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Pour souligner le 8e centenaire de l’Ordre dominicain (1216) et du même coup les 125 ans de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (1890), on n’aurait guère pu choisir un thème plus approprié que le temps dans la Bible pour regrouper divers spécialistes autour d’un projet éditorial commun, sous la direction du directeur de la prestigieuse Revue Biblique, également éditée par Peeters, et de l’actuel prieur du couvent St-Étienne, également professeur à l’École Biblique.

Comme tout ouvrage en collaboration, il ne faut pas s’attendre à ce que celui-ci couvre tout le terrain d’un chantier aussi vaste, ni trouver d’une contribution à l’autre un fil conducteur toujours évident. Les sujets sont disparates mais, si on prend chacun des 26 articles en lui-même, on les trouvera tous riches et parfaitement documentés. Quatre langues sont utilisées : 14 articles en français, comme pour rendre compte de la raison sociale de l’École, mais aussi 6 en allemand, 4 en anglais et 2 en italien, comme pour illustrer l’envergure internationale tant de l’Ordre des Prêcheurs que du personnel professoral et étudiant de l’École.

Il n’y a pas lieu ici d’entrer en discussion avec chacun des contributeurs, cela va sans dire.

Les éditeurs ont regroupé les articles selon un critère dit « pragmatique » : études sur l’Ancien Testament, sur le Nouveau et sur des sujets postbibliques. Pour présenter synthétiquement le contenu du volume, je voudrais plutôt proposer un regroupement thématique.

1) Études terminologiques. L’hébreu ne connaît pas comme tel le concept gréco-latin abstrait d’éternité : la connotation des quatre mots les plus pertinents (aḥărît, rē’šît, qēṣ, ‘ôlām) est davantage qualitative que quantitative (Eugen J. Pentiuc). Dans 1-2 Rois, l’interrogation négative (ha-lō’) qui introduit la référence aux Annales royales a en fin de compte un sens positif (Martin Staszak). L’expression « du jour jusqu’à la nuit » (mywm ‘d lylh) n’a pas en fait un sens duratif mais holistique : « jour et nuit » (Jón Àsgeir Sigurvinsson). Deux études portent sur le mot grec « aujourd’hui » (sēmeron). Dans l’ensemble de l’oeuvre lucanienne, on le trouve plus fréquemment que dans les autres livres du Nouveau Testament et il prend un sens sotériologique, comme en témoigne plus particulièrement le récit relatif à Zachée (Georg Rubel). La relecture de Ps 95,7 dans Hébreux 3-4 situe l’aujourd’hui non plus dans le passé de l’exode au désert, mais dans l’expérience de la communauté chrétienne imaginée comme une ville en chemin (Paolo Garuti). L’analyse des mots « temps » (kairos) et « jour » (hēmera) dans la lettre à Tite révèle une conception plurielle du temps : autant succession de séquences chronologiques que coexistence du passé, du présent et du futur (Elvis Elengabeka). Dans l’Apocalypse johannique, les deux substantifs qui connotent le temps se présentent différemment : chronos signifie toujours un intervalle, un laps de temps ; kairos, tantôt un temps établi, un moment déterminé et décisif, tantôt un segment de temps (Francesco Piazzolla).

2) Études grammaticales. On sait la difficulté que posent aux traducteurs modernes les formes verbales weqatal et wayyiqtol, à savoir, dans chaque cas, s’il s’agit d’un sens passé, présent ou futur. Il est intéressant de constater, dans 1-2 Samuel et 1-2 Rois, comment les traducteurs de la Septante s’y sont pris pour trancher la question (Mathieu Richelle). Dans l’un et l’autre Testament, on passe facilement et sans heurt du passé au futur ; Dieu le Père est « l’Étant, l’Était et le Venant » (Ap 1,4.8) ; et c’est Jésus incarné qui unit le temps de Dieu et le temps de l’homme (Alviero Niccacci).

3) Étude morphocritique. La diversité des genres littéraires manifeste un rapport différent à la temporalité. Dans 1-2 Samuel, narrations, oracles et poèmes ne conjuguent pas de la même manière le passé, le présent et l’avenir (Béatrice Oiry).

4) Étude synchronique. L’analyse dite rhétorique du Ps 90, dédiée en l’occurrence au regretté Pierre Auffret, met en valeur la récurrence des mots « années » et « jours » qui reviennent chacun six fois, en référence à la durée limitée de la vie humaine (Roland Meynet).

5) Études diachroniques. Le livre des Actes, avec sa double tradition, l’une alexandrine et l’autre dite occidentale, a fait l’objet de divers scénarios historico-rédactionnels, dont celui, critiquable, de Boismard-Lamouille ; sans rejeter complètement celui-ci, l’application du modèle lacanien dit nouage borroméen (réel, imaginaire, symbolique) permet une proposition plus nuancée et peut-être moins hypothétique (Paul Tavardon). La constatation d’un double rapport au temps, et irréductible, dans 2 Timothée, conduit à une réévaluation de l’authenticité de la lettre : la première et la dernière partie (temps court et urgent) pourraient être attribuables à Paul lui-même ; la partie centrale (temps long, permanent et courant de l’évangélisation) se rapproche davantage des deux autres épîtres pastorales non authentiquement pauliniennes (Michel Gourgues).

6) Études historiographiques. Souventes fois dans la Bible, on perd le fil chronologique (dyschronologie) ou on n’arrive pas à dater les événements avec précision (manque de repères historiques). Dans le Deutéronome, par exemple, du point de vue de l’histoire, 9,12-14.26 est antérieur à 3,23-28 ; mais loin d’être une simple erreur, l’inversion chronologique a pour objectif de mettre en valeur la personne de Moïse (Simone Paganini). Nonobstant un certain consensus, les dates fournies par les évangiles ne suffisent pas à déterminer l’année exacte de la crucifixion de Jésus (Gregor Geiger). Les traditions vétérotestamentaires ont réinterprété les durées, au point de reconstituer des personnages synthétiques, tels Abraham et Moïse ; phénomène un peu semblable dans le Nouveau Testament où, si l’on confronte les Synoptiques et le quatrième évangile, le Baptiste a deux profils distincts, ce qui porte à conclure que Jésus ne l’aurait pas rencontré réellement mais serait entré dans son mouvement baptismal (Étienne Nodet). Dans une perspective plus anecdotique, une étude du récit de voyage maritime dans Ac 27-28, pour peu qu’elle ne se confine pas à l’approche narrative, présente une temporalité spécifique : l’itinéraire de Paul est mesuré non pas en fonction de la distance mais du temps (Chantal Reynier).

7) La tension vers l’avenir. La parabole du figuier stérile (Mc 13,29-32) implique un certain laps de temps entre la génération des contemporains de Jésus et les événements de la fin des temps (Manuela Gächter). Une analyse fine de la généalogie de Jésus dans Luc 3,23-38, qui inverse l’ordre descendant de Mt 1,1-17, démontre que l’évangéliste désamorce l’attente hénochique naïve de la fin des temps, tout en maintenant le concept de « génération mauvaise » qui marque les eschatologies à étapes multiples de l’Apocalypse des Semaines et de 4 Esdras (Anthony Giambrone). La fameuse fresque représentant la vision des ossements desséchés (Ez 37,1-14) dans la synagogue de Dura-Europos montre comment une prophétie historique, visant l’Israël du temps de l’exil, est réinterprétée en un sens eschatologique (Nicolas Bossu).

8) Le rapport avec le passé. Selon le Prologue de Jean (1,1-18), la manifestation historique du Parler éternel de Dieu suppose une conception du temps à la fois circulaire et linéaire ; l’incarnation produit une sorte de contemporanéité définitive avec le Principe à l’origine de la création (Pino Di Luccio). Cette coexistence du temps cyclique et linéaire se trouve dès le début de la Genèse : 1,1-2,4a situe l’origine du temps cyclique, à la base du calendrier liturgique juif, au quatrième jour de la création ; la conception linéaire, elle, débute en 2,4b-24 et conduit à l’histoire du salut qui s’accomplit pleinement à « l’heure » de Jésus, sa mort-résurrection, sur fond de scène de l’immuable éternité de Dieu (Johannes Beutler). L’étonnant manque d’intérêt des rabbins juifs des premiers siècles pour la discipline historique s’explique par le difficile processus de formation du monde rabbinique comme classe dirigeante au sein du judaïsme palestinien (Emmanuel Friedheim).

9) La mesure du temps. La seule étude qui porte sur la littérature péritestamentaire fait état d’une modification du calendrier liturgique de 2 Hénoch dans la légende hagiographique de 3 Maccabées : le premier jour du festival du Vin nouveau devient un jour de deuil (Basil Lourié). L’intérêt pour les astres (stoicheia « éléments ») dans le judaïsme comme dans le monde gréco-romain explique le lien entre les étoiles et le culte, ce que Paul paraît contester (Ga 4,10) parce qu’il y diagnostique un danger, ce qu’explicite encore plus clairement le commentaire de l’Ambrosiaster (Michele Ciccarelli).

10) La courbe régressive de l’histoire. L’Augustana Graeca témoigne d’une évaluation pessimiste de l’histoire humaine où la progression du péché va de pair avec le vieillissement du monde : « Luther interprète la fin des temps comme un point ultime de corruption auquel peut parvenir l’humanité, au cours d’une existence encore et toujours de plus en plus lapsaire », mais non sans qu’il existe un temps de grâce (gratuité divine) qui se superpose à celui de la déchéance mondaine (Jacqueline Assaël).

À l’évidence, cet ouvrage varié va un peu dans toutes les directions. Personnellement j’y ai trouvé un grand intérêt, non seulement parce que je collabore activement avec l’École Biblique depuis plusieurs années comme chercheur et professeur invité, mais parce que la présente publication me remet en mémoire un congrès de l’ACÉBAC (Association Catholique des Études Bibliques au Canada) qui en 2001 avait traité du même sujet et où on m’avait demandé de prononcer la conférence inaugurale. Cf. Michel Gourgues et Michel Talbot (éd.), En ce temps-là… Conceptions et expériences bibliques du temps, Montréal-Paris, Médiaspaul, 2002, 216 p.

Longue vie, donc, à l’Ordre dominicain et à l’École !