Article body

Portant sur les figures féminines des évangiles, ce genre d’ouvrage a proliféré depuis une demi-siècle, surtout en Amérique du Nord, avec la montée et l’affermissement du courant féministe. L’A. en est bien consciente mais estime néanmoins pertinent d’en remettre l’entreprise sur le métier une fois de plus : « … jusqu’à présent, écrit-elle en introduction, rien ne réussit à modifier sérieusement la vision traditionnelle d’un Jésus au centre d’un cercle de douze hommes. La question des femmes demeure largement « ornementale » et, pour tout dire, anecdotique. On continue à faire comme si tout ce qui importait véritablement s’était traité entre le maître et douze de ses disciples qu’on nomme “apôtres”, à qui tout aurait été remis par Jésus lui-même, et qui fonderaient une lignée de pouvoir et de savoir exclusivement masculine. » (p. 12)

Cet essai présente, me semble-t-il, une triple originalité. D’abord quant à son auteure, écrivaine, journaliste et éditrice et non exégète de métier. Ensuite quant à son genre : non pas un ouvrage technique, mais de haute vulgarisation destiné à un public cultivé non spécialisé. Enfin quant à son approche : « … je n’ai pas cherché, comme de nombreux travaux l’ont fait avec talent, à montrer la qualité des femmes qui se trouvent dans les évangiles en dressant leurs portraits, mais j’ai observé minutieusement les relations que Jésus noue avec elles et avec le monde féminin » (p. 12).

C’est ainsi qu’à la suite de trois courts chapitres plus généraux portant respectivement sur la présence inégale des femmes d’un évangile à l’autre (ch. 1), sur celle de Marie, la mère de Jésus, qui, selon la lecture le plus habituelle des récits, mobilise l’attention en laissant les autres dans l’ombre (ch. 2), et enfin sur le célibat de Jésus (ch. 3), les six chapitres qui suivent retracent successivement le type de relations que celui-ci entretient avec les femmes. Il y a celles qu’il regarde : la petite veuve et son obole (Mc 12,41-44 ; Lc 21,1-4) et la femme courbée de Lc 13,10-17 ; celles qu’il admire : la cananéenne de Mc 7,24-30 (la syrophénicienne de Mt 15,21-28) et Marthe (Jn 11,1-44) ; celles avec qui il parle : la samaritaine (Jn 4,1-42) et la mère des fils de Zébédée (Mt 20,20-23) ; celles qu’il libère : Marie, soeur de Marthe (Lc 10,38-42) et la femme adultère (Jn 8,1-11) ; celles qu’il touche et dont il se laisse toucher : la femme aux pertes de sang (Mc 5,25-34 par.) et celle de l’onction de Béthanie (Mc 14,3-9) identifiée en Jn 12,1-8 à Marie soeur de Lazare et confondue dans la tradition avec Marie Madeleine, du groupe des femmes qui suivaient Jésus (Lc 8,1-3), et avec la pécheresse de Lc 7,36-50 ; celles, enfin, qui, après s’être retrouvées au pied de la croix (Mc 15,40-41 par.), se voient confier la bonne nouvelle de sa résurrection (Mc 16,1-8 par.). Une fois effectué ce tour d’horizon, un dernier chapitre intitulé « Les femmes préférées et oubliées » traite de « l’implacable mouvement d’effacement des femmes qui a commencé très tôt dans l’histoire des premières communautés croyantes et qui perdure encore aujourd’hui » (p. 168). À la manière d’une inclusion biblique, ce chapitre se termine en reprenant pour la confirmer l’impression notée dès l’introduction : « … on demeure troublé de voir la puissance libératrice de Jésus se briser sur un tel mur d’incompréhension et de déni. Le plus dérangeant étant de constater qu’aujourd’hui ce mur résiste envers et contre tout. Celles qui maintenant lisent les évangiles voient Jésus agir, parler, aimer, toucher, libérer les femmes. Il est légitime qu’elles s’interrogent : combien de temps faudra-t-il encore pour que les institutions qui portent ces textes en tirent les conclusions qui s’imposent et fassent enfin justice aux femmes comme Jésus lui-même l’a fait ? » (p. 168)

Cet ouvrage manifeste que, sans être exégète, l’A. s’est d’abord appliquée à repérer, à lire et à classer attentivement par elle-même les textes en première main, y puisant parfois, selon ses préoccupations et son angle d’approche, des observations et intuitions pertinentes et originales. Même si elle n’y fait à peu près jamais référence directement, on sent également qu’elle est bien documentée et au courant de la recherche spécialisée. Coulante, l’écriture, s’avère par surcroît alerte et élégante, le questionnement perspicace, les découvertes régulièrement engrangées, chapitre après chapitre, dans la ligne annoncée dès l’introduction : « La rupture avec les usages de son temps est flagrante tant cet homme semble indifférent à ce que nous nommons aujourd’hui les « stéréotypes de genre ». Il traite les femmes comme des personnes à part entière sans leur assigner un quelconque rôle en raison de leur sexe. » (p. 13)

Peut-être d’aucuns, en particulier des exégètes de métier, sourcilleront-ils à la lecture de certains passages. Par exemple dès la transcription très élaborée (p. 22-27) de la première péricope soumise à l’examen et racontant en Lc 7 l’intrusion, au coeur du repas chez Simon le pharisien, de la « dame au parfum » : « Usant de ses cheveux comme d’un linge, lit-on par exemple, elle essuya les pieds de l’homme avec lenteur et piété. Les larmes ruisselaient sur ses joues, et le fard qui bordait ses yeux coulait en de longues traces sombres. […] Ne voyait-il pas ce qu’était cette fille ? Une moins-que-rien, il n’y avait qu’à regarder la vulgarité de ses vêtements criards, l’accumulation des bijoux clinquants dont les sequins de cuivre tintaient au moindre geste. Elle en était couverte, aux bras, aux chevilles, au cou. Ce n’était plus une femme, c’était une sonnaille ambulante. » (p. 25) La description, qui, il faut bien le dire, fait penser davantage à Maria Valtorta qu’à France Quéré dont le beau livre[1] est signalé comme un pionnier modèle dès l’abord (p. 11), n’est pas sans détonner quelques pages à peine après l’énoncé du propos : « Je ne me suis pas écartée des textes dits “canoniques”, ceux que les Églises reconnaissent comme supports de la foi chrétienne. Je n’ai accordé aucune place à l’imagination. » (p. 12) Plus sobres et plus proches du texte des évangiles, les exposés qui suivront ne seront pas toujours exempts des incursions de la « folle du logis ». Comme si, ici et là, un certain ton journalistique, soucieux de conférer aux récits plus de vivacité et de pétulance, était tenté de refaire surface, en faisant parfois mention explicite de l’imagination. Ainsi par exemple dans l’exposé du récit de la femme courbée (Lc 13) : « Imaginons une grande pièce toute simple au rez-de-chaussée d’une maison ordinaire. […] Au premier rang se tiennent les notables, dont le chef de la synagogue, probablement heureux de donner la parole à Jésus. Derrière lui, viennent les hommes “ordinaires”, puis enfin les femmes […]. On peut cependant penser que la curiosité à l’égard du jeune prédicateur galiléen a poussé beaucoup d’entre elles à assister à la prière commune[2]. »

On se demande parfois si le rôle attribué à certaines figures féminines ne se trouve pas majoré. Par exemple, peut-on dire vraiment qu’à la suite de sa rencontre avec la cananéenne « Jésus ait pour ainsi dire changé d’avis quant à la dimension de sa mission et qu’il l’ait fait à cause d’une femme étrangère » (p. 82) ? À vrai dire, l’intervention de Jésus en faveur de cette païenne restera, pour emprunter la formule d’une exégète américaine, « une exception pour une foi exceptionnelle[3] ». Par la suite, Marc ne racontera plus guère que deux interventions de Jésus en faveur de païens, la guérison du sourd-bègue de la Décapole (Mc 7,31-37) puis la seconde multiplication des pains (8,1-10). Non, chez Matthieu comme chez Marc, la mission demeurera jusqu’au bout tournée vers les « brebis perdues de la maison d’Israël ». Ce n’est qu’après Pâques que retentira la consigne universelle : « Allez, de toutes les nations faites des disciples. » (Mt 28,19) C’est alors que pourront se rassasier vraiment les petits chiens.

Parfois, à l’inverse, on se demande si le rôle de certaines femmes n’aurait pas pu être souligné davantage, notamment ce rôle unique et « pionnier » que l’évangile de Jean attribue, non seulement à Marie de Magdala, « apôtres des apôtres », la première envoyée après Pâques (Jn 20,17), mais encore à la mère de Jésus, la première à croire (2,5), à la samaritaine, la première à témoigner (4,39), à Marthe, la première à professer l’identité de Jésus (11,27) dans les termes mêmes qui, dans la finale de l’évangile, rendront compte de la reconnaissance essentielle de la foi (20,31). De même qu’elle a rédigé, dans son avant-dernier chapitre, des pages émouvantes sur le rôle de Marie Madeleine et du petit groupe de femmes devenues, à la fin des quatre récits, premiers témoins de l’aube pascale (p. 150-154), l’A. n’aurait-elle pas pu mettre davantage en lumière l’expérience de ces deux femmes enceintes, Marie et Élisabeth, qui, au début du récit de Luc (1,39-45), discernent en premier les lueurs des temps nouveaux ?

Faut-il noter que la récurrence constante du qualificatif « misogyne », distribué généreusement d’un couvert à l’autre, finit par provoquer un certain agacement ? Appliqué dès le premier chapitre tant au monde « judaïque » qu’au monde gréco-romain (p. 15-16), au texte de Matthieu (p. 20), à la pratique religieuse se réclamant des évangiles (p. 21), il le sera par la suite à bien d’autres, notamment à certains Pères de l’Église (p. 160). Autre chose est le fait de détester les femmes – ce que signifie proprement le terme – et autre chose l’expérience d’être partie prenante de cultures et de mondes « masculinistes et très patriarcaux » (p. 45, 53, 71) à travers leur répartition des rôles sociaux dans l’espace public. Car enfin, cette expérience peut être aussi celle d’hommes qui préfèrent les femmes, liés qu’ils sont à elles dans l’espace privé par l’amour, le mariage, la vie de couple et la famille.

Tout cela dit, l’utilité d’un tel ouvrage, qui est de sensibiliser un public élargi aux avancées de la recherche concernant l’attitude ouverte de Jésus à l’égard des femmes, mérite d’être soulignée. Le talent qu’il manifeste ferait souhaiter que l’A. prolonge son travail en s’attelant au témoignage néotestamentaire relatif à l’attitude du premier christianisme. La clarification qu’elle a réalisée de ce qu’on pourrait appeler le « dossier Jésus » donne un peu l’impression de s’accompagner de l’assombrissement du dossier paulinien. Il est en effet regrettable que, dans les quelques passages où il en est question, celui-ci soit représenté de façon stéréotypée, à partir d’affirmations extraites de leur contexte, selon lesquelles par exemple le mariage constitue un remède contre les pulsions (p. 52) et que les femmes doivent se taire dans les assemblées (p. 74,153). La recherche concernant les positions de Paul a elle aussi progressé. En rapport notamment avec le début de 1 Co 7 (v. 3-5a) qui situe dans une parfaite réciprocité les droits et les devoirs de la femme et du mari à l’intérieur du couple croyant et celui de de 1 Co 11 (v. 4-5), qui reconnaît d’emblée un rôle identique aux femmes et aux hommes dans l’assemblée de prière chrétienne. En rapport également avec le passage controversé de 1 Co 14,33b-35 qui entre en contradiction non seulement avec celui de 1 Co 11 mais encore avec d’autres du chapitre 14 lui-même (versets 5, 24, 26, 31), et qui laisse penser que la position restrictive désireuse de réduire les femmes au silence est plutôt celle de certains Corinthiens, à laquelle Paul fait écho avant de l’écarter en 14,36. En rapport enfin avec l’évolution de la tradition paulinienne après Paul, dont on aurait l’impression que, petit à petit, elle s’est laissé influencer par l’ambiance et les canons du milieu socio-culturel.