qu’on ne peut pas séparer le Sujet “amoureux” tel qu’il le percevait, de son approche intellectuelle de tous les phénomènes qu’il a abordés.

Idiorythmie

Quand Barthes est passé au Collège de France, le séminaire qui a immédiatement suivi celui sur le Discours amoureux à l’École pratique des hautes études portait, significativement, sur Comment vivre ensemble (Barthes 2002b). Il y aborda, entre autres, la dimension qui lui posait tant de problèmes dans son discours amoureux : l’engagement, le couplage, la cohabitation. S’étant colleté sans cesse à l’idée de durée dans l’attachement affectif à l’autre, il y tente de surmonter cette difficulté au moyen du concept dialectique d’idiorythmie. Cette notion, qui semble salvatrice et qui est séduisante, définit un genre de vie qui se situe entre deux zones excessives : la solitude (celle de l’ermite, par exemple) et la communauté (de type religieux). Sont idiorythmiques les petits groupements de gens qui essaient de vivre à leur rythme, où le vivre-ensemble intègre les valeurs du vivre seul. L’ idiorythmie pourrait être la solution à l’impossible couplage amoureux du Sujet barthésien, même s’il s’agissait, à ses yeux, d’une forme assez utopique, socialement excentrique. Elle s’associe à une érotique de la proximité et de la distance. Comment garder sa liberté tout en étant proche de l’autre? Être ensemble, mais vivre chacun dans son espace à son rythme. À travers ce nouveau fantasme lié à une organisation pratique de la vie affective, Barthes semblait avoir pu enfin envisager une possible réconciliation de l’amour, du désir et du couple avec la durée. Tout se passe ainsi comme s’il avait ultimement réussi, du moins sur le plan théorique, à nuancer ses précédentes vues acerbes sur le couple amoureux et la fidélité en amour, quelle que soit l’orientation sexuelle en jeu.

Cependant, en dehors du séminaire sur l’amour et des Fragments, le vrai Barthes en tant que Sujet amoureux confirme on ne peut plus concrètement ce que ma lecture a ici brièvement tenté de dégager, puisqu’il finit par s’avouer davantage enclin au désir évanescent et à la multiplicité, à moins que ce ne fût le repli du senex résigné. C’est en tout cas celui-là qui se révèle dans Incidents (Barthes 1987), recueil qui a suscité la controverse, où on peut le découvrir là-dessus dans sa réalité, “à la cime de son particulier”, lui qui fréquentait les cinémas pornos, payait des gigolos et hantait les mauvais quartiers. C’est un Barthes humilié, affectivement pauvre et malheureux, qui inspire la pitié plutôt que l’admiration. S’y dévoile l’homme qui éprouve et s’éprouve, en laissant de côté pour un moment les idées de haute voltige et le brillant de la rhétorique. On y voit l’ “amoureux” en terrain pratique au plus près des spécialités de son désir, par exemple dans sa fixation sur les mains ou sur les bouches édentées; et surtout dans ses faveurs accordées aux relations d’escales, aux rencontres rapides et sans lendemain. Il est révélateur de voir ce penseur de l’ordre et du classement se montrer si fasciné, dans ses observations quotidiennes et dans sa vie personnelle, par les figures du désordre (Brulotte 1998b : 97-103).

Conclusion

Sans vouloir aplatir les subtilités du discours amoureux de Barthes dans ce cadre qui est trop restreint pour lui rendre justice, l’admiration ne doit pas non plus nous rendre aveugle et le moins qu’on puisse dire est que cette plongée au sein de cette problématique humaine très complexe met au jour des ambiguïtés, et que cet aspect mériterait qu’on l’étudie avec plus de minutie, si ce n’est déjà fait. Malgré les réserves que l’on peut avoir sur le fond de son discours amoureux, on peut aisément donner à son auteur le crédit d’avoir exploré un sentier de l’affect contemporain qui est à verser au dossier riche de l’Histoire d’un sentiment si central dans l’aventure humaine. Il n’a peut-être pas su conférer un sens véritablement neuf à l’acte d’aimer, mais il ne cherchait pas à innover sur le fond, comme il le dit lui-même : “Le réformisme amoureux ne me fait pas envie” (F : 179). En revanche, il a assurément sorti l’amour de la banalité et a inspiré une façon personnelle d’en discourir, sous la forme d’une myriade d’intensités et d’idéogrammes de la passion, tout en respectant le contrat de bonne compagnie qui lie professeur et élève, écrivain et lectorat. Les Fragments reste un livre hypersensible, d’une grande finesse qui conserve toute sa pertinente pour notre époque, laquelle, si l’on en croit Belinda Cannone (Cannone 2020), voit l’amour bousculé par la centralité du désir comme valeur, de sorte que son nouveau nom pourrait être l’amour-désir, à l’heure des unions précaires et successives, que ce soit dans une conjugalité par séquences (cohabiter le temps que la liaison dure, puis recommencer avec la suivante) ou dans l’amour sériel (épisodes de passion duelle avec différents partenaires sans partage territorial).

Chez Barthes, la nouveauté de son approche résidait surtout, peut-être, dans la nouvelle écriture qu’il a su développer, ni autobiographie ni analyse froide, tout en grande délicatesse de ressenti et de circonspection. S’y confirme le magicien du verbe qu’il savait être, qui infuse sans cesse le langage de la sensualité, qui a le sens des formules frappantes et des pirouettes rhétoriques séduisantes. En cela, le séminaire, qui était très écrit, se révélait lui aussi un vrai feu d’artifices intellectuel qui regorgeait d’idées provocatrices et séminales. Sa publication en intégralité montre encore plus, s’il en est, la complexité et la richesse de ce discours.

S’il y a un apport de fond par Barthes à la littéracie de l’amour dans les Fragments, ce serait sans doute que son discours amoureux est unisexe et inclusif, ce qui n’était pas courant à l’époque, conjuguant sans cesse implicitement dans le même énoncé toutes les pratiques sexuelles, ainsi que les identités de genres. Le fait de ne pas assigner un sexe au langage ni au Sujet amoureux, ni à son objet, ouvre tous les possibles des sens et du fantasme. C’est en ayant sans cesse cette indifférenciation à l’esprit, qu’il féminise toujours le Sujet amoureux dans son discours et ici et là, on le sent à l’écoute des femmes qui avaient déjà commencé à revendiquer le droit de parler de leur corps et de leurs amours d’une manière plus élargie et plus libre, en sujets lucides, loin des vues monolithiques (Brulotte, 2013).

L’auteur des Fragments était cependant loin de pouvoir envisager combien les générations futures allaient concevoir l’amour d’une manière complètement différente, en termes de chimie du cerveau, ce qui n’a plus rien à voir avec l’ancienne symbolique du coeur, et dont Barthes a d’ailleurs fait une figure : “le coeur est l’organe du désir” (F : 63). La nouvelle science de l’amour, fort peu romantique, découvre alors que le Sujet amoureux vit dans son corps une véritable tempête hormonale qui se déchaîne dans les premiers moments de la rencontre, avec l’adrénaline, l’ocytocine, la dopamine, et la cheffe de file de cette transformation, la phényléthylamine. Elle a identifié les régions précises du cerveau où cette chimie interne s’opère et attribue à ces hormones la sérénité à long terme que certaines personnes éprouvent en couple, idiorythmie ou pas, et peu importe leur identité sexuelle (voir Fisher 2004). On spécule même qu’on pourrait peut-être un jour injecter l’amour avec une seringue ou, au contraire, un antidote pour soulager un chagrin d’amour.

Autre perspective qui fait que Barthes n’entre guère dans la catégorie des visionnaires sur le sujet parce qu’il ne l’a pas du tout pressenti, il semblerait que l’humanité s’achemine vers une possible atrophie collective du sentiment amoureux, si l’on en croit la scientifique Lucy Vincent dans Où est passé l’amour? (2007). En considérant diverses transformations chimiques du corps dues à l’environnement, elle prédit, en effet, qu’avec le temps l’amour disparaîtra de notre civilisation et que nous traverserons une période de grande nostalgie pour la passion forte comme les ancêtres pouvaient la vivre dans le passé. Les jeunes s’étonneront de ne pas connaître les sensations dont ils peuvent lire la description dans de vieux livres. Personnellement, j’observe depuis longtemps de telles réactions chez certains de mes étudiants américains quand ils lisent des histoires d’amour du Moyen Âge (comme Héloïse et Abélard ou Tristan et Iseult) ou du 17e s. comme les Lettres d’une religieuse portugaise. Ils éprouvent un mélange de fascination et d’incompréhension. Ils mesurent du coup l’écart qui les sépare de l’amour-passion que la littérature décrit. Même le discours amoureux de Barthes, pourtant plus proche dans le temps et qui adopte un point de vue non-normatif, ne les aide guère à le comprendre à l’ère des épidémies, des tendances paranoïaques et des déchirures du tissu social. L’amour romantique serait-il une valeur dépassée à ranger au grenier des musées?