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Lorsque nous parlons de la vérité dans l’écriture, nous affrontons une très importante question : comment la discerner ? En effet, certains ouvrages littéraires nous offrent des récits où la réalité et la fiction s’entremêlent. Quant à elle, la Bible rend compte de la vie des croyants à travers des récits où la vérité paraît parfois représentée de façon très complexe. Pour un peu mieux aborder la question de la vérité dans le texte, nous recourons à des linguistes. Nous choisissons Greimas[1] et Courtés[2] qui ont développé le carré de véridiction pour aider le lecteur à étudier la dynamique du vrai/faux dans un texte[3]. Ils ont dégagé quatre modalités véridictoires : est vrai ce qui a à la fois l’être et le paraître, secret ce qui a l’être et le non-paraître, mensonge ce qui a le paraître et le non-être, faux ce qui a à la fois le non-être et le non-paraître.

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Ces quatre modalités sont constituées « par la mise en corrélation de deux schémas : le schéma paraître/non-paraître est appelé manifestation, celui de être/non-être immanence. C’est entre ces deux dimensions de l’existence que se joue le « jeu de la vérité »[4] ». Ces modalités peuvent être schématisées de la manière suivante :

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Dans cet article, à l’aide du carré de véridiction, nous chercherons à voir comment les personnages de Gn 42-44 se situent par rapport à la vérité. Autrement dit, nous essayerons de comprendre comment la vérité se déploie à travers les dialogues entre Joseph et ses frères et entre ces derniers et leur père. Ce travail d’analyse est pertinent puisque le rapport des personnages à la vérité en Gn 42-44 est très subtil[5]. Il arrive que l’être d’un personnage change sans que son paraître ne soit modifié ou, à l’inverse, que son paraître change sans que son être ne soit transformé. De plus, « la connaissance que l’on a de l’être peut être modifiée sans que celui-ci ait été transformé[6] ». Plus subtil encore,

on trouve plusieurs façons de concevoir l’être, le paraître et leurs relations. Chacune engage des positions philosophiques différentes. En voici quelques-unes : 1. Un être peut ne pas avoir de paraître et un paraître peut ne pas avoir d’être. 2. Tout être possède un paraître, qui intervient au début, au milieu et à la fin de l’apparaître et qui peut ou non être conforme à l’être. 3. L’être existe mais n’est accessible que dans son paraître. 4. L’être n’est qu’une reconstruction faite à partir du paraître[7].

Avant d’analyser le récit, chapitre après chapitre, pour tracer le parcours du vrai : 1) vérité éclatée, 2) vérité imposée, et 3) vérité reconstituée, notons que le carré de véridiction peut être envisagé à la fois d’un point de vue statique et d’un point de vue dynamique. Autrement dit, ce carré aide le lecteur à voir si un personnage évolue au cours de l’histoire ou s’il demeure à jamais inchangé. Remarquons également que « situer les acteurs du récit par rapport au carré sémiotique de l’être et du paraître est […] un moyen efficace pour savoir qui a raison parmi les personnages : ce sont ceux qui se situent dans la vérité telle qu’elle est proposée par le narrateur et ne sont victimes ni de l’erreur ni de l’illusion »[8].

1. Vérité éclatée (Gn 42)

Gn 42 commence par la scène où Jacob entend dire qu’il y a des vivres en Égypte. Il demande à ses fils d’aller y acheter un peu de nourriture pour permettre à la famille de survivre. Les fils de Jacob, sauf Benjamin, descendent dans la vallée du Nil. Lors de leur rencontre, Joseph voit les frères dans leur être et leur paraître. Par contre, les frères ne reconnaissent pas Joseph, le considérant simplement comme le vizir de l’Égypte. En ce sens, la prosternation des frères devant Joseph est un geste paradoxal puisque par cet acte cérémonieux, « le rêve est accompli […], mais annulé : ils sont prosternés devant la coquille de Joseph, non devant Joseph »[9]. Lorsque Joseph se présente comme un inconnu face à ses frères, il se situe du côté du secret. Son être se manifeste pleinement, mais son paraître est tellement modifié que ses frères ne le reconnaissent plus. Il est à noter que Joseph ne fait rien pour cacher son identité. Si son être est changé, c’est naturellement à cause du temps qui est passé et de l’espace culturel qui sépare le pays d’adoption du pays d’origine.

Un des jeux du récit, remarque Rossier, tient alors dans le fait de montrer que les personnages ne sont pas forcément ceux qu’on peut croire qu’ils sont. Et de cela, le lecteur est averti. Il est intéressant de noter que, dans le cas précis, celui donc de Joseph, ce jeu d’identité ne repose pas sur une usurpation ou une substitution (Joseph est bel et bien l’intendant de Pharaon), mais sur une accumulation : Joseph est intendant de Pharaon et il est aussi le fils et le frère vivant qu’on croyait mort[10].

Allons plus loin dans la subtilité du carré de véridiction. Si le lecteur considère l’événement du point de vue cognitif des frères, il découvre qu’ils sont dans la position de vérité[11]. En effet, les frères considèrent que l’homme chez qui ils achètent le grain a non seulement le paraître du gouverneur égyptien, mais aussi l’être correspondant à cette fonction. Cette position est stable durant les deux rencontres, même si le seigneur du pays laisse entrevoir certaines non-correspondances entre son paraître et son être, en particulier au cours du repas qu’il offre à ses frères.

Quand Joseph accuse ceux-ci d’espionnage, il est dans la position de fausseté. En effet, les frères ne sont pas des espions ni en vérité ni en apparence. Cette fausseté a été clairement désavouée par les frères, qui paradoxalement ne disent que la vérité dans une accablante série d’interrogatoires[12]. Joseph veut-il accuser faussement ses frères pour faire surgir la vérité ? A-t-il l’intention d’inculper ses frères de la faute que ceux-ci lui ont attribuée quand il rapportait à Jacob leurs mauvais propos (37,2)[13] ? Veut-il construire la fraternité en la reprenant là où le dialogue d’autrefois a été bloqué, là où toute parole de paix était impossible[14] ? Le lecteur peut prolonger cette liste de questionnements, mais il ne trouve aucune réponse explicite de la part du narrateur. De plus, le sage Joseph accuse les frères d’être des espions pour qui la vérité, le mensonge, la fausseté et la dissimulation sont extrêmement mélangés.

Pour répondre à l’accusation pernicieuse de Joseph, les frères font preuve de leur sincérité en disant : « nous sommes les fils d’un seul homme, nous sommes honnêtes[15] » (v. 11). Cette affirmation révèle incidemment une réalité pénétrante de la fratrie : ils sont fils d’un même père, mais ils ne sont pas vraiment frères les uns des autres[16]. Ainsi, Joseph « crée une fiction, un mensonge, qui pointe vers la vérité plus profonde ». Quant aux frères, « ils tombent aveuglément dans son piège, précisément parce qu’ils désirent […] cacher le mensonge qui est au centre de leur existence »[17]. En constatant que le gouverneur égyptien n’est pas satisfait de leur réponse puisqu’il ne change pas l’argument d’accusation, les fils de Jacob effectuent, probablement à leur insu, un nouveau pas vers la vérité : « tes serviteurs sont douze, des frères » (v. 13). Cette affirmation est suivie immédiatement par une parole pleine de rectitude exprimant une réalité aussi triste que déchirante : « le petit est avec notre père aujourd’hui et l’un n’est plus ». Ainsi, par une fausse accusation, au moins dans le contexte immédiat, Joseph fait émerger chez ses frères la vérité enfouie dans la profondeur de leur être.

Une fois que la vérité commence à se révéler, Joseph est-il prêt à quitter définitivement sa position de fausseté ? Lorsque les frères mentionnent que « l’un n’est plus », Joseph réplique tout de suite d’une manière véritablement surprenante et révélatrice : « c’est lui[18] dont je vous ai parlé » (v. 14). Le lecteur peut supposer que Joseph est sur le point de dévoiler sa vraie identité à ses frères. Cependant, à sa grande surprise, le lecteur, déçu dans son attente, doit orienter son regard attentif vers la deuxième moitié de l’affirmation de Joseph : « vous êtes des espions ». Joseph est probablement tiraillé entre le vif désir de se faire connaître et la volonté d’en savoir davantage sur la situation familiale. Puisqu’avant de parler de Joseph comme de l’unique fils qui n’est plus, les frères nomment son vrai frère Benjamin, Joseph dirige maintenant son intérêt vers le fils de sa mère. Pour Joseph, la venue de son jeune frère est une preuve tangible de la vérité chez les autres. Joseph est-il encore méfiant envers ses frères en ce qui concerne la place du fils préféré de son père ? Veut-il compter sur la présence du dernier fils du patriarche pour refonder une vraie fraternité ? En attendant les réponses, le lecteur réfléchit avec Joseph qui met ses frères en prison durant trois jours contrairement à son plan initial, qui était d’envoyer un frère chercher Benjamin et de garder les autres comme prisonniers (v. 16).

Le troisième jour, le jour où la vie et la mort s’affrontent[19], parvient à son terme. Joseph s’adresse de nouveau à ses frères en disant : « Faites ceci et vous vivrez, c’est Dieu que je crains. » (v. 18) Notons qu’ici Joseph, en rejoignant à son insu le même désir de Jacob concernant la survie de la famille (v. 2), laisse entrevoir un dévoilement considérable à propos de son identité. En effet, à la différence du premier entretien où Joseph invoque, à deux reprises (v. 15-16), le nom du Pharaon pour souligner son identité égyptienne, aujourd’hui Joseph se réfère explicitement à Dieu. La crainte de Dieu n’est-elle pas un trait caractéristique de la croyance juive ? De plus, le renvoi de tous, sauf un, rappelle nécessairement la situation vécue vingt ans auparavant, lorsque les frères rentrèrent à la maison sans Joseph[20].

Paradoxalement, Joseph ne quitte pas totalement sa position de fausseté, alors que ses frères font un nouveau pas vers la vérité. En écoutant la proposition de Joseph de retourner à la maison avec des vivres, mais avec un frère en moins, les frères se souviennent de la détresse de Joseph lorsque celui-ci avait été rejeté sans aucune pitié. Pour introduire la confession par les frères de leur faute du passé, le narrateur utilise la même formule qu’au moment où Joseph est apparu aux yeux des frères comme maître des songes : « ils ont dit chacun à son frère » (37,19 ; 42,21). Ce qui est encore étonnant ici, c’est que les frères parlent de Joseph pour la première fois comme de leur propre frère[21] : « c’est vrai, nous sommes coupables envers notre frère[22] » (v. 21). Nous constatons que Joseph a mis en place une situation analogue à celle du passé pour faire parler ses frères de leur propre crime commis autrefois. Bien qu’il soit toujours dans la position de fausseté, Joseph se prépare lui-même à accueillir la vérité, condition sine qua non permettant de reconstruire une fraternité digne de ce nom.

Après avoir gardé ses frères en prison pendant trois jours, Joseph leur propose d’apporter les vivres nécessaires à la famille affamée en leur demandant de ramener Benjamin en Égypte. En arrivant au pays natal, les fils de Jacob racontent ce qui s’est passé en Égypte. Après avoir écouté le rapport de ses fils, Jacob réagit : « Vous m’avez privé d’enfant : Joseph n’est plus, Siméon n’est plus et Benjamin, vous [le] prendrez, c’est sur moi qu’ont été toutes ces choses. » (v. 36) Nous remarquons que, contrairement au lecteur, Jacob ne sait pas que le séjour égyptien a transformé en profondeur l’être de ses fils. Ainsi, par ce reproche qui trace de la même manière le parcours du passé (l’absence de Joseph) et celui du futur (l’éventuelle perte de Benjamin) en passant par celui du présent (la disparition de Siméon)[23], Jacob se situe dans une position illusoire puisqu’il voit le paraître et non l’être déjà changé de ses enfants. À la différence de ses fils qui se mettent dans une dynamique de transformation, Jacob, accablé par les pertes successives de ses enfants, demeure pitoyablement dans une position statique. Il est également à noter que Jacob, en s’adressant à ses fils, désigne les absents comme ses enfants et non pas comme les frères de ses fils. Cette manière de regarder est à la fois juste et fausse, puisque les enfants disparus sont les fils de Jacob, mais ils sont aussi les frères de ses fils. Il en va ainsi pour la considération de Jacob envers Benjamin une fois Joseph effacé de sa vie. Refusant la proposition de Ruben, Jacob ne voit qu’en Benjamin « son fils » et « le frère de Joseph » (v. 38). Ce point de vue crée un obstacle majeur à la reconstruction de la fraternité[24].

Nous remarquons que Jacob a fait une évaluation de la situation en écoutant celle que ses fils ont rapportée[25]. Autrement dit, Jacob évalue la rencontre entre le seigneur égyptien et ses fils à travers le rapport de ces derniers[26]. Croit-il vraiment à l’évaluation de ses fils ? Curieusement, au moment où les frères mentionnent la possibilité, selon la parole du gouverneur, d’établir des commerces entre les deux pays, les frères vident leurs sacs dans lesquels se trouve l’argent qu’ils ont pris avec eux pour acheter les vivres. Jacob et ses fils sont terrifiés en découvrant cela. Jacob pourrait se questionner sur la nature de cet échange commercial. Cette relation économique sera-t-elle établie dans l’avenir ou est-elle déjà commencée puisque les frères sont de retour avec une personne en moins et avec l’argent restitué ? Ont-ils vendu Siméon pour obtenir la somme d’argent qui s’est trouvée dans les sacs ? Cela signifie que l’évaluation de Jacob peut avoir initialement coïncidé avec celle de ses fils jusqu’au moment où ces derniers parlent de l’exigence du seigneur égyptien en ce qui concerne le départ de Benjamin. La découverte de l’argent remis ne fait qu’augmenter l’incertitude de Jacob. Celui-ci refuse catégoriquement le départ de Benjamin bien que Ruben, le fils aîné, tente de s’opposer à la décision du patriarche. Jacob peut-il tenir encore longtemps cette position puisque la famine continue à s’aggraver dans tout le pays ? Cette réalité s’impose à Jacob en le poussant à changer d’avis sur le départ de Benjamin et aussi sur sa relation à tous ses fils.

2. Vérité imposée (Gn 43)

Devant l’impasse créée par la proposition de Ruben, Juda fait une intervention salutaire. D’une part, le narrateur précise que Juda parle à Israël, son père (43,8). Au regard de Juda, Jacob, avant d’être son père, est le chef de la tribu d’Israël qui doit assumer la responsabilité de la survie de toute famille[27]. D’autre part, Juda utilise le terme « jeune homme » pour désigner Benjamin. Ce vocable permet de rendre Benjamin plus autonome, coupé de toute relation convoitée. Il n’est plus le fils du père ni le frère des frères[28]. Il est un être singulier et libre sur qui personne ne peut avoir la mainmise, mais de qui dépend la vie de tous. Il est dans sa position d’être et de paraître. Juda permet à Jacob d’être lui-même en tant que patriarche responsable. Il aide également Benjamin à devenir un sujet capable d’agir librement. Par contre, Jacob demeure toujours un homme captif dans son désir possessif d’être père des enfants de Rachel en oubliant qu’il doit prendre en charge l’avenir de tous les membres de la tribu. Juda permet à Jacob de comprendre que pour vivre et pour faire vivre, il faut surmonter courageusement la peur de la mort. Juda a appris cette audace par Tamar qui l’a fait sortir d’un désir craintif de garder la vie d’un fils au risque de faire mourir la famille tout entière[29]. Devant une leçon judicieuse de Juda, Jacob a fait un grand pas vers la confiance envers ses fils lorsqu’il change la terminologie en désignant Benjamin non plus comme « mon fils » (42,38), mais comme « votre frère »[30] (43,13). Ce faisant, Jacob s’approche de la vérité qui lui fait comprendre que Benjamin est son fils, mais qu’il est aussi le frère des autres fils.

Finalement, Jacob permet à ses fils de descendre en Égypte avec Benjamin. Une fois Joseph arrivé à la maison, les frères lui présentent le cadeau conformément à la demande de Jacob et se prosternent devant lui (43,26). Cette prosternation est illusoire, puisqu’ils rendent hommage à celui qui a une apparence de seigneur égyptien, mais qui est leur frère en être et en vérité. Les frères voient donc le paraître et le non-être de Joseph. Cependant, du point de vue de Joseph et du lecteur, ce geste de prosternement est celui des personnes qui sont face à la dissimulation. C’est le non-paraître qui cache l’être profond de Joseph aux yeux de ses frères. Ces derniers se situent donc dans la position de secret. D’une manière inconsciente, ils s’inclinent devant celui qu’ils ont qualifié de maître de songes et non pas devant le représentant de Pharaon. Sans qu’ils le sachent, les frères, en accomplissant le rêve que Joseph leur a raconté vingt ans auparavant, le vénèrent dans son être et dans son non-paraître.

Après un court moment d’échange, Joseph offre à ses frères un repas festif. En se plaçant à part durant le repas et en faisant asseoir les frères par ordre de naissance (43,33), Joseph cultive son vif désir de se faire reconnaître par ses frères. Le fait de disposer la salle à manger selon trois catégories (le maître de la maison seul à une table, les frères à une autre et les Égyptiens encore à une autre) devrait interpeller directement les frères. Appliquant la règle selon laquelle les Égyptiens ne prennent pas le repas avec les Hébreux, le maître de maison se distingue des autres Égyptiens. Joseph se situe ici dans une position de secret, d’être et de non-paraître. Il est important de noter que le paraître de Joseph est transformé par rapport à la première rencontre, mais son être ne subit aucune modification[31]. Par la disposition de la table, il montre aux frères qu’il n’est probablement pas Égyptien, en tout cas, pas comme les autres. De plus, en mettant les frères par ordre d’aînesse, il témoigne de sa familiarité envers ses frères[32]. À cela s’ajoute l’attention particulière que Joseph manifeste envers les frères lorsque le repas est servi : « Et il a tendu des portions devant lui pour eux » (43,34). Tous ces signes, bien que visibles, ne parviennent pas à faire apparaître la vérité dans l’esprit des frères. Face à cette non-reconnaissance, Joseph est allé encore plus loin dans sa stratégie ingénieuse en servant à Benjamin une portion cinq fois plus abondante qu’aux autres. Cette démesure nous signale deux choses importantes. Premièrement, selon l’ordre de naissance, la place de Benjamin se trouve à côté de Joseph. On dirait que Benjamin devrait manger aussi pour son frère. Il faut que les portions soient démesurées pour rendre évidente l’absence de Joseph. Deuxièmement, la démesure du repas renvoie nécessairement à la démesure d’amour que Jacob réserve aux enfants de Rachel. Cette démesure correspond donc à la préférence outrancière de Jacob envers les fils de son épouse bien-aimée[33]. Joseph incarne parfaitement la figure de son père en appelant tout à l’heure Benjamin « mon fils » et en lui accordant maintenant un avantage outre mesure par rapport aux autres frères : « En privilégiant le plus jeune, Joseph cherche-t-il à réveiller chez les dix autres la haine et la jalousie dans l’espoir que, revivant ces sentiments, ils vont se souvenir de lui[34] ? » Cependant, les frères n’ont pas du tout capté les signaux que Joseph leur envoie. Sont-ils fatigués à cause du voyage ? L’angoisse d’être en présence du seigneur égyptien est-elle absorbée dans l’odeur de l’alcool qui les rend incapables de tout appel à la mémoire[35] ? En tout cas, à la fin de cette scène narrative, Joseph demeure toujours dans sa position dissimulatrice.

Au fond, le problème des frères, c’est qu’ils croient leurs yeux plutôt que de se fier aux paroles et aux signes. Ils ne savent pas que les hommes peuvent se servir de leurs yeux pour se voiler la vérité derrière l’illusion des apparences. Ainsi, ce qui se passe tout au long de ces deux rencontres […] aurait pu contribuer à lever pour eux le voile des apparences. Mais ils n’ont vu en face d’eux que le seigneur de la terre, l’homme, l’Égyptien… tel Juda prenant sa belle-fille voilée pour une prostituée. Ainsi font-ils échec au désir de Joseph qui, peut-être, ne joue l’inconnu depuis le début que dans espoir qu’ils finissent par le reconnaître d’eux-mêmes[36].

Face à un tel échec, Joseph doit mettre en oeuvre un autre stratagème plus ingénieux permettant aux frères de revisiter leurs erreurs passées afin de faire la vérité devant leur propre victime.

3. Vérité reconstituée (Gn 44)

La veille du départ des fils de Jacob, Joseph ordonne à son majordome de remplir leurs sacs en mettant la coupe d’argent dans celui de Benjamin. Le lendemain, à l’aube, les voyageurs cananéens prennent le chemin du retour. À peine sortis de la ville, ils sont rattrapés par le majordome qui les accuse d’avoir volé la coupe du gouverneur égyptien.

En accusant les frères d’avoir volé sa coupe d’argent, Joseph est dans une position de mensonge du point de vue de la situation réelle. En effet, il se montre bon et innocent envers ses frères tout en les condamnant pour la faute qu’ils n’ont pas commise. Joseph peut être de bonne foi lorsqu’il utilise une fausse accusation en vue de faire jaillir la vérité, mais il n’est pas innocent. Quant aux frères, sont-ils dans la position de vérité ? En entendant l’accusation de Joseph par l’intermédiaire de son majordome, les frères ne cherchent pas à avoir des précisions sur ce pour quoi ils sont accusés. Une seule allusion leur fait comprendre qu’il s’agit naturellement du vol d’objets en matière d’or ou d’argent : « N’est-ce pas dans ceci que mon seigneur boit et qu’il pratique, oui, pratique la divination ? » (44,5)

Le seul fait de vouloir à toutes forces se dire honnête cache quelquefois un malaise profond ; c’est alors, on l’a déjà vu, la trace d’une culpabilité latente, endémique, remontant à une faute refoulée un jour par le sujet, culpabilité qu’une autre accusation vient comme remuer, surtout, peut-être, si cette dernière est fausse. Alors, la force que le sujet met à défendre son innocence – réelle, au regard de la fausse accusation – donne la mesure de la force qu’il a mise un jour à dénier cette autre faute qu’inconsciemment, il redoute sans cesse de voir remonter à la surface[37].

L’ambiguïté à propos de l’objet du vol que les frères nient sans trop se poser de questions, les renvoie directement vers un autre vol commis quelques années auparavant, à savoir le vol de Joseph. Pour montrer leur innocence, les frères emploient le même verbe, gānaḇ, signifiant « voler », que Joseph a utilisé en parlant de son destin à l’échanson de Pharaon : « J’ai été volé, oui, volé du pays des Hébreux. » (40,15) Cela dit, même si l’accusation de Joseph est fausse, l’innocence des frères n’est pas entièrement prouvée. L’objet que les frères ont volé est plus précieux que l’or et l’argent, c’est la vie de l’un des leurs, c’est sa propre identité. Probablement, le grand malheur que Joseph a subi dans cette histoire, c’est qu’il demeure un étranger au regard de ses frères, bien qu’il ait donné des signes permettant de dévoiler sa vraie identité. Sur ce point, les frères sont dans la position de l’illusoire, puisqu’ils demeurent inchangés dans leur connaissance du paraître de Joseph et non de son être véritable.

Ayant découvert que la coupe est dans le sac de Benjamin, les frères ont déchiré leurs vêtements (44,13). Ce geste ne met pas les frères dans la position de vérité, puisqu’ils se repentent d’une faute qu’ils n’ont pas commise. Contrairement à Ruben qui avait déchiré ses habits lorsqu’il avait constaté la vraie disparition de Joseph, les fils de Jacob répètent ici le même geste que leur père lorsque celui-ci déchira ses vêtements en reconnaissant, à tort, la présence personnelle de son fils préféré à travers la tunique trempée de sang animal (37,29 et 34). Cependant, la position de fausseté n’empêche pas les frères de faire un pas de plus sur le chemin de la fraternité. Après avoir accompli le geste de déchirer leur vêtement, tous les frères rentrent en ville de leur propre initiative[38], bien que la proposition du majordome leur permette de partir en laissant Benjamin.

Juda et ses frères arrivent à la maison de Joseph qui les invite « à s’expliquer en leur posant une question large basée sur une formule servant d’ordinaire à inculper quelqu’un tout en lui demandant d’avouer lui-même son forfait »[39]. Dans sa supplique, Juda se situe dans la position de fausseté puisqu’il considère Joseph comme Pharaon en lui adressant des paroles cérémonieuses (44,18). Cette position n’empêche pas pour autant Juda de dire la vérité sur sa famille. Juda est-il sincère dans son discours[40] ? Nous pouvons constater que Juda a accommodé les faits pour susciter la sympathie du seigneur égyptien[41]. Parlant de Jacob, Juda fait comprendre à Joseph que leur père a dit : « Vous savez que ma femme a enfanté deux [fils] pour moi » (44,27). Par cette expression, Juda laisse entendre qu’en tant que porte-parole, il accepte la préférence paternelle envers les fils de Rachel, la seule vraie femme de Jacob[42]. Or, le lecteur ne trouve jamais une telle parole dans la bouche de Jacob. Au retour du premier voyage, à la demande de faire venir Benjamin en Égypte, Jacob a dit à ses fils : « Vous m’avez privé d’enfant : Joseph n’est plus, Siméon n’est plus et Benjamin, vous [le] prendrez. » (42,36) Soulignons ici que, contrairement à la parole de Juda qui laisse entendre que Léa n’est pas la femme de Jacob et que les fils de cette épouse mal aimée ne sont pas les siens, Jacob considère Siméon comme son propre fils au même titre que Joseph et Benjamin. Si Joseph était nommé avant Siméon, c’est simplement parce qu’il est disparu avant son frère aîné. Cela dit, pour convaincre Joseph de le prendre comme esclave à la place de son frère cadet, Juda, en inventant les mots pour plaider la cause, exprime sa volonté d’accepter son père tel qu’il est, même dans sa préférence envers les fils de Rachel[43]. Il est allé jusqu’à transformer radicalement les paroles de son père. En effet, la lamentation de Jacob au sujet de sa propre mort en l’absence de Benjamin (42,38) devient dans la bouche de Juda une intention bienveillante de la part des frères (44,31)[44].

La proposition de Juda d’être esclave à la place de son frère cadet est-elle vraiment gratuite ? Sans qu’il en soit vraiment conscient, Juda est en train de réparer sa faute du passé, puisque c’est lui qui a suggéré à ses frères de vendre Joseph. La conséquence directe de la vente est l’esclavage que Joseph a subi durant les premières années de sa vie égyptienne. Au regard du lecteur, Juda se propose de connaître le même sort qu’il a fait subir à Joseph jadis. Du point de vue de Juda, être esclave à la place de Benjamin signifie honorer son engagement pris devant Jacob. Paradoxalement, en assumant jusqu’au bout sa responsabilité prise devant son père pour que son petit frère innocent puisse partir librement, Juda occupe sa place de vrai coupable d’un crime commis autrefois. La boucle est donc bouclée puisque le coupable « devient esclave de sa propre victime »[45]. Ainsi, pour que la vérité éclate, il faut revisiter les conséquences de la faute du passé en les assumant comme telles.

La réponse de Joseph à la proposition de Juda révèle une vérité profonde : « profanation pour moi de faire cela. L’homme dans la main de qui a été trouvée la coupe, lui, sera pour moi esclave, mais vous, montez en paix vers votre père. » (44,17) Bien que Joseph ait encore caché sa vraie identité, sa parole dévoile deux choses importantes lui permettant de s’approcher de la position de la vérité. Premièrement, Joseph a saisi la nuance exprimée dans la proposition de Juda à propos de l’innocence de leur frère cadet. Reprenant la même parole que Juda a utilisée pour désigner Benjamin, Joseph confirme que son frère cadet n’a pas participé à cette affaire de vol. Pour Juda et pour Joseph, Benjamin n’est qu’un « homme dans la main de qui a été trouvée la coupe ». Aux yeux de ses deux frères, le dernier fils du patriarche n’est donc pas le vrai coupable du vol de la coupe. Benjamin est-il coupable dans la vente de Joseph, la faute commise il y a plus de vingt ans ? Nous constatons que les dix frères, au cours du premier voyage, ont fait la confession de leur faute en ce qui concerne la vente de Joseph (42,21). S’il y a une seule personne qui est innocente de la vente de Joseph, c’est bien Benjamin[46], qui n’était pas présent à la scène narrative de confession. De plus, l’innocence de Benjamin peut être expliquée de deux manières : ou bien il est trop jeune pour être complice de ses frères, ou bien il ne peut pas être impliqué personnellement dans la vente de son vrai frère, l’autre fils de sa mère. Quoi qu’il en soit, en montrant l’innocence de Benjamin et en proposant en même temps de le garder comme esclave, Joseph provoque Juda à faire la vérité sur lui-même. La sanction de Joseph renvoie donc Juda à sa propre responsabilité en lui rappelant que s’il y a un seul innocent, c’est bien Benjamin et s’il y a un seul vrai coupable, c’est bien lui. Pour provoquer la reconnaissance de la faute de Juda, Joseph

s’en tient aux apparences : seul coupable, Benjamin va payer ; innocents, les autres sont libres de repartir. Or, Joseph n’ignore pas que Juda sait que, par delà des apparences, c’est le contraire qui est vrai, lui qui vient de confesser le crime des dix : en vérité, ce sont eux les coupables, et donc l’unique innocent va être sanctionné pour le crime des autres. Le voile des apparences permet ainsi à Joseph de provoquer Juda à faire lui-même la vérité s’il ne veut pas que soit condamné à l’esclavage le seul innocent du groupe. De la sorte, il agit exactement à l’inverse de ce que le serpent faisait avec la femme dans le jardin, défiant bel et bien l’animal sur son propre terrain : là où le serpent jouait avec le vrai pour induire la femme à croire le faux et à choisir la mort, Joseph use du faux pour amener son interlocuteur à accoucher du vrai et à bien agir[47].

Le deuxième aspect de la vérité dans la réponse de Joseph concerne directement Jacob. Face à la proposition de prendre tous les frères comme esclaves, Joseph rappelle à Juda qu’il est en train d’oublier son vieux père[48], véritable victime de la vente de Joseph autrefois et d’une éventuelle perte de tous ses fils. Comment les frères peuvent-ils rentrer en paix auprès de leur père si Benjamin n’est pas avec eux ? Plus que quiconque et plus que Joseph, les frères comprennent le sentiment déchirant de Jacob lorsque celui-ci a appris la disparition de son fils préféré. Si le retour au pays sans Benjamin peut réveiller la souffrance inconsolable causée par la perte d’un autre fils de Rachel, le non-retour de tous les fils peut faire mourir Jacob et toute sa tribu puisque la famine est devenue de plus en plus lourde dans tout le pays. C’est donc vers l’avenir de la famille que Joseph oriente le regard de Juda et de tous les autres frères. Cette orientation s’enracine dans le désir de vie présent aussi bien chez Jacob que chez Joseph : vivre et ne pas mourir (44,2.18-20).

Interlocuteur de Juda, Joseph se place dans la position de secret. Sous l’apparence d’un étranger, c’est un frère qui écoute un autre frère pour revivre les moments forts de la vie familiale. Cette apparence n’empêche pas Joseph d’être sensible à ce qui s’est passé dans sa propre famille. L’affection que Juda témoigne envers son « vieux père » ne cesse de remuer les entrailles de Joseph. En écoutant le récit de Juda, Joseph apprend les nouvelles de sa tribu, mais surtout il constate que les frères ont considérablement changé. Par la proposition de Juda, Joseph comprend que son frère n’accepte pas seulement l’amour préférentiel du père envers les fils de Rachel, mais qu’il est aussi prêt à se sacrifier lui-même pour que cette préférence puisse continuer dans la famille[49]. Juda exprime ici sa volonté d’abandonner progressivement la position de fausseté et de mensonge pour s’approcher de la position de vérité. Bien que l’aveu de la faute du passé ne soit pas si clair dans son discours, Juda est sincère avec lui-même. L’authenticité de son désir de vérité passe d’abord par le renoncement à la jalousie et par le respect de l’autre dans sa manière d’aimer et d’être aimé. Selon André Wénin,

dans le fil d’une histoire qui navigue sans cesse dans les eaux troubles d’un mensonge aux apparences de vérité et d’une vérité masquée sous le mensonge, est-il vraiment incongru que le vrai commence à se frayer un chemin dans le clair-obscur d’un discours qui lui-même n’est pas exempt d’inexactitude ? Les approximations, demi-vérités et outrances rhétoriques de Juda n’empêchent pas l’authenticité de son renoncement à la convoitise et du refus décidé de la jalousie. Du reste, n’est-il pas illusoire de penser qu’une vérité transparente ne puisse jamais se dire, dans la mesure où […] le sens même de nos paroles nous échappe tandis que leurs inévitables ambiguïtés tressent en permanence le vrai avec le faux ?

Après tout, mieux en tout cas qu’un discours soucieux de l’exactitude du détail, la parole qui exprime le changement en lui donnant corps est sans doute plus juste, plus adéquate. C’est qu’elle témoigne de la vérité qui travaille un homme pour le rendre nouveau. Certes, Juda n’est pas entré dans la pleine lumière. Ce qu’il dit de sa faute est incomplet et reste peut-être au seuil de la conscience. Mais cela importe-t-il vraiment, eu égard à la transformation radicale de son attitude intérieure ? Celle-ci ne suffit-elle pas à éveiller l’espoir d’une fraternité enfin possible, guérie de la jalousie et de l’envie[50] ?

Conclusion

Au fil de notre analyse, nous avons dégagé, à l’aide du carré de véridiction, les deux thématiques diamétralement opposées de Gn 42-44 : mensonge et vérité. Plus nous entrons dans le monde du récit, plus nous percevons que le mensonge et la vérité sont entremêlés. Comme le monde et l’histoire qui sont faits de bon grain et d’ivraie, la vérité se dévoile à travers un long processus de dissimulation, de fausseté et de mensonge. Une démarche vers la vérité peut tomber dans le mensonge, tandis qu’une parole mensongère peut contribuer à faire éclater la vérité. La dissimulation peut avoir une double face : on se cache pour mentir ou on se déguise pour faire parler la vérité. Ainsi, en vue de faire jaillir la vérité, on doit parfois recourir à la dissimulation pour ne pas accabler les bourreaux de leur propre crime et pour qu’ils avouent, de bonne foi, leur faute. On doit également accommoder la vérité afin de ne pas heurter la souffrance de l’autre. Ce qui compte vraiment dans la recherche de la vérité, c’est la transformation intérieure et l’attention apportée à la souffrance de l’autre. Dès lors, la vérité progresse au coeur d’échanges marqués encore par le mensonge et l’accommodement. Cela signifie que le lien entre la vérité et le mensonge est très subtil. Par une fausse accusation, Joseph permet à ses frères d’exprimer la vérité profonde de leur relation fraternelle. Ce mensonge est donc créé en vue de conduire les frères vers la vérité. Pour cela, Joseph mène ses frères face à la faute qu’ils ont commise dans le passé. Bien que le retour au passé s’avère nécessaire, Joseph n’y enferme pas ses frères. Ce retour a pour objectif de préparer les frères de Joseph à entrer dans la lumière de la vérité.

Le langage joue un rôle considérable pour dénoncer le mensonge et pour annoncer la vérité. Cependant, la parole juste peut résonner faussement et la parole maladroite peut transformer la vérité. Sur ce chemin, des formules inexactes ne font pas reculer les chercheurs de vérité, les ambiguïtés et les outrances rhétoriques ne les jettent pas hors piste. Ainsi, la vérité échappe infiniment à toutes les structures langagières, à toute pensée humaine. Le langage pointe vers la direction où nous pouvons trouver la vérité, mais celle-ci dépasse tous les cadres langagiers. Loin de chercher la vérité à l’état pur, le lecteur est invité à discerner pour savoir par quels chemins il peut la découvrir. Il doit également admettre qu’il y a plusieurs voies pour accéder à la vérité.

Loin d’être un concept abstrait, la vérité que le récit de Joseph dévoile nous est présentée comme une histoire aussi bien au niveau personnel qu’au niveau familial. Elle n’est pas d’abord un déchiffrement intellectuel, mais un engagement existentiel qu’elle porte en elle-même, puisqu’elle fait vivre. Elle travaille les êtres humains pour les rendre nouveaux. Elle dépasse la vie, mais en même temps, elle passe par la vie dans ses épaisseurs historiques et profanes. Elle se donne vraiment sans se dévoiler entièrement. Elle se renouvelle sans cesse dans un long processus de révélation. Elle est toujours en mouvement et elle se laisse découvrir graduellement. Et elle nous parvient étonnamment sous le mode du récit[51]. En racontant l’histoire de notre vie, nous, en tant que sujets libres et responsables, assumons la vérité de notre vie et faisons participer les autres à la vérité sur notre vie. L’autre est donc partie prenante de la vérité en nous et sur nous. L’autre devient le sujet qui construit avec moi la vérité de ma vie.