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Si, pour un ensemble de corpus littéraires, dont celui de Léonora Miano, on peut être amené à observer trop rapidement que rien ne se crée, dans le sens où il n’y aurait qu’une forme de reprise et de remodelage des productions littéraires du passé, une telle direction rencontre la difficulté de ne pouvoir affronter le problème du changement qu’à partir d’une base externaliste ou internaliste, reconduisant par là les antinomies pérennes dans les études littéraires, par ailleurs transcendées, entre lecture interne et externe. En même temps, une telle orientation ne se condamnerait-elle pas à ne pas voir la modernité de chaque producteur qui, même s’il s’inscrit dans une historicité très générale, n’en garde pas moins une singularité qui ne devient davantage intelligible que si elle était remise en relation avec d’autres singularités? À travers cette relation, on peut donc rétablir à la fois le caractère général de par l’observation des permanences qui demeurent chez chaque producteur, et les écarts qu’ils opèrent par rapport à cet invariant « variant ». Et ce, dans la mesure où il prend forme en fonction d’autres producteurs littéraires. C’est peut-être le cas avec la question de la modernité et de la postmodernité, devenue injonction forte sans cesse transformée silencieusement ou sous le carillon du scandale littéraire, sans cesse retravaillé par chaque écrivain en fonction de ses dispositions et de l’espace des possibles que lui offre l’état donné du champ.

La modernité et la postmodernité changent alors de configuration selon le même état donné du champ où ces deux notions s’enracinent. Comme on le sait, dans l’histoire littéraire de langue française, la modernité concernait surtout au XVIe siècle la mise en doute du principe d’imitation dont le point culminant reste la querelle des Anciens et des Modernes. Plus tard au XIXe siècle, la question de la modernité prend racine dans les oppositions entre groupes et cénacles dont les luttes structurent le champ jusqu’à ce que Baudelaire parvienne à imposer son propre principe de modernité comme termes incontournables du débat en vigueur dans l’univers littéraire. Mais au XXe siècle, les avant-gardes vont rivaliser d’innovations et l’on va déboucher sur le concept de « postmodernisme » comme condition socio-économique de la mondialisation capitaliste et les productions culturelles qui diffèrent de la modernité[1]. Et c’est à partir des positions des agents qui vont se distinguer de leurs prédécesseurs qualifiés de modernes que les nouvelles oppositions vont s’affirmer, comme c’est le cas pour les écrivains contemporains tel que Léonora Miano. Pour celle-ci, la stratégie littéraire est située entre l’univers culturel et médiatique; c’est le cas également pour Beyala, Diome, Waberi, Mabanckou, etc. Dès lors, c’est dans ce contexte global que Miano est amenée à prendre position parallèlement aux modifications qui affectent l’ensemble de l’univers culturel. Et notamment le monde philosophique, alors marqué par l’injonction de Lyotard qui préempte le sens de la modernité et de la postmodernité, en indiquant pour ce dernier que c’est avant tout « l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle »[2]. Et plus loin, Lyotard d’indiquer qu’il tient pour postmoderne « l’incrédulité à l’égard des métarécits » (La Condition postmoderne, p. 4). On peut alors réinscrire le discours littéraire de Miano dans cette conception, en considérant qu’il s’insère dans un mouvement d’écart par rapport à la modernité des prédécesseurs et à leur conception du processus identitaire, une invention de soi fondée sur les métarécits, d’où sa production qui peut être lue comme une contre-proposition à l’existant. De là, on peut se demander par quelle modalité s’opère cette prise de position à la fois dans l’espace social et dans l’univers intellectuel. Et comment se concrétise-t-elle dans son écriture, notamment dans Tels des astres éteints et Blues pour Élise qui constitueront notre corpus de base.

La tentative de réponse à ce questionnement repose sur l’hypothèse que, comme beaucoup de producteurs littéraires, Léonora Miano se réinvente une posture identitaire fondée sur une culture diasporique : c’est-à-dire une manière singulière d’occuper une position générale d’intellectuel de la diaspora ou de l’Atlantique noire. On peut la retrouver transposée dans sa production à travers la pratique d’une écriture qui enchevêtre une esthétique littéraire qui se revendique des liens avec la musique populaire amplifiée dans sa version africaine-américaine en particulier. De là, elle se constitue sa propre postmodernité, entendue comme une méfiance à l’égard des prises de position développées par ses prédécesseurs et certains de ses contemporains, aussi bien des écrivains que des universitaires comme nous le laisse entendre la dynamique des champs.

Pour éprouver cette hypothèse, le propos s’articule autour d’éléments qui touchent à des informations d’histoire littéraire et contemporaine. Celles-ci peuvent donc nous servir de points d’appui en validant en même temps nos arguments. Nous en retenons trois principaux : premièrement, le réinvestissement de la question identitaire par les agents du champ qui sont encore considérés comme étant enracinés dans les métarécits de la modernité littéraire. Il y a opposition marquée entre plusieurs points de vue sur la question communautaire à laquelle Miano rechercherait une alternative; deuxièmement, l’examen des différentes forces du champ et ce qui, pour Miano, est possible de faire dans cette configuration. Troisièmement, l’homologie entre l’esthétique postmoderne dans Tels des astres éteints et Blues pour Élise et certaines positions défendues dans l’espace public sur l’identité nationale; in fine on peut voir se dessiner une écriture que l’on pourrait qualifier d’immanente en ce sens qu’elle se présente paradoxalement comme si elle n’avait aucun lien avec les déterminations externes. Or c’est aussi ces dernières qui vont favoriser l’émergence de Miano dans le réseau littéraire.

L’enjeu idéologique de la question communautaire

L’apparition de Léonora Miano dans le champ littéraire de la diaspora arrive en effet au moment où ce que l’on appelle la question communautaire resurgit dans l’espace public en France hexagonale et plus largement en Europe. Cette résurgence se fait en même temps que la crise économique et les dégâts sociaux qu’elle entraîne au profit de la mise en place progressive d’un État sécuritaire selon la doxa punitive dont l’idéologie pousse à favoriser une gestion carcérale de la précarité et de la pauvreté de masse[3]. On assiste aussi à une lecture culturaliste de cette précarisation des couches populaires et particulièrement noires de la société française (Les prisons de la misère, p. 71). Elle est le fait d’agents de la « région centrale » du champ intellectuel, alors vus comme des gêneurs qui lutteraient « contres des "censeurs" incarnant l’orthodoxie politique de la gauche de la gauche "bien pensante" »[4]. Et une telle lecture tautologique touche aussi le champ universitaire avec la parution de livres tels que Le Déni des cultures[5]. Au malaise social s’est dès lors ajouté le réinvestissement du questionnement identitaire. L’un de ses effets directs ou indirects nous semble être l’ensemble des polémiques portant sur l’esclavage et la colonisation, les débats sur l’identité nationale française, ainsi que celui concernant la présence des populations minorées, en l’occurrence « noire », dans l’espace public, leur contingentement, etc.

De l’universalisme et du communautarisme

Les prises de position en la matière portent sur un « discours identitaire » qui se répercute dans les milieux artistiques, intellectuels, médiatiques et politiques avec les déclarations tous azimuts aussi bien de la région droite, centrale que gauche du champ idéologique. Ces interventions peuvent se traduire dans toutes ces régions par la stigmatisation d’une montée supposée d’un « communautarisme » en France, en l’occurrence noire, derrière laquelle l’on peut lire l’opposition figée, voire essentialiste, entre deux modèles mythiques : d’un côté, le « communautarisme » importé des pays anglo-saxons et, d’un autre côté, l’intégrationnisme ou l’assimilationnisme d’une France viscéralement universaliste. À partir de ces dichotomies, on peut faire apparaître les différentes positions des agents parfois antagonistes. Les uns, souvent issus du pôle dominant dans le champ idéologique aussi bien dans les sphères politique, universitaire que médiatique, autoproclamés défenseurs des valeurs républicaines et de l’identité nationale française, accusent les autres de vouloir importer, par le biais de mesures discriminatoires[6], le communautarisme en France et ainsi fracturer la « cohésion nationale »; car l’ensemble de ces démarches contreviendrait aux valeurs dites d’une République qui serait, selon l’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958, « indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances »[7]. Or, l’un des enjeux entre les protagonistes est précisément l’interprétation de cet article. D’où l’idée émise par une fraction de la région gauche pour souligner que « [l]’anticommunautarisme ne stigmatise pas tous les groupes. Il ne se pense pas soi-même comme groupe particulier, mais comme seul porteur de l’idéal universaliste. Les différences chez les autres sont seules “communautaristes”. Il y a, dans cette dénonciation sélective, une réalité inavouable, celle du caractère communautaire du discours anticommunautariste. Les anticommunautaristes, dans leur dénonciation de la pensée anglo-saxonne, entretiennent la confusion entre multiculturalistes et communautariens. Ce contresens permet de traduire en français “multiculturalisme” par “communautarisme”, alors que le multiculturalisme se rapproche du modèle libéral, qui est précisément l’opposé du modèle communautarien »[8].

Par contre, les tenants supposés du communautarisme estiment assumer la diversité d’une France qui n’est plus monocolore comme les uns le laissent penser en voulant imposer la norme spécifique d’une majorité numérique à une minorité symbolique, ce qui manifeste le refus de rencontrer la diversité de la société à tous ses échelons. Telles sont les idées générales propres aux deux positions, qui sont cependant traversées de part et d’autre par un ensemble de nuances que l’on laissera de côté. C’est dans ce débat qu’intervient Miano dont la position est une vue prise à partir d’un point de l’espace social parmi d’autres et que nous essayons de resituer relativement aux autres.

De l’identité nationale

Dans le champ intellectuel et idéologique émergent alors différentes positions qui ont pour terrain de jeu la question communautaire. Celle-ci prend forme notamment dans le débat sur « l’identité nationale » qui va susciter un certain nombre de prises de position et amener Miano par exemple à y prendre part bon gré mal gré, notamment dans ses romans, tout en convoquant certaines idées revues d’Édouard Glissant et de son ami Patrick Chamoiseau sur les relations proximales entre les peuples. D’où le concept d’« afropéen », un impensé de la part même de son héraut, malgré sa transposition dans le discours romanesque récent comme dans Tels des Astres éteints ou Blues pour Élise. Dans cette grande discussion, apparaissent aussi les différents rapports de force en présence dans le champ intellectuel. Ainsi dans le pôle des intellectuels de la diaspora afro-antillaise, on peut lire outre les interventions de Glissant et Chamoiseau, celles d’autres agents aux provenances diverses comme Claude Ribbe, Louis-Georges Tin (président du Cran depuis 2011), François Durpaire, Patrick Lozès (président du Cran de 2005 à 2011), Lilian Thuram, etc. Ils font partie de la même tendance idéologique, même s’il peut y avoir des divergences et des nuances dans leurs vues. Chacun va affirmer le caractère inaugural de ses travaux ou de sa démarche sur leur site respectif autour de la question communautaire. En revanche, dans l’autre pôle, tout aussi hétéroclite quant à l’origine des débatteurs, il y a Marcel Détienne, Gérard Noiriel, Alain Renaut ou encore Daniel Lefeuvre[9].

Ils entrent dans un débat sur « l’identité nationale » dont le sens et les prises de position n’ont pas la même signification pour les uns et les autres. Et si l’identité nationale a pris un autre sens dans le monde afro-antillais, notamment grâce à la redéfinition qu’en avait apporté un Césaire dans les années 40 dans sa revue Tropiques, le recul du nationalisme après 1945 en Europe occidentale, la fièvre indépendantiste et anticolonialiste des années 60 déplace le clivage entre les dominés colonisés et les dominants colonisateurs. C’est dans ce contexte que la question identitaire va acquérir un sens positif, avec pour effet, la remise en cause du sens que lui attribuaient les prédécesseurs. L’identité nationale va alors correspondre à une forme de régionalisme, de multiculturalisme contre l’assimilationnisme ou encore aux États-Unis d’Amérique contre la domination de la majorité blanche.

En parallèle, le pôle conservateur du champ oppose à cette conception celle d’une identité nationale qui se différencierait de l’immigration[10]. Pour ce faire, elle est soutenue par les fractions politiques comme le Front National qui va déterminer les prises de position à venir dans le champ politique des années 80. C’est pendant ces années que se transforme le champ médiatique dans le sens d’une plus grande spectacularisation de l’information politique avec pour conséquence la professionnalisation des agents du monde politique et de l’affaiblissement de la presse militante. Ainsi, la figure politique et médiatique de Jean-Marie Le Pen occupe le devant de la scène et contribue à modifier la notion d’« identité nationale » contre la conception qu’en aurait une partie de la diaspora afrodescendante notamment. De surcroît, ce pôle conservateur et réactionnaire s’inscrit dans l’héritage de Maurice Barrès, du fait qu’il clame que l’identité nationale serait menacée par les migrants aussi bien d’Afrique noire que du Maghreb considéré comme musulman (À quoi sert « l’identité nationale, p. 68) en accentuant le clivage cette fois entre les Européens (en l’occurrence supposés blancs) et les autres (supposés non blancs). De là, la réponse du pôle progressiste institutionnalisé de gauche va surtout consister à discréditer ce courant en adoptant une posture moralisatrice. Pour ce faire, est notamment mise en place des associations comme SOS Racisme, sans pour autant qu’une réflexion approfondie sur les présupposés de la question de « l’identité nationale » ne soit menée, comme l’y invitaient les prises de position des agents de la diaspora afro-antillaise.

Dès lors, certains intellectuels médiatiques vont réagir en réactivant le discours sur l’identité nationale. Ils vont donc se positionner contre l’injonction moralisatrice et normative de la gauche et la redéfinition multiculturaliste de certains agents de l’Atlantique noire. C’est le cas de Finkielkraut, bien introduit dans les réseaux médiatiques et les revues correspondants qui s’opposent au mouvement anticolonialiste. Celui-ci serait promoteur d’une définition ethnique de la nation française, alors que cette dernière serait la pensée française ou bien encore les valeurs républicaines. Dans la même lignée, d’autres agents adoptent une posture contre ce qu’ils désignent par « repentance » ou encore le « sanglot de l’homme blanc »[11], pour in fine valoriser l’avance supposée de l’Europe sur d’autres continents.

Ce sont ces mêmes thématiques d’une Europe porteuse de la pensée critique qui l’amènerait à se dresser contre soi, tout en s’ouvrant aux autres, qui constitueront aussi les termes du débat politique un peu partout sur le continent et particulièrement en France à travers la liaison faite entre immigration et identité nationale, déclinaison de la question communautaire. Ces deux derniers sujets se voient présentés comme relevant d’un tabou et, de plus, qu’ils feraient partie des préoccupations premières du corps social. D’où les prises de position aussi bien de la région droite que gauche du champ politique ou idéologique. La question de l’identité nationale se trouve redéfinie comme étant un attachement à la terre qu’on aime ou bien à des valeurs républicaines telles que « l’intégration ». On part alors du principe que le « vrai Français » serait en outre celui qui veut s’assimiler, notion largement combattue et critiquée par une partie de l’ancienne génération des intellectuels de la diaspora afro-antillaise à Paris (Le Sanglot de l’homme blanc, p. 88). C’est cette identité qui serait menacée par les migrants et la « tyrannie de la repentance ». Et face à un tel danger, la solution serait de mener une politique spécifique, d’où la création d’un ministère de « l’Immigration, de l’Intégration, de l’identité nationale et du Codéveloppement » en mai 2007. C’est contre cette conception identitaire, liée à une forme de modernité passée, dans laquelle il n’y a effectivement pas remise en question du sujet souverain européen[12], qu’interviennent Glissant et Chamoiseau, François Jullien et bien d’autres intellectuels.

Tout ce débat sur la notion d’identité nationale/modernité marque la vision du corps social et correspond à la recomposition du champ intellectuel avec la consolidation de la position de certains agents issus des « marges » dans cet univers. Ceux-là y relisent autrement les problématiques qui y sont afférentes, de là ils en reformulent les enjeux en mettant l’accent notamment sur la redéfinition de l’« identité nationale » dans le contexte postmoderne d’une mondialisation inachevée. Ce questionnement identitaire constitue en Europe – par exemple le débat sur les racines culturelles de l’Europe (chrétienne ou pas?)[13] – et singulièrement en France l’un des problèmes communs d’un certain nombre de prises de position dans le champ de production idéologique : par exemple le débat sur l’identité nationale. Autrement dit, il s’agit d’une part d’oppositions structurantes des positions de chaque agent littéraire ou politique et, d’autre part, d’une assignation des places dans le champ intellectuel et l’espace public : républicain vs communautariste, multiculturalisme/diversité vs identité nationale, migrants vs nationaux, Europe chrétienne vs monde musulman, modernité vs postmodernité, etc. C’est dans ce contexte que prend racine la production littéraire de Léonora Miano en relation avec d’autres prises de position dans un champ de lutte symbolique, champ en lequel les rapports de forces sont multiples avec des auteures en voie d’y entrer comme Lauren Ekué[14] ou avec d’autres plus confirmés comme Kossi Efoui, Calixthe Beyala, Sami Tchak, Fatou Diome, Abdourahman Waberi, Alain Mabanckou et bien d’autres encore.

Forces en présence, réinvention de soi et espace des possibles

Comme un certain nombre d’écrivains arrivés à la renommée littéraire, Miano fait partie de la population minorée et intellectuelle du champ hexagonal et de la diaspora africaine. Née en 1973 à Douala au Cameroun où elle passe son enfance et son adolescence, elle vient d’une famille bien dotée en capital économique et culturel : son père était pharmacien et sa mère professeur d´anglais. Elle arrive en France hexagonale vers l’âge de 18 ans pour y faire des études de lettres anglo-américaines à l’université de Valencienne, puis à Nanterre. En 2005, elle se fait remarquer grâce à la parution de son premier roman chez Plon. Ce parcours montre qu’elle appartient à la génération d’écrivains qui, à l’ère postcoloniale et postmoderne, a entre la trentaine et la quarantaine comme les Kossi Efoui, Calixthe Beyala, Sami Tchak, Fatou Diome, Abdourahman Waberi, Alain Mabanckou, et bien d’autres encore. Même si cette génération littéraire se différencie de l’injonction de la Négritude et du temps de la critique des indépendances des années 70, elle garde une trajectoire structurellement proche de celle des prédécesseurs de la diaspora afro-antillaise[15].

Une posture plus diasporale

De plus encore, Miano fait partie d’une génération qui a une formation générale en sciences humaines et dont les études supérieures se sont déroulées en France, ce qui lui permet d’être au fait des débats en cours dans l’espace public, notamment celui portant sur l’identité nationale/modernité. En même temps, cette présence en Europe s’inscrit aussi dans le prolongement des écrivains de la diaspora afro-antillaise comme Alioum Fantouré, Ahmadou Kourouma, Sembene Ousmane, Cheikh Hamidou Kane, Henri Lopes, qui ont migré dans les grandes capitales occidentales[16], une présence afro-antillaise en France qui s’inscrit dans la continuité d’un réseau d’intellectuels afro-antillais à Paris datant au moins des années 1920 et 1930 avec les René Maran, Kojo Tovalou, Blaise Diagne, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon Gontran Damas, etc. Mais à la différence de ses prédécesseurs afro-antillais, Miano est bien plus dans une logique de prise en charge de la question de l’identité nationale vue du point de vue hexagonal, que de la mise en évidence d’une spécificité quelconque, notamment lorsqu’elle revendique une identité frontalière. Dans cette perspective, elle se distingue des prédécesseurs lointains aussi bien littérairement qu’idéologiquement. Cette différenciation littéraire et idéologique se marque aussi dans la posture qu’elle adopte, une posture plus diasporale, en ce sens que la figure de l’écrivain transnational (ou monde) devient une figure déterminante (ou historiale) dans l’historicité du réseau de la diaspora, notamment lorsqu’elle se définit comme une auteure « d’expression française, mais de culture africaine et afro-américaine » (Afropean soul - entretien (AFPE), p. 94). Elle se dit influencée par le Jazz et la Soul, musique noire. D’ailleurs son site Internet met en scène effectivement une écrivaine qui utilise ces deux dimensions d’une identité sans cesse réinventée, au gré des changements en cours.

Par exemple, lorsqu’on visite ce site Internet, sa présentation amène à explorer plusieurs facettes de sa posture; et à la rubrique « biographie », elle s’invente un rapport à l’écriture fondée sur l’idéologie du don, une sorte « d’inspiration » qui lui serait venue seule, d’autant plus que le moteur de cette propension à l’écriture serait le « musical » avec Cyd Charisse. On retrouve alors les deux dimensions, à savoir la pratique littéraire et la musique africaine américaine qui sera souvent mobilisée dans ses textes. Elle y présentera ses disques de prédilection, pour la plupart des artistes africains-américains. Cette réinvention de soi, qui passe par la réappropriation de la culture noire américaine, se fonde principalement sur une culture plus livresque que nourrie par l’expérience sensible, dans la mesure où Miano l’a davantage étudiée à l’université : elle n’a pas séjourné longuement aux États-Unis. Et elle n’a à ce jour qu’un seul ouvrage traduit là-bas. On peut parler de réinvention de soi, comme chaque écrivain peut le faire selon ses propres dispositions. Il s’agit tout d’abord d’une stratégie qui vise à lui donner une posture plus diasporale; elle constitue aussi un écart déterminant par rapport aux tenants du mouvement de la « Négritude » et des producteurs critiques des indépendances dans les années 70 et 80. Puis elle permet encore de bénéficier des avantages de l’image positive du Noir américain en France à partir de la musique, aspect le plus connu de cette communauté. Et se dire de culture africaine lui donne la légitimité de parler de l’Afrique en général selon l’horizon d’attente du public français et plus largement européen. C’est donc à partir de ce reprofilage qu’elle va construire une stratégie de placement dans les différentes fractions du champ littéraire aussi bien hexagonal que de la diaspora afrodescendante.

Dès lors, d’un côté, il y a des producteurs littéraires de la diaspora afro-antillaise qui sont soucieux d’inscrire leur production dans l’immanence en prenant en charge, comme le fait déjà le champ intellectuel de façon plus large, les problématiques liées au processus de subjectivation[17] (ou de l’identité) notamment la question de l’identité nationale et de l’immigration. Ils vont construire une position qui se distingue largement de l’obligation d’engagement exigée par l’héritage du champ en privilégiant une vision esthétisante et en multipliant le cadre référentiel du discours, grâce à la mise en relief par exemple de la thématique de l’exil, de la sexualité, de la folie et de la création artistique; et d’autre part, elle s’insère dans le contexte plus général de la montée du paradigme postmoderne et postcolonial. Sur le plan esthétique, est promue une écriture plus hybride dans sa composition formelle et au niveau du contenu. C’est ainsi que Miano fait souvent appel à la musique africaine-américaine, la Soul, comme elle l’indique elle-même. Elle dit faire travailler sa syntaxe par le rythme musical, l’intertextualité, le multilinguisme (AFPE, p. 94), etc.

Cette distance de l’héritage du champ se fait au nom d’une autre injonction plus en phase avec l’époque postmoderne, à savoir la revendication de la liberté créatrice caractérisée par une forme d’individualisme et de désengagement relatif dans l’écriture, ce qui facilite l’emploi du récit à la première personne pour certains producteurs qui rejoignent la tendance de la fraction du champ légitime. De là, vont naître de nouvelles stratégies d’écritures centrées sur une forme de marginalité non radicale comme avec Miano. Il s’agit entre autres de la mise en évidence de la figure d’un Africain d’Europe que, de surcroît, Léonora Miano appelle « afropéen ». Cette démarche lui permet de développer une esthétique postmoderne qui privilégierait un imaginaire plus transculturel (La Diaspora postcoloniale en France, p. 207) conformément à sa propre position dans le champ social d’où elle revendique une identité dite frontalière. Cette revendication la différencie de la fraction hexagonale du champ, alors souvent pris pour le centre, tandis que les producteurs afrodescendants feraient partie de la périphérie[18] et seraient cantonnés à des questionnements spécifiques.

Entre la production large et restreinte

Comme un certain nombre d‘intellectuels de la diaspora afro-antillaise, l’un des problèmes que Miano essaie de résoudre est de concilier à la fois l’engagement critique sur le processus de subjectivation ou le « souci de soi »[19], traduit dans le champ idéologique par l’identité dite nationale qui fait l’objet de contestation ou d’adhésion selon l’origine dispositionnelle des agents, et la nécessité d’admettre la centralité de cette thématique dans l’héritage du champ littéraire de la diaspora afro-antillaise; ce qui est d’autant plus vrai dans le contexte postmoderne et postcolonial; d’une part, c’est cette position qui nous permet de mieux comprendre ses choix littéraires dans un environnement éditorial en pleine mutation où l’espace des possibles de Miano est limité à quelques options sur le plan des orientations littéraires. En effet, en publiant chez Plon, elle semble opter pour une voie qui oscille entre la sphère de production large et restreinte. Et la couverture de ses ouvrages va illustrer cette oscillation : l’intellect à travers un titrage évocateur, voire poétisant et oxymorique (astres/éteints); l’usage d’une couverture sur fond blanc, sur plus de la moitié supérieure du livre. L’émotion à travers l’utilisation d’une photo qui vise à marquer les esprits, centrée sur le visage de Miano, le bandeau enrobant les cheveux et le regard semi suggestif, une présentation propre aux éditions Plon et à la visée moins commerciale…

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Mais le passage à l’édition de poche tentera surtout d’orienter la compréhension du roman en modifiant la couverture de départ au profit d’une couverture laissant supposer que l’Afrique est en arrière fond dans le propos de cette production littéraire; mais elle est au sol, sur lequel marche une femme à la coupe afro. Dès lors, il devient plus compréhensible de l’entendre critiquer ostensiblement les milieux parisiens de la diaspora afrodescendante, en ce sens qu’elle rejoint la posture adoptée. D’autre part, comment transposer cette position qui se veut critique, tout en intégrant l’esthétique en phase avec la temporalité postmoderne. Celle-ci marque une certaine distinction de la période des prédécesseurs, période dont l’une des problématiques majeures était le procès identitaire qui s’est alors transmuté pour se mêler aux considérations contemporaines sur les questions communautaires, en l’occurrence l’identité nationale, la question noire, etc.

L’écriture musicale : une esthétique postmoderne ?

Le discours littéraire de Miano va retraduire les bouleversements postmodernes et postcoloniaux qui ont lieu dans le champ, ainsi que sa position dans l’univers social. Il va mettre en relief une esthétique littéraire qui mobilise dans le texte l’expérience de l’urbanité à travers notamment la musique Soul et Jazz; elle évoque aussi le questionnement communautaire par le truchement de sa notion d’« afropéen ». Ainsi, par l’écriture, Miano retravaille aussi le concept de « postmodernité » comme métarécit, ici le métarécit de « l’identité nationale », transcendé par « l’identité frontalière »? De la sorte, elle prend position dans le débat intellectuel et littéraire sur le communautaire à partir d’une compréhension relative de la notion de « Relation » de Glissant.

Tels des astres éteints s’ouvre sur une dédicace aux « identités frontalières », si cette notion n’est pas définie immédiatement, on peut la rapprocher de la posture diasporale que Miano adopte. En effet, si elle se dit de culture africaine et africaine américaine, n’est-ce pas pour affirmer sa position hybride et marginale à la fois, toujours sur la frontière, perçu comme lieu de croisement ici de l’Afrique, là de l’Amérique noire et peut-être de l’Europe? Du moins, c’est ce qui semble se manifester dans son écriture dont la vocation première serait humaniste. De la sorte, l’on comprend la raison pour laquelle elle conçoit l’acte d’écrire comme un acte intellectuel pour comprendre ce qu’est « être humain » et pour entrer en relation avec autrui (AFPE, p. 92). C’est cette dimension revendiquée que l’on retrouve encore dans Tels des astres éteints et Blues pour Élise. Et le choix d’une bande sonore pour ces romans lui permet d’affirmer son ambition esthétique censée aller au-delà des prédécesseurs fascinés par ce qu’on appellerait la « négritude » ou encore aux critiques des indépendances adeptes d’un discours littéraire à la fois poétique et politique. C’est pourquoi Tels des astres éteints commence aussi par cette dédicace aux identités frontalières (« Pour les identités frontalières ») et se poursuit par une épigraphe biblique qui souligne encore l’ambition humaniste revendiquée par l’auteure : « Dès lors, plus de mensonge : que chacun dise la vérité à son prochain; ne sommes-nous pas membres les uns des autres? » (Épître aux Éphésiens, 4:25). Non seulement cette ambition humaniste est relayée par l’interdiscours avec l’Épitre aux Éphésiens, mais aussi par la référence à la musique urbaine, fédératrice, et qui se confond à la syntaxe de l’auteur. C’est cette présence massive de la musique qui donne une dimension singulière à la production romanesque de Miano.

Écriture immanente : urbanité et musique

La bande son est souvent évoquée en ouverture de chapitre, elle fait aussi écho à un paysage urbain relativement violent qui domine largement cette production. Ainsi au moment où le protagoniste principal rentre chez lui, dans un quartier de concentration de la précarité sociale, économique et culturelle, il se met à y écouter du Curtis Mayfield comme pour oublier la violence des lieux. « Était-ce bien le moment d’écouter Hard Times? C’était toujours le moment. Les temps ne cessaient d’être durs. L’amour en fuite constante »[20]. Cet écho aux difficultés d’un peuple se retrouve aussi associé au cinéma africain américain largement convoqué comme Superfly, film de blaxploitation, réalisé par Gordon Paks en 1972 dont Curtis Mayfield a composé la musique; ou encore Do the right thing (1989) de Spike Lee (Tels des astres éteints, p. 113-114)[21]. Musique et cinéma sont effectivement associés car l’un peut reprendre le titre de l’autre, ainsi les protagonistes peuvent écouter une musique qui se réfère à un film, c’est le cas de Michel et Gaétan de Blues pour Élise, qui, dans leur voiture, écoutent une radio qui diffuse une artiste africaine américaine : « Ils écoutèrent l’artiste s’expliquer sur le titre de son disque, Daughter of the Dust, inspiré du film de Julie Dash, avant de se lancer dans une interprétation a capella de la chanson ainsi intitulée »[22]. L’évocation musicale accentue l’ambiance générale qui est partiellement dominée par des figures de la diaspora africaine dans un lieu nommé indifféremment le Nord, même si l’on croit deviner qu’il s’agit de Paris. Tandis que dans Blues pour Élise, on parle clairement de la France et de la greffe afrodescendante qui préfigure la venue d’un nouveau monde, un monde plus mêlé, plus afropéen, d’où l’épigraphe de Murakami : « Un jour nouveau est sur le point d’arriver mais l’ancien porte encore sa lourde traîne. Comme l’eau de la mer et l’eau de la rivière affrontent leurs élans à l’embouchure, le nouveau temps et l’ancien temps luttent et se mélangent » (Blues pour Élise. Séquences afropéennes, p. 62). Cet interdiscours au sens large, à la fois du texte et de la musique permet d’hybrider davantage la syntaxe de cette production romanesque.

Si la musique accentue le décor, l’ambiance et complète le rythme de la phrase et le rythme général du roman, ce dernier se fait par l’introduction d’intermèdes musicaux. Ces derniers apparaissent comme des itérations ou refrains censés épouser la caractéristique même de la musique des mondes afrodescendants dont l’une des structures fondamentales se caractérise par l’appel/réponse. Ainsi l’intermède musical répond à l’appel du texte, en contribuant à donner et à créer l’ambiance de chaque chapitre du roman : « Ambiance sonore : Ça t’fait du bien, J’ai pas confiance, Valéry Boston, H.A.P.P.Y, Sandra Nkaké. Malaïka, Miriam Makeba » (Blues pour Élise. Séquences afropéennes, p. 94).

La musique peut aussi servir à souligner un aspect émotif. Ainsi Amok, le protagoniste principal de Tels des astres éteints s’éprend d’Amandla, une militante proche des thèses de Marcus Garvey et qui fait partie du réseau dit kémites, se met à écouter de la musique car depuis ce « fameux samedi, Amok constatait qu’il pensait à elle. Tout le temps. De manière étrange. Il s’était passé en boucle des chansons guillerettes comme Candy ou Attack me with your love. Et puis, le phénomène s’était aggravé. Il avait délaissé Cameo. Opté pour du lourd : Teddy Pendergrass. Le soul lover par excellence » (Tels des astres éteints, p. 212). La musique produit certes de l’émotion amoureuse, elle est une thérapie pour le personnel littéraire. Elle vient en soutien, ponctuer une vie malheureuse ou difficile comme l’illustre l’incipit de Blues pour Élise, comme c’est le cas pour Akasha : « Akasha s’était levée du bon pied : le plus résolu. Elle avait allumé son ordinateur, ouvert la liste de lecture compilant les plus belles chansons de Millie Jackson. C’était sa soul therapy. Une musique chaude. Sensuelle. Tout allait changer » (Blues pour Élise. Séquences afropéennes, p. 13).

Postmodernité de l’Identité frontalière vs modernité de l’identité nationale

Si l’évocation de cette musique africaine américaine est massive et demeure aussi une transposition de sa posture dans son écriture, elle qui s’identifie à la culture africaine américaine, elle lui permet aussi de travailler la question du processus de subjectivation qui est aussi l’un des héritages du monde littéraire. Ainsi à travers les figures d’Amok, figure du doute par excellence, de ce qu’elle appelle la frontière dans la tendance glissantienne, du déplacement et de l’interrogation de soi. Ce souci de soi, alors devenu aussi culturel pour paraphraser Foucault, s’inscrit également dans le cadre de l’humanisme tant préconisé comme l’interroge le « nous » collectif : « Qu’est-ce qu’être humain ? C’est d’abord être noir. Ce n’est pas une question de mélanine » (Tels des astres éteints, p. 17). De telle sorte, que les Noirs peuvent avoir la possibilité d’élire domicile ailleurs que sur le « continent souche », dès lors ils sont des Noirs du Nord (Tels des astres éteints, p. 80). C’est cette identité qui se trouve reconfirmée dans Blues pour Élise dans l’affrontement verbal entre Michel et Gaétan; le premier semble plus proche d’illustrer la position afropéenne contre l’enfermement dans une africanité ancestrale, tandis que le second est à la recherche d’un enracinement africain, lié à l’enfance. Dès lors, pour Michel, « l’idée même de s’établir hors de l’Occident lui ôtait toute envie de voyage. Bien sûr, Michel se disait parfois subsaharien. Lorsqu’il employait ce terme, c’était en référence à sa généalogie, à rien d’autre » (Blues pour Élise. Séquences afropéennes, p. 63). Dans Tels des astres éteints, c’est ce que semble figurer Amok, la frontière donc, à la différence des thèses défendues par Amandla, son amante, plus proche du Gaétan de Blues pour Élise. Amandla est davantage favorable à un retour de ce qu’elle appelle les Kémits sur le continent souche, après avoir cherché ses racines d’abord dans l’histoire noire (Tels des astres éteints, p. 103). Là où Amok prône une identité frontalière, incarnation même de l’humanisme : « Dans un monde où les humains s’aimeraient et fraterniseraient spontanément, les paradis ne seraient pas à rebâtir. Des cultures ne seraient pas bafouées. […] Les identités ne seraient pas nationales mais frontalières. Les frontières seraient un long côte-à-côte. Plutôt qu’une cicatrice barrant l’unité du genre humain » (Tels des astres éteints, p. 126).

C’est à travers le personnel littéraire qu’apparaît surtout la question de l’identité nationale, voie très critiquée par Amok et que tentent de suivre d’autres protagonistes comme Amandla et Shrapnel de par leur proximité avec les milieux dits kémites, ou encore Michel; de là, on peut dire que l’esthétique romanesque de Miano pastiche le discours social des milieux de la diaspora noire à Paris, ceux qu’elle appelle elle-même les « Afropéens », dans une position de marge permanente. Cette hybridité culturelle qu’elle oppose aux « identités nationales » lui permet de rejoindre les thèses de Glissant et Chamoiseau qu’elle pastiche aussi à travers un certain nombre d’usage lexical (le pays primordial, pays d’avant (Tels des astres éteints, p. 81-82). Outre ce pastiche, elle convoque aussi des phrases qui font écho à la musique comme ses introductions (« Intro : Come Sunday ») (Tels des astres éteints, p. 13), qui en adopte la cadence, souvent des phrases simples alternent avec des phrases complexes, rarement multiples : « Une tache de toi sur l’écran, avant que je ne sorte prendre mon quart de noirceur, dans les couloirs du passage aveugle. Là, une tache de toi sur une affiche » (Tels des astres éteints, p. 13). Il y a aussi des itérations syntaxiques, la mobilisation d’un lexique et expression du français dans des grandes villes d’Afrique francophone (par exemple : des Sans confiance, des moyennes sexuellement transmissible (Tels des astres éteints, p. 38), pain chargé (sandwich) (Tels des astres éteints, p. 67), qui prennent une autre signification dans la production romanesque de Miano, qui se réinvente alors une langue propre à son esthétique, etc. Et cette démarche fait sens dans le réseau littéraire.

Pour couper court : le sujet diasporal réinventé

Nous avons abordé le réseau littéraire comme métaphore d’un jeu auquel s’investissent des « joueuses » comme Léonora Miano et bien d’autres encore. L’idée principale était d’articuler sa production littéraire Tels des astres éteints (2008) et Blues pour Élise (2010) avec le débat portant sur la modernité (les identités nationales) et la postmodernité (les identités frontalières) dans l’espace public. Pour ce faire, nous nous sommes demandé comment l’auteure de l’Intérieur de la nuit prend en charge ce problème de la tension entre modernité et postmodernité à la fois dans sa dimension idéologique et esthétique. Notre hypothèse est que Léonora Miano se recrée un ethos et un hexis qui lui permettent de se conformer à l’espace des possibles ouverts par le champ intellectuel de la diaspora afrodescendante. Cette position singulière se retrouve retraduite dans son oeuvre, car elle y développe une écriture en lien avec la musique urbaine noire en général et africaine-américaine en particulier; et cette orientation correspond aussi à sa propre position dans le champ social. Pour appuyer cette hypothèse de base nous avons développé trois pistes de réflexion.

En effet, le premier point concerne le réinvestissement de la question identitaire, par les agents du champ, encore considérés comme étant ancrés dans la modernité. Leur débat porte sur la question communautaire qui voient s’opposer des agents de la diaspora et certains de ceux de l’Hexagone, alors répartis entre le pôle conservateur et le pôle progressiste, deux points de vue par rapport auxquels se positionne Miano qui recherche une alternative à cette dichotomie. Le deuxième point a trait aux différentes forces du champ et à l’espace des possibles qui s’offrent à Miano. Celle-ci prend en charge la question communautaire à laquelle elle oppose l’identité dite frontalière, tout en se distinguant de l’injonction de l’engagement moderne et ce en faisant la promotion et de la marge et de la liminalité identitaire ainsi que scripturaire. Le troisième point concerne la mise en place d’une esthétique postmoderne dans Tels des astres éteints et Blues pour Élise, deux productions contemporaines qui mettent en place une écriture immanente en lien avec la musique urbaine noire et figurent la diversité et l’instabilité liée à une position située entre plusieurs frontières ou marges (postmodernité) en opposition aux identités stables comme l’identité nationale (modernité). Elles figurent aussi la dissémination des agents dits « afroparisiens », comme instances d’interrogation des rapports à soi. Ceux-ci sous-tendent une culture du souci de soi, mais un soi relu dans le jeu de passage de l’individualité à la transindividualité[23].

In fine, on peut rappeler que Miano met bien en place une esthétique postmoderne qui tente de faire travailler les écarts de la question communautaire. De la sorte, elle fait apparaître les « insoupçonnés du préalable de la pensée »[24] produits sur le sujet diasporal. Dans cette perspective, l’évocation de l’urbanité, de la musique, ainsi que le travail sur le processus de subjectivation à travers les figures de proximité (porteuse d’une interrogation sur soi) incitent Miano à se singulariser à la fois des autres producteurs, mais aussi de sa propre production antérieure aux deux romans invoqués dans cette étude. Elle se réinvente alors grâce au jeu avec le discours social qui se trouve pastiché. Et l’écriture ou le style lui apparaît comme un pastiche de la musique soul et du Jazz.