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L’adage bien connu « Traduire, c’est trahir[1] » sert souvent à exprimer l’idée répandue selon laquelle aucune traduction ne transmet parfaitement ou même convenablement l’original. Cette impression n’est pas récente. Les Grecs décrivaient Hermès, dieu de la traduction, comme voleur par excellence, mensonger et capable d’effacer ses traces[2]. Le mythe aborde déjà les thèmes qui sont au centre des préoccupations modernes concernant la traduction, c’est-à-dire « le rapport ambigu à la vérité et l’exigence de fidélité[3]. » Ainsi, comme le souligne Berman, « parler de traduction…c’est parler du mensonge et de la vérité[4]. » Néanmoins, l’omniprésence des traductions démontre que celles-ci demeurent indispensables en dépit des préjugés défavorables dont elles font souvent l’objet.

Certains ont avancé que les traductions de textes sacrés échappent à ce constat puisque le christianisme, pour ne nommer qu’un exemple, souligne plutôt la communicabilité de la vérité révélée dans n’importe quelle langue [5]. Ainsi, la notion de fidélité à l’original et la possibilité même d’une quelconque équivalence entre la traduction et son modèle jouent un rôle prépondérant dans l’évaluation d’une traduction : est-elle « fidèle » ou « trompeuse », « véridique » ou « vérité alternative » pour employer un euphémisme à la mode[6] ?

1. La notion d’équivalence et l’étude de la Septante

La Septante, première traduction grecque de la Bible hébraïque, n’échappe pas à cette situation[7]. Celle-ci est souvent évaluée selon son rapport à la vérité, c’est-à-dire l’original, principalement par souci de la mettre au service de la critique textuelle de la Bible hébraïque, mais aussi lorsqu’il est question de décrire le travail de ses traducteurs. Leurs traductions sont parfois dénigrées parce que leurs procédés sont incompris[8].

Dans son étude du Deutéronome grec, Peters associe la notion de compétence, et surtout celle de fidélité, à un style de traduction particulier favorisant une équivalence linguistique formelle. Décrivant le travail du traducteur[9], il affirme que celui-ci était « …competent and faithful…generally maintaining a close relationship to his source but occasionally engaging in some interpretation of it ». Selon lui, les calques, choix lexicaux stéréotypés, la reproduction mot à mot de l’hébreu à l’encontre de la stylistique grecque, ainsi que la représentation de chaque élément de l’hébreu sont autant d’indicateurs qui confirment la relation étroite entre la traduction et l’original[10].

Peters rejette ensuite les suggestions selon lesquelles le traducteur aurait ajouté des informations manquantes, parfois empruntées d’autres endroits dans le Pentateuque, ou standardisé certaines expressions hébraïques. Son jugement s’exprime de manière très tranchée : « This paints a rather dismal picture of the translator of Deuteronomy. He is a cavalier, irresponsible figure, prone to normalize, eliminate, and borrow from other parts of the Pentateuch on a whim. This is not the translator I have come to know[11]. » Ailleurs, il s’en prend à ceux qui décrivent le traducteur comme interprétant librement, ce qui équivaudrait à l’accuser de malhonnêteté[12].

Une telle démarche signale l’existence d’une prémisse voulant qu’une traduction doive entretenir un rapport très précis à la vérité de l’original. En d’autres mots, l’équivalence entre la traduction et l’original doit absolument être d’un type particulier – habituellement calqué sur l’original – pour que la traduction puisse être caractérisée comme fidèle. Dans l’évaluation de Peters, tout ce qui dans le travail du traducteur s’éloigne d’une reproduction formelle et systématique de l’original relève de l’irresponsabilité, voire la malhonnêteté. Pourtant, une des difficultés liées à la notion de fidélité est qu’il s’agit justement d’une valeur de dimension morale, très difficile à définir de manière objective[13]. Elle a pour conséquence, entre autres choses, de favoriser un regard prescriptif sur le type d’équivalence qui doit prévaloir.

La notion de fidélité est aussi employée dans le but de sortir de l’impasse de la polarité « littéral-libre ». Dans ce contexte, le discours n’est pas sur le plan moral, mais cherche plutôt à découpler l’association souvent faite entre la fidélité et une littéralité caractérisée par la reproduction presque mécanique de l’original, habituellement au niveau des mots[14]. Ausloos et Lemmelijn ont certainement raison lorsqu’ils affirment qu’une traduction extrêmement « littérale » n’est pas nécessairement fidèle : une traduction dite « libre » peut elle aussi être très fidèle à l’original. Au contraire, une traduction dite « littérale », particulièrement lorsque les équivalents sont sélectionnés presque mécaniquement, ne communique pas toujours adéquatement le sens du texte[15]. Il faut plutôt s’appuyer sur une analyse détaillée des caractéristiques de la traduction pour évaluer son niveau de fidélité à l’original. La Septante d’Exode est citée comme exemple : bien que « littérale », on y retrouve certains écarts par rapport au texte hébreu. Ceux-ci sont habituellement expliqués par les préférences du traducteur. Parmi toutes les options qui s’offrent à lui, il opte régulièrement pour celle qui lui permet de produire un style grec plus idiomatique. Mais sa traduction demeure toujours « fidèle »[16]. Ces observations sont valides en ce qu’elles confirment ce qu’on retrouve aussi dans le Deutéronome grec. Par exemple :

  1. Notons d’une part le choix presque mécanique d’ἀσεβής et ἀσέβεια (« impie », « impiété ») pour traduire l’hébreu רשע (« coupable », « méchant »). En Dt 25,1-2, deux individus qui ont un différend doivent être jugés et le coupable (רשע) puni selon sa culpabilité (רשעה). Mais l’emploi de l’équivalent grec fréquemment utilisé pour ce terme, qui ailleurs se prête à la relation au divin, a pour résultat d’introduire dans cette loi la notion d’impiété alors que l’original ne fait référence qu’à la culpabilité au sens judiciaire du terme. On pourrait affirmer, à la suite d’Ausloos et Lemmelijn, que le procédé de traduction ne favorise pas la communication du sens précis de l’original.

  2. D’autre part, nous observons quelques versets plus tard un choix lexical judicieux et inattendu. En 25,13-15, la loi prescrit de ne faire usage que de poids (pierres - אבן) justes dans le commerce. Au lieu d’y aller de l’équivalent habituel employé partout ailleurs (λίθος/λῐ́θῐνος : pierre), le traducteur opte ici pour une actualisation, στάθμιον, le terme technique désignant les poids standardisés employés sur des balances dans le contexte de la traduction[17].

Comme le démontrent Ausloos et Lemmeljin, cette fidélité implique souvent une bonne part de créativité, particulièrement face aux problèmes fréquents de traduction que sont les hapax legomena et le parallélisme typique de l’hébreu biblique[18]. Une telle créativité est nécessaire et indispensable lorsque vient le temps de trouver des équivalents adéquats du point de vue linguistique et stylistique[19]. Pourtant, ce recours à la notion de fidélité est lui aussi problématique :

En premier lieu, on se questionne pour savoir à quoi exactement la traduction serait fidèle. Bien qu’il soit salutaire de dissocier la notion de fidélité d’une certaine forme de littéralité, force est d’admettre que la notion de fidélité est potentiellement plus floue et plus difficilement mesurable que la notion qu’elle remplace. Bien que ceci ne soit pas affirmé de manière explicite, ce recours à la notion de fidélité semble renvoyer ici à une équivalence de nature sémantique entre l’original et la traduction, équivalence à laquelle le traducteur ne saurait déroger de manière intentionnelle. Nous retrouvons donc le même rapport à la vérité de l’original qui motive la réflexion de Peters, à la différence qu’Ausloos et Lemmelijn associent fidélité à un autre type d’équivalence[20].

Notons par ailleurs le danger d’anachronisme alors que les normes d’équivalence modernes sont transposées sur les pratiques anciennes. On pourrait imaginer plusieurs raisons pour lesquelles un traducteur ne semble pas reproduire le sens exact de l’original dans un contexte donné. Dans certains cas, un souci d’harmonisation avec des textes parallèles, de standardisation de phrases souvent répétées, ou encore d’explicitation de certaines métaphores, peut être considéré comme un procédé « fidèle » du point de vue du traducteur ancien et de ses lecteurs, alors qu’ils transgressent nos intuitions modernes[21].

De plus, toute traduction implique un acte initial d’interprétation et cet acte est culturellement et historiquement situé. Comme l’affirme Guidère, « la traduction n’échappe pas à son temps et […] suit l’évolution historique de son époque[22] ». Il n’est pas question ici d’un relativisme absolu, mais simplement de reconnaître que le sens de l’original est perçu dans un contexte donné, par un sujet, le traducteur[23]. La traduction a logiquement pour point de départ sa compréhension de l’original, qui sera parfois très différente de la nôtre.

Finalement, cette interprétation doit ensuite être resignifiée dans la langue cible. Force est d’admettre que deux traducteurs ayant la même compréhension du texte n’exprimeront pas cette compréhension de manière identique[24]. On pourrait ainsi débattre de la question de la fidélité du traducteur de la Genèse et du Deutéronome alors qu’ils sont confrontés aux mêmes difficultés. Un exemple tiré de notre texte en Dt 25,5 suffira.

La racine יבם dans sa forme verbale sert à désigner l’acte du proche parent qui prend l’épouse du défunt en mariage pour perpétuer son nom (le lévirat). Le substantif masculin désigne l’homme qui s’acquitte de cette tâche et le féminin la femme du défunt (v. 7, 9). Leur traduction est problématique étant donné l’absence d’équivalents dans la langue cible. Le traducteur de Genèse traduit le verbe en formant un verbe à partir du nom γαμβρός : γαμβρεύω (« se lier par mariage »)[25]. Face au même problème, le traducteur du Deutéronome opte pour le verbe συνοικέω. Quant aux substantifs, il y va de deux traductions périphrastiques, fort probablement guidées par le contexte : ὁ ἀδελφὸς τοῦ ἀνδρὸς αὐτῆς (« le frère de son mari ») ou ἡ γυνὴ τοῦ ἀδελφοῦ αὐτοῦ (« la femme de son frère ») selon le cas. Les stratégies de traduction employées par ces deux traducteurs sont très différentes, mais il serait difficile d’établir laquelle est la plus fidèle. Pourtant l’équivalence s’opère de manière différente, l’une dérogeant du principe de traduction quantitatif (mot à mot) habituellement cher au traducteur du Deutéronome[26]. La notion de fidélité fait donc intervenir les normes ou conventions entourant la production de traductions et la manière dont celles-ci sont négociées et appliquées par chaque traducteur dans un contexte donné. Dès lors, il s’avère indispensable que cette activité soit contextualisée.

Ultimement, comme nous le rappelle Ricoeur, aucune traduction ne peut être identique à l’original puisqu’il s’agit d’une nouvelle production. Comme nous n’avons pas d’outil pour évaluer de manière objective la « correspondance » de la traduction à son original, il nous faut « faire le deuil de la traduction absolue »[27]. Nous ne disposons tout simplement pas « de critère absolu d’une bonne traduction, » c’est-à-dire d’une traduction qui soit fidèle. Ricoeur suggère plutôt d’aborder une traduction sous l’angle d’une « équivalence présumée »[28]. C’est le traducteur qui produit cette équivalence tandis qu’il s’affaire à « la construction du comparable »[29]. Ainsi, la question de fidélité, et donc de vérité, se trouve transposée sur un autre plan, alors qu’on s’intéresse plutôt à la manière dont le traducteur génère l’équivalence et contextualise ainsi l’original dans un but précis[30].

2. Vers une méthodologie descriptive

Le parcours que nous venons de décrire suit dans les grandes lignes l’évolution récente du domaine de la traductologie et de sa manière d’aborder la problématique de l’équivalence. Par suite du « virage culturel » amorcé dans les années 1980, le centre d’intérêt de la traductologie s’est éloigné du domaine de la linguistique et de son souci pour l’étude isolée d’énoncés à laquelle elle était arrimée depuis longtemps. Un deuxième virage suivit assez rapidement, celui-là dit « social », s’attardant au contexte socioculturel de la traduction. À l’analyse d’énoncés traduits, on ajoute « l’examen des conditions de son énonciation, ainsi que les normes régissant tant la production que la réception des textes produits »[31]. Ces virages successifs eurent pour résultat de réorienter le discours au sujet de la notion de fidélité vers celle d’équivalence, et éventuellement des normes ou conventions sociales qui sous-tendent l’activité de traduction[32]. Panou résume bien :

Contrary to linguistic-oriented approaches to translation which assume that the source text occupies a supreme position and that it is considered to be of crucial importance in determining not only the translation process but also the extent to which it has been successful, target-oriented approaches view the source text as the point of departure for the translation process and mostly focus on the cultural, historical, and socio-political factors surrounding translation, thus looking at it as a culture-bound phenomenon[33].

Conséquemment, le centre d’intérêt de la traductologie dite descriptive (Descriptive Translation Studies ou DTS) n’est pas le jugement prescriptif concernant l’équivalence. L’équivalence est plutôt considérée comme étant réalisée, son analyse nous permettant de mettre en lumière la manière dont la tâche du traducteur est conçue ainsi que les facteurs qui influencent ses décisions[34]. Ce qui importe, ce sont les normes qui dictent la forme que doit prendre une traduction dans son contexte et qui déterminent ultimement la nature de l’équivalence. Mais puisqu’on ne peut s’attendre à ce que le comportement d’un traducteur soit systématique, les normes de traduction seront avantageusement conceptualisées en tant que gradation[35]. Leur influence s’exerce de manière complexe, le traducteur négociant leur application au fil de son travail[36].

Notre tâche est donc celle d’analyser quels types d’équivalences sont privilégiées par le traducteur : ‘reproduction mot à mot, ‘reproduction de l’ordre des constituants hébreux’, ‘emploi constant des mêmes équivalents lexicaux’[37]. Bien que l’étude des procédés de traduction et plus généralement de la méthodologie employée par le traducteur soit indispensable, l’objectif premier est d’identifier les normes de traduction qui motivent ces procédés, puis le concept d’équivalence qui les sous-tend[38].

Sans vouloir nier l’intuition voulant qu’une traduction puisse être évaluée quant à sa correspondance à l’original, force est d’admettre que notre évaluation dépend largement de sa fonction présumée. Voilà un contexte dans lequel nous pouvons évaluer dans quelle mesure le traducteur a bien réussi son travail, c’est-à-dire évaluer la qualité de sa traduction[39]. L’intérêt de cette approche est justement de chercher à comprendre comment une oeuvre (l’original) est lue et interprétée à une époque donnée[40]. On devinera que ce type de regard convient tout à fait à ce que nous tentons de faire ici. Celui-ci consiste non pas à évaluer tel ou tel passage de la Septante de manière prescriptive, à savoir s’il est fidèle ou non à son modèle hébreu, mais plutôt de mieux cerner les normes qui sous-tendent le travail de traduction et ainsi nous éclairer sur sa fonction et son contexte de production.

3. Normes et équivalence en Dt 25,5-6

Ces quelques considérations nous amènent à poser un regard différent sur certains passages de la Septante. L’analyse de la traduction de Deutéronome 25,5-6 peut nous servir d’exemple. Dans sa version hébraïque, le texte stipule que lorsqu’un homme meurt sans fils, son frère prendra l’épouse du défunt pour femme. L’aîné qui naîtra relèvera le nom du frère qui est mort[41] :

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Certaines différences peuvent être observées dans la traduction grecque : 1) il est question de l’absence de descendance plus généralement, et non de l’absence de fils. Ceci entraîne une compréhension tout autre des circonstances dans lesquelles cette prescription entrerait en vigueur. 2) Le premier-né de la nouvelle union, celui qui s’inscrira dans la lignée du défunt, est désigné simplement comme « enfant ». Ceci laisse supposer qu’une fille pourrait hériter tout autant qu’un fils. Pourtant, l’hébreu בכור est généralement compris comme désignant un mâle.

Comment devrions-nous aborder ces différences ? Le traducteur aurait-il trahi l’original en traduisant ces termes dans un sens plus général ? S’agit-il d’une « vérité alternative » ? À première vue, nous avons bel et bien ici une version alternative de la loi du lévirat. En appliquant une approche descriptive, nous observons premièrement que l’une des normes opératives est celle de représenter le texte hébreu mot à mot (représentation quantitative), dans l’ordre de l’original. L’équivalence se situe donc principalement au niveau du mot, quoique les choix lexicaux témoignent d’une sensibilité au contexte. Néanmoins, le traducteur ne se gêne pas pour employer certains équivalents grecs qui dévient de cette norme. Ainsi, la particule כי (« lorsque », « si »), lorsqu’elle introduit une nouvelle loi, est traduite par ἐὰν δὲ. De même, le traducteur du Deutéronome préfère traduire l’adverbe יחדו (« ensemble ») par la phrase prépositionnelle ἐπὶ τὸ αὐτό[42]. La norme de représentation quantitative n’est donc pas absolue.

Ensuite, la phrase ובן אין־לו (« et qu’il n’ait pas de fils ») présente certaines difficultés. La conjonction ו est traduite par δὲ (« mais », « or »). On aurait pu imaginer un καὶ (« et ») si le traducteur attribuait une grande importance à la constance dans les équivalents lexicaux. Le sens n’en aurait pas été grandement affecté. Par contre, la particule δὲ permet une lecture plus facile et améliore le style. Cette loi s’applique non seulement lorsque deux frères habitent ensemble, mais lorsque l’un d’entre eux n’a pas de fils. Notons aussi qu’en conformité aux conventions de la grammaire grecque, le traducteur déroge au principe voulant qu’il reproduise l’ordre des mots de son modèle en plaçant δὲ en postposition : σπέρμα δὲ μὴ ᾖ αὐτῷ.

La particule de négation אין n’a pas d’équivalent en grec et doit être substituée au minimum par une négation (μὴ) et éventuellement un verbe. Puisque cette phrase se situe dans une protase initiée par un subjonctif grec, cette nouvelle condition doit naturellement être placée au subjonctif, ce qui entraîne l’ajout quantitatif du verbe ᾖ[43]. Le traducteur confirme ainsi que les deux conditions sont liées[44]. Cependant, la préposition ל n’est pas représentée formellement, le traducteur optant plutôt pour un pronom personnel décliné au datif, comme c’est souvent le cas.

Mais c’est avant tout la traduction de בן (« fils ») par σπέρμα (« descendance ») qui retient l’attention. Il s’agit du seul endroit dans le Deutéronome où l’hébreu בן est traduit de cette manière[45]. Frankel interprète ce choix de traduction comme une indication de la présence d’éléments halakhiques prérabbiniques dans la traduction : le lévirat n’est possible que lorsqu’il n’y a aucun enfant du premier mariage, c’est-à-dire ni garçon ni fille[46]. Cette interprétation s’appuie aussi sur la modification analogue au v. 6, où l’hébreu בכור (« premier-né ») désignant l’enfant issu de la nouvelle union est traduit par παιδίον (« enfant »). La traduction de ces termes préparerait ou confirmerait l’existence d’une interprétation de cette loi très répandue à l’époque rabbinique[47].

Une autre explication est avancée par Smith, qui suggère que ces choix de traduction ont pour but d’harmoniser cette loi avec la prescription de Nombres 27,1-11[48]. Dans ce passage du livre des Nombres, des soeurs dont le père est décédé viennent plaider devant Moïse. Puisque leur père n’avait pas de fils (ובנים לא־היו לו), son nom (ainsi que leur héritage) sera rayé de son clan :

forme: 2168935.jpg[49]

Plusieurs similarités peuvent être observées entre ce passage et Dt 25,5-6, en particulier la répétition de la phrase forme: 2168936.jpg (aussi au v. 8). La requête des filles d’hériter du nom et du domaine de leur père est accordée. À ceci est ajoutée la prescription voulant qu’en l’absence de fils ou de filles, l’héritage aille aux frères du défunt, à ses oncles ou encore au plus proche parent de son clan. À première vue, Nb 27,1-11 semble proposer une interprétation différente du lévirat. Par contre, ce texte s’attarde davantage à l’identité du plus proche parent. Il est possible que le traducteur de Dt 25,5-6 cherche à aligner ces deux prescriptions l’une sur l’autre, une tendance que l’on retrouve sous différentes formes chez plusieurs interprètes qui ont suivi[50].

Un autre scénario peut aussi être envisagé. Deux éléments de la traduction de Dt 25,5-6 laissent entrevoir la possibilité que la traduction grecque de Nombres ait pu exercer une certaine influence sur celle-ci. Premièrement, en décrivant celui qui n’est pas apte à épouser la veuve, le traducteur du Deutéronome abandonne sa pratique habituelle pour traduire איש זר (« un homme étranger ») par ἀνδρὶ μὴ ἐγγίζοντι (« un homme non proche »). Normalement, on aurait plutôt trouvé ἀλλότριος comme équivalent pour זר, comme en 32,16[51]. Curieusement, on retrouve un dérivé de ἐγγύς en Nb 27,11 alors qu’il décrit le parent le plus distant à qui l’héritage du défunt peut échoir : τῷ οἰκείῳ τῷ ἔγγιστα αὐτοῦ (« le parent le plus proche »). Dans ce passage, ἔγγιστα correspond à קרב (« proche ») dans le TM, son équivalent le plus fréquent en dépit du sens superlatif de l’adjectif[52]. Il s’agit donc d’une similarité lexicale qui n’existe qu’au niveau de la traduction, décrivant dans les deux cas, mais à l’inverse, les limites du clan familial. Un autre élément est digne de mention : la forme participiale du verbe ἐγγίζω est parfois employée dans le Pentateuque grec pour décrire ceux qui font partie du cercle familial. Elle traduit l’hébreu קרוב lorsqu’il est employé en ce sens. En Lv 21,3, elle désigne la soeur vierge qui réside dans l’habitation familiale et qui n’a pas encore été donnée en mariage (ἀδελφῇ παρθένῳ τῇ ἐγγιζούσῃ αὐτῷ τῇ μὴ ἐκδεδομένῃ ἀνδρί). Par contre, le terme ne semble pas revêtir le sens technique de « proche parent »[53]. En fait, nous ne rencontrons pas le vocabulaire technique qui serait d’usage dans un tel contexte[54].

Deuxièmement, une petite différence apparaît entre le texte hébreu de Nombres et celui de Deutéronome en ce qui concerne l’objectif de cette prescription. En Nb 27,4, l’objectif est que le nom du défunt ne soit pas retranché (גרע au nifal). En Dt 25,6, la loi a pour but que le nom ne soit pas effacé (מחה au nifal). Les deux termes sont traduits par la forme passive de ἐξᾰλείφω (« éradiquer », « détruire »). Les deux verbes hébreux sont synonymes et il est possible que le traducteur de chaque livre ait opté pour ἐξᾰλείφω indépendamment de l’autre[55]. Bien qu’il soit difficile d’avancer avec certitude que le traducteur de Deutéronome se soit inspiré de la traduction grecque de Nombres (dans ce cas précis, le contraire n’est pas exclu), il est du moins possible de concevoir qu’un rapprochement ait été opéré entre les deux textes au niveau de la traduction.

Dans ce contexte, on notera aussi que le lévirat occupe une place importante dans le récit de Gn 38. Dans ce texte, Juda souligne que l’objectif de cette pratique est de susciter une זרע (« postérité ») pour le frère décédé (Gn 38,8). Nous retrouvons en grec l’équivalent habituel, σπέρμα, soit le même qui est employé dans notre passage. Cet autre exemple viendrait étayer l’hypothèse selon laquelle certains passages parallèles ont exercé une influence sur le processus de traduction. Même si l’objectif n’est pas d’harmoniser divers textes traitant d’un même sujet – après tout ils envisagent des scénarios différents – on peut entrevoir la possibilité que des passages parallèles aient été consultés ou présents à l’esprit du traducteur alors qu’il travaillait sur cette loi.

Une autre explication consiste à voir dans cette généralisation sémantique un reflet du contexte culturel de la traduction où il était coutumier que les filles héritent d’une part du patrimoine familial. Des pratiques semblables ont été documentées en Égypte à l’époque hellénistique, même lorsque la fille était la seule héritière. Elle ne faisait pas qu’hériter, mais elle devait aussi prendre en charge la οἶκος familiale[56].

En dépit des protestations de Peters, ces pistes doivent être explorées si notre objectif est de décrire le processus de traduction en tenant compte de toutes les possibilités. Par ailleurs, la stratégie employée pour traduire ces termes – celle de la généralisation sémantique – n’est pas rare pour le terme בן (« fils ») dans le Deutéronome grec. Nous observons un cas semblable en 28,57 alors qu’une mère contrainte par une famine ira jusqu’à manger ses fils (בניה). Wevers suggère que le traducteur a opté pour τέκνον au singulier afin de souligner qu’elle n’a qu’un seul jeune enfant (au lieu de plusieurs, comme le suggère le pluriel hébreu) et qu’il n’est pas nécessairement mâle[57]. Cette manière de procéder convient tout à fait au terme בן, qui peut désigner, entre autres choses, une descendance. En 11,2 et 22,7, le terme est compris de cette manière et traduit par παιδίον[58]. Le contexte détermine ultimement le choix des équivalents grecs, alors que la situation dicte s’il est question ou non d’un enfant mâle[59]. Le fait que le champ sémantique du terme hébreu soit recoupé par plusieurs termes grecs oblige parfois le traducteur à faire des choix et ainsi résoudre l’ambiguïté de l’original[60].

De la même manière, le בכור (« aîné ») du v. 6 pourrait être compris de manière plus générale. En l’absence d’autres considérations contextuelles, παιδίον semble un équivalent acceptable. Outre sa désignation des animaux aptes au sacrifice, le terme hébreu est employé dans un passage parallèle traitant des mariages polygames (Dt 21,15-17). Il désigne le fils qui doit hériter. Dans le contexte immédiat, בכור fait référence à un fils (il est précédé par בן), et ainsi traduit par ὁ υἱὸς ὁ πρωτότοκος[61]. Mais παιδίον ne désigne normalement pas le premier-né, quoique, dans le contexte, il s’agisse du premier enfant à naître.

Tout compte fait, la traduction de בן et בכור par σπέρμα et παιδίον est inhabituelle et unique dans le Deutéronome grec. On se demande alors quels auraient pu être les éléments contextuels qui auraient justifié la sélection de ces termes. Il est difficile d’éviter la conclusion que le traducteur voulait s’assurer que la loi ne soit pas comprise comme faisant référence uniquement à des héritiers mâles[62]. Toutefois, cette interprétation du texte est reproduite subtilement, à l’aide de nuances dans le choix des équivalents lexicaux. Il apparaît aussi fort possible que le traducteur ait eu recours aux textes parallèles en Nb 27 et Gn 38. Une explication ayant recours au contexte culturel de la traduction n’est pas exclue. Mais la situation des femmes par rapport au patrimoine familial n’était finalement pas très différente en Égypte ptolémaïque que ce qui est envisagé en Nb 27, du moins en ce qui concerne les circonstances entourant l’absence d’un héritier mâle. Il n’y a donc pas de raison de prioriser ce contexte comme explication. D’autres exemples d’adaptation de lois deutéronomiques au contexte ptolémaïque devraient être documentés avant de pouvoir éventuellement identifier dans cette pratique une norme de traduction. Pour l’instant, ce sont plutôt les contre-exemples qui abondent[63]. En contraste, le recours aux passages parallèles est plus fréquent en Deutéronome et dans l’interprétation juive plus généralement[64].

Finalement, Frankel affirme que la traduction de ויבמה (« et il fera son devoir de lévirat envers elle ») par συνοικήσει αὐτῇ (« il cohabitera avec elle » ou « il l’épousera ») est une autre preuve de la présence d’éléments halakhiques dans la traduction[65]. Le grec συνοικέω représente toutefois le terme habituel pour décrire la cohabitation maritale dans le contexte culturel de la traduction. Il est encore remarquable que cette option soit retenue plutôt qu’un terme plus technique pour traduire la forme verbale de la racine יבם. Bien que le sens précis du terme hébreu semble avoir été perdu (voir nos commentaires précédents sur les formes nominatives), l’idée générale de cohabitation est préservée et tout de même présente dans le contexte. Il est difficile d’y voir y ici autre chose qu’une traduction contextuelle cherchant à clarifier l’original en dépit des similitudes possibles avec certaines interprétations qui suivront.

4. Une description de Deutéronome 25

Résumons de manière sommaire les normes de traduction qui sous-tendent le texte grec de Dt 25,5-6. Les normes les plus importantes sont appliquées de manière systématique. Notons ici l’importance de :

  • Traduire en conformité avec les conventions de la grammaire grecque.

    La pression de cette norme influe sur celles qui suivent, obligeant le traducteur à ajouter un article ici, ou réorganiser l’ordre des mots. Cette norme est dite primaire parce qu’elle est appliquée à l'encontre des autres normes, tandis que les trois suivantes sont parfois transgressées.

    Les normes qui suivent sont secondaires puisqu’elles sont observées de manière assidue, mais non systématique. Elles sont tout de même importantes en ce qu’elles exercent une forte influence sur le traducteur et déterminent le style général de la traduction :

    • La représentation de tous les éléments de l’original (correspondance mot à mot).

    • Le respect de l’ordre des éléments de l’original.

    • La correspondance entre les classes de mots.

    • Régularité dans le choix d’équivalents lexicaux.

      Cette dernière norme est la moins importante de ce groupe, puisque le choix des équivalents lexicaux est parfois stéréotypé, mais généralement dicté par le contexte[66]. Il est aussi possible d’identifier certaines normes tertiaires appliquées de manière sporadique et localisée :

      • La préférence pour des formulations grecques plutôt qu’hébraïques. La phrase « ἀναστῆσαι τὸ ὄνομα τοῦ ἀδελφοῦ αὐτοῦ » au v. 6 en est un exemple.

      • La variation stylistique, soit par l’entremise des choix lexicaux, des formes verbales, ou par l’élimination de mots redondants et ambigus [par exemple l’omission de אחיו (« son frère ») alors qu’il est dit que le fils qui naîtra relèvera le nom de « son frère défunt » : יקום על־שם אחיו המת].

      • La clarification d’éléments obscurs de l’original. Nous avons noté certains cas localisés, principalement dans la traduction des mots de la racine יבם qui sont explicités tout en perdant leur connotation technique dans les versets 5-8. Ces interprétations reflètent ici soit l’exégèse qui est faite du texte, soit des traditions de lecture connues dans son milieu de production[67]. Celles-ci sont très localisées quoique dans le contexte des v. 5-6, des éléments centraux de la prescription sont modifiés. Il est tout de même important de souligner que ces éléments sont introduits dans le contexte des normes primaires et secondaires.

Étant donné les nombreuses ambiguïtés qui demeurent (par exemple, comment aurait-on compris « οὐκ ἔσται ἡ γυνὴ τοῦ τεθνηκότος ἔξω » ?), nous pouvons aussi conclure que le traducteur n’avait pas pour objectif principal de conformer l’original aux traditions interprétatives de son milieu ni de chercher à adapter ces lois à son contexte culturel. Pour chaque exemple qui semble aller en ce sens – ici le fils premier-né aux versets 5-6 – plusieurs contre-exemples peuvent être identifiés, parfois à l’intérieur de la même prescription[68]. Il s’agit donc d’une norme subordonnée aux autres ou, autrement dit, une préférence moindre alors que le traducteur négocie les normes rattachées au type de traduction qu’il tente de produire[69]. Il semble que l’objectif soit plutôt de transmettre autant que possible les caractéristiques formelles et sémantiques de l’original dans un grec généralement conventionnel, parfois de manière imaginative en incorporant certains éléments stylistiques. Dans certains cas isolés, il semble qu’un autre objectif ait été de clarifier certains aspects du texte, soit à la lumière d’autres textes ou traditions de lecture, soit en standardisant certaines phrases.

Conclusion

Est-ce que le Deutéronome grec, et particulièrement ce passage du chapitre 25, pourrait être qualifié de vérité alternative ? D’une part, nous pourrions affirmer que toute traduction est vérité alternative puisqu’elle n’est jamais identique à l’original. Les quelques exemples que nous avons traités dans le livre de Deutéronome le démontrent bien. Cependant, l’approche descriptive place la notion de vérité, et donc de fidélité, au second plan puisque celle-ci tend à faire obstruction à la contribution du traducteur et de son milieu. Que la traduction soit véridique ou non, seule l’étude de ses caractéristiques, et particulièrement de la manière dont le traducteur a négocié les normes entourant le type de traduction qu’il a entrepris de produire, pourront nous éclairer sur les aspects qui sont utiles à la critique textuelle de la Bible hébraïque, le témoignage qu’elle porte aux interprétations anciennes et la manière dont les premiers traducteurs bibliques ont conçu leur travail.

Dans ce cas précis, notre évaluation de la fidélité de la traduction sera liée à sa fonction présumée dans son contexte de production, fonction qui est déduite des normes ou conventions qui sous-tendent cette traduction, même si celles-ci débouchent parfois sur certains procédés que nous jugerions infidèles. Il s’agit d’une fidélité contextualisée et relative. La traductologie descriptive nous permet donc de mettre de côté les qualificatifs prescriptifs à saveur morale pour mieux apprécier la traduction dans son contexte culturel et historique. Néanmoins, l’absence de critères absolus n’élimine pas entièrement la possibilité de décrire le degré de correspondance sémantique entre une traduction comme celle du Deutéronome grec et son original. Les équivalences mot à mot sont généralement adéquates au niveau sémantique quoiqu’elles produisent parfois un manque de cohésion au niveau textuel. Mais, dans l’ensemble, le choix des termes correspond au contexte de la phrase. La notion de vérité alternative doit donc elle aussi être contextualisée. Certaines sections comme celle qui est étudiée ici se voient transformées, mais généralement de manière très sobre et localisée. Elles sont plutôt l’exception.

Cette ambivalence face à la notion de vérité est ancrée dans l’histoire même de la Septante. Malgré les récits mythiques de ses origines tel celui de la lettre de Pseudo-Aristée, de nombreuses révisions ont été entreprises peu de temps après sa production. Ces traducteurs ont certainement eu un regard prescriptif sur le texte qu’ils révisaient sous l’influence des normes de leur propre contexte alors qu’ils décidaient des aspects nécessitant une révision[70]. La seule notion de révision (et, par implication, d’amélioration) nécessite une analyse prescriptive et un jugement de valeur : les normes et décisions prises dans un autre contexte sont rejetées et remplacées par d’autres. En 25,5-6, la révision d’Aquila a remplacé les traductions périphrastiques et non techniques de יבם par des néologismes inspirés du texte parallèle de Gn 38. De toute évidence, cette pratique était jugée supérieure, la norme de correspondance mot à mot étant favorisée encore davantage dans ce contexte. Serait-il possible d’affirmer que la traduction d’Aquila est plus « fidèle » que la traduction d’origine sans immédiatement qualifier cette affirmation pour spécifier ce à quoi cette fidélité se rapporte ? Finalement, le contexte de la traduction et sa fonction présumée exercent une influence significative sur sa forme et le type d’équivalence qui sera favorisé. L’étude des traductions bibliques sous cet angle peut s’avérer très productive, particulièrement lorsqu’on s’intéresse à son contexte de production.