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Dans la foulée macabre des assassinats de masse aux États-Unis, on évoque à chaque fois la mauvaise influence des jeux vidéo, la violence à la télévision et au cinéma, la radicalisation des réseaux sociaux, autant de productions culturelles et de modes de diffusion de la culture. Nul besoin de montrer que ces débats ne datent pas d’aujourd’hui, mais remontent bien loin dans l’histoire de la civilisation et de la philosophie. Le contrôle des productions culturelles et des modes de diffusion de la culture a toujours été une préoccupation politique et économique, mais aussi morale, épistémologique, esthétique et métaphysique.

Ainsi, Platon et Aristote ont porté grande attention aux arts et aux récits, aux productions culturelles, dans la Cité. J’aimerais ici souligner la différence d’attitude et d’approche entre Platon et Aristote au sujet de la vie culturelle de la Cité, et spécialement la place qu’occupent les récits et les représentations théâtrales. Leurs positions respectives concernant le statut du récit et de la représentation poétique montrent bien leurs attitudes fort différentes par rapport à la culture, autant la culture populaire que la « haute » culture. Ces approches ou attitudes philosophiques par rapport à la culture continuent d’influencer et d’habiter nos discussions. Autant certains voudront interdire certaines formes de représentation, d’autres chercheront à favoriser la créativité et la liberté d’expression.

Je prends ici Aristote comme un critique de la philosophie de la culture de Platon avant d’en être son continuateur. Ainsi, Platon adopte une stratégie de remplacement et d’absorption de la culture par la philosophie, alors qu’Aristote emploie une approche pragmatique. Cette distinction de points de vue comporte des conséquences que nous vivons encore dans nos débats et discussions sur la culture.

Notre idée de culture, l’idée « moderne » de culture, n’était pas celle des Anciens[1]. Alors que nous la considérons volontiers de façon sociologique, les Anciens y voyaient la dimension morale et politique articulée dans un projet d’éducation et de formation globale de la personne d’un point de vue moral, intellectuel, politique, religieux et esthétique, bref, la paideia. En même temps, on peut dire que c’est bien de la culture au sens anthropologique que Platon se préoccupe dans la République[2].

Le statut des récits chez Platon

La stratégie d’absorption se manifeste dans la tension entre la relative exclusion du récit de la Cité, telle que présentée dans la République, et l’usage abondant qu’en fait Platon, dans la République, certes, mais aussi dans le Timée, Ion, Les lois, Phèdres, Phédon, ainsi que dans plusieurs autres dialogues[3].

La République[4], nous en donne un exemple frappant. C’est d’abord dans un récit, au Livre II, une fable, (mythos) que les interlocuteurs décident de tracer le profil de la Cité idéale. Après que les interlocuteurs eurent admis qu’ils ne voulaient pas d’une « Cité de pourceaux », qu’il leur fallait des lits, des tables, de bons mets et de bons desserts, de la musique aussi et des spectacles, il leur faudrait faire la guerre et conquérir pour s’approprier des ressources nécessaires pour soutenir ce train de vie. Comme ils s’entendaient sur la spécialisation des métiers et la division du travail, il leur faudrait des soldats professionnels, des gardiens, « Donc, philosophe, irascible, agile et fort sera celui que nous destinons à devenir un beau et bon gardien de la cité. »

Immédiatement, nous entrons dans un nouveau mythos, le récit de l’éducation des gardiens : « Or ça, donc, comme si nous racontions une fable à loisir, procédons en esprit à l’éducation de ces hommes. » L’éducation forme principalement à la musique et à la gymnastique, la musique comprenant les discours. Et parmi les discours, il y en a de vrais et il y en a de faux. (376e10). Platon vise donc immédiatement les fables et les légendes. Platon critique d’entrée de jeu l’éducation des enfants qui inclut les fables et les comptines, en soulignant que « le commencement en toutes choses est le plus important » : « Ainsi, laisserons-nous négligemment les enfants écouter les premières fables venues, forgées par les premiers venus, et recevoir dans leurs âmes des opinions le plus souvent contraires à celles qu’ils doivent avoir, à notre avis, quand ils seront grands ? » Mais ce commencement vise aussi la source de la culture, la culture dite populaire, qui comprend les fables et les légendes, mais aussi les blagues, les chansonnettes, les rumeurs urbaines.

Donc, il nous faut d’abord, ce semble, veiller sur les faiseurs de fables, choisir leurs bonnes compositions et rejeter les mauvaises. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons choisies, et à modeler l’âme avec leurs fables bien plus que le corps avec leurs mains ; mais celles qu’elles racontent à présent, la plupart sont à rejeter.

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Les histoires qui montrent les dieux pleins de faiblesses de caractère et de défauts corrompent les gens. Elles sont fausses parce que, par définition, les dieux ne peuvent être responsables du mal (379b-c). Les histoires qui représentent l’au-delà comme un lieu noir et sinistre inspirent la crainte et enlèvent l’ardeur aux guerriers, qui doivent craindre l’esclavage plus que la mort. (386a-b). Ce sont aussi les mythes traditionnels, les « grandes fables » d’Hésiode et d’Homère, qui sont fausses, dangereuses et sans beauté, s’accorde-t-on, mais qui semblent trouver leur place comme récits initiatiques[5].

Quand même la conduite de Kronos et la manière dont il fut traité par son fils seraient vraies, je crois qu’il ne faudrait pas les raconter si légèrement à des êtres dépourvus de raison et à des enfants, mais qu’il vaudrait mieux les ensevelir dans le silence ; et s’il est nécessaire d’en parler, on doit le faire en secret, devant le plus petit nombre possible d’auditeurs, après avoir immolé, non un porc, mais quelque grande victime difficile à se procurer, afin qu’il n’y ait que très peu d’initiés.

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Cependant, au Livre X, Socrate, après avoir proposé l’interdiction de la poésie imitative, lui accorde droit de cité dans la mesure où elle peut se justifier par sa fonction d’édification, en montrant aux citoyens comment vivre des vies plus exemplaires : « Il ne faut admettre dans la Cité que les hymnes en l’honneur des dieux et les éloges des gens de bien. » (606c4)

Platon : critique de la Mimèsis

Platon propose donc une réglementation et une gestion systématiques des produits culturels à des fins morales et politiques. Et ce n’est pas seulement le récit n’est pas restreint seulement comme affabulation, il l’est aussi dans sa forme. En effet, au Livre III, Platon présente une typologie et une critériologie du récit, qui divise le récit en récit simple (diégèse) qui ne contient pas d’imitation, en ce que le poète parle en son nom, et en récit imitatif (mimèsis) dans lequel le poète se met à la place de son personnage pour en énoncer le discours, si bien que l’auditoire peut être convaincu qu’il entend véritablement les paroles du personnage. C’est cette dernière forme, trompeuse et mensongère, en bref, le théâtre, qui doit être bannie de la Cité.

…il y a une première sorte de poésie et de fiction entièrement imitative qui comprend, comme tu l’as dit, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète lui-même – tu la trouveras surtout dans les dithyrambes – et enfin une troisième, formée de la combinaison des deux précédentes, en usage dans l’épopée et dans beaucoup d’autres genres.

394c-6

Ainsi, quand sont retranchées les paroles du poète pour ne conserver que les dialogues, on aura la comédie et la tragédie. Dans la mesure où le poète parle en son nom, mais dans un récit imitatif, et en rapportant les faits, c’est le dithyrambe, enfin, une troisième sorte de poésie imitative mélange ces procédés et se retrouve notamment dans l’épopée. Cette typologie représente donc un éventail ou un dégradé des positions dans l’ordre du discours narratif, allant d’un point diégétique pur, succession d’énoncés dans l’ordre temporel, et à l’autre extrémité une diégèse entièrement mimétique, en tant que représentation ou performance, comme la tragédie ou la comédie.

La règle d’acceptabilité du discours poétique dans la Cité est à la fois quantitative et qualitative. Du point de vue quantitatif, le discours du poète doit être plus descriptif qu’imitatif : « son exposition participera à la fois de l’imitation et du simple récit, mais il y aura peu d’imitation et beaucoup de récit » (396 e 5-7).

Car qui dit imitation dit aussi dissimulation. Le poète qui, par la voix et l’aspect, se rend semblable au personnage, imite, certes, mais se dissimule derrière le personnage. « Si le poète ne dissimulait jamais, l’imitation serait absente de toute sa poésie, de tous ses récits. » (393 c 12-13)

Le récit simple est une description de paroles et d’actions. Mais l’art du poète ne se limite pas à la description. Le public aussi aime les spectacles, les émotions fortes occasionnées par la représentation. Il faut donc y mettre des effets pour captiver son auditoire. Mais, règle générale, le récit imitatif ne sera acceptable que si les paroles et actions imitées sont dignes. En tous les cas, il faudra se méfier des imitateurs autant que des sophistes, et celui qui viendra dans la cité offrir son art trompeur et mensonger sera poliment éconduit, car ce qu’il propose s’éloigne toujours de la vérité et de la sagesse.

C’est à cet aveu que je voulais vous conduire quand je disais que la peinture, et en général toute espèce d’imitation, accomplit son oeuvre loin de la vérité, qu’elle a commerce avec un élément de nous-mêmes éloigné de la sagesse, et ne se propose, dans cette liaison et cette amitié, rien de sain ni de vrai. C’est très exact, dit-il. Ainsi, chose médiocre accouplée à un élément médiocre, l’imitation n’engendrera que des fruits médiocres. »

603a-e

La critique platonicienne de l’imitation a toujours fait l’objet de discussions et de débats, mais si l’on se place dans la perspective d’une philosophie de la culture, Platon propose une stratégie radicale de contrôle, de gestion, d’absorption, voire de remplacement. C’est la philosophie qui doit l’emporter sur la poésie et s’imposer à la culture, comme l’observe D. Mitta :

[…] Plato allowed the poet and myth-maker to enter his Republic, provided they both used their craft to serve a specific ideology […]. We can similarly assume that he would allow enlightened priests and mystics to enter his Republic, provided they would use their religious qualifications as a means of initiation into the philosophy of ideas[6].

La position aristotélicienne sur le récit mimétique

On peut comprendre la position aristotélicienne sur le récit et les représentations dramatiques en termes de continuité ou de discontinuité par rapport à Platon. Nous voudrons ici défendre la solution de discontinuité. Aristote ne poursuit pas l’oeuvre de son Maître, mais en offre une critique et une perspective positive[7].

Observons d’abord l’approche naturalisée qu’adopte Aristote sur la culture. Aristote commence par considérer l’imitation et les arts de représentation d’un point de vue psychologique et sociologique. Il note notre tendance naturelle à l’imitation et à la représentation. Nous aimons imiter, nous apprenons en imitant, nous aimons reconnaître ce qui est imité. Il remarque aussi, en fin sociologue, que les différentes formes d’expression artistiques et culturelles sont liées à la situation particulière des groupes.

On ne peut guère affirmer qu’Aristote favorise une exclusion de l’imitation au profit du récit simple ; en fait, ce serait même le contraire. Aristote s’intéresse d’abord et avant tout à la tragédie et à la représentation dramatique, et traite ensuite de l’épopée ou des discours narratifs non-imitatifs. Car « celui qui sait dire d’une tragédie si elle est bonne ou mauvaise, sait le dire également de l’épopée. Car les éléments qui constituent l’épopée se trouvent aussi dans la tragédie, mais les éléments de la tragédie ne sont pas tous dans l’épopée[8]. » (1449b16)

À l’encontre de Platon, loin de refuser le discours mimétique, Aristote cherche à en augmenter la « vérité », de telle façon qu’il atteigne encore mieux son effet. À cette fin, il délimite le terrain de l’art poétique et propose un ensemble de principes et de règles, d’ordre grammatical, logique et stylistique. Mais en circonscrivant le domaine poétique, en le plaçant dans le registre de la persuasion et de l’émotion et en lui donnant une logique de la persuasion fondée sur la nécessité et la vraisemblance, Aristote restreint le récit mimétique à un genre particulier, qui a sa place, certes, mais qui se trouve exclu du discours sérieux. La séparation des considérations entre la Poétique et la Rhétorique, montre qu’il s’agit de domaines autonomes, bien qu’ils partagent bien des éléments, comme la grammaire, l’élocution ou la diction.

La Poétique est un ouvrage théorique, à la fois descriptif et normatif : un discours théorique, de type normatif, indique comment composer de bonnes tragédies, alors qu’un discours historique puise dans le corpus tragique (surtout chez Homère, Euripide et Sophocle) les exemples de bons et de mauvais procédés.

Dans la Rhétorique, l’étude des moyens de persuader, la narration n’est guère considérée essentielle comme partie de la discipline, et Aristote critique les auteurs qui ont insisté sur la narration en cette matière. Donc, dans la Rhétorique, le discours narratif est subordonné au discours démonstratif. Dans cette fonction, la narration ne doit pas être imitative, ou, si c’est le cas, l’imitation est subordonnée à la démonstration.

Nous retrouvons donc ici le récit simple dont parlait Socrate, sa principale fonction n’étant pas de distraire le public ou de lui apporter du plaisir, mais bien d’informer et d’apporter la certitude. Dans la Poétique, qui traite de l’art et non plus simplement de l’activité de raconter, Aristote subordonne les aspects diégétiques aux aspects mimétiques.

Rappelons la célèbre définition de la tragédie dans la Poétique :

La tragédie est la représentation d’une action noble, menée jusqu’à son terme et ayant une certaine étendue, au moyen d’un langage relevé d’assaisonnements d’espèces variées, utilisé séparément selon les parties de l’oeuvre ; la représentation est mise en oeuvre par les personnages du drame et n’a pas recours à la narration ; et, en représentant la pitié et la frayeur, réalise une épuration de ce genre d’émotions.

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La tragédie, enseigne-t-il, comporte six parties, l’histoire (mythos), les caractères (éthos), l’expression (lexis), la pensée (dianoïa), le chant (mélos) et le spectacle (opsis). Pour Aristote, l’histoire ou la fable (mythos) domine toutes les parties de la tragédie ou de l’épopée : « Le plus important de ces éléments est l’agencement des faits en système. » (1450a15) Le mythos est « le principe et […] l’âme de la tragédie. » (1450a38) Or, le but de la tragédie, la catharsis, qui consiste à susciter et à éliminer chez le spectateur les sentiments de crainte et de pitié dépend principalement de la composition de l’histoire, ou, selon l’expression de Paul Ricoeur, la « mise-en-intrigue ».

L’effet cathartique, qui justifie le prix d’entrée à la représentation, n’est donc pas seulement une question d’émotion, mais repose sur une démarche intellectuelle et rationnelle, qui est celle de suivre l’histoire comme un tout ou système cohérent. « La distinction du vrai et du faux dépend de la même faculté », nous dit Aristote. « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire » (1451a36-37).

L’espace poétique est donc celui du possible, non pas n’importe quel possible, mais le possible conçu dans l’ordre du nécessaire, qui porte sur l’enchaînement causal, et dans l’ordre du vraisemblable, qui exprime le registre du probable. Nécessité et vraisemblance, qui deviennent ainsi les « valeurs de vérité » de la logique du discours narratif, sont elles-mêmes définies par la portée du discours poétique. L’art poétique se distingue de la chronique en ce que celle-ci porte sur le particulier et celui-là sur le général. L’art du poète consiste donc à parler de ce qui pourrait avoir lieu, de façon à ce que son propos reste suffisamment persuasif pour que le spectateur éprouve du plaisir grâce à la représentation.

On se souviendra que dans la République, la question du discours narratif et imitatif est introduite à la suite d’une distinction entre les discours vrais et les discours faux, et les effets de ces derniers sur les citoyens. Cette association de la représentation poétique au mensonge ne trouble guère Aristote, au contraire, elle est source de plaisir, elle contribue à la fonction édifiante de l’art qui se retrouve dans la « catharsis », l’effet de purification des émotions de crainte et de pitié suscitées par la représentation. Rattaché à cette fonction, le mensonge devient un art, dont Aristote crédite d’ailleurs la plus haute expression à Homère. Ainsi, le mensonge devient tolérable et même souhaitable à l’intérieur du discours poétique.

Conclusion

Platon exprime une grande méfiance envers la culture prise dans un sens anthropologique. On le voit clairement dans son traitement du récit imitatif. Cette méfiance se manifeste par une série de stratégies et de mécanismes de contrôle de la culture. De ce point de vue, Aristote est critique de Platon. Son regard pragmatique et anthropologique sur les productions culturelles et notamment sur les récits imitatifs les présente comme des faits humains, j’aimerais dire, dans le langage de Wittgenstein, des « jeux de langage » insérés dans des « formes de vie ».