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Cet ouvrage, qui est la thèse de doctorat de son A., propose une vaste étude comparative des ecclésiologies de Jean Zizioulas et de Walter Kasper, travail qu’il prolonge de ses propres perspectives. L’intérêt de cette étude réside dans la notoriété de ces deux théologiens et de leur engagement oecuménique dans le cadre de la Commission mixte internationale de dialogue entre l’Église catholique et les Églises orthodoxes qu’ils ont co-présidée.

Le livre se présente en trois parties consacrées à Jean Zizioulas (165 p.), à Walter Kasper (199 p.), et à l’analyse de l’A. (A.) (253 p.), qui propose « des perspectives nouvelles, tant pour faire se rejoindre les deux théologiens que pour prolonger leur réflexion » (29). Chacune de ces parties comprend trois sections, consacrées à des thématiques semblables provenant des trois pôles ecclésiologiques identifiés par l’A. dans l’oeuvre de Zizioulas : l’eucharistie et l’Église, ministères et communion, puis synodalité et primauté. Enfin, chacune de ces sections comprend à son tour trois chapitres.

L’architecture de cette thèse permet une double manière de l’approcher : lire à la suite chacune des parties ou encore, comme l’A. le propose lui-même (29), lire les trois sections consacrées à chacune des grandes thématiques à la suite ; une telle lecture transversale permet de mieux percevoir les éléments de l’analyse comparative et des prolongements proposés.

Ceci est mon corps. L’ecclésiologie de Jean Zizioulas

Ce titre exprime bien le point de départ de l’ecclésiologie de Zizioulas : l’Église naît de l’eucharistie. L’A. reprend avec grande justesse les idées maîtresses de la pensée du théologien orthodoxe. L’identité de l’Église, son unité, son être et sa structure se trouvent dans l’unique eucharistie présidée par son évêque entouré du presbyterium et de tout le peuple, tous réunis en un même lieu. Le corps ecclésial du Christ est constitué dans l’Esprit Saint, comme l’atteste l’épiclèse eucharistique ; ce qui en fait une réalité eschatologique, l’icône du Règne à venir.

Vient ensuite la communion des membres dans l’unité du Corps. Chez Zizioulas, l’expression « Église catholique » n’a pas un sens d’universalité, mais plutôt de plénitude. S’appuyant sur Ignace d’Antioche, « là où est Jésus Christ, là est l’Église catholique », Zizioulas voit dans la célébration de l’unique eucharistie de l’Église présidée par son unique évêque, la plénitude de l’Église en un lieu, sa catholicité, car là se trouve en plénitude le Christ, tête et corps en qui Dieu s’est plu à faire habiter la plénitude. L’Église en un lieu est pleinement Église catholique.

Le rôle de l’évêque est central pour l’unité du Corps du Christ. Par son ordination, l’évêque est à la fois alter Christus et alter apostolus. Lorsqu’il préside l’eucharistie avec toute l’Église locale, l’évêque est icône du Christ, car il agit in persona Christi ; il « ancre sa communauté dans l’horizon eschatologique » (139). Comme alter apostolus, il manifeste le lien historique de l’Église locale avec l’Église et le collège apostoliques.

Malgré la multiplicité des Églises locales, chacune étant pleinement catholique, leur unité en est une d’identité comme Corps du Christ. Cette unité s’exprime par un lien vertical au Christ présent dans l’eucharistie, par la coïncidence historique de toutes les Églises locales avec l’Église apostolique et par la communion de toutes les Églises de Dieu dans l’espace par l’institution synodale.

Le troisième chapitre aborde la primauté dans la logique de la synodalité. Il est difficile d’imaginer la primauté d’un évêque sur l’ensemble des évêques, car chaque Église est pleinement catholique et chaque évêque succède au collège apostolique dans son ensemble, Pierre compris. L’institution synodale exige aussi qu’un des évêques en soit le prôtos, comme l’atteste le canon 34 des Canons apostoliques. Comme la Trinité est à la fois une dans la personne du Père et multiple, la communion des Églises est une dans la primauté d’un siège épiscopal et non d’un individu, et multiple dans la communion des Églises, et non des individus. Cette primauté est reconnue à l’évêque de l’Église de Rome depuis les temps les plus anciens. Ce primat universel est une nécessité pour l’Église unifiée.

Pour la vie du monde. L’ecclésiologie de Walter Kasper

Dans le premier chapitre l’A. traite des liens entre Église et eucharistie. On observe une grande proximité avec les textes du concile Vatican II. L’Église est ainsi le peuple saint et eschatologique de Dieu dans l’histoire des hommes. Elle est le sacrement universel du salut dans le Christ. C’est un peuple eucharistique ; consciente d’être rassemblée par Dieu pour lui rendre grâce, « l’Église s’est comprise et expérimentée depuis le commencement comme une assemblée cultuelle ayant son centre vital dans l’eucharistie » (228).

L’Église est le Corps du Christ, comme l’attestent l’Écriture et la tradition patristique, corps édifié par le baptême et l’eucharistie. Le Christ est le Seigneur de l’Église, de sorte qu’on ne peut dire qu’elle soit identique au Christ. Cette altérité du Christ s’exprime particulièrement par l’image de l’Église-épouse de la lettre aux Éphésiens et de l’Apocalypse ; elle est en marche vers les noces de l’Agneau. Mais dans l’histoire, elle est à la fois épouse et prostituée ; le Christ lui manifeste sans cesse sa miséricorde pour la rendre sainte et immaculée : « Même s’il venait à perdre la grâce baptismale, le pécheur garde en lui le character sacramentalis qui l’a marqué pour toujours, il ne lui est pas possible d’être exclu de l’efficience de l’Esprit consolateur, ou d’avoir raison de la miséricorde. » (250)

L’Église est aussi le temple de l’Esprit Saint qui répand sur elle ses charismes. On ne peut dissocier l’économie du Christ de celle de l’Esprit qui donne au corps du Christ sa structure charismatique. L’Église n’est pas « une hiérarchie structurée unilatéralement de manière pyramidale, mais l’interaction symphonique, collégiale, vivante, et structurée de charismes divers » (273). Ce chapitre se termine avec la dimension eschatologique et cosmologique de l’eucharistie.

Dans un deuxième chapitre, « Communion et ministères », l’A. aborde dès le départ la notion de catholicité dans le sens de totalité ou de plénitude. Il ne s’agit pas d’une délimitation confessionnelle, mais d’une totalité englobante au sens le plus fort de plénitude (285) : « Dans la plénitude du Christ dont elle est le corps, l’Église catholique est ainsi avant tout un événement de communion avec Dieu et donc entre tous, et cette communion est une communion eucharistique. » (292) Pour Kasper, l’Église catholique existe comme une communion dans et à partir des Églises locales (cf. Lumen Gentium, 23). L’A. fournit ici un résumé très intéressant de la controverse qui a opposé Kasper à Ratzinger, à savoir si l’Église universelle a une priorité ontologique et chronologique sur les Églises locales (300-311). Pour Kasper, il n’y a pas priorité mais simultanéité ou intériorité mutuelle de l’Église universelle et de l’Église locale, « elles se pénètrent l’une l’autre de manière périchorétique » (309). La suite du chapitre se concentre sur les ministères apostoliques, le sacerdoce baptismal et l’apostolat des fidèles laïques. Quelques pages abordent la crise actuelle du ministère presbytéral et présentent quelques axes de compréhension du ministère des prêtres en relation avec le Christ. Tous les ministères sont un service du peuple de Dieu et de sa mission.

Le troisième chapitre, Servus servorum Dei, traite de la primauté et de la synodalité. Kasper aborde le sujet de la primauté à partir de la figure de Pierre dans le collège des douze et non pas à partir de la primauté de l’Église de Rome ou de son évêque, encore moins à partir de la notion de papauté, forme historique contingente. Simon reçoit de Jésus le surnom de Pierre qui évoque solidité et permanence. En raison de sa profession de foi, il devient le rocher sur lequel est fondée l’Église. Il est ainsi dépositaire du pouvoir apostolique de lier et de délier. Après avoir passé en revue l’exercice du ministère pétrinien et de ses dérives, Kasper ancre la primauté « non dans des catégories juridiques, mais dans la structure sacramentelle et épiscopale de l’Église » (390), en lien avec la grande tradition. Quant à la vie synodale, elle a connu un certain développement notamment avec la création du synode romain, mais elle ne s’est pas beaucoup développée depuis le concile. C’est « un chantier urgent et essentiel » (399), au niveau local et universel à réaliser dans une perspective oecuménique.

Il les aima jusqu’à l’extrême. Convergences et prolongements

Dans la troisième partie, l’A. propose son analyse et sa réflexion personnelle. Elle est le « fruit de la mise en dialogue des deux auteurs mais aussi d’une clé de lecture nouvelle et transversale : celle de la miséricorde ». Et il ajoute : « Les pistes sur lesquelles Zizioulas et Kasper m’ont conduit, m’ont presque forcé à faire de la miséricorde l’axe de relecture, de ressaisie et de prolongement de leurs théologies respectives. » (p. 29)

Concernant les fondements ecclésiologiques des deux théologiens, l’A. identifie trois convergences : une approche trinitaire et la notion de communion : « Chez Kasper comme chez Zizioulas, la théologie trinitaire offre une clé pour penser la communion de l’Église et son être relationnel. » (414) Seconde convergence : l’Ecclesia de Spiritu. La pneumatologie joue un rôle majeur dans les deux cas, mais l’A. souligne avec grande justesse la différence de leur pensée. Pour Zizioulas, le corps du Christ est participation au mystère trinitaire par la grâce de l’Esprit Saint dans l’adoption filiale ; le Père, l’un de la Trinité, est l’amour en personne. Pour Kasper, « c’est bien l’Esprit Saint qui est ‘l’amour en personne’ » (422). Troisième convergence : l’Ecclesia de eucharistia. L’Église naît de l’eucharistie, mais la sensibilité eschatologique diffère. Pour Kasper, l’eucharistie est le signe eschatologique de l’espérance du monde, de l’achèvement de « l’histoire universelle du salut » (428) ; pour Zizioulas, l’eschatologie n’est pas la fin d’une histoire linéaire, car « l’Esprit est l’au-delà de l’histoire et, quand il agit dans l’histoire, il le fait en vue d’introduire dans l’histoire les derniers jours, l’eschaton » (425).

L’A. propose deux prolongements. Le premier développe les figures féminine et maternelle de l’Église. S’inspirant de Kasper, il présente l’Église comme l’épouse purifiée par l’époux, il souligne la dimension eschatologique de l’eucharistie, participation aux noces de l’Agneau. Puis il présente Marie comme figure de l’Église : « Marie est donc une figure personnelle de la collaboration de l’Église à l’oeuvre du Sauveur, unique médiateur, dans l’immense plan de salut de Dieu. » (457) Enfin, l’A. aborde la maternité de l’Église en s’appuyant sur le chapitre 8 de Lumen Gentium : « C’est par cette porte mariale et maternelle que peut alors être envisagée une autre dimension ecclésiale traditionnelle, celle de l’Église-mère. » (460) Il est toutefois difficile d’y voir un réel prolongement de la pensée de Zizioulas. Comme l’A. lui-même le souligne, ce dernier « abandonne toute trace de terminologie féminine pour envisager l’Église comme épouse, et esquive tout lien trop fort entre l’Église et la Vierge Marie, serait-elle Théotokos » (462).

Le second prolongement est une relecture annoncée à partir de l’axe de la miséricorde. S’inspirant tout particulièrement de Kasper, il montre que l’Église vit de la miséricorde du Père, incarnée et révélée en Jésus, tout particulièrement dans le mystère pascal. L’Église a pour mission de devenir sacrement de la miséricorde de Dieu. Bien que cette thématique soit globalement absente de l’ecclésiologie de Zizioulas, il y voit néanmoins une ouverture : « Il est très notable que les plus récents développements de sa réflexion […] l’aient justement mené à investir le lieu théologique que représente ‘l’expérience libératrice du pardon’. » (483) Il le fait non pas à partir « de l’être de Dieu comme être de miséricorde », comme Kasper, mais à partir « de la compréhension eschatologique de l’Église et du monde » (484).

À propos de la notion de communion ecclésiale, tant Zizioulas que Kasper se rejoignent en la considérant dans une perspective eucharistique, l’Église s’y manifestant simultanément comme locale et universelle dans un rapport « d’intériorité mutuelle ou de circumincession » (522). Autre convergence, l’Église est une communion d’Églises dans la diversité. Mais une distinction apparaît quant au ministère épiscopal. Pour Kasper, le collège des évêques succède au collège apostolique, d’où procède la collégialité de l’épiscopat, alors que Zizioulas préfère parler de la synodalité des évêques.

L’A. prolonge la réflexion en abordant l’Église comme communion fraternelle dans un sacerdoce commun, pensé toutefois de manière un peu différente : pour Kasper ce sacerdoce s’enracine dans le baptême alors que pour Zizioulas la chrismation identifie chacun au Christ-prêtre, les chrétiens devenant les prêtres de la création (547). On trouve un très beau développement sur l’Église comme fraternité (549-559). Puis l’A. reconnaît tant chez Zizioulas que chez Kasper des convergences pour la théologie des ministères : « le lien étroit de chaque ministre au Christ vivant » (569), la dimension relationnelle des différents ministères entre eux et avec le peuple de Dieu et manifestée dans la célébration eucharistique.

Vient ensuite une relecture des notions de communion et de ministères à partir de celle de la miséricorde. Approche théologique, spirituelle, pastorale ? La nature du développement n’est pas très claire. La notion d’élection personnelle du ministre, vue sous l’angle de l’appel personnel subjectif qu’il ressent, laisse dans l’ombre l’appel objectif de l’Église au ministère. Le recours à la notion de sacerdoce comme catégorie principale du ministère épiscopal et presbytéral s’éloigne de la théologie des ministères des textes conciliaires où ils sont définis à partir de la mission. On peut aussi regretter que la christologie développée en lien avec la notion de sacerdoce ne fasse aucune part à la lettre aux Hébreux, pourtant centrale pour une compréhension néotestamentaire de la notion de sacerdoce.

Le troisième volet de l’étude porte sur la synodalité et la primauté. L’A. clarifie les notions de synodalité ou de conciliarité qui concernent les Églises et celle de collégialité qui est relative aux relations entre les évêques. La synodalité de l’Église appartient à l’être même de l’Église et s’exerce à tous les niveaux, local, régional et universel, ce sur quoi Zizioulas et Kasper sont d’accord. La notion de primauté prend sa source dans la théologie trinitaire et, au niveau universel, elle revient selon la tradition à l’évêque de Rome. Autre convergence, le ministère du primat universel ne doit pas être amoindri par la synodalité, mais au contraire fortifié. Cette primauté ne saurait être une primauté d’honneur, car la primauté est un attribut christologique. Il faut situer la primauté dans le cadre de la communion des Églises locales et de l’intériorité mutuelle qui existe entre l’Église universelle et les Églises particulières. Cette primauté est donc un service de l’unité, en référence à la primauté du Christ, une présidence dans l’agapè, selon l’expression d’Ignace d’Antioche.

L’A. fait une relecture du ministère pétrinien sous l’angle de la miséricorde selon la devise du pape François, miserando atque eligendo : ayant posé son regard sur Matthieu le publicain et le choisissant, Jésus lui dit : « Suis-moi ». La primauté de Pierre est l’humble ministère du serviteur des serviteurs de Dieu, c’est le primat de la miséricorde. S’inspirant des écrits des derniers pontificats depuis Paul VI, l’A. termine en montrant qu’ils ont tous placé l’exercice de leur ministère sous la primauté de la miséricorde.

En conclusion : un miracle en cours

Pour l’A., le dialogue oecuménique en cours entre catholiques et orthodoxes est un miracle en cours de réalisation. Tâche difficile et problématique qui connaît des obstacles tels que les questions de l’uniatisme et de l’unité des quatorze Églises orthodoxes qui peinent à s’entendre. Suit une excellente synthèse, concise et précise, des convergences des deux ecclésiologies étudiées (664-665) et la proposition d’un espace de dialogue à poursuivre avec Zizioulas qui ne fasse référence qu’à l’image du Corps du Christ, en particulier sur la place de Marie en ecclésiologie. L’A. rappelle la fécondité des thèmes de miséricorde et de fraternité pour la théologie des ministères, de la primauté universelle, de la maternité de l’Église, de la fraternité ecclésiale et de la paternité de Dieu.