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Depuis quinze ans, presque à chaque année, j’anime un séminaire d’herméneutique aux cycles supérieurs intitulé « Les théories de l’interprétation ». À partir de cette expérience, j’aimerais soumettre quelques réflexions sur la thématique de la vérité. La question-pivot des échanges du séminaire s’énonce ainsi : « qu’est-ce qui valide (ou invalide) une interprétation ? » Simple à première vue, la question s’avère assez ardue aussitôt qu’on tente de lui apporter des réponses, car celles-ci semblent s’annuler l’une l’autre ou s’écrouler sous leur propre poids. En ce domaine, il convient donc de dépasser l’évidence et de déployer la complexité de la question. Tel sera l’objectif du présent essai.

Certaines de mes remarques pourront passer pour des truismes voire des lapalissades. Je ne prétends pas apporter les réponses mais proposer des balises pour permettre la poursuite de l’exploration. Évidemment, ma perspective est celle du spécialiste des études bibliques. Cependant, je ne proposerai pas ici une analyse de textes mais une réflexion « méta » sur les tenants et aboutissants théoriques qui guident mes analyses. Tel un drone, j’entends observer en surplomb ce qui se passe dans notre rapport à la vérité lorsque nous entreprenons une interprétation[1].

Je propose cinq pistes de réflexions. 1/ Un rappel que la conception de la vérité diffère selon les épistémologies, celles-ci étant souvent caractéristiques d’époques de la pensée. D’où une présentation simplifiée (et simplificatrice) – et résolument occidentalo-centrique – en termes de prémodernité, modernité et (post)modernité. 2/ Un retour sur la distinction entre « expliquer » et « comprendre », entre le « comment » et le « pourquoi ». 3/ Un regard sur les acteurs de la validation. 4/ Une liste de critères de validation en concurrence. 5/ Une perspective éthique plutôt qu’ontologique sur la vérité de l’interprétation – avec la responsabilité qui en découle.

Prémodernité, modernité, (post)modernité

Cette première série de remarques sera la plus ample car elle tend la toile de fond sur laquelle une réflexion théorique peut s’entreprendre. Les autres pistes de réflexion en découlent.

La définition de « vérité » est fonction de l’épistémologie dans laquelle on inscrit cette définition. Le Tableau 1 compare de manière sommaire quelques éléments épistémologiques pour les trois époques désignées habituellement par la triade prémodernité, modernité et (post)modernité[2]. À chaque époque, comment perçoit-on le réel et son fondement, comment appréhende-t-on le sens d’un texte et le langage, et surtout (puisque c’est la question du présent numéro de Science et Esprit), comment conçoit-on la vérité ?

Tableau 1

Éléments épistémologiques de trois paradigmes

Éléments épistémologiques de trois paradigmes

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Ce tableau trouve son origine dans un essai de Hans Küng, qui lui-même appliquait à la théologie, mutatis mutandis, la théorie des changements de paradigme de Thomas Kuhn[3]. Suggestif, cet article capital présentait, non sans quelques angles morts[4], une histoire de la théologie comme succession de synthèses ancrées dans des contextes historiques spécifiques mais porteuses d’une constante, l’expérience de libération et de salut proposé par Jésus de Nazareth[5].

Or, le Tableau 1 trouve aussi un écho dans la réflexion littéraire de Nortrop Frye[6]. Celui-ci identifie trois âges du langage : 1/ langage hiéroglyphique (Homère, métaphore), 2/ langage hiératique (Platon, métonymie) ; 3/ langage démotique (Locke, Bacon, description) – les deux derniers correspondant respectivement à la prémodernité et à la modernité du Tableau 1. Autrement dit, il y a eu quelque chose avant la prémodernité et il faudrait ajouter une colonne à gauche de celle-ci. Selon Frye, la rédaction de la Bible relève de cette période hiéroglyphique.

Il est fascinant de constater qu’au milieu des années ‘70, alors qu’on ne parle pas encore de (post)modernité, Frye suggère que le langage aurait opéré un cycle complet et serait sur le point de retourner au premier âge, celui des poètes et de la prédominance de la métaphore. Suivant cette intuition, pourrait-on présenter la (post)modernité, en quelque sorte, comme un retour à l’âge hiéroglyphique ? Quoi qu’il en soit, Frye entend déployer dans le reste de son essai l’influence décisive de la puissance métaphorique du langage biblique sur la littérature occidentale.

Il convient d’expliciter le Tableau 1 inspiré par Küng et Frye. En prémodernité (Antiquité tardive et Moyen-Âge), le monde des idées ou de Dieu est plus réel que notre monde. Je l’appelle ici « le ciel », avec Augustin. Selon ce dernier, dans le De doctrina christiana, la vie ici-bas n’est qu’un voyage et seule sa destination compte ; il faut user des êtres pour atteindre cette fin et en jouir, car le bonheur est dans la contemplation de Dieu[7]. L’existence de Dieu ne fait pas problème mais constitue la prémisse de la connaissance. « Dieu existe, donc je suis », pourrait-on paraphraser. Tous les êtres qui sont signifiés par le langage renvoient eux-mêmes au Signifié majuscule – d’où la formule [ sé forme: 2168956.jpg Sé ]. On baigne dans la métonymie : un signe est placé pour un autre. Dans ce cadre, la Vérité avec un grand V – seule majuscule du tableau, outre Dieu entendu comme super signifié Sé – vient d’en-haut, il s’agit d’un don à contempler. Lire le monde, lire un texte permet plusieurs interprétations mais celles-ci renvoient analogiquement au monde véritable[8]. La Vérité est de l’ordre de la transcendance.

La modernité, à partir des 15e-16e siècles, opère un renversement complet de paradigme qui bascule dans l’immanence : seul ce monde-ci est assuré et la mesure de toute chose est la raison humaine qui finira par expliquer le fonctionnement du monde. « Je pense, donc je suis » dira Descartes. En conséquence, alors qu’il était jusqu’alors une évidence, Dieu devient une question, voire un problème[9]. Idéalement, chaque signifiant ne renvoie qu’à un seul signifié – d’où la formule [ sa forme: 2168957.jpg sé ]. Le sens d’un énoncé ne peut donc qu’être unique. La vérité devient immanente et se confond avec la véracité factuelle et vérifiable. Le sens d’un texte est ce que l’auteur voulait dire. Bientôt, la vérité biblique deviendra historique[10]. Ce sera la grande époque historicisante du 19e siècle et de presque tout le 20e siècle.

La (post)modernité est une remise en question des apories, des angles morts et des « insus » de la modernité – voire de son hubris[11]. La raison humaine ne peut tout maîtriser. Ce n’est plus tant son ancrage historique qui détermine l’humain, que le langage, qui le précède et le façonne. Le langage est un jeu que l’humain ne contrôle pas car les signifiants s’enchaînent sans réussir à saisir adéquatement le réel – d’où la formule [ sa forme: 2168958.jpg sa ], qui suggère une suite infinie de signifiants à la recherche d’un signifié perdu. Malgré tout, être de langage, l’humain ne peut s’empêcher de parler pour tenter de rendre cohérent ce qui ne l’est pas. « Je parle, donc je suis », ou plutôt « Je suis parlé, donc je suis ». C’est le tournant linguistique. L’énonciation, la prise de parole, devient plus importante que les énoncés.

En (post)modernité, la vérité se conçoit donc en termes de véridiction, de « dire vrai », à partir d’une posture d’énonciation éprouvée. Mon énonciation est-elle congruente avec ma posture ? Or, ma « position » ne peut être cartographiée de manière absolue par rapport à la vérité puisqu’il n’y a pas de fondement, de point d’ancrage universel, de repère fixe. Un peu comme un nageur qui serait perdu au beau milieu de l’Atlantique, il ne s’agit pas de se demander s’il y a un fond sous l’océan, mais simplement de nager. Il faut se débattre, agir et vivre. La vérité est insaisissable mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas, puisqu’on ne cesse de prendre la parole à son propos. Elle est simplement hors d’atteinte, sinon de manière évanescente et existentielle, lorsqu’on éprouve un « surcroît de vie ». Comme il existe plusieurs postures d’énonciation, il existe plusieurs possibilités d’énoncés sur ce réel qu’on tente d’approcher de manière tangentielle. En conséquence, il est possible de faire coexister plusieurs interprétations ou plusieurs sens « en conflit ». Toutefois, cette multiplicité n’est pas simple retour à la pluralité prémoderne car elle se définit autrement, dans un autre paradigme du langage que celui de la prémodernité (d’où la nuance entre pluralité et multiplicité de sens).

Ce tableau simplifié appelle plusieurs remarques ou nuances.

1. Les éléments de chaque colonne possèdent leur cohérence verticale. Notre conception du langage et du fondement conditionne la manière dont nous articulerons la connaissance du monde, dont nous chercherons le sens des textes (et de la vie) et dont nous comprendrons la vérité. Autrement dit, notre cadre épistémologique détermine notre théorie de l’interprétation et, par conséquent, notre réponse à la question : « Qu’est-ce qui (in)valide une interprétation ? »

2. L’idée d’une périodisation de l’histoire (culturelle, scientifique, philosophique, etc.) est typiquement… moderne. La prise de conscience de l’historicité humaine est fondamentale dans le renversement paradigmatique opéré par la modernité. Au 15e siècle, on se sent différent (mais aussi solidaire) des humains de l’Antiquité. La distance qui nous en sépare est ressentie (d’où l’idée d’un Moyen-Âge, d’un entre-deux) : on prend conscience que le monde n’est pas immuable et stable, et que l’Europe n’a pas toujours été chrétienne. Mais la tripartition est en ce cas différente de celle du Tableau 1 : là où les premiers modernes, à la Renaissance, renouaient avec l’Antiquité par-delà le Moyen-Âge, les (post)modernes que nous sommes redécouvrent la prémodernité sous un autre oeil, par-delà la modernité.

3. Cette périodisation de l’histoire a comme point central ou comme pivot… la modernité. Il y un avant et un après – ou encore, une épistémologie qui précède la modernité et une autre qui se colle sur elle, comme une étiquette autocollante (post-it)[12]. La modernité, qui place l’humain au centre, constitue une révolution épistémologique totale, un renversement inouï, qui empêche un retour en arrière vers la prémodernité et continue de conditionner la (post)modernité. En effet, celle-ci se pense plutôt comme hypermodernité, comme consubstantielle à la modernité ou comme « futur antérieur » de la modernité (Lyotard). Certes, la (post)modernité critique les apories, les limites et les dérives de la modernité (dont l’anthropocentrisme et le mythe du progrès) mais sans remettre en question l’apport décisif de la modernité. Cette centralité de la modernité suggère qu’elle est souvent, à tort ou à raison, l’aune par rapport à laquelle on mesure la valeur d’une épistémologie. De fait, en ce qui a trait à la vérité, même ceux qui privilégient une conception éternelle et contemplative de la Vérité dans-toute-sa-splendeur semblent avoir intégré ou intériorisé, bien malgré eux, une conception « véracité » de la vérité[13]. Autrement dit, la modernité teinte notre épistémologie, même si cette dernière a des sympathies prémodernes ou des prétentions (post)modernes. Il n’est pas si facile de se débarrasser du positivisme moderne.

4. La présence du préfixe « pré- ou « (post)- », ou son absence, ne constitue pas nécessairement une indication de la valeur d’un paradigme épistémologique : chacun a sa cohérence intellectuelle et sa rationalité mais leurs prémisses sont radicalement différentes. Contrairement aux sciences expérimentales, on ne peut pas dire qu’un paradigme ne fonctionne plus – tout au plus peut-on dire que continuer de l’adopter pour cadre marginalise par rapport à l’épistémologie dominante. Lorsque Benoît XVI écrit que le Verbe de Dieu est « fondement de toute la réalité », « le fondement de tout[14] », ce n’est pas « faux » mais l’assertion – évidente, transparente et indiscutable pour Benoît XVI – devient « indiscutable » au sens propre pour un historien moderne ou (post)moderne. Une théologie qui se moule dans une épistémologie prémoderne s’emmure dans un autisme culturel et son discours devient incompréhensible.

5. Les trois paradigmes se succèdent et coexistent tout à la fois. Qu’est-ce à dire ? D’une part, les oeuvres classiques demeurent, même si elles relèvent d’une autre épistémologie que la nôtre. Ainsi, au coeur de la modernité, des penseurs continueront de se nourrir des textes de la pré-modernité et de les relire (c’est même ce mouvement de lecture qui a enclenché, à la Renaissance, le changement de paradigme). Aujourd’hui, en (post)modernité, on continue de relire les textes de nos prédécesseurs, même s’ils ont été produits dans un paradigme épistémologique autre. Bien sûr, on les relit à partir… de sa propre épistémologie (pensons à Derrida[15]). Souvent, l’ambiguïté demeure : le néo-thomisme est-il une reprise moderne de l’enseignement de Thomas d’Aquin, ou emprunte-t-il la perspective épistémologique du théologien médiéval ? Il en va ainsi de la Bible, production antérieure à la prémodernité, si l’on se réfère à l’âge du langage hiéroglyphique de Frye : on a pu en faire (et on en fait encore) une lecture historico-critique moderne tandis qu’on n’a pas hésité, plus récemment, à lui appliquer les intuitions et filtres (post)modernes.

D’un autre côté, répétons-le, on pourrait dire que, contrairement aux sciences de la nature où un changement de paradigme constitue une avancée irréversible, certains continuent d’une certaine manière de penser le monde avec un paradigme différent du paradigme dominant, en ce qui concerne les « sciences de l’esprit » (pour reprendre l’expression allemande). La théologie actuelle, et l’exégèse biblique qui l’accompagne, vit aujourd’hui un éclatement où coexistent des interprétations inspirées des trois grands paradigmes – ou qui s’en réclament. Nous pouvons même changer de paradigme selon le domaine de l’existence. Par exemple, le célèbre Newton, si moderne en physique, poursuivait en alchimie (et non en chimie) la quête très prémoderne de la pierre philosophale[16] ! Un médecin de ma connaissance est très positiviste dans sa discipline mais, au plan religieux, fonctionne en prémodernité. À la blague, je dis souvent que le matin, avant d’avoir bu mon café, je suis prémoderne ; moderne l’après-midi ; et, la fatigue intellectuelle aidant, (post)moderne le soir.

Bref, en lisant une interprétation d’un texte biblique, on devrait avant tout se demander : dans quelle épistémologie se situe cette interprétation ?

6. La (post)modernité a des affinités avec la prémodernité. Du moins à première vue. D’une part, la nouvelle acceptabilité d’une multiplicité de sens permet de renouer avec cette pré-modernité dont la modernité prétendait se distancer. D’autre part, l’insistance sur l’histoire des effets (ou effet de l’Histoire, Wirkungsgeschichte[17]) fait d’une relecture de la prémodernité quelque chose de souhaitable, sinon nécessaire. Une conception du langage, en (post)modernité, qui réhabilite la métaphore et critique le nominalisme, permet de tendre la main avec l’analogie si chère à la prémodernité. Ceci dit, la « découverte » de l’historicité (et de l’importance de l’histoire) – qui débouche justement sur la remise en question de la centralité de la modernité, ou du moins sur la prise de conscience des limites inhérentes au contexte historique de la modernité – empêche un retour en arrière. De même, l’anthropocentrisme, même décentré et relativisé, demeure anthropo-logique, au sens du langage humain. Il me semble qu’en (post)modernité, l’humain demeure au centre, mais autrement, comme décalé – à la fois au centre et marginalisé – à cause du langage.

En d’autres termes, la critique (post)moderne envers la modernité et ses affinités avec la prémodernité ne devrait pas servir de prétexte pour rejeter la modernité et faire l’apologie de la prémodernité. Dans un contexte théologique, cela peut constituer une tentation. Ainsi, dans ses écrits d’avant son élection et dans ses deux livres christologiques publiés en tant que pape[18], Joseph Ratzinger a défendu la thèse que l’exégèse moderne (historico-critique) aurait constitué une courte parenthèse, aujourd’hui dépassée et quelque peu stérile. Mais la connivence entre la lecture très prémoderne des évangiles proposée par Ratzinger et une approche narratologique qui assume le tournant linguistique n’est qu’apparente[19]. Une épistémologie strictement prémoderne n’assume pas le tournant de l’historicité ni celui du langage.

7. En modernité, la notion de vérité est marquée par une volonté de maîtrise et de contrôle – ce qui inclut certains courants du structuralisme qui pourtant ont débouché sur la (post)modernité. La vérité est unique et elle se vérifie : rien n’échappe à la description et à l’explication du monde, et ce savoir ne peut que progresser. L’exemple-type de ce programme est la taxonomie universelle des vivants de Carl von Linné. Dans les sciences de la nature, cette maîtrise entend déboucher sur une mainmise. Il s’agit de contrôler la vie (l’expérience) par le biais de l’expérimentation. En ce qui concerne l’interprétation biblique, il s’agit de mettre la main sur « le » sens sans qu’il subsiste un reste.

8. D’où l’importance donnée à la mise à jour d’un fondement en modernité. Ainsi, ironiquement, les fondamentalismes religieux qui résistent dans leur discours à la modernité intériorisent une valeur de la modernité et structurent leur discours, au plan épistémologique, d’une manière très moderne ! À mon avis, la certitude n’existe qu’en modernité : elle disparaît en (post)modernité et n’était pas vécue de la même manière en prémodernité.

Comment et pourquoi

Ayant brossé un tableau diachronique de diverses conceptions de la vérité, en termes de changements de paradigmes, appréhendons-la maintenant d’un point de vue synchronique. Il existe une vérité qui répond à la question « comment ? » et une vérité qui répond à la question « pourquoi ? ».

Avec la distinction entre « comment ? » et « pourquoi ? », je reviens à une dialectique oppositionnelle que Ricoeur avait pourtant court-circuitée en une synthèse brillante[20]. En effet, selon le célèbre arc herméneutique ricoeurien[21], le comprendre a besoin de l’explication méthodique pour survenir. Nonobstant ce résultat, il me semble pourtant utile de revenir à cette distinction pour mieux articuler deux niveaux de vérité, complémentaires mais différents. On sait que ce binôme « expliquer » et « comprendre » fut mis en avant par Dilthey pour fonder la scientificité des sciences humaines (qui cherchent à comprendre) face aux sciences expérimentales (qui cherchent à expliquer). En pastichant la formule chalcédonienne de la christologie, j’insisterai donc sur la nécessité de distinguer ces deux niveaux – le comment et le pourquoi – sans les séparer.

Les scientifiques positivistes ont tendance à séparer les deux questions, non seulement pour des raisons méthodologiques légitimes (afin d’éviter justement la confusion que j’évoquerai bientôt) mais aussi pour des raisons épistémologiques : ils séparent les deux plans au point d’évacuer le pourquoi et de réduire l’investigation de l’existence au comment. Or, le comment ne saurait être un succédané au pourquoi. L’explication ne saurait se substituer à la compréhension (tout au plus, selon Ricoeur, la prépare-t-elle).

De l’autre côté, plusieurs théologiens confondent trop souvent pourquoi et comment – ce qui est tout aussi nuisible que la première attitude. Le Dessein intelligent n’est pas un principe de l’explication scientifique de l’univers et n’a pas sa place en astrophysique. De même, l’archéologie ne saurait prouver le récit biblique. La résurrection, qui donne le pourquoi de la mort du Christ, ne saurait être démontrée (vérifiée) par une historicisation[22]. Comme disait Bultmann, le Jésus historique est un préalable à la question christologique mais ne constitue pas pour elle une réponse[23].

Il faut donc, par exemple, distinguer sans séparer la cosmologie (Big Bang), qui s’occupe des débuts de l’univers et la cosmogonie (création), qui s’occupe de l’origine de l’univers. L’une est de l’ordre du chronos, l’autre, du kairos. Adam et Ève ne sont pas au début de l’humanité mais à l’origine de chaque génération humaine. Autre exemple : l’expérimentation scientifique où on peut isoler une variable et qui est réitérable est à distinguer de l’expérience humaine que l’on subit sans prétendre la maîtriser et dont on ne contrôle pas les paramètres.

Mutatis mutandis, dans l’interprétation d’un texte, il conviendrait sans doute d’utiliser davantage ces deux niveaux, qui recoupent en partie la vieille distinction entre « what it meant » et « what it means », exposée brillamment naguère par Walter Vogels, qui la reprenait lui-même de Krister Standahl[24]. Le texte biblique peut être expliqué en sa contextualisation historique et être appréhendé comme un document qui ouvre une fenêtre sur les communautés croyantes qui l’ont rédigé : quel sens avait-il lors de sa genèse ? Mais le texte biblique peut être compris dans l’actualité de l’acte de lecture et être appréhendé comme un monument dont la visite peut susciter une expérience : que signifie-t-il aujourd’hui ? En ce sens, l’enquête historique correspond au « comment » qui n’est pas incompatible avec une réflexion théologique centrée sur le « pourquoi » : elle peut la préparer sans s’y suppléer. On revient ici au cercle herméneutique de Ricoeur.

Les acteurs de la validation

Avant d’en venir à des critères de validation d’une interprétation, j’aimerais réfléchir sur les acteurs qui président à cette interprétation – et donc, à sa validation. En modernité, on a eu tendance à simplifier l’acte interprétatif au schéma de la communication, avec le trio « auteur / texte biblique / lecteur ». Soit le schéma suivant :

Schéma 1

La communication : auteur – texte – lecteur

La communication : auteur – texte – lecteur

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Il s’agit d’une conception assez réductrice de l’interprétation. Néanmoins, elle traverse sans problème la modernité. D’abord, cette conception est valorisée par la Réforme qui, grâce à l’imprimerie, a pu insister sur la lecture personnelle et privée, chaque croyant se retrouvant seul face à son Dieu. Ensuite, elle fut prônée par Spinoza dans son programme de lecture historique[25]. Puis, elle fut récupérée par la vision romantique de l’inspiration. Enfin, elle a été réusinée par Jakobson[26]. C’est un autre exemple de l’épistémologie de la maîtrise : un émetteur encode clairement un message qui pourra être décodé tout aussi clairement par un récepteur : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément » (Boileau). Or, Spinoza prévoyait lui-même, au moment précis où il traçait son programme exégétique moderne, qu’il serait difficile de mettre la main sur l’auteur et son époque (ce qui s’est confirmé, principalement pour l’Ancien Testament), ainsi que sur le texte (dont la critique textuelle a démontré la fluidité relative qui court-circuite rapidement et radicalement tout retour à la lettre du texte comme critère absolu de validation). Il existe plusieurs textes bibliques : en choisir un est déjà un choix interprétatif. Subséquemment, le structuralisme a mis en évidence, par d’autres voies, l’illusion intentionnelle (relative à l’intention de l’auteur), l’illusion textuelle et même l’illusion affective d’un lecteur stable[27].

On constate, en même temps que leur caractère évanescent, que ces trois pôles ont pu constituer trois tentations de définir un fondement absolument certain à la vérité de l’interprétation : l’historico-critique s’est rabattu sur l’auteur ; le fondamentalisme, sur l’inerrance de l’Écriture ; le subjectivisme, sur l’autorité du lecteur.

À la suite, entre autres, de Nicholas Lash (1985) et de Stephen C. Barton (1999)[28], j’aimerais élargir la perspective en prenant l’analogie d’une performance artistique pour réfléchir sur l’acte d’interprétation en théologie[29]. Prenons l’exemple de l’interprétation d’une pièce musicale. Disons-le d’emblée : ce faisant, on introduit nécessairement dans l’acte de lecture une dimension corporelle et éthique absente de la théorie herméneutique moderne telle que condensée dans le schéma de la communication.

Schéma 2

L’interprétation d’une pièce musicale

L’interprétation d’une pièce musicale

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Au centre, on retrouve la partition (no 1). Jusqu’à quel point reflète-t-elle la composition originale ? Cette question (historique) peut préoccuper les musicologues. Mais je préfère attirer l’attention sur quelque chose d’autrement plus important : la partition n’est pas la musique. (Tout comme la Bible n’est pas la Parole, ou que le récit qui porte la trace d’une expérience spirituelle n’est pas cette expérience.) Cette petite observation est capitale. Pour que la vie advienne, il faut interpréter. De quelle manière ? Il nous faut d’abord un musicien qui donne sa voix ou sa dextérité corporelle à la musique (no 2). L’interprétation est affaire d’incarnation. Au-delà de la lecture des notes énoncées sur la partition, l’interprétation musicale est leur énonciation, par laquelle l’interprétation donne corps à la musique. Bien sûr, on peut réintroduire ici l’auteur (no 3) et ainsi retrouver le schéma tripartite de la communication. Or, l’interprétation n’est pas un acte d’érudition privée, mais a des résonances – c’est le moins qu’on puisse dire – collectives. Un musicien n’interprète pas seul. Il faut donc faire de multiples ajouts à notre schéma. Tout d’abord, le chef d’orchestre dirige l’interprétation, il accompagne la performance du musicien, lui suggère une vision (no 4). Et la musique est entendue par un public, qui forme communauté (no 5) – une communauté qui accueille l’interprétation ou la rejette. Toutefois, cette performance est aussi fonction d’un lieu (no 6) : elle n’aura pas la même signification ou la même résonnance dans une église, dans une station de métro, à la Maison symphonique ou sur l’esplanade du Quartier des spectacles. Et encore, tous ces acteurs subissent l’influence d’une tradition de performance, entre autres les divers enregistrements auxquels on peut comparer la prestation du musicien (no 7). Le lendemain d’un concert, un journaliste publiera une critique dans sa chronique culturelle, influençant l’opinion publique (no 8). Mais plane en définitive sur l’interprétation les décisions d’un conseil d’administration ou d’un Conseil des arts, qui choisit de financer ou non tel ou tel projet, ou tel ou tel interprète (no 9). Enfin, nommons-le en dernier par fausse humilité – ce par quoi il ne pèche généralement pas – : le spécialiste dont l’autorité est attestée par son doctorat et son poste universitaire, à savoir le musicologue (no 10).

On constate que le Schéma 2 est quelque peu plus complexe que le premier. On reconnaîtra aisément, mutatis mutandis, certains postes de la régulation (ou validation) théologique classique : les Écritures (no 1), le croyant (no 2), l’auteur et son époque (donc, distant de nous, no 3), le guide spirituel (no 4), la communauté croyante (no 5), la Tradition (no 7), l’institution ecclésiale (le « Magistère », no 10), le théologien (no 9) – toutes ces instances situées dans un contexte social, culturel, politique.

Quelques conclusions découlent de cette « sociologie » de l’interprétation quant à la validation d’une interprétation.

1. L’interprétation est avant tout un acte politique. Devant tant d’acteurs, et pas seulement dans l’arène académique, l’interprétation est un combat qui suppose un conflit dont l’enjeu est parfois, souvent, toujours : qui imposera son interprétation ? Une interprétation ne s’impose pas d’elle-même, telle une évidence ; elle relève pour une bonne part d’une décision, d’un engagement.

2. En corollaire, la question « Qu’est-ce qui valide une interprétation ? » devient « Qui valide une interprétation ? »

3. Ces dix figures (et la liste n’est sans doute peut-être pas exhaustive) régulent ensemble l’interprétation. À l’exception de la partition, il ne s’agit pas de régulations (objectives). On a plutôt affaire à des régulateurs (subjectifs), parfois individuels mais le plus souvent collectifs (la communauté, le conseil d’administration, l’université).

4. Idéalement, faut-il souhaiter tendre vers une unanimité symphonique ? Mais cet idéal est-il possible, voire pertinent ? De manière minimale, on peut considérer que ces dix éléments composent un système en équilibre instable où chacun fait contrepoids aux autres. La partition résiste à la subjectivité pure du chef d’orchestre ; la tradition discographique ajoute une profondeur et une pluralité de possibilités à celle que propose le musicien ; un critique peut être contesté par une musicologue ; le public peut accueillir avec scepticisme une nouvelle interprétation par attachement à ce qu’il a déjà entendu, malgré l’enthousiasme d’un Conseil subventionnaire pour un interprète ; etc.

5. En d’autres termes, aucun des dix éléments ne peut s’imposer mais chacun peut s’opposer aux autres. Même l’auteur, lorsqu’il est contemporain de l’interprétation de son oeuvre, n’en a pas le monopole. Inversement, le recours à l’intention de l’auteur comme critère objectif peut cacher une tentative d’instrumentalisation de la part d’une autre instance du tableau.

L’analogie de l’interprétation musicale nous permet donc de mieux comprendre la complexité de toute interprétation et ses enjeux politiques – y compris l’interprétation biblique. Cela prépare le terrain à la valorisation de la dimension éthique en herméneutique.

Quelques critères de validation

Ayant brossé un panorama des paradigmes épistémologiques qui peuvent présider à l’interprétation, ayant rappelé la distinction essentielle entre expliquer et comprendre, et ayant démultiplié les acteurs de l’interprétation, il convient maintenant de revenir à la question initiale. Devant le constat du conflit des interprétations et de la multiplicité des acteurs de l’acte politique d’interprétation, faut-il renoncer à énoncer des critères de validation ? Il me semble qu’on peut au moins avancer quelques balises, pour peu qu’on mette de côté une conception purement positiviste de l’interprétation. Certaines balises concerneront plutôt le résultat de l’interprétation et d’autres, le processus – mais on aura compris des pistes réflexives qui précèdent que le processus est tout aussi important que le résultat et qu’il le conditionne.

En toute cohérence, il faut admettre que les critères de validation sont fonctions du paradigme épistémologique où l’interprète se situe. Si l’on assume le tournant linguistique où la connaissance est médiatisée par le langage et où un signifiant renvoie à un autre signifiant, et si l’on se situe résolument en (post)modernité, les considérations suivantes peuvent être mises de l’avant. Elles forment un faisceau, car c’est en s’additionnant l’une à l’autre qu’elles valident une interprétation :

1. Négativement, une interprétation n’est valide que si elle ne se prétend pas être la seule et l’unique mais accepte d’entrer en dialogue. Placée en tête de la liste, cette première balise se distancie de la prémodernité et de sa Vérité, et elle heurte de plein fouet la rationalité moderne. Au plan ecclésial, elle appelle à repenser l’exercice du Magistère. Par exemple, peut-on guider la communauté sans prononcer des anathèmes et émettre des certitudes, tel un berger qui guide le troupeau et n’est pas certain de trouver le prochain point d’eau[30] ? Peut-on adhérer à une vision catholique sans exclure une vision orthodoxe ou protestante[31] ?

2. Rationnellement, une interprétation est valide si elle s’appuie sur le texte et en respecte les données. Aussitôt énoncée, cette balise doit être relativisée, puisque la critique textuelle (si moderne !) a montré la fluidité du texte biblique lui-même – tel que mentionné plus haut. Si toute Écriture est inspirée de Dieu (2 Tm 3,16) en principe, cela n’exclut pas la difficulté de s’entendre sur ce qu’est l’Écriture (quel Canon ?) et sur son libellé. Par ailleurs, l’attention à la littéralité du texte ne peut en aucun cas cautionner une lecture littérale[32]. Bref, il s’agit d’un critère absolument nécessaire mais qui s’avère, isolément, insuffisant.

3. Rationnellement, une interprétation est valide si l’interprète met au clair sa posture épistémologique et son cadre d’interprétation – et par conséquent sa visée. Il me revient un débat exégétique sur l’Apocalypse qui avait tourné en dialogue de sourds, chaque exégète étant campé dans son épistémologie mais sans en avoir conscience. D’un côté, on avait une lecture en termes de décodage du vocabulaire symbolique, en regard de la tradition apocalyptique juive (douze = Israël) ; de l’autre, une prise en compte sémiotique du jeu des signifiants (figures). Autrement dit, une approche historique moderne faisait contraste avec une approche linguistique (post)moderne. Pourtant, personne n’avait tort, chacun était cohérent en son propre cadre, bien que ne poursuivant pas le même objectif et ne cherchant pas le sens au même endroit ou de la même manière.

4. Rationnellement, une interprétation est valide si elle assume une méthode, une pratique réglée de lecture, qui permet à quelqu’un d’autre de suivre l’analyse et de la discuter. Il ne s’agit pas d’hypertrophier l’importance d’une méthode en particulier, mais d’insister sur la nécessité de rendre compte d’une démarche. Par exemple, le projet moderne d’une lecture historique de la Bible, conscient de ses limites et « angles morts », demeure valable, s’il respecte ses propres procédures, tel le principe « causes-effets » et le traitement rigoureux des sources[33]. Par ailleurs, encore une fois, la rigueur méthodologique s’avère nécessaire et insuffisante tout à la fois. Comme le rappelle Gadamer, l’herméneutique est plus un art qu’une science – et la vérité d’une interprétation ne saurait se limiter à la caution d’une méthode[34].

Dans ces premières balises, on reconnaît les critères implicites qui servent à évaluer une thèse de doctorat en études bibliques : savoir dialoguer avec la recherche, s’appuyer sur des observations textuelles, énoncer ses objectifs et appliquer une procédure méthodique cohérente en adéquation avec les objectifs.

5. Existentiellement, une interprétation est valide si elle affronte la question du pourquoi et trouve ainsi une résonnance spirituelle chez quelqu’un qui la fait sienne. D’aucuns diront que cette balise dépasse les limites du travail scientifique. Mais avec Bultmann, on répondra que la Bible rejoint la question fondamentale de l’existence ; avec Spinoza, on rappellera que la Bible est une question de vie et de mort, car elle fait vivre (et, aussi, mourir).

6. Éthiquement, une interprétation est valide si elle construit et édifie l’individu ou la communauté (en termes pauliniens[35]), ou si elle s’avère congruente avec l’accueil inconditionnel des personnes (dont témoignent les Évangiles). La Bible chrétienne fournit elle-même sa propre règle (canon) d’interprétation de l’ensemble de son corpus textuel (Canon) – au point qu’Augustin et Spinoza tombent d’accord tous deux pour identifier le double amour de Dieu et du prochain comme le « canon dans le Canon » (j’y reviendrai en conclusion).

7. Éthiquement, une interprétation est valide si elle respecte les droits de l’humain. Dans un contexte séculier et dans une perspective de théologie publique, ces droits sont compris comme une instance autonome qui devient, à tout le moins, le « vis-à-vis » critique incontournable de toute interprétation biblique[36]. Longtemps, une société chrétienne comme celle des Afrikaners d’Afrique du Sud a légitimé l’apartheid en s’appuyant sur une lecture raciste de la malédiction de Cham (père de Canaan) en Gn 9,25 et en s’auto-identifiant à Israël qui conquiert sur Canaan une terre à lui promise par Dieu. Si la balise interne de la charité comme « canon dans le Canon » ne parvient pas à invalider une telle interprétation (no 6), il convient de faire jouer un critère externe à la Bible.

8. Ultimement, une interprétation est valide si elle laisse un reste. Placée à la fin de la liste, cette dernière balise fait écho à la première et conteste la prétention de maîtrise sur le sens assumée par la modernité. Aucune interprétation n’est capable de rendre compte de tous les éléments d’un texte. Si on considère le texte comme un puzzle, l’image que reconstituera l’interprète, pour être cohérente (sur les plans rationnel et éthique), laissera toujours de côté quelques morceaux. Toute exégèse comporte « son angle mort » et appelle d’autres relectures[37]. C’est d’autant plus vrai que la quête d’un super-signifié Sé (le Dieu de la prémodernité) est « barrée » dans le paradigme du langage, avec la chaîne de signifiants sa forme: 2168959.jpg sa. Non pas que la quête soit impossible en tant que tentative, mais son objet demeure insaisissable. Cela rejoint la théologie apophatique de la prémodernité. Chaîne de signifiants qui commente une autre chaîne de signifiants, toute interprétation de la Bible ne peut qu’être incomplète et renvoyer à la finitude humaine. Pas plus que la Bible elle-même, ses interprétations ne peuvent prétendre donner le dernier mot sur Dieu[38].

En conclusion : vérité ou justice ?

De manière paradoxale, le prémoderne Augustin et le moderne Spinoza se rejoignaient sur leurs constats : il n’est pas nécessaire de lire la Bible si l’on a compris ses deux messages essentiels (dérivés du double commandement d’amour)[39]. D’une part, Dieu existe ; d’autre part, il faut aimer ou ne pas nuire à son prochain. Si les énoncés sont semblables, leur cadre énonciatif – lié à des épistémologies différentes – leur donne une portée bien différente. Pour Augustin, la Bible est un guide sûr durant le voyage qui nous mène à Dieu, qui est la Vérité qui nous attire à elle. Pour Spinoza, il faut cesser de chercher la vérité car en son nom, l’Europe a été plongée dans les guerres de religion. Il faut ravir la Bible aux théologiens : la question de l’interprétation biblique est trop sérieuse pour qu’on la leur laisse. La Bible ne doit donc plus être l’enjeu d’un combat politique et idéologique mais doit se lire rationnellement d’une manière méthodique[40].

En conclusion je reviens à la deuxième partie du titre du présent essai pour endosser et contester, tout à la fois, la position de Spinoza. Vérité ou justice ? Oui, il ne faut pas dogmatiser ou idéologiser la Bible (ne pas imposer sa « Vérité ») ; mais la Bible ne peut cesser d’être un enjeu politique (la justice). Car la vérité d’une interprétation ne se situe pas tant dans sa conformité avec la Vérité éternelle (prémodernité) ou dans sa véracité intellectuelle (modernité) que dans sa véridiction ou sa véri-action [(post)modernité]. L’orthopraxie qu’engendre l’interprétation est plus importante que l’orthodoxie. « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent[41] » sont plus importants que les idées vraies. Mais l’orthopraxie relève encore du politique.

Sans avoir le temps de la commenter, je renvoie ici à Elizabeth Schüssler Fiorenza qui, en 1987, avait posé un acte politique à titre de présidente de la Society of Biblical Literature, à l’occasion de son discours présidentiel. Elle a rappelé à la guilde des interprètes bibliques que toute interprétation académique avait un retentissement politique et existentiel considérable. Donc, les interprètes devraient renoncer au leurre de la neutralité, assumer leur grave responsabilité éthique et considérer leur acte d’interprétation comme un engagement politique, que ce soit en faveur du statu quo ou du changement. Car l’interprétation est avant tout un acte éthique[42].

En somme, tous mes propos convergent vers ceci : la justice est plus importante que la vérité dans l’acte d’interprétation. L’interprétation serait donc guidée par un critère de justesse et de justice qui permettrait une pluralité de lectures tout en excluant toute lecture « injuste », c’est-à-dire non ajustée au texte et/ou engendrant des mécaniques d’injustice.

On rejoindrait ici les quatre attributs essentiels prêtés à Dieu dans la Bible hébraïque. Ce sont quatre synonymes qui pointent vers une conception relationnelle de la vérité : bonté, justice, fidélité et vérité. Dans un contexte d’alliance, on peut compter sur la parole vraie et véridique du suzerain qui s’engage sans aucune restriction ou bémol. Non pas la vérité du verbe « to believe » mais la vérité d’une personne vraie et authentique sous-entendue par le verbe « to trust »[43].