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« Voilà ce qui est beau et agréable devant Dieu notre Sauveur, lui qui veut que tous les êtres humains soient sauvés… »

1 Tm 2,4a

Une telle affirmation, en termes aussi clairs et explicites, de la volonté salvifique universelle de Dieu, s’avère unique dans le Nouveau Testament. Et, comme en témoigne la façon dont elle est introduite, elle survient de façon inattendue au sein d’un passage portant sur autre chose. Le chapitre 2 de la première lettre à Timothée s’ouvre en effet sur une exhortation à la prière sous ses différentes formes, « demandes, prières, intercessions, actions de grâces » (2,1a). L’insistance y porte plus exactement sur les bénéficiaires de la prière, laquelle ne connaît aucune limitation de ce point de vue : il faut prier pour tous, en particulier pour ceux dont dépend le bien-être des autres (2,2). Et c’est à l’appui de cette extension universelle de la prière que se trouve invoquée l’extension universelle du dessein de salut de Dieu. Il faut prier pour « tous les êtres humains » (hyper pantôn anthrôpon) (2,1b) puisque Dieu veut que « tous les êtres humains » (pantas anthrôpous) soient sauvés (2,3-4a).

Mais l’affirmation ne s’arrête pas là. Dieu, enchaîne la suite du v. 4, veut encore que tous « arrivent à la connaissance de la vérité » (kai eis epignôsin alètheias elthein). Quel lien y a-t-il entre les deux complétives ainsi rattachées au même vouloir (thelei) de Dieu ? En quoi la seconde précise-t-elle, complète-t-elle ou nuance-t-elle la première ? La réponse exige une clarification préalable : qu’est-ce que la vérité pour la première à Timothée ? En quoi la connaissance de la vérité consiste-t-elle exactement ? Et quelle relation entretient-elle par rapport au salut ? Ce sont ces questions, qui rejoignent la thématique de notre réflexion commune[1], que je me propose d’aborder. Avant d’y arriver, il peut être intéressant, en même temps que cela nous permettra de mieux cerner la problématique, de signaler brièvement quelque chose de la pertinence et du haut taux de fréquentation qu’a acquis dans la recherche théologique récente ce passage de 1 Tm 2,4.

Quelques indices de pertinence dans le présent

L’un des traits les plus marquants dans l’évolution de nos sociétés au cours des dernières décennies est, avec l’avènement du phénomène de mondialisation et de déplacement toujours croissant des populations, l’affirmation chaque jour plus accentuée du pluralisme culturel et religieux. De plus en plus composites, nos sociétés témoignent en même temps d’un idéal de convivialité, d’une volonté de vivre ensemble différents. Par ailleurs, même dans des cultures dites sécularisées où l’on observe une montée de l’incroyance et de l’indifférence, l’appartenance religieuse demeure un facteur d’identité majeur. Aussi ressent-on de plus en plus l’importance que l’altérité religieuse soit vécue non dans une sorte de tolérance résignée ou de coexistence plus ou moins tendue, mais dans le respect positif des différences, dans une estime et une meilleure connaissance mutuelles. Vu son caractère décisif, il importe que le facteur religieux, dont on vérifie régulièrement qu’il peut renforcer des crispations identitaires et servir de justification à des rivalités et à des affrontements violents, entre plutôt au service de la paix, de la réconciliation et de l’harmonie, dont le souci traverse nos sociétés pluriethniques, pluriculturelles et plurireligieuses.

C’est dans ce contexte que, depuis quelques décennies, tout un courant de la théologie chrétienne s’est employé à penser le pluralisme religieux de plus en plus accentué dans nos sociétés. Cet approfondissement a trouvé un terrain privilégié dans le monde catholique, à la suite notamment du jugement positif porté il y a plus d’un demi-siècle sur les religions du monde par le concile Vatican II[2]. Cet effort de réflexion cherche à comprendre la signification positive du pluralisme religieux et le statut des religions non-chrétiennes à l’intérieur même du dessein de salut de Dieu. S’impose dès lors une attention toute particulière à la double affirmation de 1 Tm 2,4 : « on doit interpréter la diversité des phénomènes religieux à la lumière de l’affirmation fondamentale du Nouveau Testament concernant la volonté universelle de salut de Dieu, volonté qui s’étend à tous les hommes depuis les origines : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2,4)[3] ».

Dans la Constitution dogmatique Lumen Gentium, le concile lui-même a invoqué ce passage à l’appui de l’une de ses déclarations les plus célèbres et les plus fréquemment citées :

Et Dieu lui-même n’est pas loin de ceux qui cherchent à travers les ombres et les images un Dieu inconnu, puisqu’il donne à tous vie et souffle et toutes choses (cf. Ac 17,25-28), et que, Sauveur, il veut que tous soient sauvés (cf. 1 Tm 2,4). Car ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, et cependant cherchent Dieu d’un coeur sincère, et s’efforcent, sous l’influence de la grâce, d’accomplir dans leurs oeuvres la volonté de Dieu telle qu’ils la connaissent par le dictamen de leur conscience, ceux-là peuvent obtenir le salut éternel. La divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires pour leur salut à ceux qui sans faute de leur part ne sont pas encore parvenus à une connaissance explicite de Dieu, et s’efforcent, non sans le secours de la grâce, de mener une vie droite[4].

Comme on le voit, Lumen Gentium s’en est tenu à la première affirmation de 1 Tm 2,4 et dans une perspective qui demeurait individuelle : qu’en est-il, du point de vue du salut et de la relation à Dieu, des personnes qui n’adhèrent pas à la révélation de Dieu transmise en Jésus Christ ? Qu’en est-il des gens qui n’ont pas entendu ce que les chrétiens considèrent comme la révélation décisive et définitive de Dieu en Jésus Christ ? Puisque la volonté salvifique de Dieu est universelle, en l’absence de la révélation, la voie du salut passe alors par la conformité existentielle au vouloir de Dieu à travers une vie vécue dans la droiture et en suivant la voix de sa conscience.

L’approfondissement théologique qui devait suivre marquerait le passage de cette perspective individuelle à une perspective collective en référence aux autres traditions religieuses de l’humanité. Qu’en est-il, non seulement des personnes qui n’ont pas entendu la révélation transmise en Jésus Christ, mais de celles qui ont entendu ce qu’elles considèrent comme une autre révélation, à leurs yeux aussi décisive et définitive ? Spécifiquement, qu’en est-il des personnes appartenant à d’autres religions, dans lesquelles elles vivent leur relation à Dieu et leur quête de salut ? La question se transforme alors dans le sens suivant : qu’en est-il des autres religions comme lieux de rencontre de Dieu et d’accès au salut ? Des chrétiens peuvent-ils y voir des voies de quelque manière voulues par Dieu, à côté de la voie, à leurs yeux unique et privilégiée, qu’est la foi en Jésus Christ ?

Le traitement de cette question, ainsi posée de façon nouvelle, fait de nouveau appel au témoignage de la première à Timothée. Une thèse de doctorat inédite soutenue en 2010 au Collège universitaire dominicain à Ottawa démontrait que, par exemple, dans les écrits de Jacques Dupuis et, à un degré moindre, de Claude Geffré, considérés comme chefs de file en langue française de la théologie chrétienne du pluralisme religieux, 1 Tm 2,3-5 est, de tous les passages scripturaires, le plus fréquemment cité, utilisé et approfondi[5].

La portée de 1 Tm 2,4[6]

« Dieu veut que tous les êtres humains soient sauvés ». Cette affirmation de la volonté salvifique universelle de Dieu, telle qu’elle se présente dans la première partie de 1 Tm 2,4, n’est assortie d’aucune restriction. Pas plus que l’exhortation qui précède au v. 1 de prier pour « tous les êtres humains » sans exception.

Sans doute d’autres passages du Nouveau Testament, en particulier dans le quatrième évangile, font-ils aussi état en d’autres termes de ce dessein de salut universel de Dieu. Ainsi en est-il par exemple de l’affirmation de Jésus en Jn 6,33 : « Le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. » En mettant en relief le rôle unique de Jésus comme envoyé de Dieu, cela n’exprime-t-il pas la même chose qu’en 1 Tm, la vie étant en Jean la désignation équivalente du salut ? Or, le don de cette vie paraît bien destiné « au monde » (tô kosmô) sans restriction. C’est encore de ce don destiné à tous qu’il est question plus loin en Jn 10,10 par exemple : « Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait en surabondance. » Dans les deux cas, cependant, la suite manifeste que l’accès à la vie est conditionné par la foi. N’est-ce pas ce qui, deux versets après l’affirmation apparemment universaliste de 6,33, se trouve précisé en 6,35 : « Moi, je suis le pain de la vie ; qui vient à moi n’aura jamais faim, qui croit en moi n’aura jamais soif. » De même l’affirmation de Jn 10,10 est-elle précisée dans le même sens en Jn 10,25-28 : « Je vous l’ai dit (…) mais vous ne croyez pas, parce vous n’êtes pas de mes brebis. Mes brebis écoutent ma voix, je les connais et elles me suivent. Et moi, je leur donne la vie éternelle… » D’un don du salut à première vue ouvert à tous, on passe à un salut accessible à qui croit au Christ. En est-il de même en 1 Tm ? En 2,4, la seconde affirmation sur la connaissance de la vérité viendrait-elle rétrécir la portée illimitée de la première[7] ?

Et qu’est-ce que la vérité ?

Le terme alètheia, « vérité », est fréquent dans les lettres dites « pastorales » : 6 fois en 1 Tm, 6 fois en 2 Tm – toutes concentrées dans la section centrale de la lettre (2 Tm 2,14-4,5)[8] – et 2 fois en Tt, pour une total de 14 occurrences en 13 chapitres, une fréquence presque comparable à celle qui se vérifie dans l’évangile de Jean (25 emplois en 20 chapitres). Il est ainsi frappant de constater l’importance que prend la vérité à la dernière étape tant du corpus épistolaire que du corpus narratif du Nouveau Testament.

On peut pressentir dès l’abord que le terme possède une densité théologique plus ou moins accusée selon les contextes.

  • Des 14 attestations, il ne s’en trouve guère qu’une seule où le terme alètheia est employé au sens courant de correspondance ou de conformité à la réalité ou, en négatif, de ce qui s’oppose au mensonge. Cela se présente en 1 Tm 2,7, quelques versets après celui qui nous occupe : « [Tel est le témoignage] dont (…) j’ai été établi, moi, héraut et apôtre – je dis la vérité, je ne mens pas…[9] »

  • Dans presque la moitié des passages – 6 sur 14 – la mention de la vérité s’accompagne de celle de la foi (pistis)[10] ou des croyants (pistoi : 1 Tm 4,3). Parfois, même dans des passages où il n’est pas fait mention de la foi, il est clair que la vérité est à entendre en un sens théologique. C’est le cas notamment en 1 Tm 3,15 : « afin que tu saches comment il faut se comporter dans la maison de Dieu, laquelle est l’Église du Dieu vivant, colonne et support de la vérité ». L’interprétation de ce verset reste discutée, certains voyant dans « colonne et support de la vérité » l’évocation imagée du rôle de l’Église, d’autres celle du rôle des ministres comme Timothée lui-même à l’intérieur de celle-ci[11]. Dans un cas comme dans l’autre, il ne peut s’agir de la vérité comme simple opposé du mensonge.

  • L’expression « connaissance de la vérité » utilisée en 1 Tm 2,4b se retrouve en quatre autres passages, répartis dans les trois lettres, trois fois avec le substantif (epignôsis alètheias en 2 Tm 2,25 ; 3,7 ; Tt 1,1) et une fois sous la forme verbale « connaître la vérité » (epiginôskein tèn alètheian en 1 Tm 4,3).

Commençons par ce dernier passage. Il y est affirmé à propos des aliments qu’ils sont à prendre avec action de grâces « par les croyants et ayant connu la vérité » (tois pistois kai epegnôskosi tèn alètheian) ». Selon l’usage du grec, la présence d’un seul article devant les deux termes indique que ceux-ci ne renvoient pas à deux mais une seule et même catégorie de personnes : les croyants sont ceux qui ont connu la vérité – et qui demeurent dans cette connaissance, selon la signification du parfait.

Dans la même ligne, dans l’adresse de la lettre à Tite, Paul se présente comme « serviteur de Dieu et apôtre de Jésus Christ en vue de[12] la foi des élus de Dieu et de la connaissance de la vérité (kata pistin eklektôn Theou kai epignôsin alètheias) » (Tt 1,1). La connaissance de la vérité découle donc de l’exercice de la mission apostolique exercée par Paul. Or, deux versets plus loin, en 1,3, il est précisé que c’est par le biais du kérygme proclamé à travers celle-ci que se communique la Parole de Dieu révélée aux temps choisis : « aux temps choisis, il (Dieu) a manifesté sa parole à travers une proclamation (kèrygma) dont j’ai été chargé, moi, selon un ordre de Dieu notre Sauveur ». Ainsi donc, la vérité n’est rien d’autre que ce que nous appelons la révélation de Dieu transmise en Jésus Christ et accueillie dans la foi.

Ce lien entre vérité et foi est confirmé dans la plupart des passages signalés plus haut où les deux sont mentionnées ensemble. Ainsi en est-il en 1 Tm 2,7b où, toujours dans la suite de la péricope que nous étudions, l’auteur de la lettre se présente comme « enseignant des païens en pistei kai alètheia ». Ici, de nouveau, précédés qu’ils sont d’une seule et même préposition, les deux termes doivent renvoyer à une même réalité, la « vérité » s’identifiant au contenu ou à l’objet de la foi. En 2 Tm, après avoir, en 2,15, exhorté Timothée à « servir comme il faut la parole de vérité » sans y substituer des « discours creux et profanes » (2,16), l’auteur dénonce des gens qui « se sont écartés de la vérité en affirmant que la résurrection a déjà eu lieu, renversant ainsi la foi de certains » (2,18). On comprend que Hyménée et Philète se sont écartés de la vérité, en l’occurrence de l’objet ou du contenu authentique de la foi concernant le moment de la résurrection. De la même manière, Tt 1,14 dénonce des gens qui tournent le dos à la vérité en se faisant les promoteurs d’idées ou des pratiques qui s’opposent à la foi saine.

La même conception se dégage encore à partir de 1 Tm 6,5, à l’intérieur d’un passage où la foi n’est pas mentionnée dans la proximité immédiate de la vérité. Là, il est question de « gens à l’esprit corrompu et privés de la vérité ». Or, ce verset vient au terme d’une longue phrase commencée en 6,3 où l’auteur s’en prend pour la troisième fois aux ravages de ce qu’il appelle l’heterodidaskalein, le fait « d’enseigner quelque chose d’autre ». L’enseignement déviant est pour lui un sujet majeur de préoccupation auquel il s’est empressé de mettre en garde dès le début de sa lettre (1,3), aussitôt terminée l’adresse initiale. Or « ce quelque chose d’autre » qui fait s’écarter de la vérité est ici clairement identifié comme ce qui « ne va pas dans le sens[13] de saines paroles, celles de notre Seigneur Jésus Christ et de l’enseignement qui mène à la piété » (6,3b). La vérité consiste donc dans la conformité à la révélation transmise en Jésus Christ[14].

Ce qui vient à la suite de 1 Tm 2,4 vient confirmer cette perspective. Le v. 5, en effet, souligne le fait que, de même qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il n’y a qu’un seul médiateur (mesitès), le Christ Jésus, entre Dieu et l’humanité. Au coeur d’un développement centré sur le salut de Dieu, il faut comprendre que c’est à travers le Christ que ce salut vient rejoindre les humains. Et si le Christ peut servir de médiateur entre Dieu et l’humanité, précise le v. 5, c’est qu’il partage lui-même cette humanité : « un homme, Christ Jésus ». Cette précision se comprend dans le contexte, où il vient d’être question en 2,4b de la transmission de la révélation, et où 2,6 fait ensuite référence au don que Jésus a fait de lui-même dans sa mort en faveur de l’humanité. La « connaissance de la vérité » et la mort rédemptrice : c’est en raison de son humanité que le Christ a pu accomplir ces deux oeuvres salvifiques en faveur des humains.

L’ensemble de ces données inclinent ainsi à comprendre au sens suivant la volonté de salut universel de Dieu proclamée en 1 Tm 2,4 : c’est en parvenant à la connaissance de la vérité, c’est-à-dire en ayant accès à la révélation faite en Jésus Christ et en bénéficiant de la médiation rédemptrice de ce dernier que les humains ont accès au salut auquel Dieu les appelle tous.

Quelle différence ?

Mais alors, ce passage de 1 Tm 2,4 est-il vraiment différent de certains passages de l’évangile de Jean, comme ceux que nous avons croisés plus haut ? Ce verset, en définitive, dit-il autre chose à propos de la volonté salvifique de Dieu que Jn 6,40, par exemple, où il est également question de la volonté de Dieu ?

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Et l’affirmation qui suit en 1 Tm 2,5 sur la médiation unique et universelle du Christ ne rejoint-elle pas celle de Jn 14,6 par exemple : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père sinon par moi. »

Dans ce cas, 1 Tm 2,4-6a est-il bien le témoignage scripturaire sur lequel peut s’appuyer avec prédilection une théologie chrétienne appliquée à réfléchir à la question du salut des adeptes d’autres religions ainsi que du statut et de la signification de celles-ci dans le dessein salvifique de Dieu ?

Peut-être alors y aurait-il lieu de considérer un autre passage de la première à Timothée où il est de nouveau question de Dieu comme Sauveur universel.

Elle est sûre la parole et digne de tout accueil :
c’est en vue de cela en effet que nous nous donnons de la peine et que nous luttons,
car nous avons mis notre espérance dans le Dieu vivant,
lui qui est le Sauveur de tous les humains, en particulier des croyants.

1 Tm 4,9-10[15]

On retrouve donc ici la même perspective universelle qu’en 1 Tm 2,4a et exprimée à travers la même formule englobante, « tous les humains » (panthôn anthrôpôn). On note cependant deux différences. La première, c’est que la perspective universelle ici ne concerne pas seulement la volonté de salut de Dieu, mais le salut même de Dieu. Non pas seulement : « Dieu veut que tous soient sauvés », mais « Dieu est le Sauveur de tous ». La seconde, c’est qu’il est question ici de l’accès effectif à ce salut en relation avec l’ensemble de l’humanité et pas seulement en relation avec les croyants. Autrement dit, il n’est pas affirmé seulement que Dieu veut que tous en arrivent à connaître la vérité, c’est-à-dire à croire en la révélation transmise en Jésus Christ et ainsi avoir accès au salut. Dieu, est-il proclamé, est le Sauveur de tous les humains, en particulier des croyants. Cette dernière précision empêche de comprendre que Dieu n’est qu’en principe le Sauveur de tous mais que, dans les faits, il n’est le Sauveur que des croyants, c’est-à-dire de « ceux qui ont connu la vérité », selon la formule utilisée à leur propos juste auparavant en 4,3, dans la péricope qui précède.

L’adverbe utilisé en 4,10 en rapport avec les croyants est malista, qui est le superlatif de mala, et dont le sens habituel est « au plus haut degré, en premier lieu, avant tout, principalement, surtout ». Sôtèr pantôn anthrôpôn malista pistôn doit donc vouloir dire « Sauveur de tous, tout particulièrement des croyants ».

Des auteurs, à la suite de Theodore C. Skeat, estiment que, dans ce cas, l’adverbe malista est plutôt à comprendre en un sens explicatif, comme « c’est-à-dire, à savoir », dont on croit trouver quelques attestations dans des papyrus anciens[16]. Ce qui modifierait considérablement la signification et la portée de l’affirmation : « Dieu qui est le Sauveur de tous les hommes, je veux dire des croyants, ou : c’est-à-dire de tous ceux qui croient ». Mais cette interprétation ne va pas sans difficultés. Pour commencer, ce sens particulier de malista est ignoré des dictionnaires et des lexiques grecs en général, y compris de ceux qui tiennent compte de l’apport des papyrus[17]. En outre, ce sens ne paraît pas s’imposer dans les papyrus mêmes auxquels on fait appel et dont les éditeurs, jusqu’à maintenant, retiennent comme approprié le sens le plus courant de malista, soit « principalement, en premier lieu »[18]. Ce sens, d’ailleurs, convient parfaitement dans les trois passages des Pastorales, dont le nôtre, où l’adverbe intervient[19]. C’est également celui qui convient dans la douzaine de passages du N.T. où l’adverbe est utilisé – voir en particulier Ga 6,10 et Ph 4,22 où l’on a la même tournure « tous / et en particulier ».

Même parmi les auteurs qui lisent « Sauveur de tous, en particulier des croyants », certains hésitent à voir en 1 Tm 4,10 l’affirmation que le salut de Dieu puisse rejoindre ceux qui ne partagent pas la foi au Christ et s’efforcent de comprendre autrement. D’aucuns diront, par exemple : « Le salut est effectivement offert à tous, mais c’est dans les croyants qu’il est réellement manifesté ; c’est en eux qu’à la face du monde, Dieu révèle le mystère de la rédemption dans le Christ[20]. » Mais alors, s’il s’agit simplement d’un salut voulu ou offert et non pas octroyé effectivement, pourquoi l’auteur ne s’est-il pas exprimé en ce sens, comme il l’avait fait en 2,4 ? Comprendre en effet que Dieu, tout en étant en principe ou potentiellement le Sauveur de tous les humains, au sens qu’il veut leur salut, ne l’est en fait que des croyants, c’est-à-dire de ceux qui ont connu la vérité et cru au Christ, ne paraît pas respecter pas les données du texte. Ce que dit 1 Tm 4,10, ce n’est pas « en fait » ou « dans les faits », mais malista, « principalement, en premier lieu , d’abord ». Si l’on comprend que « Dieu est le Sauveur de tous les humains » au sens potentiel seulement, on ne fait pas de différence par rapport à l’affirmation de 2,4, à l’effet que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ». Et si l’on comprend au sens potentiel la première partie de la phrase, il faut être cohérent et comprendre dans la même optique la seconde partie : « Dieu est en principe le Sauveur de tous les humains, principalement des croyants ». Mais alors, n’est-ce pas mettre 1 Tm en contradiction avec lui-même[21] ?

Conclusion

La notion de vérité en est une d’importance majeure pour la première lettre à Timothée, et plus largement pour l’ensemble des pastorales – la section centrale, en ce qui concerne 2 Tm (2,14-4,5) – qui, sur ce point, se rejoignent.

À la lumière des autres mentions qui s’y trouvent de l’alètheia, il apparaît que la « connaissance de la vérité » dont il est question en 1 Tm 2,4 s’identifie à celle de la révélation faite en Jésus Christ. Dès lors, on est amené à comprendre que la volonté de salut universel de Dieu dont il est question en 1 Tm 2,3-5 coïncide avec sa volonté de voir tous les humains accueillir la révélation et parvenir ainsi à la foi au Dieu de Jésus Christ, reconnu comme unique médiateur.

Deux chapitres plus loin, en 1 Tm 4,10, la perspective universelle se retrouve sous un autre angle : tout en distinguant entre les croyants, désignés peu auparavant comme « ceux qui ont connu la vérité » (4,3), et le reste de l’humanité, ce passage proclame au sujet des uns et des autres qu’ils ont Dieu comme Sauveur : « Nous avons mis notre espérance dans le Dieu vivant, est-il affirmé, lui qui est le Sauveur de tous, en premier lieu (malista) des croyants. » « En premier lieu » implique qu’il y a aussi « en second lieu » ; « principalement » implique qu’il y a aussi « secondairement ». Si donc, à partir de ce passage, il faut voir dans la foi au Christ la voie d’accès privilégiée au salut de Dieu, il faut tenir en même temps que cette voie n’est pas exclusive. Comment ? À quelles conditions le salut de Dieu est-il aussi accordé à d’autres ? Le texte ne le précise pas. Sans doute ne peut-il s’agir d’un salut accordé automatiquement à tous, puisque tel n’est pas non plus le cas des croyants eux-mêmes, ceux-ci ayant encore, selon la représentation de 1 Tm, à vivre dans la piété pour avoir accès à la vie (4,8).

La théologie chrétienne du pluralisme religieux a beaucoup réfléchi ces derniers temps à partir du témoignage de 1 Tm 2,4-6 – et avec raison car on y trouve des affirmations majeures comme celle de la médiation unique du Christ dans l’ordre du salut. Peut-être gagnerait-elle à scruter également le témoignage complémentaire de 1 Tm 4,10, vu son propos de penser non plus seulement le salut des personnes individuelles qui ne connaissent pas la révélation de Dieu en Jésus Christ mais encore la signification dans le dessein de Dieu des grandes traditions religieuses, vers lesquelles se tournent des multitudes dans leur quête de Dieu et leur soif de vivre une relation à lui.