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La sémiologie et l’histoire n’ont pas toujours fait bon ménage. Les signes et leurs cristallisations temporelles appellent à première vue des épistémologies qui s’excluent mutuellement. C’est en partie dû à l’héritage du structuralisme et à la lecture clivée de Saussure qui a fait en sorte qu’on n’a conservé que la coupe synchronique et ignoré la deuxième partie du Cours général de linguistique qui traite de linguistique diachronique. Un deuxième facteur tient à la fois à l’universalité et la transhistoricité des processus cérébraux, cognitifs et sémiotiques de ce qui est posé comme la conscience humaine. L’universalité peut tant s’expliquer par des raisons d’espèce, − un cerveau d’homo sapiens est un cerveau d’homo sapiens, ou pour des raisons de consistance sémiotique, − un sujet du XIe siècle utilise peut-être différemment les outils sémiotiques mais les outils ne changent pas en termes de raisonnement. Ainsi, la pensée sur les signes accepte difficilement de faire intervenir les contextes historiques pour éclairer les modes de fonctionnement langagier. Je simplifie volontairement les positions mais à peine. Quand les sémioticiens font l’histoire de la sémiotique, ils le font en montrant comment tel philosophe ou tel théologien a conceptualisé le signe. Les historiens, quant à eux, ont tendance à trouver les débats sémiotiques trop abstraits, manquant de factualité et d’événementiel, quand ils ne pensent pas que les explications sont minces et sans fondements. Il y a, bien sûr, des exceptions de part et d’autre, que ce soit un Kristof Pomian (1987, 2000) ou un Carlo Ginzburg (1989, 1998), mais ce sont des exceptions.

Dans le cadre de cet article, je traiterai de la notion de régime sémiotique qui m’est souvent utile quand je travaille sur certaines formations discursives du XVIIe siècle français, que ce soit celle de l’urbanité ou celle du policier. Cette notion vise avant toute chose à supposer que l’usage des signes ne se pense pas seulement en fonction d’une synchronicité psychologique et cognitive. Un régime sémiotique conceptualise un signe historicisé pour reprendre les mots d’Andrea Del Lungo (2014 : 13). C’est une manière de réconcilier histoire et sémiologie, de vouloir penser que la réception des signes et les modalités de perception qu’ils enclenchent souffrent du cours de l’histoire; que le signe est travaillé par les temporalités grumeleuses que sont les existences humaines, individuelles et collectives. Si la notion de régime s’inscrit en soi dans un déploiement historique, l’épithète vient la complexifier, y intégrer un jeu de fluctuations et de valences, alliant l’individué et le collectif, le présent et le passé, lesquels se nouent dans les ruptures épistémiques et sociales.

Deux paramètres viennent baliser la notion de régime sémiotique : le premier est que le signe est conçu selon son usage, en fonction de l’empan pragmatique qui contraint sa pratique. Le sémiotique n’est donc pas un agencement formel, abstrait qui se retrouve au tableau d’une quelconque théorie. Le signe est vu, lu, manipulé, structuré par une conscience, une sphère d’opacité où se mêlent expérience du monde, habitudes cognitives, manies esthétiques, sociabilité structurée. Le deuxième paramètre arrime le régime sémiotique à un contexte historique particulier : les signes ne sont pas produits ou perçus de la même manière selon les espaces, temporels et géographiques, où ils sont produits et perçus. Ils peuvent ne pas être reconnus comme tels à différentes époques.[1] Cela se traduit par une fonction essentielle du régime sémiotique : il consiste à montrer la variabilité des usages sémiotiques. En fait, le régime sémiotique provoque une double lecture : celle de la saisie contemporaine du signe selon un contexte donné et celle de sa saisie différée qui s’appose sur la saisie d’un donné contemporain du régime. Mais avant d’aller plus avant, il importe de revenir sur la notion de régime en tant que telle et ensuite de reconnaître sa propagation dans plusieurs discours critiques contemporains.

Horizon étymologique

Comme on vient de le souligner, le terme “régime” favorise la variabilité des contextes d’usage. L’origine étymologique, regimen (1265), dérivé de regere, signifie “direction, gouvernement”. Le verbe regere veut dire tracer une ligne droite, voire établir des frontières, mais il évoluera vers “ avoir le commandement, diriger ” (Ernoult et Meillet 1967). Dès le début du XVe siècle, le terme prend le sens de l’ensemble des dispositions légales qui entourent un objet particulier (Dictionnaire Historique de la Langue Française). Michel Sennellart, dans Les arts de gouverner, déploie les multiples significations associées au regimen, examinant d’un point de vue historique comment Les arts de gouverner se sont conceptualisés à partir du Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle. Il démontre alors comment le regimen s’est transformé, se délestant progressivement du poids d’un regnum, un règne habité par la présence de Dieu, le monarque en étant le relais. Entre un Jean de Salisbury et un Machiavel, en passant par moults auteurs dont Thomas d’Aquin, sont problématisés les modes de définition d’un régime politique, eu égard au monarque, à la loi et au pouvoir que celui-ci peut exercer au sein d’un royaume qui se fait état (Sennellart 1995 : 154). Il explique avec finesse les mutations de l’acte de gouverner, avant et après l’apparition de la pensée machiavellienne qui va relancer l’art de régir :[2]

Car Machiavel n’a pas modifié les seules règles de l’art, il en a transformé l’objet même. C’est l’idée de gouvernement comme conduite, direction, qu’il rejette, abandonnant la vieille image, usuelle depuis Platon, du roi pilote qui gouverne le navire de l’État, suit une route, cherche à atteindre un port. Le prince machiavellien ne dirige plus, il domine. Il règne dans un monde sans buts, livré aux rapports de force. Sans doute est-il lourd de sens, pour le destin de la pensée moderne, que le moment où la politique devient une technique soit aussi celui où le gouvernement perd sa fonction directive pour se concentrer tout entier sur la puissance.

1995 : 21

En prenant en compte l’évolution étymologique du terme, il demeure difficile de dissocier le régime du politique, et c’est peut-être là un des intérêts de penser le régime sémiotique. Cela est encore plus patent dans la désignation de l’Ancien Régime, soit le fait d’une monarchie absolue vouée à sa disparition violente. L’ expression qui a été brièvement son pendant, le Nouveau Régime, n’a pas pris et n’a pas connu la postérité de l’autre (Christin 2008 : 14). Il faut bien dire que l’Ancien Régime était pourtant plus complexe quant à ses structures sociales et politiques que le strict absolutisme des Bourbons. Passant outre une conception restreinte de l’Ancien Régime qui signifie grosso modo de vivre comme sujet d’un monarque, ce qui voudrait dire que l’Angleterre, la Belgique ou la Norvège en font toujours partie, la notion de régime politique a pris le pas sur celle d’Ancien Régime. Un régime politique constitue le système et la structuration politique d’une société, ce qui était déjà la définition donnée par Platon et Aristote. Platon, dans La République, a formulé un des premiers une définition de ce que devrait être un régime politique idéal dans sa constitution de la Cité. Georges Leroux, cependant, a décidé de traduire politeia par constitution politique, énonçant que cela correspond mieux à l’esprit de Platon pour qui un ensemble de règles justes et de pratiques ne sont pas redevables d’un régime particulier (Platon 2002 : 575). Mais l’acception répandue de régime, hormis celle qui prévaut dans l’alimentaire, présent du reste chez Platon (350a), renvoie au politique et à ses différents modes d’organisation.

Le régime politique met en situation le jeu intriqué du pouvoir et de la puissance, de l’autorité et de la souveraineté, de la légitimité et de la force opérant selon un mode de structuration qui n’est jamais simple et transparent. Mais l’usage non spécifique du terme régime aura un empan plus malléable que celui formulé par Platon et Aristote, Machiavel et Hobbes. Ainsi, il est juste de dire que la France a connu un nombre relativement important de régimes politiques depuis la Révolution : le premier empire napoléonien, la Restauration monarchique, la monarchie constitutionnelle, le second Empire, la Troisième, Quatrième et Cinquième Républiques forment autant de systèmes politiques qui se structurent différemment sur le plan constitutionnel. On dira, tout aussi abusivement que fréquemment, qu’il y a eu un changement de régime au moment d’une soirée électorale qui a vu un nouveau parti remplacer celui qui était au pouvoir. Certaines élections sont cependant plus significatives que d’autres.[3] Il s’agit d’un régime parce qu’il a la possibilité de changer et de s’ajuster à des conjonctures différentes. En même temps, le régime politique est relativement stable, même dans son instabilité (pensons à la multiplication des présidents italiens depuis la Deuxième Guerre Mondiale), puisqu’il doit se développer dans la durée. Cela peut être très long comme pour le cas des monarchies d’Ancien Régime,[4] et passablement court, si l’on pense à l’écart entre la Quatrième et la Cinquième République en France, soit dix-huit ans.

Il serait bon de garder à l’esprit que le régime est lié aux stratégies de gouvernance, à un sens d’orientation présent dans le diriger, qu’il se fonde sur des règles de fonctionnement et des manières de se conduire, qu’il est variable dans des temporalités qui ne sont pas uniformes ou cadencées. Il permet d’occuper un espace propre à une communauté, celle de la Cité, de la région ou du pays, établie sur un jeu de frontières mouvantes et mobiles, autant territoriales que humaines.

Trois usages de la notion de régime

Outre l’étymologie et l’histoire des usage du régime, politique et autre, la notion demeure très populaire dans les discours critiques et philosophiques contemporains. Afin de comprendre comment certains théoriciens l’utilisent, on a répertorié trois aires épistémiques différentes où le régime apparaît et joue un rôle cardinal. Les deux premiers sont le fait de philosophes, Gilles Deleuze et Félix Guattari ainsi que Jacques Rancière, le troisième provient d’un historien, François Hartog. Ce ne sont pas les seuls qui se servent de la notion de régime comme outil notionnel.[5] Ces différents types de régimes, -- régimes de signes, régimes d’art et Régimes d’historicité , ne sont pas exactement des régimes sémiotiques au sens où ce terme est compris ici. Mais ils permettent de comparer et de sérier ma démarche avec d’autres tout en situant celle-ci dans le territoire contemporain des idées.

a) Régimes de signes

Les premiers, me semble-t-il, qui ont revendiqué la notion de régime dans une sphère autre que le politique au sens strict et qui s’en sont servi pour poser la question du langage sont Deleuze et Guattari dans Mille plateaux. Dans leur section “Sur quelques régimes de signes”, en se fondant sur un étrange amalgame entre la quadripartition de Hjelmslev, la deuxième triade de Peirce, et les couples dénotation et connotation, extension et compréhension de la philosophie du langage, ils veulent vider les régimes du signe de l’hégémonie du signifiant saussurien ou lacanien qui était prépondérant dans l’espace intellectuel français au moment où ils publient leurs travaux à partir du premier tiers des années soixante-dix.[6] Il est vrai que l’époque voit fleurir dans toute analyse de phénomènes culturels, intersubjectifs et discursifs la référence au signifiant ou à la matérialité signifiante. Or, c’est exactement cette exaspération face au signifiant qui les pousse à écrire leur Kafka, se nourrissant d’une lecture au milieu, qui refuse la scission entre contenu et contenant. Dans Mille plateaux, ils font un pas de plus et énoncent de plain-pied leur position théorique :

On appelle régime de signes toute formalisation d’expression spécifique, au moins dans le cas où l’expression est linguistique. Un régime de signes constitue une sémiotique. Mais il semble difficile de considérer les sémiotiques en elles-mêmes : en effet, il y a toujours une forme de contenu, à la fois inséparable et indépendante de la forme d’expression ; et les deux formes renvoient à des agencements qui ne sont pas principalement linguistiques.

1980 : 140

On voit ici l’iconoclasme et la créativité libertaire des deux philosophes : un régime de signes est une sémiotique, la forme du contenu ne peut se concevoir sans la forme d’expression, mais le branchement d’une forme sur une autre n’est pas seulement linguistique. On ne parle pas seulement d’une sémiotique ou de la sémiotique mais d’une multiplicité de sémiotiques. Ils poursuivent leur argumentation sur le fait que la sémiologie, qu’on suppose la sémiologie saussurienne, est une sémiotique signifiante. Ils vont établir trois autres types de sémiotique et, par conséquent de régimes de signes : la sémiotique pré-signifiante qui est une sémiotique non-verbale, la sémiotique contre-signifiante qui fait apparaître la numération et la sémiotique post-signifiante qui s’ancre sur des points de subjectivation.

Cette notion de régime de signes met en évidence deux enjeux fondamentaux pour la philosophie et l’esthétique deleuzienne. D’une part, le langage est une mixité, une substance mélangée qu’on ne saurait épurer sans le vriller dans son fondement. Le linguistique ou le signifiant, celui de Saussure comme celui de Lacan, ne recouvrent pas toutes les sémiotiques et ne rendent pas compte des mouvements de territorialisation en jeu dans l’expression langagière. D’autre part, les énoncés sont articulés sur des structures psychologiques, dira-t-on pour faire simple (régime ou machine paranoïaque, régime passionnel, etc.) et forment des agencements : “Les sémiotiques dépendent d’agencements qui font que tel peuple, tel moment ou telle langue, mais aussi tel style, telle mode, telle pathologie, tel événement minuscule dans une situation restreinte peuvent assurer la prédominance de l’une ou de l’autre” (149).[7] Ces différentes sémiotiques ont pour but de montrer qu’il y a aussi des régimes de signes asignifiants qui se fondent sur d’autres types d’agencement :

Qu’est-ce qu’une sémiotique, c’est-à-dire un régime de signes ou une formalisation d’expression ? Ils sont à la fois plus et moins que le langage. (…) C’est en ce sens que les régimes de signes sont des agencements d’énonciation, dont aucune catégorie linguistique ne suffit à rendre compte : ce qui fait d’une proposition ou même d’un simple mot un énoncé” renvoie à des présupposés implicites, non explicitables, qui mobilisent des variables pragmatiques propres à l’énonciation (transformations incorporelles). Il est donc exclu que l’agencement puisse s’expliquer par le signifiant, ou bien par le sujet, puisque ceux-ci renvoient au contraire à des variables d’énonciation dans l’agencement. C’est la signifiance, ou la subjectivation, qui supposent un agencement, non l’inverse.

1980 : 174

Le renversement proposé par Deleuze et Guattari est complexe et demande une analyse fine. Ils font la présupposition que la sémiologie structuraliste, soit le régime de signes signifiant, considère que le Signe ou le Sujet précèdent l’agencement. Cela concorde avec l’analyse que Benveniste faisait des catégories linguistiques et des catégories philosophiques, démontrant que les catégories de l’organon aristotélicien étaient avant toutes choses les catégories grammaticales de la phrase. Les signes précèdent tout mode d’organisation puisque, pour avoir accès, au sujet, au monde, à sa masse, il faut utiliser le langage et, de préférence, les signes linguistiques. Cela est assurément vrai pour le structuralisme et c’est ce qui avait fait que Barthes s’était senti justifié de renverser la proposition de Saussure, à savoir que la sémiologie fait partie de la linguistique comme science générale. C’était une erreur qui amoindrissait la découverte de Saussure mais qui reflétait bien les conditions intellectuelles qui entouraient les analyses sémiologiques.

Mais si l’agencement précède ces “variables d’énonciation”, cela signifie que les choix du signifiant, la particularité d’un sujet sont redevables d’une manière d’organiser la matière. En termes concrets, cela veut dire que la manière que j’aligne présentement les mots et les phrases est le fait d’une situation ou d’un événement, voire d’une singularité qui, ici, s’incarne dans l’explicitation d’une proposition conceptuelle. Ainsi, il y a une forme, le déploiement ou ce que je nommerai le “dépli”, qui est comme antérieure à ce que je dis et à la manière que je le dis. C’est un agencement collectif qui module mon sujet et mon énonciation, de la même manière qu’un procès-verbal constitue un système de contraintes. Mais il subsiste une distinction entre un agencement et un régime qui provoque une difficulté de compréhension.[8] S’il est légitime de penser qu’un régime est un système de contraintes, un agencement ou une organisation, l’agencement pour Deleuze et Guattari renvoie parfois à une condition, un réseau, un morceau de réel, une chose, un animal. Il n’y a aucune limite en termes du matériau incurvé par des règles d’organisation. Un agencement peut être ainsi, pour reprendre un exemple donné par Deleuze dans L’ Abécédaire de Gilles Deleuze (1996), une robe achetée par une femme pour un événement précis. L’agencement, comme le couplage du désir, conjoint un objet et une situation, ce qui les organise est ici le désir. Pour les créateurs des “machines désirantes”, l’agencement d’énonciation, “formes d’expression ou régimes de signes, s’articule à un agencement machinique, “formes de contenu ou régime de corps”.

Deleuze et Guattari poussent plus loin leur modèle en établissant comment le sémiotique est arrimé à un plan de consistance, ou un agencement diagrammatique qui renvoie à une somme de possibilités orientées par des traits, des indices et des intensités :

Ce ne sont pas les régimes de signes qui renvoient au langage, et le langage qui constitue par lui-même une machine abstraite, structurale ou générative. C’est le contraire. C’est le langage qui renvoie aux régimes de signes, et les régimes de signes à des machines abstraites, à des fonctions diagrammatiques et à des agencements machiniques qui débordent toute sémiologie toute linguistique et toute logique. (…) “Derrière” les énoncés et les sémiotisations, il n’y a que des machines, des agencements, des mouvements de déterritorialisation qui passent à travers la stratification des différents systèmes, et échappent aux coordonnées de langage comme d’existence.

1980 : 184

L’enjeu est de ramener à des situations concrètes et réelles, des contextes que Deleuze et Guattari nomment des strates, soit à un état qui n’est pas doublement articulé mais qui est un gradient, comme pour l’oeuf, se constituant d’orientations plus que d’indices, se déclinant par des intensités plus que par des signes constitués. C’est l’ontologie du plan de consistance ou le champ de forces qui prévaut dans le diagramme. Cela permet de ramener à l’intérieur et sur les bords du sémiotique une dimension plus intuitive, plus inconsciente et avec une plus grande liberté qui fait penser à des mouvements artistiques comme les automatistes québécois ou les surréalistes du premier Manifeste.

Par rapport à la notion de régime sémiotique qu’on propose ici, le champ d’action de la pensée de Deleuze et Guattari est plus vaste et concerne un pan de la semiosis qui n’est pas nécessairement actualisé dans l’établissement d’un régime sémiotique. Il peut être vu comme un socle et ainsi rattaché à des problématiques connexes. Par exemple, il est plausible d’envisager que le policier au XVIIe siècle, dans ses usages et dans ses pratiques du signe, favorise une certaine vitesse, des modes de circulation territoriale, le devenir-animal de la traque, la mise en place d’une couche diagrammatique de la part des commissaires qui arpentent les quartiers et sont attentifs aux rumeurs de la rue. Comme Deleuze le développe rapidement dans sa brève communication “Deux Régimes de fous” (Deleuze 2003), policer le territoire est affaire de ligne, de tracés : l’axe vertical de la nouvelle machine bureaucratique de l’état bourbon, la ligne droite de la rue éclairée et lanternée, le quadrillage des unités qui surveillent. La saisie de l’information, sa matérialité, sa transformation en matériel d’enquête, fait intervenir des agencements qui peuvent se complexifier dans le cas d’un travail de police réussi mais qui peut aussi se rabattre sur des simplifications inférentielles comme par exemple celui du profilage racial.

b) Régimes esthétiques

Le second usage de la notion de régime provient de la philosophie de Jacques Rancière qui la forge principalement dans Le partage du sensible (2000). Dans cet ouvrage, Rancière traite de régimes esthétiques. Il poursuit sa réflexion en considérant les régimes de l’art dans La fable cinématographique (2001) et, enfin, les régimes d’imagéïté dans Le destin des images (2003). Le philosophe est préoccupé par l’interaction entre les questions esthétiques et le politique, mais en voulant se démarquer des grands récits du marxisme (Vieillescazes 2012) qui donnent de l’affect esthétique une version caricaturale ou simplifiée. Après Mai 68, Rancière veut définir la place de l’art dans les sociétés en faisant interagir de manière organique le politique et l’esthétique. Son point de vue est radical : le politique se fonde sur ce qu’il appelle “Le partage du sensible”. Celui-ci suppose un commun partagé et des parts exclusives qui autorisent les pratiques et les discours. Ainsi, la “répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage” (2000 : 12). La radicalité de Rancière consiste à ramener les activités humaines et sociales aux grands préconstruits que sont l’espace, le temps et l’activité qui sont manipulés par un sujet au sein d’une structure sociale. Il y a une sorte de formalisme dans une telle posture qui sérialise tant l’activisme politique d’un individu que sa manière de ressentir une pratique artistique. Pour lors, l’esthétique “est un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience” (2000 : 13-14). C’est dans ce contexte qu’il élabore la notion de régime des arts.

Pour Rancière, cette notion constitue une manière d’échapper aux catégories esthétiques et historiques que sont la modernité ou la post-modernité, ou à tout le moins de poser le problème autrement :

Je ne crois pas que les notions de modernité et d’avant-garde aient été bien éclairantes pour penser ni les formes nouvelles de l’art depuis le siècle dernier, ni les rapports de l’esthétique au politique. Elles mêlent en effet deux choses bien différentes : l’une est celle de l’historicité propre à un régime des arts en général. L’autre est celle des décisions de rupture ou d’anticipation qui s’opèrent à l’intérieur de ce régime.

2000 : 26

À l’intérieur de la tradition occidentale, Rancière identifie trois types de régimes esthétiques qui, tout en se distribuant sur un axe temporel, coexistent au fur et à mesure qu’un nouveau régime se met en place.[9] C’est en gros celui proposé par Platon dans La république, puis celui d’Aristote dans la Poétique et un troisième qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle. Comme l’ont remarqué plusieurs commentateurs, ce parcours n’a rien de révolutionnaire, les deux premiers régimes sont issus de l’évolution d’un dialogue sur le statut de l’art dans la société grecque et le troisième coïncide avec l’avènement de l’esthétique comme domaine philosophique.

Le premier régime est décrit de la manière suivante :

Il y a d’abord ce que je propose d’appeler un régime éthique des images. Dans ce régime, l’“art” n’est pas identifié tel quel, mais se trouve subsumé sous la question des images. Il y a un type d’êtres, les images, qui est l’objet d’une double question : celle de leur origine et, en conséquence, de leur teneur de vérité ; et celle de leur destination : des usages auxquelles elles servent et des effets qu’elles induisent. Relève de ce régime la question des images de la divinité, du droit ou de l’interdiction d’en produire, du statut et de la signification de celles que l’on produit. En relève aussi toute la polémique platonicienne contre les simulacres de la peinture et de la scène. Platon ne soumet pas, comme on le dit souvent, l’art à la politique. (…) L’art n’existe pas pour lui, mais seulement des arts, des manières de faire. Et c’est parmi eux qu’il trace la ligne de partage : il y a des arts véritables, c’est-à-dire des savoirs fondés sur l’imitation d’un modèle à des fins définies, et des simulacres d’art qui imitent de simples apparences.

2000 : 27-28

Les pratiques “artistiques”, techniques, poïétiques sont au service du régime politique de la Cité, elles n’ont pas de valeur autonome ou si elles en ont, elles deviennent problématiques. Les images sont évaluées en fonction de leur efficacité et de leur utilité. Tout ce qui en déroge est tenu pour une déviation par rapport aux idéaux de la Cité. Ainsi, comme le faisait remarquer le traducteur de La république, Georges Leroux, au moment d’une conférence, ce type de régime éthique ne diffère pas beaucoup de ce qui était promulgué sous la férule des Talibans quand ceux-ci décidaient de détruire les statues de Bouddha sculptées à même les montagnes. L’idéalisme aveuglant des préceptes platoniciens conduit à une surcroyance dans le référent, dans la vérité qu’il présente, dans l’assignation catégorielle qui lui est attribuée. La portion esthétique est pour le moins réduite de manière maximale : l’iconoclasme platonicien refoulant mimesis et représentations, hybridant art et technique de façon à privilégier les “arts” utiles à la survie de la Cité.

Le second régime qui prend en compte le travail descriptif de la Poétique d’Aristote redéfinit les relations entre vérité et fausseté, fictionnalisation, généricité et personnel narratif, légitimité du vraisemblable. Il s’appuie sur la critique qu’ Aristote fait de Platon :

Du régime éthique des images se sépare le régime Poétique – ou représentatif – des arts. Celui-ci identifie le fait de l’art – ou plutôt des arts- dans le couple poesis/mimesis.(…) [L]a grande opération effectuée par l’élaboration aristotélicienne de la mimesis et par le privilège donné à l’action tragique (…) est le fait du poème, la fabrication d’une intrigue agençant des actions représentant des hommes agissant, qui vient au premier plan, au détriment de l’être de l’image, copie interrogée sur le modèle. (…) Ainsi le principe de délimitation externe d’un domaine consistant des imitations est-il en même temps un principe normatif d’inclusion. Il se développe en formes de normativité qui définissent les conditions selon lesquelles des imitations peuvent être reconnues comme appartenant en propre à un art et appréciées, dans son cadre, comme bonnes ou mauvaises, adéquates ou inadéquates : partages du représentable et de l’irreprésentable, distinction des genres en fonction des représentés, principes d’adaptation des formes d’expression aux genres, donc aux sujets représentés, distribution des ressemblances selon des principes de vraisemblance, convenance ou correspondances, critères de distinction entre arts, etc.

2000 : 28-29-30

Bien que le régime poétique ou représentatif ait été amorcé par la classification du Stagirite, il se poursuit jusqu’au XVIIe siècle, et subsiste bien après comme en témoigne le succès universitaire de la narratologie. Dans la perspective que Rancière poursuit depuis ses travaux sur les communautés ouvrières du XIXe siècle, ce régime établit deux choses : d’une part, il s’appuie sur une reconnaissance spécifique de l’art et d’autre part, dans la foulée de l’investigation aristotélicienne, il fait de l’art une pratique, un “ars”, le lieu d’un travail accompli tant par l’artiste que par l’usager. Rancière précise que le terme de régime Poétique, à la différence de régime représentatif, est compris dans le sens des manières de faire, le répertoire des techniques, tel que le veut la définition traditionnelle de la poétique. En ce qui concerne le représentatif, il n’est plus question de poïen, mais bien de mimesis. Il ne s’agit cependant pas d’une mimesis qui serait imitation ou copie du réel. C’est plutôt l’articulation d’un “régime de visibilité” que les arts instaurent et la représentation est alors un faire-voir, si ce n’est un faire-percevoir.

Enfin, le troisième régime d’identification des pratiques artistiques qui forme la majeure partie de ce petit livre s’énonce comme suit :

À ce régime représentatif s’oppose le régime que j’appelle Esthétique des arts. Esthétique, parce que l’identification de l’art ne s’y fait plus par une distinction au sein des manières de faire, mais par la distinction d’un mode d’être sensible propre aux produits de l‘art. (…) Dans le régime esthétique des arts, les choses de l’art sont identifiées par leur appartenance à un régime spécifique du sensible. Ce sensible, soustrait à ses connexions ordinaires, est habité par une puissance hétérogène, la puissance d’une pensée qui est elle-même devenue étrangère à elle-même : produit identique à du non-produit, savoir transformé en non-savoir, logos identique à un pathos, intention de l’inintentionnel (…) Le régime esthétique des arts est celui qui proprement identifie l’art au singulier et délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets, des genres et des arts. Mais il le fait en faisant voler en éclats la barrière mimétique qui distinguait les manières de faire de l’art des autres manières de faire et séparait ses règles de l’ordre des occupations sociales. Il affirme l’absolue singularité de l’art et détruit en même temps tout critère pragmatique de cette singularité.

2000 : 31-32-33

Ce dernier régime qui intervient à la fin du XVIIIe siècle est celui qui opère toujours dans la saisie et la production des pratiques esthétiques. Il laisse une grande place à la liberté et à la créativité sans supprimer les affects que le sensible provoque en tant qu’espace de travail. Pour Rancière, l’avantage de cette notion consiste à sortir de la modernité et du modernisme qui auraient fondé sa rupture sur une prémisse fallacieuse de nouveauté et de négativité à plein emploi. Or, selon le philosophe, il existe une filiation entre ce qui est ancien et ce qui est nouveau, un jeu de captations. Pour en témoigner, Rancière va utiliser la notion d’Hartog : “Le régime esthétique des arts n’oppose pas l’ancien et le moderne. Il oppose plus profondément deux régimes d’historicité” (35).

Ainsi, l’enjeu de la notion de régime chez Rancière consiste implicitement à établir un ordre chronologique lâche, entre l’Antiquité grecque et le XXe siècle afin de montrer que la relation à l’objet esthétique est sujette à différentes mutations. Il existerait des manières de faire et de voir suffisamment encadrées pour générer des pratiques communes à partir d’un sensible stratifié à travers le temps. Il est plausible de se demander comment ces régimes se posent dans le concret travail de l’interprète et s’ils ne font pas en sorte qu’ils enrégimentent les spectateurs et les lecteurs. En outre, bien qu’ils ne soient pas posés dans un ordre hiérarchique, il n’en demeure pas moins que c’est le troisième régime qui correspond le mieux aux attentes et au contexte de l’art contemporain et des théories qui en rendent compte. La relation qu’un sujet entretient, par exemple, dans le premier régime, ne lui donne guère de jeu puisque, si l’on suit Rancière, il s’agit d’une relation de croyance à l’image qui se développe dans un contexte de référentialisation univoque.

Ce qui est séduisant et pertinent dans la proposition de Rancière tient au déploiement historique organisé sur le mode des ruptures : on ne perçoit plus le “commun” de la même manière parce que les places et les parts ont été redistribuées autrement. Le régime prend en compte ces modulations et les conditions d’interprétation contribuant à la saisie d’un objet culturel, mais aussi d’un objet sémiotique. À la différence du régime des signes de Deleuze et Guattari qui était sorti de la gangue historique pour maximiser la créativité herméneutique, Rancière propose d’inclure ces modes et ces comportements qu’on dira sémiotiques dans des postures historicisées.

c) Régime d’historicité

Le troisième usage de la notion de régime provient de la réflexion historiographique de François Hartog. Ce dernier, après avoir observé les pratiques d’altérité chez le “premier” historien Hérodote et déployer sous un nouvel éclairage Fustel de Coulanges, se pose avec l’anthropologue Gérard Lenclud le problème, épineux en histoire, du temps présent, qui vient modifier notre rapport au temps (Hartog 2010). Christian Delacroix rappelle les enjeux de la notion de régime d’historicité : “La notion plus ou moins identifiée au “sens de la diachronie” est alors explicitement utilisée pour défendre l’identité de l’histoire par rapport aux autres sciences sociales (…) Entendue comme rapport social au temps, [elle ]serait en quelque sorte celle qui traduirait le mieux la modalité proprement historique qui affecterait alors les sciences sociales” (Delacroix 2009 : 30). Ainsi, c’est la posture de l’historien qui est problématisée :

Que deviennent alors la place et la fonction de celui qui s’était défini au XIXe siècle – quand l’histoire s’était voulue science et était organisée en discipline – comme le médiateur savant entre passé et présent, autour de cet objet majeur, sinon unique de la nation ou de l’État, dans un monde qui privilégie désormais la dimension du présent, voire du présent seul, qui se proclame globalisé et s’est parfois conçu (en Allemagne notamment) comme post-national?

Hartog 2010 : 18

Le régime d’historicité vise à prendre en compte comment le passage du temps, l’inscription du temps devient un paramètre du discours et de l’expérience historique. Pour répondre à cette présence du contemporain, voire à l’interférence que le présent produit dans la pratique historienne, Hartog invente ce qu’il désigne à maintes reprises comme un outil, un instrument dont la fonction première consiste à voir les jeux de dislocation temporelle qui se manifestent à certains moments. De plus, Hartog remarque qu’une tension s’est créée entre l’historique et le mémoriel, lieu ou devoir de mémoire devenant un mode d’intervention d’une temporalité dans un réel contemporain. Il affirme qu’

Avec [le présent perpétuel] sont venus au premier plan de nos espaces publics ces mots, qui sont aussi des mots d’ordre, des pratiques et qui se traduisent par des politiques : mémoire, patrimoine, commémoration, identité, etc. Ce sont là autant de manières de convoquer du passé dans le présent, en privilégiant un rapport immédiat, faisant appel à l’empathie et à l’identification.

2016 : 171

Au change, l’histoire, en tant que pratique y perd ses repères, notamment dans l’absorption de son discours par l’espace médiatique et judiciaire. L’histoire de l’histoire et des histoires qu’entreprend Hartog implique, comme pour Ginzburg (1998), un regard “à distance”, mais d’une distance différence de celle d’un historien prophète ou juge Ainsi, le concept de régime d’historicité vise à clarifier la posture de l’historien dans le jeu des temporalités qu’il manipule en reconstruisant de l’événement et des événements, l’interprétation des documents, la mouvance du temps qui forme son horizon herméneutique :

Formulée à partir de notre contemporain, l’hypothèse du régime d’historicité devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps. Historien, en ce sens qu’il joue sur plusieurs temps, en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé ou, mieux, des passés, éventuellement très éloignés, tant dans le temps que dans l’espace. Ce mouvement est sa seule spécificité. Partant de diverses expériences du temps, le régime d’historicité se voudrait un outil heuristique, aidant à mieux appréhender, non le temps, tous les temps ou le tout du temps, mais principalement des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre de leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur. N’est-ce pas d’abord cela une “crise” du temps? Ce serait ainsi une façon d’éclairer, presque de l’intérieur, les interrogations d’aujourd’hui sur le temps, marqué par l’équivocité des catégories : a-t-on affaire à un passé oublié ou trop rappelé, à un futur qui a presque disparu de l’horizon ou à un avenir surtout menaçant, un présent sans cesse consumé dans l’immédiateté ou quasiment statique et interminable, sinon éternel ? Ce serait aussi une façon de jeter un éclairage sur les débats multiples, ici et là, sur la mémoire et l’histoire, la mémoire contre l’histoire, sur le jamais assez ou le déjà trop de patrimoine.

Hartog 2003 : 27

Le régime d’historicité cerne la variabilité des rapports qu’on entretient avec le passé et le futur. L’enjeu est de voir, par le biais du comparatisme, comment le travail du passé, la matérialité de ce qui est mémoriel, s’inscrit dans un régime donné, faisant jouer contexte d’émergence, registre interprétatif, fonction testimoniale.

La genèse de son ouvrage de 2003 se situe dans le compte-rendu d’une série de conférences de l’anthropologue Marshall Sahlins parue en 1983. Et son intérêt pour Sahlins s’inscrit dans un dialogue qui se poursuit entre histoire et anthropologie amorcée dans Le miroir d’Hérodote. Dans Régimes d’historicité, Hartog débute d’ailleurs par un régime héroïque d’historicité des contes oraux des Îles Fidji, un des terrains de l’anthropologue américain. C’est parce que la question de l‘altérité, et son envers, l’identité, est un des paramètres de la variabilité des régimes d’historicité. Ceux-ci sont fondés sur des moments de rupture, moments de crise où le rapport au temps se fragmente et se réorganise. Dans la manière de penser le temps, il existe une brèche. Par exemple, pour le régime moderne d’historicité que François Hartog situe entre 1789 et 1989, il note comment la Révolution française cherche tant ses repères dans l’ Antiquité que dans les modèles inexistants du futur. Napoléon est “fasciné par les héros de Plutarque” (2010 : 116) mais profite du nouvel “ordre du temps”. Les ruptures pour Hartog sont les fissures qui ouvre la voie pour qu’un régime d’historicité s’actualise :

Un régime d’historicité n’a d’ailleurs jamais été une entité métaphysique descendue du ciel et de portée universelle. Il n’est que l’expression d’un ordre dominant du temps. Tissé de différents régimes de temporalité, il est, pour finir, une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps – des manières d’articuler passé, présent et futur – et de leur donner sens. Reste que, pour l’appréhension et l’expression de ces expériences, la description phénoménologique augustinienne des trois temps demeure toujours un point de repère essentiel. Combien pourrait-on dénombrer de régimes? Je l’ignore. L’exemple du régime héroïque polynésien montre, au moins, que l’inventaire est ouvert et qu’on n’est pas enfermé dans la seule autocontemplation de l’histoire européenne. Contesté sitôt qu’instauré, voire jamais totalement instauré (sauf dans le meilleur des mondes), un régime d’historicité s’installe lentement et dure longtemps.

2010 : 118

Plutôt que de faire fonctionner le cadre mécanique de l’événementiel ou l’orbe enveloppante du sensible, l’historien recherche les changements de rythme, les orientations temporelles contradictoires, voire les paradoxes qui créent des mutations.

On voit bien que la notion de régime permet d’insérer des logiques relationnelles qui ont pour effet d’intégrer des paramètres (énonciation, perspective, acteurs, temporalisation) pour créer un double-fonds à ce qui est pris en charge par le discours historique. Cela permet de décristalliser la périodicité, de nuancer le pli entre présent et passé, de montrer l’éphémère des structures temporelles et de concevoir l’horizon heuristique d’une altérité qui se surimpose sur le tissu de la narration historique.

Il y a évidemment le danger d’ouvrir à tous vents les régimes d’historicité et d’hypertrophier une période restreinte, un territoire ou une figure dans un zoom aveuglant. De plus, subsiste une difficulté grammaticale et logique : la manière de déterminer les régimes d’historicité se fait par l’adjonction d’une épithète. Ainsi, Hartog parle de régime héroïque d’historicité, régime chrétien d’historicité, régime moderne d’historicité. Il faudrait se demander quelle est la fonction logique et idéologique de l’épithète, comment la valeur est attribuée à une masse temporelle et documentaire. Il faut aussi se demander si l’épithète ne réduit pas ce qui était de l’ordre du multiple à une unicité problématique. Ou si ce n’est, comme dans le cas du sujet chez Deleuze, une habitude à laquelle il ne faut pas attacher trop d’importance.

En somme, la notion de régime comme telle est très différente dans ces trois sphères épistémiques. Les enjeux ne sont pas les mêmes entre eux et diffèrent aussi de ceux que je poursuis ici. Mais on notera que dans les trois cas, le terme est assorti d’un complément du nom : régime de signes, régime d’art, régime d’historicité. Il est donc associé à un “quelque chose” qui se trouve modifié et particularisé par le contexte donné par un régime. Les signes, les pratiques esthétiques, l’historicité sont régis, organisés en fonction de règles plus ou moins formelles qui, mises ensemble, constituent un régime singulier qui se démarque d’un autre type d’agencements de règles.

Le deuxième élément qui apparaît tout au moins dans les usages de Rancière et d’Hartog et qui intéresse mon propos est l’articulation historique. Les régimes se pensent dans le temps, soit selon le modèle de l’axe qui se démultiplie dans le cas de Rancière, soit selon le principe de la grappe dans le cas d’Hartog. Ils ne sont pas structurés en fonction d’un télos bien qu’ils soient orientés vers le XXe siècle. Chez Deleuze et Guattari, les mouvements ne s’effectuent pas sur de l’historique mais à partir d’un centre qui se vide et se fait contester, soit le point de friction qu’est le signifiant entouré par du pré- et du contre-. L’axe est rhizomatique comme il se doit.

Le régime, depuis son possible étymologique, est affaire de sens et d’orientation. Il est politique, soit dans le sens radical que Rancière prête à ce terme, soit dans le sens que Deleuze et Guattari construisent dans leur Kafka, à savoir que tout agencement collectif d’’énonciation suppose un usage politique de la langue. Le régime sémiotique n’échappe pas à ces deux traits : ce qui fait qu’un régime se met en place, en relaie un autre, est toujours affaire de pouvoir, un pouvoir qui oriente, un pouvoir qui attire le regard aussi, enfin un pouvoir qui fait réagir.

Régime sémiotique, absolutisme bourbon et police

J’élabore ici la notion de régime sémiotique afin de clarifier ce terme que j’ai utilisé dans des travaux antérieurs (Vaillancourt 2013). De plus c’est aussi pour rendre compte d’un certain nombre de phénomènes qui instaurent un nouveau rapport aux signes au XVIIe siècle, et plus précisément sous le règne de Louis XIV. Le monarque sait bien instrumentaliser les signes et les symboles pour consolider son pouvoir et le cadre absolutiste construit autour de lui, poursuivant sa cristallisation depuis l’avènement des monarques bourbons. Jean-Marie Apostolidès (1981) en a fait un “roi-machine” et Louis Marin (1985) a décrit les conditions nécessaires à la fabrication du “portrait du roi”, les deux démontrant comment le règne de Louis XIV comprend que la violence nécessaire à l’établissement du pouvoir et à son maintien accroît son efficacité quand elle est violence symbolique : une statue équestre du roi peut se substituer à sa “réelle présence” et travailler les consciences de manière plus durable. Le sémiotique, plus qu’auparavant, devient un instrument du pouvoir étatique, l’état devenant une réalité prégnante même dans la configuration monarchique.

Mais pour que cela se produise, il faut deux déterminations : la première nécessite une conscience du signe dans sa réverbération publique, la seconde implique, de par l’accroissement de la production publique de signes, que la relation qu’entretiennent les usagers des signes change de paramètres, notamment en ce qui concerne l’indexicalité référentielle. Pour qu’un régime sémiotique se mette en place, les signes doivent posséder un fondement matériel, des supports – que ce soit l’écrit, la sculpture, la musique, des modes de diffusion, une temporalité articulée sur la quotidienneté urbaine. L’usage des signes s’effectue dans un contexte de changement : les tensions entre transcendance et immanence, la nécessité de produire plus de signes lisibles pour faciliter le repérage des uns et des autres, l’accroissement du volume langagier en corrélation directe avec l’augmentation de la population française sont autant de facteurs qui entourent les mutations du régime sémiotique au XVIIe siècle. Mais il ne faut pas oublier la rupture entre ce qui est de l’ordre du symbole et ce qui est de l’ordre du signe. Sans trop rapidement cataloguer ce qui précède les XVIIe et XVIIIe siècles comme une “prose du monde”, il est vrai que trois grandes secousses épistémiques vont dessaisir le signe de son socle référentiel et de la “réelle présence” qu’il impliquait : la pensée politique de Machiavel qui renouvelle la raison d’état, la réforme religieuse de Luther et de Calvin et la révolution copernicienne. Ainsi, entre une pratique sémiotique fondée sur le symbole et l’opacité et l’adjonction d’une compétence herméneutique qui se légitime à partir d’un ordre naturalisé et une autre qui vise la transparence, l’indexicalité et la célérité au profit du plus grand nombre (pas nécessairement dans une visée démocratique cependant), les secousses épistémiques vont accompagner l’émergence d’un régime sémiotique fondé sur l’usage de signes structurés comme des tenants-lieux, des absences présentifiées.

Ainsi, le régime sémiotique suppose que, dans le concret du quotidien, sur le fonds des savoirs disponibles, dans la transformation de l’expérience religieuse, on ne fait pas usage des signes de la même manière et selon la même matière au XVIIe siècle. Une des sphères où le sémiotique devient primordial est la police.[10] Quand une entreprise de police s’installe dans un univers urbain, on assiste à deux réalités complémentaires. D’une part, l’institution policière est le symptôme d’une volonté étatique d’accroître la répression au nom de la justice. C’est ce que Walter Benjamin (2000) avait bien vu dans sa “Critique de la violence” quand il alignait le trinôme droit, justice et violence. Hors de tout contexte, la police représente le bras exécutif de l’appareil de justice. Elle est un moyen que l’État se dote pour parvenir à une fin qui est supposée juste. D’autre part, dans l’espace urbain la police promeut l’expansion des surfaces sémiotiques. Et ce de plus d’une façon. En continuité avec ce que l’historienne Michèle Fogel (1989) a décrit comme les “cérémonies de l’information”, la police produit ordonnances et édits qui se retrouvent affichés et criés dans la ville. C’est une première zone d’intervention où le signe se manifeste, inséré dans un dispositif langagier que le citoyen reconnaît comme tel. Puis, à un autre niveau, la police transforme la ville en aires de lisibilité : la ville est redistribuée selon des quartiers attribués à des commissaires qui prennent le pouls, auscultent, observent les signes de la délinquance dans les lieux publics. Troisièmement, la police pourra, à l’aide d’une réglementation, promouvoir le port de signes, écussons, emblèmes, qui permettent une identification plus rapide d’un individu. Ou, de manière négative, les gens d’armes seront attentifs au port de certains signes qui doivent être réservés à un groupe social donné, nommément la noblesse qui peut porter tissus luxueux, dorures, épées et plumes.

C’est en 1666 que Louis XIV et Colbert établissent un Conseil pour réformer la Justice et l’institution de la police en créant l’année suivante la charge d’un Lieutenant de Police, désignant Gabriel-Nicolas de La Reynie qui obtient la charge et l’occupe pendant trente ans. Celui-ci amorce des réformes, encadre les procédures d’enquêtes et de procès-verbaux, demande à un de ses commissaires, Nicolas Delamare, de rédiger un Traité de police. Il démontre une sensibilité inhabituelle à l’égard de la rue, demandant à ses inspecteurs et à ses “officiers” de se montrer discret dans la manutention de la force (Milliot 2011; Vaillancourt 2021).

Afin de resserrer mon propos, je considérerai un cas particulier, soit l’intervention de la police dans le domaine de la librairie, et plus spécifiquement les ordonnances qui concernent les colporteurs de livres. Évidemment, le monde du livre est un univers qui génère du sémiotique, qui vit du signe linguistique et qui fait subsister une surface culturelle que le livre ouvre, couvre et découvre. Dans le contexte particulier élaboré ici, cet exemple montre la relation entre la police, les corps des métiers et la vie des espaces publics. Les mondes de l’imprimerie et de la librairie sont des univers qui doivent être contrôlés a priori puisque le livre, par sa matière et son contenu, s’avère un outil dangereux de propagation. Il faut donc s’assurer que sa circulation réponde aux critères de conformité postulés par l’orthodoxie intellectuelle de la monarchie absolutiste. Si la censure est d’usage, elle ne relève pas de la police qui travaille en aval des officines de la censure. Dans ce cas-ci, l’action policière consiste à obstruer les canaux jugés néfastes à la circulation de livres tendancieux, soit sur le plan religieux, soit sur le plan moral. Les voies de circulation procèdent de “l’étranger” vers la capitale[11] comme il est écrit dans une ordonnance de 1680 :

Sur ce qui nous a esté representé par le Procureur du Roy; Qu’une des principales causes de la licence avec laquelle plusieurs personnes font apporter en cette Ville les mauvais livres qu’ils impriment journellement dans les Païs estrangers, et que la facilité qu’ils ont à les debiter provenant de l’abus qui se commet dans la Communauté des Libraires et Imprimeurs, sur le fait de la visite des Livres, en ce que le Syndic de ladite Communauté, ou l’un des Adjoints ont la liberté de faire separément, quand bon leur semble, lesdites visites; il seroit necessaire, pour prévenir les inconveniens fascheux qui pourroient arriver de la facilité et du desordre desdites visites, de regler pour l’advenir le lieu, le temps et la manière de les faire; ce qui paroissant estre d’une tres grande consequence, requerait que sur ce il fût pourveu.[12]

Le livre, en tant que machine sémiotique, faisceau de signes, est imbriqué dans une situation où altérité et identité interviennent : ce qui est de l’ordre de l’autre, du pays étranger est aussi souvent le support de celui qui est conçu comme autre, soit le Huguenot, le libertin ou l’hérétique. L’institution de la police réglemente, ordonne les pôles rédhibitoires de l’altérité de façon à consolider une norme.

Les dispositions prises par La Reynie, de concert avec le Roi et le Chancelier, consistent à faire des visites plus fréquentes chez le syndic afin de s’assurer que la Communauté des Libraires et Imprimeurs, participe, volontairement ou non, au travail de police, en établissant un protocole de contrôle (“régler pour l’advenir le lieu, le temps et la manière de les faire”). L’enjeu consiste à réduire l’impression ou la diffusion des “mauvais livres” imprimés dans les pays étrangers.

Dans ce contexte, les colporteurs qui sont ici visés par les dispositions de l’édit sont des figures doubles de la mobilité : ils font circuler des livres qui font circuler des idées et ils circulent en le faisant. À la différence du libraire qui a pignon sur rue et qu’on peut visiter pour faire l’inventaire de ses titres, la chose est moins aisée pour les colporteurs, comme le notait Robert Darnton :

Pour la police d’Ancien Régime, les colporteurs représentent un danger ; pour l’histoire, un problème. Tous s’accordent à les considérer comme des agents fondamentaux de la diffusion des livres interdits, mais personne ne parvient réellement à les cerner. Qu’ils soient filés dans les rues par un mouchard ou traqués dans les archives par le chercheur, ils réussissent partout à s’évanouir, sans laisser de traces. La police les voit partout, “ …dispersés et errants, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, ou ils ne font que paraître et disparaître, couvrant leur marche avec beaucoup de soin comme fugitifs et vagabonds.”

mémoire du 11 juillet 1765 adressé au Lieutenant général de police (1991 : 57)

Pour encadrer les colporteurs, les mesures établies par La Reynie sont de deux ordres : premièrement, il veut que le Syndic de la Communauté des Librairies établisse un registre officiel des colporteurs ; ceux-ci doivent donc s’y inscrire ou y être inscrits et ainsi se “corporatiser”. On retrouve, par exemple, dans les papiers de la collection Delamare une Liste des colporteurs avec leurs noms et leurs demeures, établie par Arrêt du Parlement et imprimée.[13] Deuxièmement, il engage les commissaires à poursuivre et traquer les contrevenants. Pour faciliter le travail des commissaires, il localise une zone d’intervention, essentiellement le Pont-Neuf.[14] Dans une missive au commisssaire Delamare de 1671 qui n’est pas datée, La Reynie n’hésite pas à proposer la mesure draconienne de jeter dans la Seine les livres illicites : “…on pretend que parmi les livres qu’on estale il y en a beaucoup de ceux de la R.P.R. et d’autres livres heretiques. Si cela est il en faut faire justice sur le champ et les jeter dans la rivière”.[15]

À nouveau, afin de rendre plus efficace l’action des commissaires, il adopte une autre stratégie pour distinguer les colporteurs dûment inscrits des autres libraires itinérants qui sont traités de “fainéants” et de “débauchés”, groupe qui représente une altérité déréglée de l’intérieur.[16] Dans une ordonnance du 22 août1670, La Reynie explique :

Ordonnons auxdits colporteurs qui ont esté, et qui seront cy après receus, de porter une marque et Ecusson de cuivre au devant de leur pourpoint, et une balle attachée à leur col, dans laquelle ils mettront les Imprimez et Livrets qu’ils exposeront en vente. Comme aussi leur enjoignons de faire registrer leurs noms dans le Registre que le Syndic tiendra a cet effet…Et au cas que lesdits Colporteurs soient trouvez et saisis d’aucuns Imprimez sans noms d’Autheur et du Libraire mesme, portant ou distribuant par la Ville publiquement ou en particuliez d’Autres Imprimez… sans avoir leur balle et sans ladite Marque ou Escusson, seront lesdits colporteurs, ou autres qui s’ingerent, emprisonnez sur le champ par les Commissaires du Chatelet… signé le 22 d’aoust 1670,[17]

La ville, en général, constitue un réservoir de signes et de machines à faire signe. Le port de la marque et de l’écusson de cuivre en est assurément un exemple patent. Ce signe, enseigne ou insigne, se pose comme un marqueur visuel, une marque distinctive qui établit un système de renvoi. Le signe distinctif renvoie à une autorité déléguée, celle de la Communauté des libraires et des imprimeurs, qui entérine un individu et, par effet de contiguïté, à l’injonction du Lieutenant général de Police. Mais il peut fonctionner comme un indice incomplet ou détourné si l’usager policier le considère comme un signe mensonger ou que le “consommateur” s’en serve pour déterminer quel bouquiniste peut lui vendre des livres interdits.

Le fonctionnement de ce signe, tant dans le texte de l’édit que dans la pratique, pose des problèmes de toute sorte. Tout d’abord, sa nature discursive. En effet, sur le plan du langage, il demeure, pour nous, curieux d’utiliser le terme d’écusson pour désigner ce qui devait ressembler à une plaque. Au niveau lexicographique, dans les dictionnaires du XVIIe siècle, l’écusson désigne, en premier lieu, un “escu chargé d’armoiries” (Furetière; Dictionnaire de l’Académie). Il est donc un signe univoque de noblesse, étant structuré comme un nom propre qui attribue de manière rigide une désignation monosémique. Puis le terme a connu des extensions dans le jardinage, renvoyant à une manipulation horticole,[18] et dans la médecine en tant que type de pansement.[19] Richelet mentionne aussi son usage dans les techniques de serrureries : “Petite plaque de fer qu'on met sur les portes des chambres et des bahuts vis à vis des serrures, et au travers de laquelle entre la clef pour ouvrir la porte”. Il semble que cette dernière acception se rapproche de la nature référentielle de l’écusson promulgué par La Reynie. Il semble y avoir une équivalence entre la marque dont on ne connaît pas le support et l’écusson de métal, la marque étant plus neutre.

La notion de marque, placée dans une relation de synonymie avec l’écusson, possède un empan sémantique plus large, s’étalant du signe naturel ou de naissance jusqu’à des caractéristiques morales. De manière générique, le dictionnaire Richelet identifie la fonction sémiotique de la marque : “Signes qui font reconnoitre une chose, Signes extérieurs qui marquent la dignité d'une personne. Note pour reconnoitre quelque chose”.[20] Mais peu est précisé sur l’emploi de la marque. L’acception qui concorde le mieux avec le texte de loi désigne la marque comme ce qui “se dit aussi d'un caractere qui s'imprime par autorité publique sur plusieurs choses, soit pour y lever quelques droits, soit pour la police”. Furetière, lui, poursuit son entrée en parlant des marques sur la vaisselle qui établissent un rapport de propriété.[21] La marque ou l’écusson s’insèrent dans un comportement sémiotique de nature discriminatoire : il s’agit d’un signe qui sert à distinguer et à authentifier son porteur de sorte qu’il peut être classé, ici, dans un regroupement socio-professionnel.

Ce qui peut n’être qu’un détail anecdotique prend une singulière importance : l’écusson qui était arrimé au statut de naissance de son porteur, l’armoirie de la famille noble, devient un signe discret banalisé, objet d’une fabrication artisanale ou industrielle, qui s’associe à la fonction sociale de l’usager, et non plus à une logique du sang qui, elle, reposait sur des séries d’analogie.[22] L’écusson ainsi participe des logiques urbaines au XVIIe siècle qui font battre en retraite le pouvoir de la noblesse d’épée au profit d’un usage lié à la fonction dans l’espace social et démontre, par son énonciation, la prégnance d’une organisation étatique. L’objet comme tel, plaque de petite dimension de cuivre, suppose un système de production qui met en scène des artisans qui fabriquent l’écusson, le syndic qui les achète et les distribue et finalement la police qui rend obligatoire son port.

Considérons maintenant sa fonction pragmatique : qu’est-ce que le signe fait et fait faire? Le policier, mais aussi les autres colporteurs, reconnaissent la signification du signe tout autant que celle de son absence. La marque ou l’écusson permet donc de justifier une intervention policière, non pas dans sa présence, mais en son absence. Ainsi, le Pont-Neuf, un des lieux les plus prisés des colporteurs et des receleurs de tous genres, se donne comme un espace de plus grande lisibilité, ne serait-ce que dans ses conditions optimales. L’absence du port de l’écusson mène à une sanction immédiate : les “autres qui s’ingerent” sont “emprisonnez sur le champ par les Commissaires du Chatelet”. La gestion de ce signe peut créer des situations variées où le colporteur peut alléguer un oubli, des retards, etc. Mais, du point de vue du regard et du jugement du commissaire, l’écusson sert de raccourci, d’abréviation pour faciliter le déploiement de sa préhension de la foule. Un peu comme un narrateur, le commissaire loge son regard en fonction des signes visuels qui doivent lui être présentés. L’absence du signe conduit à générer un examen, voire une enquête sur le contenu des ballots, et enfin une sanction. Que l’écusson soit présent ou absent, sa valeur de signe est toujours présente. De plus, il fait fonctionner un code vestimentaire particulier, celui de l’uniforme, du costume propre à une catégorie spécifique. Il est un marqueur d’uniformité. On sait que l’uniforme comme tel, le terme et sa désignation, apparaît un peu plus tard au cours du XVIIIe siècle pour devenir un synonyme du costume militaire au XIXe siècle. Mais, ici, l’écusson en est un des premiers éléments d’une urbanité qui désubstantialise les sujets, les recouvre d’un crible qui reporte au néant leur singulairité. La saisie visuelle de l’écusson implique l’identification à une entité corporative, une catégorisation par un facteur externe au sujet, l’émergence d’un signe totalisant.

C’est donc dire que cet écusson, signal policé, indice de déviance, marque de légitimité, aussi petit est-il dans l’aventure des signes au quotidien, participe d’un régime sémiotique plus englobant qui se cristallise sous l’absolutisme bourbon au XVIIe siècle. Il vient marquer le petit marchand, figure populaire du colporteur, être situé au bas de l’échelle de la production et de la circulation livresque et être de la rue. Mais c’est bien sa périphérie par rapport aux discours savants qui rénovent la conception du signe (Marin 1986), par rapport au pouvoir étatique qui étend sa mainmise sur le privé et par rapport à la transcendance du sacré qui change de modèles langagiers, qui montre en quoi l’usage des signes, dans la dialectique entre la présence et l’absence, fait partie des formes collectives de sensibilité. L’écusson n’est pas un régime sémiotique, il est un point sur la constellation. Il ne désigne plus l’armoirie de la noblesse, désignateur presque rigide du sang. Il est plutôt un signe répétitif d’un pouvoir qui fait jouer police, corps des métiers et quadrillage d’une population qui n’est cependant pas encore perçue comme telle. Il est la petite marque, innocente, journalière, qui fait résonner tout entier l’événement du Signe dans son nouveau régime.