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Introduction

Depuis que le mouvement féministe des années soixante-dix a mis en lumière le problème de la violence conjugale dans la sphère privée familiale, cette forme de violence suscite des inquiétudes tant par ses conséquences que son ampleur. Plusieurs enquêtes démontrent la gravité du problème; les chiffres qui suivent sont révélateurs à bien des égards. D’après l’Enquête sociale générale (ESG) effectuée au Canada en 1999, 8 % des femmes et 7 % des hommes ont subi de la violence physique ou sexuelle de part de leur partenaire intime au cours des 5 dernières années (Centre canadien de la statistique juridique, 2000). Toujours selon cette enquête, au Nouveau-Brunswick, 9 % des femmes et 7 % des hommes disent avoir vécu de la violence dans le cadre d’une relation de couple. Plus spécifiquement, selon les statistiques de la GRC de la région de Kent au Nouveau-Brunswick, il y aurait plus de 200 cas de violence conjugale rapportés par année dans ce comté.

Par ailleurs, d’après les résultats de l’ESG de 1999, les femmes sont plus souvent victimes de formes graves de violence. En effet, « les femmes étaient plus de deux fois plus susceptibles de déclarer avoir été battues, cinq fois plus susceptibles de déclarer avoir été étranglées et près de deux fois plus susceptibles de déclarer qu’on avait menacé d’utiliser contre elles ou qu’on avait utilisé contre elles une arme à feu ou un couteau » (Centre canadien de la statistique juridique, 2000 : 5). Ainsi, les hommes peuvent également être victimes de violence conjugale, mais ce sont les femmes qui sont plus souvent victimes de violence grave. Aussi, il se peut que la violence utilisée par la femme vise un but différent, soit de se protéger contre l’agresseur.

Il est évident que ces chiffres ne rapportent pas l’ampleur réelle de la violence conjugale puisque cette violence demeure toujours un phénomène tabou et les victimes et agresseurs ne rompent pas facilement le silence sur leur situation de violence. Ils démontrent néanmoins que le phénomène est alarmant et non isolé; la violence conjugale constitue un problème social pour lequel des mesures sociales sont nécessaires.

Bien que des ressources aient été développées pour venir en aide aux agresseurs et aux victimes, il y a moins de services et de ressources en milieu rural et dans les régions isolées et ainsi, dans de tels milieux, les femmes victimes de violence vivent un isolement géographique et social (Hilbert et Krishanan, 2000; Kenkel, 1986; Logan, Walker, cole, Ratliff et Leukefeld, 2003; Ulbrich et Stockdale, 2002; Wendt et Cheers, 2002). Les victimes doivent souvent parcourir de longues distances pour obtenir de l’aide et, en cas de violence conjugale, le temps compte. En plus des problèmes liés à l’accessibilité aux ressources, certaines réalités des milieux ruraux, telles que la pression sociale, l’absence d’anonymat et la pauvreté, font en sorte que les femmes victimes de violence sont isolées. Ainsi, les femmes victimes de violence dans les milieux ruraux et dans les régions isolées risquent de continuer à souffrir en silence.

Le présent article a pour but de présenter les résultats d’une recherche-action, effectuée dans le comté de Kent au Nouveau-Brunswick, qui a pris naissance suite à la mise sur pied du Centre de prévention de la violence familiale de Kent. Afin d’assurer une adéquation entre les services offerts par ce Centre et les besoins du milieu, une meilleure connaissance du phénomène de la violence conjugale dans le comté de Kent s’avérait alors nécessaire. C’est ainsi qu’une équipe a été constituée afin d’entreprendre une recherche-action qui visait trois buts principaux : cerner le portrait de la violence conjugale dans le comté de Kent; connaître les besoins des victimes / survivantes de violence conjugale; et formuler et implanter des recommandations permettant de mieux rencontrer les besoins des victimes. Avant cette étude, aucune recherche n’avait porté sur la violence conjugale dans le comté de Kent. Aussi l’originalité de la recherche-action provient du fait qu’elle a considéré des femmes provenant de la population du comté de Kent contrairement à la plupart des autres études en violence conjugale qui ont plutôt utilisé des échantillons cliniques. Bien qu’il existe plusieurs recherches sur la violence conjugale et ses conséquences, nous voulions connaître les expériences de violence vécues par des femmes vivant dans le comté de Kent afin de mieux répondre à leurs besoins.

Le comté de Kent, situé au Sud-est du Nouveau-Brunswick, regroupe surtout des villages (Rogersville, Saint-Louis de Kent, Rexton, Saint-Antoine; Acadieville; Huskisson; Hartcourt, Saint-Paul; Weldford; St Mary; Dundas; Wellington; Saint-Charles; Carleton; Big Cove), mais également quelques petites villes (Richibuctou, Bouctouche). L’accessibilité aux services est restreinte : le comté couvre un vaste territoire et les services se retrouvent surtout dans les villes. Ainsi, les femmes victimes de violence conjugale doivent souvent parcourir de longues distances pour obtenir des services et ceci a pour conséquence d’isoler celles qui n’ont pas de moyen de transport. Qui plus est, la situation socio-économique est particulièrement difficile dans ce comté; le taux de chômage est plus élevé que celui de la province, soit 24,0 % pour le comté de Kent et 15,5 % pour le Nouveau-Brunswick (Statistique Canada, 1996). Également, la principale activité économique de la région est souvent reliée à des secteurs d’emplois très précaires, à savoir la fabrication, la construction, la pêche et le tourisme (ibid., 1996).

Perspective théorique

La perspective féministe encadre la recherche. Selon une telle analyse, la problématique de la violence faite aux femmes est comprise comme étant le reflet de l’oppression vécue par les femmes en général qui s’explique par des facteurs sociaux, politiques et économiques (Larouche, 1987). La structure sociale transmet le rôle inférieur des femmes par rapport aux hommes dans les institutions sociales et familiales. Ces normes patriarcales s’inscrivent dans l’histoire et elles se perpétuent aujourd’hui grâce aux structures sociales. Une norme officielle rend la violence conjugale répréhensible, mais la société patriarcale résiste à perdre le pouvoir masculin au sein des institutions familiales et sociales (Prud’homme, 1994).

La recherche-action est congruente avec les présupposées théoriques de l’approche féministe en ce sens qu’elle propose un nouveau rapport au savoir et au pouvoir en remettant en question la division sociale du savoir et du pouvoir entre les partenaires engagés (Lefrançois, 1992). Ce renversement de perspective avec la recherche classique fonde désormais l’enquête sociale sur un rapport égalitaire entre les membres de l’équipe de recherche et les participants à la recherche. Le partage des savoirs entre intervenants, acteurs et chercheurs doit déboucher sur une connaissance des enjeux sociaux qui sont les lieux de production de la violence et de l’oppression, mais aussi sur les alternatives et les processus de libération à intégrer par les acteurs concernés.

Le processus de la recherche-action

La recherche-action est « une approche de recherche, à caractère social, associée à une stratégie d’intervention et qui évolue dans un contexte dynamique » (Lavoie, Marquis et Laurin, 1996 : 35). Elle est une étude qui origine de besoins sociaux réels et qui s’effectue par une équipe de recherche composée de chercheures universitaires, d’intervenants et de personnes qui vivent directement le problème ou la situation explorée. Ces membres collaborent à l’ensemble du processus et chacun apporte une couleur différente au sein de l’équipe selon ses connaissances ou expériences respectives. La recherche-action permet d’engager à des activités de recherche « des personnes qu’on ne considère normalement pas comme ayant des compétences en recherche afin d’inclure des vues différentes et de présenter des perspectives multiples » (Nelder et Snelling, 2000 : 7). La recherche-action « renforce ses praticiens. Elle contribue à accroître la confiance en soi, les compétences et les réseaux de soutien » (Ristock et Pennell, 1996 : 17). Pour notre étude, l’équipe était composée d’une chercheure universitaire, d’intervenants qui sont susceptibles de rencontrer dans leur clientèle des victimes de violence conjugale ou des agresseurs, et des gens de la communauté qui ont vécu ou non ce problème social. Ainsi il y avait un partage d’expériences et d’expertises au sein de l’équipe.

La recherche-action regroupe quatre étapes principales. La première est la phase préparatoire et la formulation des problèmes. Cette phase vise à « évaluer la faisabilité du projet, à préciser la démarche de recherche, à assurer la collaboration des participants et à prévoir les zones de conflits possibles » (Mayer et al., 2000 : 294). Dans le cadre de notre étude, beaucoup d’énergies ont été déployées à cette étape afin d’arriver à la formulation claire des questions de recherche. Les trois groupes représentés au sein de l’équipe avaient des perspectives et un langage divergents. En effet, dans une équipe de recherche-action, les chercheurs sont préoccupés par la cohérence théorique alors que les intervenants se soucient davantage de l’efficacité de la recherche pour leur pratique. Ainsi, un processus de négociation doit être mis en place afin d’aboutir à une question qui réponde aux préoccupations de l’ensemble des personnes impliquées. En dépit de cette difficulté, plusieurs gains ont découlé de cette expérience. Le partage entre les membres a permis l’apprentissage et l’enrichissement des connaissances et expériences respectives. Également, le travail en équipe a été facilité par l’engagement de tous les membres à la recherche et l’implication soutenue de la communauté de Kent. Surtout, les gens du milieu se sont vite appropriés le projet et un sentiment de prise en charge en a découlé.

Les deuxième et troisième étapes de la recherche-action renvoient respectivement à la collecte et à l’analyse des données. Pour recueillir les données de recherche, l’équipe a choisi d’effectuer des entrevues individuelles et un groupe de discussion. Douze entrevues individuelles ont été effectuées avec des femmes qui sont (n=3) ou ont été victimes de violence conjugale (n=9). Parmi ces dernières, six ont participé à un groupe de discussion. Pour les entrevues individuelles, le guide d’entrevue était composé de questions ouvertes qui visaient à recueillir des informations concernant les expériences de violence et ses effets. Le guide utilisé pour le groupe de discussion cherchait à obtenir de l’information sur les besoins des victimes de violence conjugale et leurs enfants.

L’ensemble du processus de recherche s’est déroulé avec une grande préoccupation éthique[1]. Les femmes ont été recrutées par le biais d’annonces effectuées dans les médias et d’affiches installées dans différentes agences du comté. Les femmes qui désiraient participer à la recherche contactaient directement le Centre de prévention de la violence familiale de Kent. Les entrevues ont consisté en des entretiens entre femmes dans un lieu sécuritaire. Elles ont été enregistrées suite à l’accord des participantes. Afin d’assurer l'anonymat et de respecter la confidentialité, les informations pouvant identifier les participantes n’ont pas été inscrites lors de la transcription. Suite à la transcription des verbatim d’entrevue, les cassettes ont été détruites. Les femmes ont aussi signé un formulaire de consentement expliquant les modalités prévues pour assurer la confidentialité et l’anonymat. Enfin, une liste de ressources disponibles dans la communauté a été fournie aux participantes.

Le matériel recueilli auprès des femmes a été analysé selon le modèle ouvert de l’analyse de contenu (L’Écuyer, 1988). Dans le cadre de cette méthode, les catégories ne sont pas prédéterminées; elles émergent directement des verbatim d’entrevue. Cette méthode correspond bien au processus inductif de la recherche-action.

En plus de recueillir des données sur une situation sociale, la recherche-action vise également le développement de modes d’intervention permettant d’effectuer un changement dans la communauté. Elle est une étude engagée en ce sens que les personnes qui s’y impliquent luttent pour une cause et veulent contribuer à créer un changement. La recherche-action permet de faire le lien entre « la recherche du savoir et l’action transformatrice » (Lavoie et al., 1996 : 32). Ce changement doit être bénéfique pour les participants et la collectivité. Dans le cadre de l’étude, des propositions de stratégies locales ont été élaborées en vue d’une intervention plus efficace face à la violence faite aux femmes dans le comté de Kent. En ce sens, la recherche-action visait à donner aux femmes un sentiment de prise en charge en sollicitant leur point de vue sur les ressources nécessaires pour venir en aide aux victimes.

Les résultats de la recherche ont tout d’abord été transmis aux gens de la communauté de Kent afin qu’ils se réapproprient le processus de la recherche-action. De nombreux bénévoles ont participé autant à la réalisation de la recherche qu’à l’action qui s’en est suivie. L’implication de ces personnes a suscité une plus grande conscientisation de la violence conjugale dans le comté de Kent. En recherche-action, puisque les personnes concernées par la situation ou le problème participent à la recherche, ils peuvent informer les autres acteurs du milieu de la recherche-action et de ses résultats.

Le but ultime de la recherche-action est de permettre à l’acteur de redéfinir son identité et donc sa place dans la société. Une telle démarche nécessite une remise en question des rapports sociaux dominants. La recherche-action interpelle la femme dans une perspective où elle est amenée à remettre en cause le système de valeurs morales à l’origine de son oppression. La victimisation des femmes n’est pas une maladie. Elle est un apprentissage au niveau social qui est renforcé dans le contexte de la violence conjugale. Les femmes peuvent donc apprendre à reprendre pouvoir sur leur vie en enfilant un nouveau style de manteau par l’intériorisation de nouvelles normes et valeurs (Larouche, 1987).

Expériences vécues par les femmes victimes de violence

Dans cette section, les expériences des femmes, telles que dévoilées par ces dernières, sont présentées. Nous dressons d’abord un profil sociodémographique des participantes. Par la suite, nous présentons les propos des femmes selon deux grandes catégories qui ont émergées de leur discours : expériences de violence et ses effets; et raisons pour demeurer dans la situation de violence et stratégies de survie.

Profil sociodémographique des participantes

Le tableau 1 présente le portrait sociodémographique des femmes qui ont participé à la recherche. Comme l’indique ce tableau, la majorité des participantes vivaient en union libre ou étaient mariées et elles étaient surtout âgées dans la quarantaine. Elles avaient toutes des enfants, soit deux pour la majorité. Au plan académique, la plupart avaient fréquenté le niveau secondaire. En ce qui concerne le revenu familial, on constate que plusieurs vivent dans la pauvreté ou ont un revenu très faible[2].

Tableau 1

Profil sociodémographique de l’échantillon

Profil sociodémographique de l’échantillon

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Expériences de violence et ses effets

Afin d’implanter des interventions appropriées dans le comté de Kent, le portrait de la violence dans le comté de Kent devait être connu. Ainsi, un des premiers aspects abordés lors des entretiens individuels concernait les expériences de violence vécues par les femmes. À prime abord, les femmes ont rapporté des événements où elles ont été victimes de violence psychologique et verbale (n=12), de violence économique (n=6) et de violence sexuelle (n=7) de la part de leur conjoint.

Quand j'allais magasiner, il fallait qu’il sache l’heure que je sortais de la maison et l'heure du retour. Si j’arrivais une demi-heure en retard, c’était une chicane. Si j’arrivais une heure en retard, c’était une autre grosse chicane.

…il a mis ses bottes et il m’a dit : ‘Quand j'arriverai, je te tuerai et je te passerai à travers du châssis. ’

Je n'avais même pas d’argent pour me faire couper les cheveux. Il ne me donnait absolument rien. J’étais vraiment prise à la maison. Je n’avais pas de voiture. Quand je voulais sortir, il fallait que j’y aille à pied. Je sortais avec lui et c’était à peu près ça les seules sorties que j’avais.

Il y a une fois qu’il m’a frappée assez fort sur le bras que c’était tout plaqué. Le docteur s’en était aperçu à l’hôpital.

Il a dit : ‘Garde, je ne veux pas que tu me répondes à nouveau.’ J’ai dit : ‘Tu n’es pas mon père et si je veux te répondre, je te répondrai.’ Il m’a pogné la figure et il m’a serré les mâchoires. Il a dit : ‘Écoute, quand je te dirai de te fermer la gueule, tu te fermeras la gueule.’ Il avait serré tellement fort que je n'ai pas pu manger du solide pendant deux jours.

Comme nous l’ont partagé ces femmes, le conjoint violent exerce son contrôle et pouvoir en manifestant divers types de violence (Yllö, 1993). Au début de la relation, l’homme tente de contrôler les sorties, les relations et le comportement de la femme. Graduellement, la violence physique et sexuelle apparaît. Au fur et à mesure que la relation progresse, la violence s'intensifie et se manifeste plus fréquemment. Éventuellement, la violence peut causer des blessures graves nécessitant l'hospitalisation et pouvant même provoquer la mort.

Pour quelques femmes, la violence a débuté lorsqu’elles étaient enceintes ou ont eu les enfants. Selon ces femmes, l’apparition de la violence peut s’expliquer par le fait que le conjoint est alors conscient que la femme n’est plus aussi libre de partir ou encore par la jalousie du conjoint car celui-ci se croit être en rivalité avec les enfants pour l’amour de la mère.

Il n'aurait pas fait ça parce qu’il savait que la journée qu’il allait mettre la main sur moi, je serais jamais restée. Mais, après que j’ai eu les enfants, j’avais pu de travail parce que j’ai laissé ma job pour prendre garde aux enfants. Moi, je voulais élever mes enfants. Je ne voulais pas les voir être élevés par quelqu’un d’autre. Quand il a vu que je n’avais plus d’argent, il avait totalement le contrôle sur moi. Il me tenait toujours à la maison. Je ne pouvais pas savoir qu’est-ce qui allait se passer. Je n’avais pas de contact. Je n’avais pas d’information. Il m’avait vraiment d’isolée.

Il était arrivé de travailler et le petit pleurait, c’était le premier. Il avait peut-être un mois. Il est rentré et il avait très faim. Il savait qu’il fallait que j’aille donner la bouteille au petit. Il dit : ‘garde, tu mettras mon souper sur la table avant d’aller lui donner à manger. ’ C’était un petit enfant qui ne pouvait pas se prendre garde. Il ne pouvait pas aller chercher sa bouteille. Mais lui, il pouvait se lever et aller se prendre à manger.

La violence vécue dans le milieu familial n’est pas sans conséquence pour la femme et les enfants. Toutes les femmes interrogées ont indiqué que la violence avait eu un effet dévastateur sur leur état de santé. Sept femmes ont raconté qu’elles étaient très nerveuses et plusieurs faisaient des crises de panique.

Il fallait que je sois la femme parfaite. C’est dans ce temps là que je n’en pouvais plus. J’ai commencé à faire des crises de panique. Plus il était après moi, plus que je faisais des crises de panique et plus que je faisais des crises de panique plus il était après moi.

D’autres femmes ont rapporté des maux physiques (migraine, maux de dos, brûlement d’estomac, problèmes de pression sanguine, etc.) (n=4), de l’asthme et des allergies (n=2). Certaines femmes ont aussi raconté qu’elles souffraient d’insomnie (n=3).

Les femmes ont aussi rapporté que les enfants ont été affectés par la violence à la maison. Elles ont décrit l’environnement de peur et de tension dans lequel vivaient leurs enfants. Les propos de l’une des femmes interrogées illustre bien un tel climat familial :

Ils nous avaient quasiment comme une armée. Tu as vu dans une armée, le chef est en avant et il leur dit tout quoi faire. C’était comme ça moi et les quatre petits.

Le fait de vivre dans un tel environnement familial n’est pas sans conséquence. Les femmes ont énuméré les nombreuses difficultés vécues par leurs enfants : nervosité; problèmes d’agressivité; difficultés scolaires; difficultés dans les relations avec les autres; et dépression.

Tous mes enfants, à part d’une, prennent des médicaments pour les nerfs. C’est beaucoup d’anxiété qu’ils vivent…

Oui, moi je crois qu’il a trop gardé d’émotions en dedans, et qu’il a manqué de respect pour les adultes parce que c’est tous des adultes qui l’ont blessé. Le juge l’a laissé tombé. Les travailleurs sociaux l’ont laissé tombé parce qu’ils avaient dit que son père allait aller en prison. It’s like everybody lied to me. Moi, j’étais supposé le protéger et je ne l’ai pas fait. He’s mad at the world.

Ils ne pouvaient pas avoir d’amis. Personne ne pouvait venir à la maison. C’était aussi que quand ils allaient à l’école, les parents des autres enfants ne voulaient pas les laisser venir chez-nous parce qu’ils savaient c’était quoi la situation que le père allait arriver dedans.

Enfin, certaines femmes ont dévoilé que le conjoint manifestait également des comportements de violence physique envers les enfants.

Où est-ce que je le trouvais plus violent, ce n’est pas envers moi, c’était envers les enfants. J’ai assez pleuré pour les enfants.

En raison du stress vécu par le fait d’être victime de violence, les femmes peuvent avoir de la difficulté à réaliser efficacement leur rôle parental. En fait, trois mères ont rapporté que leurs pratiques parentales étaient affectées par l’environnement de violence. Une mère a d’ailleurs indiqué qu’elle n’avait pas été en mesure de donner tout l’amour qu’elle aurait voulu à ses enfants en raison de la violence qu’elle subissait :

Oui, oui, je ne voulais pas qu’ils manquent de rien pis je pense que ce qu’ils ont manqué le plus c’est de l’amour parce que quand t’es « numb », tu prends des médicaments, t’es « numb » aux sensations, t’es « numb » aux abus, t’es « numb » à l’environnement…

Deux autres mères ont indiqué qu’elles étaient inconsistantes au niveau de leurs pratiques parentales, car elles avaient peur que le conjoint fasse du mal aux enfants ; en ce sens, elles étaient plus sévères en présence du conjoint que lorsque ce dernier était absent.

Il ne faut pas que les enfants se chicanent. Tout de suite, c’était moi qui devais intervenir. Si je le faisais pas, il disait que, si lui se levait, il allait leur faire mal. Moi, j’avais peur de leur faire mal. Quand ils ne voulaient pas écouter, j’avais peur. Je les disciplinais plus sévèrement que je l’aurais eu fait normalement. Je les aurais mis dans la chambre pour plus longtemps. J’aurais été plus sévère à cause de la peur. À cause qu’ils faisaient du bruit, à cause que lui avait été boire la soirée d’avant, qu’il avait un « hangover » et qu’il ne voulait pas qu’il y ait du bruit. C’est pourquoi il fallait que les enfants soient punis à cause qu’ils s’amusaient et faisaient du bruit. Ce n’était pas juste pour eux autres…

Raisons pour demeurer dans la situation de violence et stratégies de survie

Certaines femmes interrogées sont restées dans la situation de violence pour une période allant de 5 à 25 ans, alors que d’autres demeurent toujours avec le conjoint violent. La peur de sombrer dans la pauvreté et le manque de ressources étaient certaines des raisons évoquées par les femmes pour expliquer pourquoi elles sont demeurées ou demeurent toujours dans la situation de violence.

Il ne faut pas oublier une chose. Même si les intervenants nous disent ça : ‘OK! T’aurais dû partir ou pas, pour tes enfants’, ce n'est pas facile. C’est facile de le dire quand on n’est pas dedans. Parce qu’on dirait, c’est comme une béquille si tu veux. Moi, je n’avais pas de salaire tel quel car je n’avais pas pu finir mes études. Pis, ce n’est pas facile, où est-ce qu’on va ? Dans ce temps-là, il n’y avait pas de place à aller …pis les enfants.

En 1996, le comté de Kent figurait deuxième sur la liste des régions les plus pauvres au Nouveau-Brunswick. Ceci peut s’expliquer par le fait que la principale activité économique de la région est souvent reliée à des secteurs d’emplois très précaires, à savoir la fabrication, la construction, la pêche et le tourisme (Statistique Canada, 1996). Il est donc facile de constater que, sur le plan économique, certaines femmes vivant dans le comté de Kent sont très vulnérables lorsqu’elles sont victimes de mauvais traitements.

Toutes les femmes ont aussi déploré le peu de ressources dans le comté de Kent. Elles ne savaient pas où aller ou n’avaient pas de moyen de transport pour se rendre où les ressources étaient disponibles. Dans le comté de Kent, l’accessibilité aux services est restreinte : ce comté couvre un vaste territoire et les services se retrouvent surtout dans les villes. Ainsi, les femmes victimes de violence conjugale doivent souvent parcourir de longues distances pour obtenir des services et ceci a pour conséquence d’isoler celles qui n’ont pas de moyen de transport.

Aussi, selon les propos des femmes, la peur face aux réactions de l’entourage ou le jugement de la communauté les a incitées à endurer la violence. En ce sens, une femme a indiqué :

Même ses parents (les parents de son mari) disaient, ‘qu’est-ce qu’elle a encore fait là ? Qu’est-ce qu’elle a fait là ? ’ Pis même si c’est nous autres qui prennent les coups, c’est nous autres qui sont blâmées.

Une autre participante a rapporté que le psychiatre de son mari l’a avisée de ne pas quitter son conjoint, car il le considérait « suicidaire ».

Trois autres femmes ont décidé de pardonner et nier la violence en raison de leurs croyances religieuses et des valeurs qui leur ont été transmises.

Oh plutôt je pense que je bloquais ça. Ce n’est pas vrai. On prend ça de même. Il avait bu ou non, on va lui pardonner. C’est le père de mes enfants, tout ce qu’il fait, il faut que je pardonne. Moi, j’étais une personne beaucoup religieuse. Pour être pardonné je continuais.

Emprisonnées dans un tel contexte de violence, les femmes doivent déployer des stratégies pour survivre. Afin de faire face à la violence et apaiser la douleur, l’angoisse et la peur, sept femmes se sont tournées vers les médicaments prescrits ou l’alcool. Comme ces femmes l’expliquent :

Les médicaments, je les prenais pour me tenir debout, pour avoir la force.

J’avais assez eu de misère. J’allais au bar à côté de chez-nous. J’allais travailler là le jour. Quand j’arrivais du travail, j’étais bien fatiguée. Je me changeais et je me lavais et j’allais au bar. Je ne voulais rien voir. Je ne voulais pas voir la maison. J’essayais de me calmer parce que je ne pouvais pu y faire face.

Pour cinq femmes interrogées, ce sont leurs croyances religieuses qui leur ont donné la force de continuer :

…je priais beaucoup, pis je demandais aux Saints de m’aider, de me donner la force pis le courage pour aller à demain.

Recommandations des femmes et actions entreprises pour créer un changement

Dans le cadre d’un groupe de discussion mené auprès de six femmes, des recommandations en vue de mieux répondre aux besoins des victimes de violence conjugale et leurs enfants ont été élaborées. Selon le point des femmes, les victimes de violence conjugale ont besoin tout d’abord d’être rassurées quant à la garde des enfants après la rupture conjugale, car le conjoint menace souvent de leur faire perdre la garde. Ainsi les intervenants doivent éduquer les femmes sur leurs droits.

Un autre besoin identifié par les femmes a trait aux ressources financières et matérielles. Les femmes doivent avoir les ressources nécessaires pour survivre si elles décident de quitter le conjoint. Les hommes violents vont contrôler l’accès au revenu familial et ainsi, plusieurs femmes qui désirent quitter leur conjoint n’ont pas accès à un compte bancaire. Il est donc primordial qu’elles reçoivent de l’aide pour sortir du milieu de violence. Les femmes qui vont en maison d’hébergement ont le droit de recevoir une somme de 110 $, mais certaines ne peuvent pas le réclamer car le revenu familial est trop élevé.

Également, les femmes ont indiqué que la mise sur pied d’une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence dans le comté de Kent est essentielle. Un tel hébergement permettrait aux victimes d’avoir un endroit plus accessible pour se réfugier avec leurs enfants. Au moment où l’étude s’est déroulée, il n’existait pas de maison d’hébergement dans le comté de Kent; les femmes devaient se rendre à Moncton ou à Miramichi pour retrouver un tel service.

Les femmes ont aussi indiqué que les victimes de violence conjugale ont besoin de thérapie individuelle et de groupe. Le besoin de thérapie pour les enfants et pour les hommes violents a également été mentionné. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de services dans Kent qui s’adressent spécifiquement aux enfants et aux jeunes exposés à la violence conjugale.

L’intervention doit toutefois se situer dans un cadre plus large. Le problème de la violence conjugale est complexe et nécessite des mesures sociales. Cette violence dépasse les limites de la cellule familiale et se perpétue par l’entremise des normes sociales et des attitudes culturelles face à la violence. Les participantes de l’étude ont indiqué qu’il est nécessaire d’éduquer la population du comté de Kent à la réalité vécue par les victimes de violence conjugale afin d’estomper les préjugés et accroître le soutien aux femmes. Avant la réalisation de l’étude, les gens du comté de Kent étaient peu sensibilisés au phénomène de la violence conjugale. La croyance véhiculée était que la violence conjugale est un problème familial et donc il doit être réglé au sein de la famille.

Les propos suivants résument bien les besoins identifiés par les femmes qui ont participé au groupe de discussion.

J’aurais eu besoin d’un endroit où aller dans Kent, une maison de refuge. J’aurais eu besoin de quelqu’un qui me dise comment sortir de la violence. Parler à quelqu’un, avoir de l’aide et de l’écoute. Je n’avais pas d’argent et de moyen de transport. Il y avait un manque d’éducation dans la communauté vis-à-vis le phénomène de la violence et des préjugés. C’est difficile à expliquer car les gens ne te croient pas.

Une recherche-action englobe à la fois une stratégie de recherche et une stratégie d’action (Mayer et al., 2000). Elle doit avoir comme but une action, voire un changement. Dans un premier temps, les entrevues effectuées auprès des femmes ont permis de créer un changement car, en posant des questions, nous avons amené les femmes à réfléchir sur leur propre situation d’oppression. Poser une question aux gens qui vivent la situation ou le problème s’est déjà d’agir en ce sens que ça fait réfléchir; les femmes sont ainsi en situation d’introspection. Par l’entremise des entretiens entre femmes, les participantes ont pris conscience de leur propre oppression en tant que femme et en tant que victime de violence conjugale. Une telle conscientisation est un premier pas vers une remise en question du système de valeurs à l’origine de leur oppression.

Dans le cadre d’une recherche-action, les résultats de l’étude doivent tout d’abord être présentés et discutés avec les gens du milieu afin qu’ils puissent se réapproprier le savoir et s’engager dans une démarche de changement. Dans notre recherche, les résultats ont, dans un premier temps, été discutés à l’intérieur de l’équipe de recherche et, par la suite, nous avons obtenu les rétroactions de différentes personnes du comté. Après avoir pris connaissance des expériences vécues par les femmes et de leur point de vue, l’équipe de recherche, le personnel du Centre de prévention de la violence familiale de Kent et diverses personnes de la communauté de Kent ont entrepris diverses actions afin de venir en aide aux femmes victimes de violence conjugale et leurs enfants. En ce sens, les résultats de recherche ont servi de levier pour la mise sur pied de ressources en violence dans le comté.

C’est ainsi que le Centre de prévention de la violence familiale de Kent, grâce à l’obtention d’un financement plus important, a été en mesure d’étendre ses services. En plus de mettre en place des interventions de groupe pour les femmes et les agresseurs, il a établi des bureaux satellites dans le comté de Kent afin d’améliorer l’accès aux services. De plus, il offre des ateliers de formation et de sensibilisation portant sur la violence. Ces ateliers permettent de conscientiser les professionnels et la population en général à la réalité des femmes victimes de violence telle qu’elles nous l’ont décrite.

Un autre projet qui a récemment été concrétisé est l’ouverture d’une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale dans le comté de Kent. Cet hébergement n’aurait pas connu le jour sans le bénévolat et l’appui de la communauté. Les femmes et leurs enfants qui ont besoin d’un lieu sécuritaire peuvent maintenant demeurer dans leur région. Ils peuvent y être hébergées pour un mois environ et obtenir le soutien nécessaire pour se trouver un autre hébergement par la suite.

Enfin, une table de concertation regroupant divers intervenants qui rencontrent dans le cadre de leur fonction des victimes ou des agresseurs et des gens du milieu a été mise sur pied dans le comté de Kent. Cette table regroupe divers intervenants de la communauté et vise à ce que les droits et les intérêts des femmes victimes de violence et leurs enfants soient respectés. Grâce à ce lieu de rencontre, les intervenants peuvent partager leurs connaissances et expériences et travailler à contrer la violence conjugale dans le comté.

Conclusion

Cette recherche-action cherchait à étudier le phénomène de la violence conjugale dans le comté de Kent en laissant les femmes raconter en leurs propres mots leurs expériences. Bien qu’exploratoire, cette étude a mis en lumière le portrait de la violence conjugale dans le comté de Kent. Les résultats ont mis en évidence les situations de violence vécues par douze femmes résidentes dans le comté de Kent au Nouveau-Brunswick. Ces femmes ont dévoilé les formes subtiles (violence psychologique et verbale) et parfois plus apparentes (violence physique et sexuelle) de violence qu’elles ont subies. Par cette violence, l’homme visait à imposer son pouvoir et à contrôler la famille. Ces résultats nous amènent tout d’abord à constater que ces femmes ne sont pas maîtres de leur propre corps; leur conjoint en fait ce qu’il désire. N’étant pas respectées dans leurs droits, ces femmes vivent un sentiment de honte et une perte de confiance en soi (Bajoit, 1999).

Pour quelques femmes, la violence a fait son apparition lors de la grossesse ou la naissance des enfants, soit à des moments où l’homme croyait perdre le contrôle sur le corps de sa femme (Bohn et Parker, 1993; Stewart et Cecutti, 1993). À cet égard, d’autres recherches ont montré que la grossesse peut entraîner la violence (Rodgers, 1994) ou l’intensifier (Stewart et Cecutti, 1993). L’Enquête sur la violence à l’égard des femmes menée en 1993 révèle, qu’au Canada, 21 % des femmes victimes de violence conjugale ont subi des mauvais traitements lors de leur grossesse et, pour 40 % des femmes victimes de violence conjugale pendant leur grossesse, la violence a débuté quand elles étaient enceintes.

La violence vécue dans le milieu familial n’est pas sans conséquence. Les victimes, privées de leurs droits, retournent contre elles-mêmes le mal que leur fait subir leur conjoint (Bajoit, 1999). Les participantes de notre recherche ont révélé souffrir de plusieurs problèmes de santé : nervosité; maux physiques; asthme; allergies; et insomnie. D’autres études indiquent que l’état de santé des femmes victimes de violence conjugale est plus pauvre que celui des femmes qui ne vivent pas cette violence (Scott-Collins, Schoen et Joseph, 1999). Également, des études indiquent que les femmes victimes de violence qui se retrouvent dans les milieux ruraux ont un état de santé plus pauvre que les femmes victimes qui vivent dans les centres urbains (Logan et al., 2003).

Les enfants, étant également victimes dans un milieu familial violent, ont développé les problèmes suivants : difficultés scolaires; nervosité; dépression; agressivité; et difficultés à entretenir des relations d’amitié. Ces résultats sont en lien avec les autres recherches qui indiquent les nombreux problèmes présentés par les enfants et les jeunes exposés à la violence conjugale, à savoir physiques, psychologiques, comportementaux et cognitifs (Bourassa, 2003; Carlson, 1990; Chénard, 1994; Fortin, Cyr et Lachance, 2000; Jaffe, Wolfe et Wilson, 1990). La victimisation des femmes et des enfants à l’intérieur du contexte de la violence conjugale mobilise leurs énergies et renforce leur dépendance et leur impuissance. En raison des événements traumatisants et violents, les enfants n’ont guère la chance de s’épanouir pleinement. Ils peuvent avoir l’impression de n’avoir aucun contrôle sur leur vie (Moore, Pepler, Mae et Kates, 1990). Leur vie sociale, incluant leurs expériences scolaires, peuvent donc être affectées (Moore, Pepler, Mae et Kates, 1989). En outre, comme les épisodes de violence ont surtout lieu le soir, le sommeil de l’enfant peut être perturbé; ceci peut avoir comme effet d’affecter négativement sa performance scolaire le lendemain (Hughes, 1986).

Par ailleurs, ces enfants ne sont pas uniquement victimes d’une forme indirecte de violence (violence conjugale); plusieurs sont directement l’objet de mauvais traitements. Des études indiquent d’ailleurs que 30 à 60 % des enfants exposés à la violence conjugale sont également victimes de mauvais traitements (Edleson, 2001). Ainsi, le conjoint violent impose son pouvoir et son contrôle par la violence non seulement envers sa femme mais aussi souvent envers les enfants.

Quelques mères ont rapporté que leurs pratiques parentales étaient affectées par l’environnement de violence. Certaines recherches indiquent d’ailleurs que les mères victimes de violence conjugale peuvent être inconsistantes dans leurs pratiques éducatives, soit plus affectueuses lorsque le conjoint est absent (Bourassa, 2003). Le climat de violence rend la mère et les enfants nerveux et tendus. Ainsi, lorsque le conjoint est présent, ils marchent sur des oeufs et tentent de tout faire pour ne pas que la violence éclate.

Les femmes ont expliqué pourquoi elles sont demeurées ou demeurent toujours dans la situation de violence. Une des raisons évoquées par les femmes était qu’elles risquaient de sombrer dans la pauvreté en quittant le conjoint. Ces femmes ont tout à fait raison car, selon les recherches, les femmes seules ou cheffes de famille monoparentale sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté que leur homologue masculin (CCBS, 2004). Comme l’indique Noël (1991: 10), « le fardeau de la femme est presque toujours plus lourd à porter que celui de l’homme car, à l’oppression qu’ils ont tous deux à subir, il lui faut compter avec le poids de sa propre condition qui non seulement ajoute à cette oppression, mais la décuple ». Ainsi, l’insécurité et la dépendance financières peuvent empêcher les victimes de briser le cycle de violence (Logan et al., 2003). Qui plus est, la situation socio-économique est particulièrement difficile dans le comté de Kent.

Une autre raison indiquée par les femmes pour rester est le fait de ne pas savoir où aller ou ne pas avoir un moyen de transport pour se rendre où les ressources sont disponibles. Au moment de l’étude, très peu de ressources en violence conjugale étaient disponibles dans le comté de Kent. Les femmes devaient généralement parcourir de longues distances pour obtenir des services, ce qui avait pour conséquence d’isoler celles qui n’avaient pas ou qui ne pouvaient pas avoir accès à un moyen de transport. Des recherches indiquent que, dans les communautés rurales et isolées, les femmes victimes de violence vivent un isolement géographique et social (Hilbert et Krishanan, 2000; Kenkel, 1986; Logan et al., 2003; Ulbrick et Stockdale, 2002; Wendt et Cheers, 2002). La recherche a permis de mettre en lumière la rareté des ressources en violence conjugale dans le comté de Kent et l’isolement vécu par les victimes.

De plus, les valeurs et le système idéologique du comté Kent, comme dans plusieurs communautés rurales, créent souvent un obstacle additionnel à la recherche d’aide des victimes (Wendt et Cheers, 2002). Il existe une tendance à garder les problèmes personnels et familiaux cachés. Ainsi, les personnes de l’entourage vont avoir tendance à ne pas vouloir « s’infiltrer » dans les problèmes de leur voisin et par conséquent, à nier ou camoufler la violence. Ces communautés accordent une valeur fondamentale au mariage et à la famille. Ainsi, elles font en sorte que la famille demeure intacte.

Malgré la violence subie et ses effets, les femmes ont été en mesure de trouver des moyens pour faire face à la violence subie. Ayant intériorisé leur propre oppression, plus de la moitié des femmes ont tenté d’oublier ou d’apaiser leurs souffrances en prenant des médicaments ou en consommant des boissons alcoolisées. N’étant plus maîtres de leur corps et de leur vie, elles ont choisi d’engourdir leur mal. Elles se rendent ainsi responsables de leur situation de violence et se sentent jugées. Des études démontrent en effet que les femmes victimes de violence conjugale sont plus susceptibles de prendre des médicaments et d’abuser de l’alcool (Brown, Caplan, Werk, Seraganian et Singh, 2000). Des recherches indiquent que ces femmes sont 40 % plus nombreuses à prendre des somnifères et 74 % plus nombreuses à prendre des sédatifs (Groeneveld et Shain, 1989). La consommation de médicaments ou d’alcool est alors une façon d’oublier la souffrance qui leur est infligée et d’apaiser la peur.

Par ailleurs, d’autres femmes ont réussi à continuer à survivre dans un environnement de violence grâce à leurs croyances religieuses. D’ailleurs, dans les milieux ruraux, les croyances religieuses chrétiennes sont particulièrement fortes (Wendt et Cheers, 2002).

Cette recherche-action a suscité des changements à la fois chez les femmes interviewées et les gens du comté de Kent. Les femmes, à la fin des entretiens, étaient alors plus conscientes de leur propre oppression comme femme et comme victime de violence conjugale. La recherche a aussi permis une plus grande conscientisation du problème de la violence conjugale chez les personnes du comté.

C’est suite à ces expériences racontées par les femmes et à leur point de vue que des actions ont été entreprises afin de mieux aider les victimes de violence conjugale et leurs enfants. Jusqu’à maintenant, plusieurs projets ont été concrétisés, à savoir une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale dans le comté de Kent, la mise sur pied de groupes d’intervention pour les femmes victimes de violence conjugale et les agresseurs, le développement d’ateliers de formation et de sensibilisation pour les professionnels et la population en général, de même que l’élaboration d’une Table de concertation dans Kent et de bureaux satellites. Pour l’instant, un projet est en cours afin de mettre sur pied des groupes d’intervention pour les enfants qui sont exposés à la violence conjugale. Bref, le projet de recherche-action a servi de levier pour le développement de ressources visant à diminuer les effets de la violence conjugale et ultimement éliminer ce phénomène dans le comté de Kent.