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La mendicité est un phénomène universel; elle est pratiquée aussi bien par des hommes que des femmes de tous les âges (Goel, 2010). De nos jours, le mendiant est devenu une figure familière du quotidien des villes (Bernier, Bellot, Sylvestre et Chesnay, 2011; Zubkova, 2013; Gueslin, 2013). Ce constat est aussi avéré dans certaines villes africaines. En effet, plusieurs auteurs soulignent que la pratique de la mendicité est un phénomène qui prend de l’ampleur dans certaines villes d’Afrique, comme Antananarivo (Ballet, Bhukuth, Rakotonirinjanahary et Rakotonirinjanahary, 2010), Dakar (Wane, 2010; Faye, 2014), Niamey (Gilliard, 2005; Abdou, 2017), Bamako (Douville, 2004), Abidjan (Assi, 2003) et Ouagadougou (Bako, 2008; Sawadogo, 2011; INSD, 2011; Degorce, Nikiema et Sawadogo, 2016). Dans ces villes africaines, on observe plusieurs typologies de mendiants : les personnes âgées, les personnes vivant avec un handicap, les personnes valides et les enfants vivant dans la rue. Cette typologie connaît une mutation rapide, notamment avec l’arrivée massive des femmes dans la mendicité. Gilliard relate le cas de la mendicité des femmes valides peules à Niamey (Gilliard, 2005). Il souligne que « [s]i la proportion de mendiants handicapés masculins est très élevée par rapport aux femmes, c’est le contraire pour les valides. » (ibid., p. 105) En plus des femmes peules, Gilliard observe également le cas des veuves qui ne sont plus prises en charge par le réseau familial du mari, comme la tradition le prévoit. Il relève en outre la mendicité des femmes répudiées ou abandonnées par leur mari en exode. Abdou (2017), abondant dans le même sens que Gilliard, souligne que la mendicité des femmes prend de l’ampleur à Zinder, une ville du Niger. Selon cet auteur, l’absence de revenus, la pauvreté familiale, l’absence du soutien social, l’abandon par le mari et le handicap poussent les femmes à pratiquer la mendicité (Abdou, 2017, p. 321). Cette mendicité féminine est de plus en plus visible avec la présence des « mères de jumeaux » dans les rues. À Dakar, les « mères de jumeaux » font désormais partie des catégories de mendiants recensées (Wane, 2010). À Ouagadougou, les « mères de jumeaux » mendient au niveau des carrefours, devant les édifices religieux, notamment les mosquées (Degorce, Nikiema et Sawadogo, 2016), les épiceries et les établissements bancaires (INSD, 2011; Sawadogo, 2011). La pratique de la mendicité par les « mères de jumeaux » fait penser à l’obligation découlant des représentations sociales de la gémellité qui, dans certaines sociétés, oblige la mère de jumeaux à faire une quête symbolique et ponctuelle dans le but de protéger ses enfants. Cependant, on constate de nos jours que la mendicité des « mères de jumeaux » est un phénomène visible et quotidiennement inscrit dans l’espace public de la capitale du Burkina Faso (Degorce, Nikiema et Sawadogo, 2016). La quotidienneté de la pratique et son ampleur laissent penser à un usage détourné des codes culturels en contexte urbain. Ainsi, nous cherchons à comprendre les logiques actuelles de mendicité de ces femmes. C’est pourquoi la question fondamentale posée dans cette étude est : Que représente aujourd’hui la mendicité pour ces « mères de jumeaux » qui mendient dans les rues de Ouagadougou? Cette question est pertinente, car les résultats des études actuelles ne permettent pas d’y répondre. D’abord parce que les études récentes sur les traditions et les représentations gémellaires sont rares (Renne et Bastian, 2001) et que l’essentiel des études sur la gémellité relate des observations de terrain relativement anciennes (Delaunay, 2009). Ensuite, des auteurs se sont intéressés au phénomène de la mendicité dans les villes de l’Afrique de l’ouest, mais la réflexion sur le cas spécifique de la mendicité des « mères de jumeaux » en contexte urbain tient une place secondaire dans leurs recherches. En tant que phénomène social, il est important que la problématique de la pratique de la mendicité par les « mères de jumeaux » soit documentée afin d’enrichir le champ de la sociologie.

Pour ce faire, nous avons mené une phase exploratoire entre janvier et novembre 2015, puis la phase d’enquête à proprement parler, entre février et mai 2018. Afin de mieux comprendre la logique d’occupation de l’espace par les « mères de jumeaux » en situation de mendicité dans la ville de Ouagadougou, nous avons procédé à l’identification des sites stratégiques de mendicité occupés par ces femmes. Nous avons repéré 39 sites préférentiels occupés par des « mères de jumeaux » en situation de mendicité. Sur chaque site de mendicité repéré, nous avons rempli une fiche d’identification avec les femmes présentes et ayant accepté de participer à l’enquête. Cette fiche d’identification a permis de dénombrer 198 « mères de jumeaux » en situation de mendicité et de saisir leur profil socio-démographique (âge, situation matrimoniale, religion, groupe socioculturel d’appartenance, niveau d’instruction et statut professionnel avant la pratique de la mendicité). À l’issue de la phase d’identification, nous avons demandé aux femmes leur disponibilité pour des entretiens approfondis que nous avons réalisés à l’aide du guide d’entretien semi-dirigé. Le choix de l’entretien semi-dirigé a été motivé par le fait que cette méthode permet d’explorer en profondeur les différentes facettes de l’expérience de la personne interviewée (Poupart et al., 1997). De plus, Mucchielli (2009[1996]) ajoute qu’elle permet au chercheur de mettre également l’accent sur le non-verbal. La collecte de données s'est opérée par observation directe d'événements qui nous étaient extérieurs. Il s’est agi d’une observation qui nous a permis de côtoyer les « mères de jumeaux » en situation de mendicité en vivant près d’elles, en observant leurs attitudes et leurs réactions, en échangeant spontanément au gré des conversations banales, ce qui a fait émerger des réalités auxquelles l'enquête formelle ne peut accéder.

Parmi les 198 « mères de jumeaux » identifiées sur les 39 sites de mendicités, 30 ont accepté de participer aux entretiens individuels semi-directifs. Nous avons également échangé avec 3 époux de « mères de jumeaux » en situation de mendicité, 3 fausses « mères de jumeaux », 4 agents de la police, 5 leaders religieux et coutumiers, 3 responsables d’association militant pour la protection de la femme et/ou de l’enfant. En outre, nous nous sommes entretenus avec 11 autres mendiants partageant le même site de mendicité que les « mères de jumeaux », 9 marabouts et guérisseurs et 33 autres citadins.

Ces interlocuteurs ont tous volontairement accepté de participer à la recherche. Nous nous sommes entretenus avec les interlocuteurs jusqu’à saturation, c’est-à-dire jusqu’à ce que toute nouvelle réponse n’apporte aucun élément nouveau à la compréhension du phénomène à l’étude (Savoie-Zajc, 1996).

L’utilisation de plus d’une technique de cueillette des informations (par exemple, entrevues individuelles, observation directes des pratiques, fiche d’identification et GPS) a permis une triangulation des données (Reidy et Mercier, 1996), dont l’analyse a abouti à des résultats intéressants que nous avons organisés suivant trois grands axes : 1) représentations ambivalentes de la gémellité en Afrique : mise à distance et économie du don; 2) précarité des « mères de jumeaux » dans le milieu urbain ouagalais; 3) instrumentalisation d’une tradition et stratégie de survie par la mendicité.

1. Représentations ambivalentes de la gémellité en Afrique : mise à distance et économie du don

Les naissances multiples ont toujours fasciné l’imaginaire collectif, comme le relève Gélis (1991). De l’avis de cet auteur, qu’une femme puisse donner le jour simultanément à plusieurs enfants interpelle toute société, toute culture. Aussi, depuis l’Antiquité, la naissance de jumeaux est interprétée comme une rupture de l’ordre naturel, comme le résultat d’une intervention magique et divine (Staraci, 2013). Afin de maîtriser l’environnement physique et social qui l’entoure, et de s’y ajuster, l’homme tente de le conceptualiser (Jodelet, 2003).

1.1. Les représentations sociales de la gémellité en Afrique

1.1.1. La naissance des jumeaux : un évènement exceptionnel

Les études portant sur les représentations culturelles des jumeaux en Afrique montrent que la perception sociale de la gémellité est ambivalente. Pison (1989) souligne que, en Afrique, la naissance de jumeaux suscite des sentiments parfois très contrastés d’un groupe socioculturel à l’autre. Certains groupes socioculturels les accueillent favorablement, estimant qu’ils sont le fruit d’une bénédiction, alors que d’autres les rejettent, craignant les pouvoirs destructeurs que leur prêtent certaines croyances du Continent (Pison, 1989, pp. 252-254). Ce constat confirme les résultats de l’étude de Cissé (1973) et de celle de Paulme (1988[1940]) qui soulignent que chez les Dogons au Mali, la naissance des jumeaux est tenue pour un évènement exceptionnel et les jumeaux sont considérés comme des êtres étranges. Rivière (1981) relève également que les Evé du Togo perçoivent les jumeaux comme des êtres portants en eux des dynamismes à la fois positifs et négatifs, mais dont le pouvoir bénéfique est dominant. Selon cet auteur, la prise en charge des jumeaux incombe à toute la communauté, car la bénédiction qu’ils procurent profite à tous.

Par ailleurs, au Burkina Faso, dans la société moaaga, les jumeaux sont considérés comme porteurs de toutes sortes de maux : maladies des yeux, paralysie, voire la mort des parents (Touré, 1993). Toujours selon Touré (1993), il était autrefois légitime de tuer les jumeaux de même sexe selon plusieurs procédés (empoisonnement, noyade, abandon dans une termitière). Ilboudo (1966) s’intéresse à l’origine des jumeaux dans cette société, où ils sont considérés comme proches des kinkirsi (génies), ce terme désignant à la fois les jumeaux et les génies. Tiendrébéogo et Pageard (1974) analysent la notion de kinkirga (singulier de kinkirsi) chez les Moose et retiennent trois acceptions du terme qui reflètent l’ambivalence des représentations associées aux jumeaux. Kinkirga peut ainsi désigner un esprit bon ou mauvais, notamment l’esprit ou le génie qui est nécessairement attaché à chaque être humain et à chaque animal, un esprit incarné dans un jumeau et, enfin, un autel sur lequel on pratique les sacrifices destinés au génie. Selon ces auteurs, l’union d’un kinkirga et d’une femme est à l’origine de la naissance gémellaire (Tiendrébéogo et Pageard, 1974). Ces conceptions ne sont pas spécifiques aux Moose; les Lyela associent les jumeaux aux génies des bois, des collines ou des eaux, et les Bissa les considèrent comme porteurs de chance pour leurs familles (Bamony, 2001). Chez d’autres groupes socioculturels également, les jumeaux « sont considérés comme des génies qui visitent la femme ou toute la famille par sympathie. Ils sont considérés comme des porte-bonheur » (Touré, 1993, p.70).

La perception négative des jumeaux peut trouver écho dans les résultats des études menées à Kinshasa sur les enfants sorciers où il est démontré que des milliers d’enfants en bas âge ou des adolescents vulnérables et dans une situation sociale précaire sont identifiés comme sorciers dans le cadre d’accusations formelles (De Boeck, 2000; Yengo, 2008; Tonda, 2008). Ces perceptions négatives ont été confirmées par l’étude de Delaunay : « Certaines naissances "anormales" (enfants malformés, jumeaux, naissances par les pieds…) font l’objet d’infanticide, généralement de manière immédiate, alors que l’enfant est aux portes de la vie. » (2009, p. 35) Autrement dit, dans de nombreux groupes socioculturels, des nouveau-nés ne répondant pas à des standards de normalité sont sujets à des interprétations de l’imaginaire culturel (Yengo, 2008; Tonda, 2008).

Les représentations sociales autour de la gémellité dans certaines sociétés africaines pourraient alors s’expliquer par le caractère non habituel et difficilement explicable de la naissance simultanée de deux enfants et parfois plus, alors que la femme est généralement unipare, contrairement à beaucoup d’autres mammifères qui, eux, sont multipares (Cissé, 1973). D’où les précautions prises à leur naissance et le déploiement de rituels dans le but de les protéger et de protéger leur famille ainsi que toute la communauté.

1.1.2. Les rituels en l’honneur des enfants jumeaux : une quête symbolique

La gémellité a une signification particulière dans les systèmes de représentation en Afrique (Cissé, 1973; Zagré, 1982; Paulme, 1988; Pison, 1989). Dans certains groupes socioculturels, les jumeaux, considérés comme des divinités ou des esprits incarnés, doivent être présentés à la communauté tout entière qui leur fait des offrandes (Zagré, 1982; INSD, 2011). En retour, ils accordent des faveurs et font jouir de la chance la progéniture des personnes qui leur font des offrandes (Zagré, 1982). Au Mali, il existe un rituel chez les Malinké et les Bambara en faveur des enfants jumeaux. Selon ce rite, afin de présenter ses enfants à la communauté, la mère doit se promener avec ses jumeaux sur une place publique et faire une quête symbolique (Cissé, 1973). Au Burkina Faso, chez les populations Moose, il existe des pratiques similaires qui contraignent les mères de jumeaux au rite de présentation des jumeaux (Zagré, 1982). Cela

[…] consiste pour la mère de jumeaux à emmener ses enfants jumeaux sur une place publique, notamment la place du marché. Les jumeaux sont ainsi présentés à la communauté qui leur offre des présents (galette, beignet, sésame, argent, etc.). Les membres de la communauté demandent en retour aux enfants jumeaux leur bénédiction : c’est un acte symbolique, culturellement chargé de sens.

Bako, 2008, p. 7

Guebre (2005) explique que, au Burkina Faso, les enfants jumeaux sont considérés comme « anormaux » et que c’est la raison pour laquelle ils doivent être présentés à tous les membres de la société. Et cela se fait sur la place du marché. La présentation de ces êtres « anormaux » donne lieu à des offrandes, des dons faits à la mère par des membres de la société. Cet auteur précise que dans la société dagara, ce rituel se fait une seule fois. Selon lui, il est inconcevable de dire que les mères de jumeaux mendient, car, en réalité, elles ne mendient pas, mais accomplissent un rite pour la famille et la communauté tout entière. Parallèlement, le père de jumeaux est lui aussi tenu de faire des sacrifices. Les enfants jumeaux étant considérés comme des divinités, tous ces rites ont pour but de préserver la société de leur colère et de la faire bénéficier de leur grâce divine (Guebre, 2005, p. 17). Le Kamsongho Naaba Sanem[1] abonde dans le même sens en disant que, traditionnellement, la mère de jumeaux les emmenait au palais et ensuite au marché, dans le but de les présenter et de recevoir des dons symboliques (beignets, galettes, sésame, arachides, argent). Le Kamsongho Naaba Sanem ajoute que, en retour, les jumeaux bénissent leurs donateurs (Sawadogo, 2011). Zagré (1982) fait remarquer que la récurrence de ce rite de présentation symbolique dépend de chaque groupe socioculturel et du sexe des jumeaux. Il ajoute que la vie et la survie des jumeaux dépendent de l’organisation des rites dont la non-observance peut entrainer des conséquences néfastes, aussi bien pour eux que pour leurs parents et la communauté tout entière.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les pratiques rituelles ne sont pas le fait du hasard; on remarque une insertion temporelle et spatiale des rites liés à la gémellité : les rites sont accomplis sur un lieu donné, à des moments prédéterminés. Un des faits marquants est le rôle de la mère de jumeaux dans l’organisation des cérémonies : c’est elle qui doit sortir avec les jumeaux, les présenter sur une place publique et faire une quête symbolique. En plus de la quête et des sacrifices, des rites et des cultes sont également accomplis en l’honneur des jumeaux et de leur mère. La mère de jumeaux est visiblement au centre des pratiques rituelles visant à protéger les enfants ainsi que toute la communauté de la colère des dieux. L’on remarque en outre que les pratiques rituelles en l’honneur des jumeaux ou de leur mère occasionnent la circulation de dons faits aux jumeaux et à leurs parents. En contrepartie, les donateurs reçoivent toutes sortes de récompenses : bénédiction, paix sociale, prospérité et santé. Afin de mieux comprendre le sens du don dans la société, jetons un regard rétrospectif sur la littérature concernant le don et les institutions qui favorisent sa circulation.

1.2. Mendicité, aumône et don, quels liens?

La mendicité est un concept qui fait l’objet de débats dans le champ théorique du don. Collignon (1984) définit la mendicité comme une stratégie de survie en milieu urbain, quelquefois même un « petit métier » auquel les franges les plus pauvres peuvent s’adonner à temps partiel. Cela fait dire à l’auteur que « […] la mendicité opère une redistribution et un échange de services » (ibid., p. 581). Au-delà de la pauvreté qui peut légitimer la pratique de la mendicité comme le relève Collignon, d’autres auteurs, tel que Vuarin (1990), mettent l’accent sur le handicap et l’âge qui, dans certaines sociétés, sont considérés comme des indicateurs d’une incapacité de production. Il souligne en effet que :

La mendicité est […] une institution parfaitement légitime, spirituellement, culturellement, économiquement fonctionnelle. Elle est cependant d’autant plus légitime que le mendiant « mérite » l’aumône, qu’elle lui est due en raison de ses handicaps physiques, de ses infirmités ou de sa vieillesse, ou du caractère exceptionnel du malheur qui l’affecte.

Vuarin, 1990, p. 608

« La mendicité est une pratique sociale et économique surtout individuelle, parfois collective » (Hamzetta, 2004, p. 7), qui consiste à demander à autrui des moyens de subsistance. Althammer précise davantage le concept en ces termes :

La mendicité est une demande individuelle de charité, sous une forme monétaire ou en nature, exprimée à l’aide de mots, de gestes, de symboles corporels et d’autres signes reconnaissables, adressés à des personnes sans lien de parenté ni de connaissance avec le demandeur et qui fait explicitement appel au besoin d’être aidé.

2007, p. 9

Le concept de mendicité ainsi discuté est à distinguer du concept de quête, car « […] le terme de quête […] renvoie à une activité instituée et contrôlée, qu’elle soit religieuse ou laïque, alors que la mendicité est un phénomène plus individuel et non maîtrisé » (Chehami, 2013, p. 197). Le rite de présentation des jumeaux chez les Moose est une quête symbolique en ce sens qu’elle est prescrite par une instance morale (la coutume ou la religion) qui la contrôle. Cette forme de quête est ponctuelle et son objectif se rapproche de l’accomplissement d’un acte rituel plutôt que de l’acquisition de biens matériels. La mendicité est donc différente de la quête. La « mère de jumeaux » en situation de mendicité a un statut particulier lié à l’importance culturelle et symbolique de la quête qu’elle doit pratiquer en l’honneur de ses jumeaux. Dans cette étude, le terme « jumeaux » ne désigne pas seulement la naissance simultanée de deux enfants, mais toute naissance multiple : jumeaux, triplés, quadruplés, etc. Les représentations sociales sur la gémellité dont il est question dans cette étude portent sur toutes les naissances multiples. Par ailleurs, la notion de « mère de jumeaux » est mise entre guillemets, car la littérature ainsi que nos données de terrain révèlent l’existence de fausses « mères de jumeaux » et de mères de faux jumeaux qui mendient dans les rues de Ouagadougou et qui bénéficient de l’aumône de la population citadine.

Selon l’anthropologue français Mauss, l’aumône trouve son origine dans « […] l’histoire des idées morales des Sémites » (1950[1923-1924], p. 24) et elle a fait son apparition dans une société en mutation dans laquelle « […] la vieille morale du don [est] devenue principe de justice […] » (ibid., p. 24). Il considère que, jadis, des formes excessives de circulation des biens auraient poussé la prodigalité jusqu’à la destruction, comme dans le cas du potlatch. Si ce système d’échange fonctionnait avant tout pour consolider-transformer les hiérarchies sociales chez les Indiens de la côte nord-occidentale de l’Amérique, il assumait, dans sa dimension verticale, la fonction de sacrifice « […] aux esprits et aux dieux […] » (ibid., p. 22). Mauss se réfère justement à ces pratiques destructives face auxquelles, selon lui, « […] l’évolution des droits et des religions […] » (ibid., p. 24) ne demande plus de sacrifier aux hommes et aux dieux, mais de transformer le sacrifice en attention particulière « […] aux pauvres et aux enfants » (ibid., p. 24). La théorie de l’aumône est donc le « […] fruit d’une notion morale du don […] » (ibid. p. 24) : les actions liées à la transaction donatrice (donner, recevoir, rendre) doivent désormais être soumises aux exigences de la justice.

De l’avis de Mauss (1950[1923-1924]), le don s’inscrit dans un échange perpétuel de création et d’annulation de la dette à travers la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. C’est ce que permettent le potlatch (Boas, 1895) et la kula (Malinowski, 1922), deux systèmes d’échange qui existent dans les sociétés archaïques. Le potlatch permet, à intervalles réguliers, la redistribution des richesses, la recréation du lien social par la perpétuation d´une mémoire commune et en même temps la permutation des places : le plus riche devient pauvre, mais gagne en prestige; les pauvres s'enrichissent des dons, mais leur honneur et leur prestige sont remis en question par l'assaut de générosité qui les met au défi (Boas, 1895). De même, à travers la kula, les biens sont mutualisés et des alliances nouées entre tribus (Malinovski, 1922). L’échange-don devient, de fait, facteur de paix sociale en favorisant l’alliance entre les groupes (Mauss, 1950[1923-1924]). L’aumône, de l’avis de Mauss, ne peut donc pas être considérée comme un don puisque le mendiant qui reçoit l’aumône ne peut rendre. Selon Mauss, le mendiant ne nourrit pas le lien social en entretenant la dette, mais, au contraire, le rompt par son incapacité de rendre.

Le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. […] La charité est encore blessante pour celui qui l’accepte, et tout l’effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche « aumônier ».

Mauss, 1950[1923-1924], p. 258

Mauss a une perception négative de l'aumône, car, selon lui, c’est un geste sans retour, humiliant pour les pauvres qui ne peuvent rendre (ibid., p. 258). Cependant, cet avis n’est pas partagé par d’autres auteurs (Trinh, 1981; Bondaz et Bonhomme, 2014) qui, à l’instar de Silber (2002, 2004, 2007, 2010), utilisent une approche contextualisante qui consiste à replacer les différents types de circulation de dons dans leur contexte sociohistorique particulier.

Trinh (1981), s’inspirant de l’oeuvre fictive, mais combien illustrative d’Aminata Sow Fall, La grève des bàttu, montre que, contrairement à ce que soutient Mauss, le mendiant n’est pas dans une situation inférieure, mais qu’il a une place de choix dans le cycle du don. De l’avis de Trinh, toutes les couches sociales ont besoin du mendiant pour faire l’aumône, pour s’acquitter de leur devoir religieux ou pour bénéficier des faveurs divines par leur intermédiaire. Trinh (1981) montre le rôle central du mendiant dans le maintien de l’équilibre social à travers l’échange de dons. Il démontre que, l’aumône est un type de don religieux, car le mendiant ne fait pas que recevoir; il rend le don reçu d’une autre manière. En effet, par un don de quelques pièces de monnaies (25, 50 ou 100 francs CFA[2]), le donateur bénéficie d’une prière et des bénédictions du mendiant (ibid., p. 79-80). De plus, comme pour le potlatch et la kula, la mendicité touche toutes les dimensions de la société (le religieux, le politique et l’économique) et remplit une fonction sociale cruciale (Trinh, 1981). En effet, de La grève des bàttu, il appert que les fidèles musulmans ont besoin de s’acquitter de leur devoir religieux à travers la Zakat[3] ou la Sadakat[4]. De même, les hommes politiques qui sont aussi des hommes religieux ont foi en la puissance de l’aumône et la pratiquent. Il en est de même pour le reste de la population, qui croit aussi à la fonction de l’aumône et s’y conforme pour faire de meilleures affaires.

Gilliard (2005), pour sa part, reconnaît comme Trinh que l’aumône est une forme de don; toutefois, il distingue l’aumône faite aux mendiants dans les sociétés traditionnelles nigériennes de l’aumône moderne offerte actuellement aux mendiants dans les rues de Niamey. Selon cet auteur, l’aumône pratiquée dans les sociétés traditionnelles est une forme de solidarité sociale qui crée des liens entre les individus d’une communauté donnée (riches et pauvres, hommes et femmes, ainés et jeunes). Cette forme d’aumône mobilise des personnes qui se connaissent et a pour but de créer et de maintenir la cohésion sociale; elle peut être considérée comme un don rituel (Gilliard, 2005). Cependant, précise Gilliard, de nos jours, l’aumône qui se pratique en milieu urbain vise uniquement la satisfaction d’un besoin immédiat. En plus, elle est anonyme et centrée sur l’individu (donateur face au donataire). C’est ce qui fait dire à Gilliard que la mendicité au Niger ne traduit plus une forme de solidarité traditionnelle, mais répond à une « […] logique sociale, caritative et spirituelle » (ibid., p. 48). Cette perception qu’a Gilliard de la mendicité actuelle rejoint la typologie de Nicolas (1996). En effet, Nicolas distingue le don caritatif qui vise à répondre aux besoins immédiats à travers la mendicité et les interventions humanitaires, du don éthique, dont le but est de raffermir la conscience et le statut du donateur auprès de la divinité. De l’avis de Gilliard, les deux types de dons sont autocentrés sur le donateur et n’impliquent plus « […] tout l’ensemble du système social dans une relation d’alliance » (2005, p. 48). C’est la raison pour laquelle Gilliard considère l’aumône moderne, soit comme un don caritatif, soit comme un don éthique.

Falcioni (2012) confirme avec Trinh que l’aumône est un don religieux. Il ajoute que l’aumône est avant tout un geste de reconnaissance envers son créateur et que le mendiant est le représentant de Dieu. En effet, Falcioni explique que, selon le Coran, la terre et ce qui s’y trouve, y compris l’homme, sont l’oeuvre de Dieu qu’il confie à l’homme (ibid., p. 445). Ayant bénéficié d’un tel don, l’homme se sent redevable envers Dieu, souligne l’auteur. Il décide de s’acquitter de sa dette par la prière – dimension verticale – et en prenant soin des pauvres – dimension horizontale – (ibid., pp. 445-446). L’homme, de l’avis de Falcioni, doit accomplir ce qui est juste et rendre à Dieu les bienfaits qu’il a reçus. Dieu reçoit ce qui lui est dû par l’intermédiaire de l’indigent, réalisant ainsi en même temps la justice divine et celle de l’homme (Falcioni, 2012).

Bondaz et Bonhomme (2014), tout en reconnaissant comme Trinh et Falcioni la fonction sociale et religieuse de l’aumône, confirment que c’est une forme de don religieux, dans la mesure où non seulement le mendiant participe à la triple obligation, mais que le contre-don rendu par lui-même ou son intermédiaire est souvent supérieur au don et sa valeur inestimable (bénédiction, santé, fertilité, salut, etc.). Allant dans le même sens que Trinh (1981), Falcioni (2012), et Bondaz et Bonhomme (2014), nous abordons l’aumône faite aux « mères de jumeaux » comme un type de dons qui s’inscrit dans une même économie de la prière, où des biens matériels sont donnés en contrepartie de prières donnant accès à des biens symboliques (salut, bien-être, bénédictions). Dans ce sens, nous posons comme postulat que la mendicité des « mères de jumeaux » remplit une fonction sociale, c’est-à-dire elle joue un rôle social, culturel, religieux et économique en permettant, d’une part, aux donateurs de s’acquitter de leur devoir d’aumône et, d’autre part, aux bénéficiaires (les « mères de jumeaux ») de pouvoir survivre dans un contexte de précarité généralisée en milieu urbain.

2. Précarité des « mères de jumeaux » dans le milieu urbain ouagalais

Les fiches d’identification ont permis de dresser le profil socio-démographique des 198 « mères de jumeaux » recensées. Ainsi, au moment de l’enquête, 86,4 % des « mères de jumeaux » mendiantes étaient âgées de 19 à 34 ans et seulement 13,6 % de 35 à 45 ans. L’âge médian était de 30 ans (la moitié des femmes avaient moins de 30 ans) et le troisième quartile était de 32 ans (75 % des femmes avaient 32 ans ou moins). Ces données montrent que parmi la population des « mères de jumeaux » enquêtées, il n’y a ni femme mineure, ni femme très âgée; il y a plutôt des femmes qui sont jeunes et en âge de travailler, mais qui se retrouvent dans une situation de mendicité. Par ailleurs, dans l’ensemble, elles sont très peu instruites : 50 % n’ont pas fréquenté l’école, 38 % ont complété le primaire et seulement 12 % sont passées par les écoles coraniques; aucune n’a bénéficié d’une formation professionnelle. Ces données révèlent que la plupart des « mères de jumeaux » rencontrées ont un niveau d’éducation très bas, ce qui limite fortement leur accès au marché du travail dans le secteur formel. En effet, les « mères de jumeaux » ont déclaré mener quatre types d’activités avant de pratiquer la mendicité. De façon générale, leur activité économique se réduisait à un petit commerce dans le secteur informel. La plupart des femmes, soit 53 % travaillaient dans les ventes et 13,1 % occupaient un travail manuel (lessive, entretien ménager) rémunéré, tandis que 24,7 % travaillaient comme aide-familiale non rémunérée. Dans une moindre mesure, elles travaillaient dans l’artisanat (5,1 %) et l’agriculture (4 %). Les femmes s’engagent donc dans diverses activités génératrices de revenus tout en assumant l’entière responsabilité des tâches ménagères. Leurs revenus souvent très modestes jouent le rôle de complément à ceux du mari, principal pourvoyeur des ressources du ménage. La situation de ces femmes reste toutefois fragile, parce qu’elles mènent des activités dans le secteur informel et qu’elles fonctionnent avec un faible capital. De plus, les femmes travaillaient seules et l’essentiel de leurs revenus servait à subvenir aux besoins de subsistance de la famille, en complément du revenu de leur époux. La fragilité de leurs activités fait que la naissance des jumeaux les handicape et les rend incapables de continuer à mener leurs activités génératrices de revenus. En absence de leur époux et dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants, certaines femmes se tournent vers le réseau de la parenté qui constitue pour elles le premier recours.

2.1. La rupture du lien social

Les liens sociaux s’expriment dans une logique d’appartenance à un groupe, à une communauté privilégiant le sentiment d’interdépendance et de responsabilité mutuelle. Cependant, les transformations en cours dans les villes remettent en cause cette solidarité. En effet, en milieu urbain, les structures familiales sont en pleine mutation et la famille élargie a tendance à se disperser. Les « mères de jumeaux » continuent à croire aux valeurs traditionnelles de solidarité familiale de la société burkinabè, c'est-à-dire elles espèrent l'aide de leur famille élargie ainsi que de leurs voisins pendant les périodes difficiles. En effet, lorsque la santé et l'alimentation de leurs enfants sont en jeu, elles se voient obligées de trouver les ressources nécessaires pour répondre aux besoins de leur progéniture. La solidarité n’étant plus très présente en milieu urbain, elles font souvent face à des réactions qui ne contribuent pas à les soulager. O.M. explique :

J’habite à Wainooma, dans la zone non lotie, mais j’ai des parents (des oncles, des cousins et des neveux) au centre-ville. Un de mes oncles m’a déjà aidé à soigner un de mes enfants malades. Je suis repartie voir un de mes cousins pour lui demander des vivres. Il m’a dit de revenir à la fin du mois. Quand je suis repartie à la date indiquée, il m’a dit de revenir dans deux semaines, ce que j’ai fait, mais il m’a encore renvoyée à une date ultérieure. Je comprends que je dérange, mais je n’ai vraiment rien. Je suis donc allée à l’église car, souvent, les prêtres donnent des vivres aux personnes nécessiteuses. Ce jour-là, j’ai eu du maïs. Mais nous sommes tellement nombreux, que la quantité qui revient à chacun ne dépasse pas deux kilogrammes. En rentrant à la maison, je me suis arrêtée à un carrefour où il y avait deux mendiants : un homme, handicapé visuel guidé par une jeune fille et une femme très âgée. Au bout de deux heures, j’ai eu 400 francs CFA, ce que j’ai utilisé pour acheter à manger. Je suis restée au niveau de ce carrefour jusqu’au soir; et je suis rentrée avec 1 025 francs CFA. Depuis lors, je mendie à cet endroit; cela fait déjà presqu’un an. Mes enfants jumeaux ont un an et demi.

O.M.

Les propos de cette femme montrent que le milieu rural est un espace communautaire où les relations sociales sont fortes et entretenues dans les familles, alors que le milieu urbain est un espace sociétaire qui favorise l’individualisme, comme le souligne Marguerat.

Le mode de vie citadin moderne est en lui-même un facteur d'affaiblissement des liens familiaux : disparition du contrôle de la communauté sur les faits et gestes de l'individu, réduction de la taille du groupe de résidence (d'où, entre autres, l'absence des grands-parents, véhicules privilégiés de la transmission de la tradition), longue absence quotidienne hors du foyer du père – ou des deux parents – pour aller travailler dans d'autres parties de la ville.

2003, p. 7

Certaines « mères de jumeaux » reconnaissent, en effet, que la vie en milieu urbain est tellement chère que certains de leurs parents, même s’ils veulent les aider, ne peuvent pas parce qu’ils ont des revenus modestes et des charges familiales assez lourdes. En l’absence de recours, ces femmes exposent leur misère à tout le monde à travers la pratique de la mendicité. Pour qu’une femme opte pour la mendicité, il faut qu’un lien social et familial soit rompu, qu’un malaise social et familial ne lui permette plus de bénéficier du soutien de son réseau de parenté. De plus, le sous-emploi des époux ou leur absence prolongée peut également être source de déstabilisation de la famille, plongeant les femmes dans la précarité.

2.2. Le sous-emploi et/ou l’absence de l’époux

La crise de l’emploi qui expose de nombreuses familles à une situation d’insécurité sociale et économique dans la ville de Ouagadougou fait que certains époux, même s’ils ont un emploi, n’arrivent plus à prendre en charge leur famille. La rareté des terres agricoles et la précarité professionnelle des pères et époux les amènent non seulement à diversifier leurs activités et à migrer, mais surtout à encourager leurs épouses à agir (Néya, 2016). Les femmes se doivent d’aider leur époux pour subvenir aux dépenses du ménage. Les propos de K.T. illustrent bien cette réalité.

Je faisais de l’entretien ménager dans un service. Au début, on était bien traité, car on recevait notre salaire (37 500 francs CFA/mois). Mais, cinq mois après, on n’avait plus de salaire. Nous avons travaillé quatre mois sans salaire. Nous avons réclamé notre salaire en vain. J’ai donc suspendu ce travail et j’ai initié un petit restaurant devant notre cours où je vendais du riz et du haricot. Le restaurant fonctionnait bien et j’arrivais à appuyer mon mari dans les dépenses. Quand j’ai accouché des jumeaux, je n’arrivais plus à gérer le restaurant. L’ainé a seulement trois ans; il ne peut même pas s’occuper des bébés encore moins m’aider dans mes activités. J’ai donc fermé le restaurant; mais, je me suis rendu compte que mon mari n’arrive pas seul à honorer les dépenses du ménage. Toute demande d’argent pour résoudre les problèmes de santé et de l’alimentation était devenue des causes de disputes entre nous. J’ai donc décidé d’aller mendier pour soutenir mon mari.

K.T.

Le faible revenu des époux ou le sous-emploi de ces derniers oblige les épouses à travailler pour fournir un revenu d’appoint au ménage. Gning souligne que « [m]algré la division sexuelle du travail qui les confine au rôle de ménagère, les femmes sont poussées par le chômage des hommes à multiplier leurs sources de revenus pour assurer la survie de leur famille, souvent polygame ou monoparentale » (2013, p. 340). Plusieurs études ont montré que la crise économique qui sévit dans certaines villes africaines concoure à modifier les rapports sociaux entre les sexes tout en revalorisant le travail rémunéré des femmes qui est devenu indispensable à la survie des ménages (Vidal, 1991; Badini Kinda, 2010; Adjamagbo, Gastineau et Kpadonou, 2016). Les femmes vont jusqu’à cumuler plusieurs activités pour aider leur époux dans la prise en charge des dépenses du foyer – gestion simultanée de plusieurs étalages, association d’un travail salarié avec une activité de commerce, etc. – (Locoh, 1996; Adjamagbo, Gastineau et Kpadonou, 2009).

En cas de décès du conjoint ou de divorce, la femme peut également être amenée à faire face seule aux besoins de ses enfants et aux siens. Afin d’y arriver, elle est souvent obligée de travailler dans l’informel. En plus de la déliquescence du tissu familial, du sous-emploi ou de l’absence de l’époux, il y a la problématique de la garde des enfants jumeaux qui constitue une contrainte pour les femmes, les empêchant de mener leurs activités professionnelles.

2.3. La difficile conciliation travail/garde des enfants

Les changements survenus dans les rapports sociaux entre les sexes ont fait évoluer le rôle des femmes qui s’est élargi au point d’inclure bien plus que les tâches traditionnelles liées au soin des enfants (Villeneuve-Gokalp, 1991). Comme mentionné précédemment, même les jeunes mères ayant des enfants d’âge préscolaire sont appelées à travailler. Néanmoins, elles doivent généralement assumer à la fois leurs activités professionnelles et leurs responsabilités familiales. La conciliation de ces deux types de responsabilités n’est pas toujours facile, surtout quand elles ont des jumeaux. Cette situation introduit beaucoup de contraintes dans l’organisation de la vie quotidienne de la famille. Notre étude relève que la problématique de la garde des enfants est la principale difficulté et l’élément qui a poussé les femmes à mendier. Selon elles, après la naissance des jumeaux, la conciliation de la garde des jumeaux, des tâches ménagères et de leurs activités professionnelles est la question qui se pose. Très actives avant la pratique de la mendicité, certaines femmes ont été paralysées par la naissance des jumeaux qui a rendu difficile la reprise de leurs activités génératrices de revenus. S.H. abonde en ce sens :

Je vendais de la pâte d’arachide et de la farine dans le marché de Bendogo. Depuis que j’ai accouché des jumeaux, je n’arrive plus à aller au marché. J’ai décidé de vendre mes produits à la maison, mais je n’ai pas autant de clients qu’au marché. Par respect de la coutume, je suis sortie trois fois faire la quête symbolique avec mes enfants (deux garçons). Depuis lors, je sors tous les matins autour de 6 heures et je mendie devant une station jusqu’à 11 heures. Après cela, je retourne à la maison m’occuper de mes tâches ménagères et de mon petit commerce.

S.H.

De l’avis des femmes, un autre facteur qui complique la question de la garde des enfants est l’aide de plus en plus rare fournie par la famille élargie. En effet, selon elles, il était autrefois fréquent de confier la garde de ses enfants à une tante, une soeur ou un grand-parent. Cependant, en milieu urbain, la garde des enfants est confiée à des personnes autres que les parents ou la famille, ou à un service de garde, moyennant des frais. Les femmes rencontrées disent que leurs revenus ne leur permettent pas de payer une personne qui puisse s’occuper de leurs enfants ou les appuyer dans leur travail. Sans appui, elles se trouvent dans l’incapacité de concilier la garde des enfants avec leurs activités, surtout celles liées à la restauration et à l’entretien ménager chez les particuliers. O.A. explique combien sa belle-mère lui a été d’un grand soutien, quand bien même son séjour fut bref :

Quand j’ai accouché des jumeaux, mon mari a fait venir sa mère du village et lui-même a voyagé à la recherche d’emploi. Ma belle-mère qui est venue du village m’aider pour l’entretien des bébés m’a conseillé de sortir trois fois avec les jumeaux par respect de la coutume. Ce que j’ai fait. Vu que ce sont des garçons, je suis sortie trois fois : un lundi, ensuite un jeudi et enfin un vendredi, selon les conseils de ma belle-mère. Son séjour m’a beaucoup aidé car, elle s’occupait du bain des bébés et m’aidait à garder les aînés. Grâce à elle, un mois après mon accouchement, j’ai repris mon petit commerce devant la maison : vente de fruits et légumes le long de la journée et des beignets le soir. Quand ma belle-mère est retournée au village trois mois après mon accouchement, c’était très difficile de concilier la garde des enfants avec le commerce. J’ai laissé tomber mon petit commerce, mais comment vivre sans revenus? À l’issue de deux mois sans revenus, j’ai épuisé mes économies ainsi que l’argent que mon mari m’a donné avant de partir. J’avais du mal à nourrir mes enfants et mon mari ne donnait pas de ses nouvelles. J’ai décidé de sortir mendier, car lors de la quête symbolique que j’avais faite, j’avais remarqué que des femmes comme moi mendiaient avec leurs enfants. À vrai dire, j’ai été très sévère avec les femmes quand j’étais sortie pour accomplir le rite symbolique. Je me rappelle qu’au retour de cette quête, j’ai raconté à ma belle-mère tout ce que j’avais vu : des femmes bien portantes qui trainent dans la rue avec leurs enfants au lieu d’aller travailler. Et nous avions mal jugé ces femmes. Je ne savais pas qu’un jour je ferais la même chose.

O.A.

Le milieu urbain rend complexe la conciliation des contraintes familiales et professionnelles (Adjamagbo, Gastineau et Kpadonou, 2016), surtout pour les familles en situation de précarité. Les femmes confrontées à la précarité et à des impératifs de survie à la suite du départ de leur conjoint du foyer ou à l’incapacité de ces derniers d’assurer la subsistance du ménage se livrent à la mendicité. Ce faisant, elles instrumentalisent une tradition culturelle qui légitime l’obligation de dons aux jumeaux.

3. Instrumentalisation d’une tradition et stratégie de survie par la mendicité

La mendicité féminine, bien que peu documentée, est visible dans certaines villes d’Afrique de l’Ouest. Elle est nourrie aussi bien par le mythe de la gémellité que par la perception sociale de l’aumône, tous deux toujours prégnants dans l’imaginaire collectif.

3.1. Perception ambivalente de la pratique de la mendicité par les « mères de jumeaux »

Les personnes avec qui nous avons échangé ont une perception ambivalente de la pratique actuelle de la mendicité par les « mères de jumeaux ». De l’avis de certains citadins, la mendicité des « mères de jumeaux » choque et émeut, particulièrement l’opinion publique. Cela s’explique par le fait que, selon la plupart des citadins, la femme, la mère et l’épouse idéales, a pour rôle de renforcer le sentiment d’appartenance sociale des membres intégrés de la société. La majorité des citadins rejettent la « mère de jumeaux » en situation de mendicité parce qu’ils considèrent qu’elle reflète des valeurs opposées à celles qu’ils tiennent pour justes : éducation, respect, discrétion, vertu. La vision négative fait de la mendicité un stigmate social qui peut entrainer l’ostracisme et le rejet de la « mère de jumeaux » en situation de mendicité. Visiblement, la présence des femmes dans la rue est moins tolérée que celle des hommes et cette perception est révélatrice des représentations sociales du genre dans la société burkinabè où l’homme a la responsabilité de la survie de son ménage, tandis que la femme doit s’occuper des tâches ménagères. Boinot le souligne en ces termes :

Des représentations sociales lient la femme à la maison, car historiquement, on pourrait même dire anthropologiquement, la maison, détermine elle-même le champ social attribué à l’activité des femmes, et symboliquement elle recoupe un ensemble d’interprétations afférentes au féminin (refuge, mère, sein).

2007, p. 105

Certains citadins ont ainsi intériorisé la représentation sociale de la place et du rôle de la femme et ne tolèrent pas la présence des « mères de jumeaux » dans la rue. Une commerçante de 46 ans désapprouve la pratique en ces termes :

J’évite d’emprunter certaines artères de la circulation pour ne pas voir ces « mères de jumeaux » assises à même le sol, sous le soleil, avec leurs enfants en bas âge, du matin jusqu’au soir. Elles sont exposées à tout : accident de circulation, maladies, violences, vol, malnutrition. Elles me font pitié; je suis une femme et je ne m’imagine pas dans cette situation humiliante car, pour moi, la mendicité est une honte pour une femme. J’ai trois enfants et je me bats pour qu’ils soient dans de meilleures conditions. Quand je regarde ces enfants jumeaux que leurs mères trainent chaque jour dans la rue, j’ai envie de crier au scandale et d’appeler la police pour qu’elle les récupère, car, pour moi, c’est de l’irresponsabilité. Elles doivent rester à la maison avec les enfants.

G.T.

K.J., un conducteur de taxi de 32 ans, exprime son mécontentement :

La pratique de la mendicité par des « mères de jumeaux » est une honte pour notre société. C’est la preuve qu’il n’y a plus de solidarité, mais aussi que, même les femmes, courent derrière le gain facile. Avant, on avait l’habitude de dire que le linge sale se lave à la maison. De nos jours, les gens ne sont plus prêts à supporter le manque, la pauvreté. On préfère la honte et le déshonneur à la dignité et à l’intégrité. Ces femmes mendiantes m’agacent.

K.J.

Au-delà du rejet dont les « mères de jumeaux « en situation de mendicité font l’objet à cause de leur statut de femme, d’épouse et de mère, certains citadins sont encore plus intransigeants avec les femmes qui mendient au niveau des carrefours. En effet, des usagers de la route qualifient la mendicité au niveau des carrefours d’agressive, car elle est caractérisée par la contrainte. Selon eux, tout usager de la route se trouve dans une situation dans laquelle il ne peut pas éviter ou ignorer la présence de ces femmes. C’est une nuisance qui revêt aussi bien des dimensions psychologiques que physiques : une volonté affichée par ces femmes de forcer le don. C’est ce que relève Z.P., une « mère de jumeaux » qui mendie au niveau d’un carrefour.

Nous devenons de plus en plus nombreux à dépendre de la mendicité. Il faut aller à la recherche du donateur. Si tu attends qu’il vienne à toi, tu n’auras jamais grand-chose. Les usagers de la route nous insultent car, selon eux, nous exposons les enfants aux accidents, à la poussière et au soleil. Certains vont jusqu’à interpeller la police afin qu’elle vienne nous obliger à nous éloigner de la route, mais c’est sans résultat, car nos vies dépendent de la mendicité. D’autres encore n’hésitent pas à nous dire que nous les gênons.

Z.P.

Au niveau des carrefours, les « mères de jumeaux » en situation de mendicité sont, en effet, régulièrement interpellées par les usagers de la route sur la façon dont elles prennent soin de leurs enfants. De l’avis de nombreux citadins interrogés dans le cadre de notre recherche, « la place de l’enfant n’est pas dans la rue » et les « mères de jumeaux » sont « des mères inconscientes qui exposent leurs enfants aux accidents de la circulation, à la poussière et aux intempéries ». Des remarques légitimes du point de vue social, mais auxquelles des « mères de jumeaux » répondent : « Si la maison devient le désert et la rue le jardin, nous préférons être dans la rue avec nos enfants ». S.G. ajoute :

Nous avons rêvé aussi avoir une « vie normale » : avoir un époux qui travaille, avoir soi-même une occupation et scolariser ses enfants, manger ce qu’on aime et non ce qu’on t’offre, avoir de l’argent pour couvrir ses propres besoins ainsi que ceux de ses enfants. Mais, la précarité en a décidé autrement

S.G.

L’inconscience que leur attribuent certains citadins s’explique par le fait qu’il y a :

[…] un modèle culturel profondément ancré : les femmes, dans leur rôle de génitrices, mères, cultivatrices, cuisinières, vues comme des figures de protection physique et sociale et, partant, comme les forces régénérantes de la texture socioculturelle.

De Boeck, 2000, p. 56

Cependant, loin d’être des femmes oisives et indifférentes à l’avenir de leurs enfants, ces femmes en situation de mendicité risquent leur vie et celle de leurs enfants au quotidien pour survivre. Elles se réclament être des mères audacieuses et soucieuses du bien-être de leurs enfants. Elles s’occupent de leurs enfants dans la rue, comme le fait remarquer S.F.

Nos enfants ont besoin de temps et d’endroits pour s’amuser. Ce n’est pas parce que je suis pauvre que mes enfants ne ressemblent pas aux autres. Comme tout enfant, ils ont besoins de jouer pour le simple plaisir de s’amuser. Je leur achète des jouets selon mes moyens et j’aime ce site (devant une mosquée), car nous sommes au moins six à l’occuper régulièrement et il y a de l’ombre, ce qui permet à nos enfants de s’amuser entre eux.

S.F.

Les propos de cette « mère de jumeaux » corroborent les résultats de l’étude de Ravololomanga (2003) qui montre l’attention qu’ont certains mendiants envers leurs enfants dans la rue : « […] on y voit des parents et même des grands-parents qui exercent avec amour leur fonction éducative même s'il s'agit avant tout d'une éducation à la survie, par tous les moyens, licites ou non » (2003, p. 230). Ni la rue, ni la pratique de la mendicité n’altèrent l’affection parentale et ne restreignent le rôle d’éducateur. Alors, si la présence des femmes dans la rue suscite un trouble et des jugements sévères, c’est parce que « […] leur présence dans la rue suppose aussi une absence, ailleurs, d’un autre lieu, celui du foyer, de la famille » (Boinot, 2007, p. 104). En outre, la population de la ville de Ouagadougou distingue la quête symbolique prescrite par la tradition de la mendicité actuellement pratiquée par les « mères de jumeaux ». Un citadin révèle ceci :

Ces femmes sont des menteuses. Elles disent qu’elles mendient par respect de la coutume, mais c’est faux. Elles ne veulent pas travailler. Elles veulent vivre sur le dos des autres, car la coutume n’oblige pas la mère de jumeaux à trainer pendant des mois, voire des années dans la rue.

Z.R.

Certaines femmes relatent, en effet, les railleries, les insultes et le mépris dont elles font l’objet dans la rue du fait de la perception négative qu’ont certains citadins de leur pratique. Toutefois, elles arrivent à surmonter la peur et la honte, et usent de diverses stratégies pour attiser la compassion de certaines personnes.

D’autres citadins, au contraire, tolèrent la présence des « mères de jumeaux » dans la rue, car, selon eux, la gémellité reste un mythe et tout geste fait en l’honneur des jumeaux est rétribué. De plus, l’aumône est perçue comme un système de protection sociale. Comme le souligne Mbacké, « […] on ne donne pas parce que la religion prescrit l’aumône, mais parce que c’est le seul moyen d’éviter un mal, et plus celui-ci semble redoutable, plus le geste est consistant » (1994, p. 48). En effet, l’aumône « […] fonctionne comme une “soupape de sécurité” sociale face aux incertitudes de la vie quotidienne » (Ndiaye, 2015, p. 305). Les propos de S.Z. sont éclairants :

Je ne pense pas qu’on donne vraiment de l’aumône au mendiant. Je pense plutôt qu’on place son avoir dans « une banque sûre » qui est Dieu, l’être suprême, qui rend toujours au centuple. C’est pourquoi, quand bien même on ne connaît pas le mendiant, ou que l’on réprouve la pratique de la mendicité, on est obligé, car on y croit, de faire le geste, car c’est l’intermédiaire par excellence entre Dieu et nous.

S.Z.

Des propos de ce citadin se dégagent deux lectures de la logique de l’aumône. D’abord, le mendiant est la figure de l’indigence, de la pauvreté, du manque, du dénouement, du dépouillement de tout matérialisme et donc, l’image de Dieu. Ensuite, on donne, pas forcément par compassion pour le mendiant, mais parce qu’on a besoin d’un contre-don que seul Dieu peut fournir. On est donc obligé de passer par son intermédiaire, le mendiant. L’aumône est, dans ce sens, un « acte sacré » (Ndiaye, 2015) que certaines populations posent systématiquement chaque jour pour se protéger contre le danger (accident, maladie, échec, etc.). Faire l’aumône est synonyme de signer un contrat de protection symbolique contre l’hostilité et les incertitudes de la vie. En outre, la foi religieuse et la tradition culturelle constituent une référence pour les individus et la collectivité (Hamzetta, 2004). Par conséquent, les principes culturels et religieux occupent une grande place dans la conscience individuelle et collective, créant une sorte d’adhésion par principe au devoir d’assistance et d’aide aux personnes les plus démunies, telles les mendiants, et aux personnes vivant avec un handicap, qu’il soit moteur, visuel ou mental. C’est pourquoi venir en aide à un nécessiteux ou donner la charité à un mendiant n’est pas un acte isolé, mais plutôt une action qui s’inscrit dans un cadre beaucoup plus large faisant appel à la conscience et au sens profond du devoir religieux et/ou culturel. Ainsi, si la présence du mendiant est jugée indiscrète et source d’insécurité et, le mendiant taxé de fainéantise, en réalité, la population connaît son importance pour la vie sociale, religieuse et culturelle. Ces perceptions ambivalentes traduisent donc une sorte de « mensonge social » dont parle Mauss dans son Essai sur le don. En effet, Mauss (1950) souligne que le don est l’opposition entre le fait concret (le fait qu’il y ait obligation de donner, de recevoir, de rendre) et la représentation que s’en font ceux qui donnent (libéralité et gratuité du geste, non-intérêt). Mauss relève le caractère paradoxal que renferme le don. L’échange-don, tel qu’il l’entend, exprime une tension » il ne se réduit ni à une prestation purement libre et gratuite ni à un échange intéressé. « C’est une sorte d’hybride […] » (Mauss, 1896-1897, p. 171), souligne-t-il. Godbout et Caillé (1992) reconnaissent avec Mauss que la triple obligation (donner, recevoir et rendre) s’inscrit dans une boucle qui semble paradoxale. En effet, selon ces auteurs, bien que le don semble gratuit, il s’inscrit dans un circuit d'obligations, apparemment sans garantie de retour, mais fondé sur un système où le donateur sait qu'il y aura retour (ibid., p. 106).

3.2. La mutation d’un fait culturel en milieu urbain

L’utilisation des enfants « jumeaux » fait partie des premières stratégies de mendicité des femmes. Pourquoi les enfants « jumeaux »? La quête faite par les « mères de jumeaux » répond à un code culturel (le rite de présentation des jumeaux) partagé par le biais de l’imaginaire collectif. Les représentations sociales de la gémellité ont façonné le comportement des citadins à l’endroit des jumeaux, des mères et de la famille. Ces représentations constituent des références qui sont au coeur de toute société et qui y exercent une très forte emprise du fait qu’elles jouissent d’une autorité en rapport avec le sacré (Bouchard, 2013, p. 64). Les représentations sociales imprègnent la conscience des individus, façonnent leur identité, les interpellent au plus profond d’eux-mêmes et motivent leurs comportements (ibid., p. 64). Cela explique le fait que de nombreux citadins restent attachés aux perceptions culturelles se rapportant à la gémellité. O.Z., une « mère de jumeaux » qui mendie à proximité du stationnement d’une épicerie, souligne qu’elle s’appuie sur le mythe de la gémellité toujours entretenu en milieu urbain pour gagner sa vie. Elle explique :

Je suis sortie la première fois avec mes enfants jumeaux sur prescription d’un guérisseur que j’ai consulté pour la santé des jumeaux. Ce dernier m’a conseillé d’emmener les enfants devant un marché le matin jusqu’à ce que le soleil arrive au zénith. Il m’a dit de le faire une seule fois. J’ai effectivement emmené mes enfants devant le marché de mon quartier et j’y suis restée jusqu’à midi. Ce jour-là, j’ai eu 2 150 francs CFA. Quelques jours après, mes enfants ont recouvré la santé. Je me suis rendu compte que beaucoup de gens croient toujours que les jumeaux sont des enfants exceptionnels et n’hésitent pas à leur faire l’aumône. Comme je n’arrive plus à travailler, j’ai décidé de mendier, et ce, depuis maintenant six mois. Je mendie devant cette mosquée, loin de mon quartier, car, moi-même, je suis consciente que ce n’est plus par souci de respect de la coutume, mais c’est pour notre survie. Grâce aux petits revenus issus de la mendicité, j’arrive à nourrir les jumeaux et leurs trois frères. Leur père est allé chercher du travail sur un site d’orpaillage à Taparko.

O.Z.

Z.T. reconnaît également qu’elle ne sort pas avec ses enfants jumeaux par respect de la coutume, mais pour négocier sa subsistance.

Je sais que, culturellement, une mère de jumeaux doit sortir deux ou trois fois se promener avec ses enfants afin de bénéficier des bénédictions de la communauté qui sont sources de santé et de protection pour les enfants. En retour, quiconque offre un présent aux jumeaux bénéficie de faveurs divines de toute nature : longévité, fertilité, santé, chance. J’ai déjà accompli ce rite quand mes enfants avaient trois semaines. Actuellement, ils ont deux ans et quatre mois et je continue de mendier, car je me rends compte que les gens croient au pouvoir magique des jumeaux et leur font des dons. L’argent que je gagne me permet de nourrir mes enfants.

Z.T.

Abondant dans le même sens, K.L. révèle qu’elle s’appuie sur les perceptions que la population a des jumeaux et utilise des stratégies pour maximiser son profit. Elle choisit de s’installer en face d’un établissement bancaire, à proximité du stationnement. Elle nous confie :

Les jumeaux sont toujours considérés, même en ville. Donc, je profite de la confiance que les gens placent en eux. J’habite très loin d’ici : Bendogo. Il y a des sites occupés par des mères de jumeaux non loin de mon quartier. Par exemple, devant la station SOGEL.B ou devant la mosquée de Dasasgho, mais je préfère venir ici. Car, actuellement, nous sommes très nombreuses à pratiquer cette activité. Donc, il faut utiliser des stratégies pour avoir son pain quotidien. Je préfère là où il y a moins de mendiants. Ici, par exemple, nous sommes trois mères de jumeaux qui occupons régulièrement cet espace. On ne permet pas aux enfants de la rue de s’approcher, car ils sont considérés comme des voleurs. Mais, jusqu’aujourd’hui, personne ne nous a chassées d’ici. Il y a de l’ombre et les clients de la Banque nous font des dons, surtout en espèce.

K.L.

Les « mères de jumeaux » utilisent leurs enfants pour apitoyer les gens; elles sont convaincues qu’avoir de jeunes enfants à leurs côtés favorise la collecte. Au-delà, donc, des considérations culturelles et sociales de la gémellité en Afrique, la quête faite par les « mères de jumeaux » dans les rues de Ouagadougou s’apparente à une exploitation de mineurs (Bako, 2008). Bien que les « mères de jumeaux » justifient leur pratique par leur situation de précarité et le souci de la survie de leurs enfants, on est en droit de s’interroger sur la scolarité de ces enfants qui accompagnent leur mère à longueur de journée (INSD, 2011). En outre, il y a un phénomène d’emprunt d’enfants par des parents ou de proches parents. En effet, certaines femmes dont la situation socio-économique est précaire empruntent des enfants qu’elles font passer pour des jumeaux et qu’elles utilisent pour mendier. Une femme qui emprunte ses neveux (les enfants jumeaux de sa soeur) pour mendier se confie :

Je prends les enfants de ma grande soeur qui refuse de sortir avec les enfants pour mendier. Elle vend du riz devant sa cour le matin et le soir, elle fait des beignets. Ce n’est ni la tradition ni la pauvreté. C’est la ville qui impose un mode de vie à laquelle nous ne sommes pas préparées. Je dis cela, car quand je reconsidère la vie au village, les gens sont pauvres, des personnes âgées comme des jeunes…mais ils ne mendient pas. Il n’y a pas d’emploi non plus au village… Mais les gens tiennent à leur dignité, personne ne se promène pour mendier, sauf les talibés et les malades mentaux. Nous avons fui la pauvreté du village et nous nous sommes retrouvés dans une situation pire que la pauvreté : la perte de notre dignité. Je ne veux même pas que quelqu’un qui me connaît me rencontre… tellement j’ai honte.

R.F

Les propos de cette femme corroborent les résultats de l’étude de Wane, qui relève la présence de deux catégories de « mères de jumeaux » dans les rues de Dakar : les « […] “mères vraies” de jumeaux ou de triplés qui sont particulièrement visibles […] » et les « […] “fausses mères” […] qui empruntent les enfants (jumeaux/jumelles ou triplés) de leurs voisines et se font passer pour les “vraies mères” de cette ribambelle innocente » (2010, p. 326). Cette pratique semble remonter au moins jusqu’à 1900 : « Il se fait un véritable commerce d’enfants qui sont loués à des professionnels de la mendicité. » (Matignon, 1899, p. 230) L’existence de fausses mères de jumeaux est la preuve que certaines femmes utilisent des prédispositions culturelles pour répondre à leurs besoins existentiels. Cela traduit une extrapolation et une instrumentalisation de faits culturels utilisés pour inspirer la compassion dans un contexte d’urbanité insécurisée. La mendicité des mères de jumeaux telle qu’observée dans la ville de Ouagadougou répond donc à des codes culturels, mais l’urbanisation lui impose une mutation pour arriver à satisfaire les besoins existentiels. Il y a visiblement une sorte de commercialisation qui vise à combler des besoins vitaux (se nourrir, se soigner). Selon Balandier, les agents sociaux détiennent le pouvoir d’agir sur le système social, de le manipuler et, en conséquence, de contribuer d’une manière permanente à sa définition (Balandier, 1981).

3.3. Les « mères de jumeaux » en situation de mendicité, résilientes et non résignées, malgré une situation socioéconomique défavorable

Contrairement à ce qu’on peut penser, la participation des « mères de jumeaux » aux dépenses familiales grâce aux revenus issus de la mendicité suscite peu de réticence de la part des époux.

Mon mari n’a pas les moyens; les revenus de son travail ne sont pas consistants pour résoudre les problèmes alimentaires, de santé, et la scolarité des enfants. Le mari même est conscient que la vie exige une complémentarité. Donc, je mendie pour aider mon mari à gérer le foyer; pour compléter.

C.Z.

Ayant travaillé dans le secteur informel et connaissant l’importance de leur contribution, les « mères de jumeaux » sont conscientes que la participation de tous les membres de la famille permet une amélioration des conditions socioéconomiques du ménage. La pratique de la mendicité représente, dans ce cas, une source de revenus pour combler les besoins que les ménages ne peuvent pas assumer. Pour certaines « mères de jumeaux » qui mendient, les responsabilités familiales pèsent sur elles seules en l’absence de leur époux : la garde des enfants, les tâches ménagères, l’alimentation, la santé et la scolarité des enfants. La situation de misère dans laquelle elles se trouvent constitue leur principale préoccupation. Face à l’incapacité d’exercer une activité lorsqu’elles ont des jumeaux en bas-âge, ces femmes pratiquent la mendicité pour pallier le manque de ressources. Les propos de S.P. sont éloquents.

Une semaine après mon accouchement, mes enfants et moi avons souffert de faim, car mon mari est sorti le matin comme d’habitude et n’est pas revenu. Je me suis renseignée et j’ai appris qu’il est allé chercher du travail sur un site d’orpaillage. Cela fait six mois qu’il n’est pas de retour. J’ai bénéficié de l’appui de mes deux voisines qui m’envoyaient à manger pendant au moins dix jours. Après cela, nous avons beaucoup souffert de faim. Les vertiges, les plaintes des enfants et surtout des bébés jumeaux par manque de lait, m’ont amené à aller mendier. Grâce aux revenus issus de la mendicité, j’arrive à nourrir mes quatre enfants.

S.P.

La pratique de la mendicité par certaines mères de jumeaux s’explique également par leur condition de femme vivant dans un foyer polygame où chaque femme est responsable de l’éducation et de la prise en charge de ses enfants, comme c’est le cas pour O.G.

Mon mari a quatre femmes et je suis sa troisième épouse. Aucune femme ne compte sur le chef de ménage. Chacune se débrouille, avec l’appui de ses proches pour s’occuper de ses enfants : les nourrir, les habiller et les soigner. Je faisais la lessive dans un ménage et j’avais 15 000 francs CFA par mois. J’amenais ma première fille au lieu du travail, car elle ne m’empêchait pas de travailler. Mais, avec les jumelles, c’est devenu difficile. Ma première fille qui a maintenant deux ans et demi ne peut pas s’occuper de ses soeurs jumelles. Je me suis retrouvée dans une situation très difficile : plus d’enfants et pas de ressources pour les nourrir.

O.G.

Face à l’augmentation de leur charge et au manque de revenus, les « mères de jumeaux » cherchent des solutions. Pour certaines, la rue constitue un dernier recours où elles négocient au quotidien les ressources nécessaires à leur survie. L’espace-rue constitue, à cet effet, un nouvel espace investi par ces populations défavorisées en quête de survie et d’identité. Conscientes de la perception souvent négative qu’ont les populations de leur pratique, la plupart des « mères de jumeaux » se regroupent en des lieux précis (devant les grandes entrées des marchés, les guichets de Banque, les épiceries et les édifices religieux; au niveau des carrefours et des artères de circulation) pour deux raisons. D’une part, pour être plus visibles et, d’autre part, pour se protéger du regard social souvent accusateur. D.F. affirme qu’elle ressent de la honte et du mépris, car la population ne reconnaît pas la forme de mendicité qu’elle pratique comme étant légitime.

Les gens nous accusent d’abuser de la coutume. Selon ces personnes, la quête obligatoire pour une mère de jumeaux ne dépasse pas trois ou quatre fois, selon le sexe des jumeaux. Ce qui fait que de nombreux citadins nous traitent de simulatrices et de paresseuses qui utilisent des codes culturels à des fins pécuniaires. Cette perception ne nous valorise pas du tout. Mes enfants sont des garçons donc je suis sortie trois fois faire la quête symbolique avec la permission de mon mari. Mais, comme je n’arrive pas à mener une activité, au lieu de rester à la maison m’occuper seulement des tâches ménagères, j’ai préféré pratiquer la mendicité, car mon mari a voyagé depuis cinq mois. Il est allé à la recherche de travail. Il ne m’a pas encore envoyé des ressources pour m’occuper des enfants. En plus des jumeaux, nous avons deux garçons. Les revenus de la mendicité ne sont pas consistants, mais ça nous permet de survivre. Je ne suis pas dans la rue par respect de la coutume, mais par nécessité de survie. C’est ce que la population ne tolère pas. De nombreuses personnes nous insultent. Ce qui fait qu’à chaque fois que je vais dans la rue, j’ai honte et j’ai peur du regard accusateur des passants. Voilà pourquoi je préfère être avec les autres femmes, car, ensemble, on supporte mieux.

D.F.

Malgré le mépris de certains citadins, les « mères de jumeaux » persévèrent dans la pratique de la mendicité. Grâce aux revenus, elles arrivent à résoudre les problèmes liés à l’alimentation quotidienne de leurs enfants. En effet, selon les « mères de jumeaux » en situation de mendicité rencontrées, les sommes récoltées quotidiennement varient en moyenne entre 1 000 et 2 000 francs CFA.

Je mendie devant une mosquée. Chaque jour je peux avoir la somme de 1 000 francs CFA sans oublier les dons en nature : céréales, vêtements et les repas que les restauratrices de la place nous donnent. Il s’agit le plus souvent des restes, mais, quelques fois, certaines restauratrices servent nos enfants en premier et leur demandent de bénir leur activité.

R.T.

Malgré les dons en nature et en espèce, les femmes attestent que la mendicité est une contrainte, contrairement à la perception de certaines personnes qui considèrent cette pratique comme l’expression de la paresse, comme le relève S.A.

Je ne mendie pas parce que je suis paresseuse. La mendicité est une activité humiliante et pénible : je supporte chaque jour les insultes des usagers de la route, le mépris, les coups de soleil, la poussière et je mange et nourris mes enfants dans la rue. Quelle femme aimerait trainer comme moi dans la rue? Je ne vais pas voler ni me prostituer. Je ne vais pas me résigner non plus et regarder mes enfants souffrir de faim au risque de devenir des petits voleurs du quartier. Je suis là et je supporte tout pour que mes enfants survivent. Je suis le dernier recours de mes enfants.

S.A.

O.W. fait remarquer également que, malgré la pénibilité de l’activité, elle endure pour sa survie et celle de ses enfants.

La mendicité est dévalorisante. Je me cachais au début, mais beaucoup de mes proches ont fini par savoir que je mendie. C’est humiliant… J’aurais dû fuir comme mon mari, mais une femme ne fuit pas pour laisser son enfant. Je souffre énormément, car, souvent, je sens la fatigue, des malaises, des problèmes gastriques, mais je tiens…car, je suis obligée de sortir mendier pour me soigner et nourrir les enfants.

O.W

Ces propos montrent que les « mères de jumeaux » en situation de mendicité ne constituent pas seulement un groupe de personnes défavorisées et résignées, elles sont également animées par le souci de résoudre le problème urgent de subsistance posé par le contexte général de précarité en milieu urbain. De leurs propos se dégagent leur courage, leur désir de voir leurs enfants réussir dans la vie, leur ingéniosité, leur créativité et leur combativité pour sortir de la misère, et ce, en dépit de la situation de précarité dans laquelle elles se trouvent. Elles déploient une ingéniosité remarquable pour inventer des stratégies de survie afin de prendre soin de leurs enfants et de les scolariser. Leurs propos montrent clairement que la mendicité est une pratique instrumentalisée qui découle de la sévérité de la pauvreté en contexte urbain, mais dont les populations et les pouvoirs publics sont complices, et face à laquelle ils restent muets en dépit du fait que la femme est poussée à brader sa dignité et à risquer la vie de ses enfants en bas âge. Les femmes sont résilientes : elles parviennent à résister aux chocs en usant d’ingéniosité et à survivre grâce aux revenus issus de la mendicité, et ce, en dépit de toutes les difficultés auxquelles elles font face. Au regard des différentes fonctions que remplit la mendicité pratiquée par les « mères de jumeaux », peut-elle encore être réduite à sa seule dimension instrumentale ?

3.4. Au-delà de sa dimension instrumentale, la mendicité est expressive

Le plus souvent, la mendicité est perçue uniquement sous sa dimension instrumentale : mendier pour obtenir de l’argent. Le fait que certains mendiants exposent leurs enfants à des situations dangereuses pour gagner de l’argent fait en sorte qu’ils sont perçus comme de mauvais parents (Swanson, 2007) prêts à tout pour s’enrichir. Toutefois, la perception qu’ont les « mères de jumeaux » de la mendicité et les principales raisons qui les ont poussées vers cette activité remettent en cause la dimension instrumentale de la mendicité. K.L. l’exprime clairement en ces termes :

Où est le père des jumeaux? Il n’a pas de travail; il aurait dû venir mendier comme moi si c’était aussi facile. Je ne mendie pas pour l’argent. Je ne mendie pas pour être riche. Je mendie la santé et la nourriture pour moi et mes enfants. Je mendie la vie. Si j’avais à manger et de l’argent pour soigner mes enfants, je ne serais pas dans la rue.

K.L.

Tandis que la plupart des citadins ne voit que la dimension instrumentale ou dévalorisante de la mendicité, les résultats de l’étude montrent que la mendicité revêt, en réalité, un aspect expressif, c’est-à-dire la mendicité a une importance centrale, quoique peu valorisante socialement, dans la vie des femmes qui la pratiquent. Dans la rue les femmes qui mendient expriment et « exposent » leur indigence pour nourrir leur famille et ainsi se sentir utiles. Elles mendient malgré la perception négative que certaines personnes ont de leur pratique. En écoutant les propos des « mères de jumeaux », la pratique de la mendicité perd son caractère « anomique » et « déviant » que lui attribuent les citadins pour être perçue comme un « instrument de la résilience », et met au jour la volonté de survie en milieu urbain des femmes et leur détermination à faire ce qui est nécessaire pour vivre ou survivre. Les revenus issus de la mendicité profitent à tous les membres de la famille : aux femmes elles-mêmes, aux enfants, aux époux et aux autres parents. Elles s’estiment vaillantes, astucieuses et débrouillardes, et aimeraient être perçues comme tel par les autres membres de la société globale.

Par ailleurs, les « mères de jumeaux » en situation de mendicité ne se considèrent pas elles-mêmes comme des victimes, mais bien comme des actrices sociales à part entière, avec un rôle et une place au coeur même du contexte social et urbain actuels. O.H. l’exprime en ces termes :

Je pense que les gens sont hypocrites. Ils nous critiquent et nous blâment, mais en réalité, ils viennent nous voir chaque fois que besoin est, pour divers problèmes : fertilité, santé, emploi. Même des agents de la police nous font l’aumône et nous demandent de bénir leur journée afin qu’elle soit fructueuse. Parmi toutes ces personnes qui ont recours à nos services, certaines reviennent nous remercier si leur désir est exaucé et nous offrent encore des présents. Je pense qu’on se rend service : nous avons besoin de leur argent pour survivre, eux, ils ont besoin de faire l’aumône pour protéger leur vie et atteindre leurs objectifs.

O.H.

Ainsi, les « mères de jumeaux » en situation de mendicité n’ignorent pas l’importance de leur intégration dans le tissu social. Et elles aimeraient être reconnues comme des héroïnes, figures qu’elles s’emploient tous les jours à incarner. Pour ces « mères de jumeaux », la mendicité demeure un véritable instrument de l’expression de la résilience et de revendication d’une identité positive, celle de mères résolues, endurantes et soucieuses du bien-être de leurs enfants. La mendicité comme moyen de revendication a, en effet, fait l’objet d’une étude à Abidjan. Konan (2016) relate le cas spécifique de la mendicité des femmes d’Abidjan qui, jadis employées par une société de ramassage d’ordures, se voient privées de leur salaire depuis 2004. Après de longues négociations infructueuses avec leur employeur, ces femmes décident de porter leurs revendications sur la place publique en mendiant vêtues de leur uniforme de travail. Konan (2016) soutient que la mendicité particulière à ces femmes renvoie, d’une part, à un moyen de revendication de leurs droits et, d’autre part, à un moyen de pression sur leur employeur et l’État, ce dernier étant, selon elles, le principal responsable de leur situation (ibid., p. 216).

On retient que toutes les tactiques utilisées par les « mères de jumeaux » en situation de mendicité leur permettent d’inventer leur quotidien et de se réapproprier l'espace social pour l'utiliser à leur façon. Qu’il s’agisse de mobilité, de mises en récit ou de trouvailles de mots, mille pratiques inventives prouvent que la population des « mères de jumeaux » en situation de mendicité n'est pas passive et que les femmes utilisent les faits culturels à leur avantage, avec une liberté « buissonnière », tâchant de s’intégrer au mieux à la société et de profiter de toutes les opportunités de la rue. Nous rejoignons de Certeau (1990) qui considère cet art de vivre de la société de consommation comme des ruses. La « mère de jumeaux » peut donc, dans une certaine mesure, transformer son environnement (sa féminité, ses enfants, ses représentations culturelles), grâce à ce que Cusson appelle un « système de l’opportunité » (1981, p. 64). Ce système est une triade mettant en relation les ressources (affectives, cognitives, culturelles, sociales et physiques) de l’acteur, ses intentions et ses buts.

Au regard de ce qui précède, l’on peut dire que bien que la mendicité ne soit pas une profession inscrite au registre des métiers, elle est une activité organisée de sollicitation dont l’une des principales modalités est d’apitoyer le public (Damon, 1997). La pratique de la mendicité, quoique négativement perçue, constitue une activité grâce à laquelle certaines familles survivent en attendant qu’une meilleure solution ne se présente. Cette perception positive de la mendicité trouve écho dans les résultats de l’étude de Swanson (2010) qui montrent comment les femmes et leurs enfants issus d’une communauté amérindienne parviennent à s’affranchir d’un certain nombre d’inégalités sociales grâce aux revenus issus de la mendicité. Serrano (2004) démontre, par ailleurs, que des mendiants de la ville de Sao Paulo parviennent à se forger une image positive d’eux-mêmes grâce à la mendicité. En outre, Rouamba (2015) montre comment la mendicité constitue une source de revenus et, partant, d’autonomie pour des personnes âgées abandonnées dans la ville de Ouagadougou. En effet, grâce aux revenus issus de la mendicité, une femme âgée polygyne améliore son alimentation quotidienne, mais refuse d’être traitée d’indigente (Rouamba, 2015, p. 13).

Avec cet argent, elle se nourrit et elle peut aider certains de ses enfants (de sa coépouse), en cas de maladie. Elle me raconte qu’elle achète parfois des macaronis (perçu comme une alimentation de riches) pour se nourrir. Elle me précise qu’elle est une « talga » (gens communs par opposition au notable), mais elle n’est pas une « nongsoaba » (pauvre).

ibid., p. 13

Dans le même ordre d’idée, les « mères de jumeaux » en situation de mendicité refusent d’être traitées de fainéantes et de profiteuses. Elles se réclament être des femmes, des épouses et des mères battantes et soucieuses de la survie de leurs enfants. De leur avis, les revenus de la mendicité ne permettent pas de s’enrichir, mais de survivre en attendant que de meilleures conditions ne se présentent.

Notre étude a permis d’examiner les représentations de la gémellité dans certaines traditions socioculturelles africaines, mais aussi les liens entre mendicité, aumônes et dons. En outre, la parole a été donnée aux mères mendiant avec des jumeaux afin de mieux comprendre la place de la mendicité à Ouagadougou. Amenées à jouer des rôles auxquels elles n’étaient pas préparées (cheffe de ménage ou principale contributrice au ménage), certaines « mères de jumeaux » ont été contraintes de pratiquer la mendicité pour assurer la survie de leur famille. Dans le contexte urbain pluri-religieux de Ouagadougou, où on note une prégnance de la tradition, la quête symbolique en l’honneur des jumeaux tend à se modifier, passant d’une forme d’échanges de dons rituels socialement et culturellement prescrits et contrôlés, à une forme de mendicité systématisée. En ce sens, la pratique de la mendicité par les « mères de jumeaux » correspond davantage à un moyen de survie qu'à un souci d'accomplissement d'un rite culturel. L’analyse soulève une question plus large qui, dans les limites de cette étude, ne pourra que rester ouverte : L’extrapolation de faits culturels ne renvoie-t-elle pas à une crise urbaine encore plus profonde, à une crise des valeurs sociales et culturelles? Cette question mérite d’être traitée par le biais d’une étude plus large qui inclurait des histoires de vie de femmes en situation de mendicité et des entretiens individuels et de groupe avec d’autres catégories de la population, notamment des leaders religieux et des chefs coutumiers.