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À travers des échanges sur de possibles collaborations de recherche avec un collègue tillichien, j’ai découvert le travail de François Jullien, particulièrement deux de ses récents écrits : Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence[1] et Ressources du christianisme. Mais sans y entrer par la foi[2]. Nous souhaitions utiliser la notion de dé-coïncidence pour avancer dans nos travaux, sans savoir que Jullien allait publier par la suite un petit opuscule sur le christianisme. Les travaux prolifiques de ce philosophe, helléniste et sinologue, mettent en évidence certains éléments utiles et critiques sur le thème de la vérité.

Je n’ai pu résister tout d’abord à la tentation de faire une brève incursion dans le douzième et dernier tome de l’Historisches Wörterbuch der Philosophie qui rapporte soigneusement l’histoire des concepts depuis les grecs jusqu’aujourd’hui. Cela a, pour le moins, bien mis en évidence la richesse sémantique et heuristique de cette famille de termes qui abordent la vérité[3]. Placée entre Wahnsinn (folie) et Wahrnehmung (perception ou tenir pour vrai), une série de contributions explorent la constellation de la vérité – presque 150 colonnes, depuis « véracité » (Wahrhaftigkeit) jusqu’à « véridique » (Wahrheitswert) – dont la moitié sont consacrées au terme spécifique de vérité (Wahrheit) : vérité théologique et chrétienne, vérité esthétique, vérité absolue, éternelle, historique, nue, objective, pratique ou morale, transcendantale, sont des entrées qui reflètent bien toute la richesse historique du terme. J’y retiens plusieurs éléments dont des déplacements entre des compréhensions de la vérité, tantôt plus relationnelles, tantôt plus ontologiques et gnoséologiques et, à mesure que les siècles se rapprochent du nôtre, une saisie de la vérité de plus en plus empirique et objective, voire scientifique, au point où les tentatives de replacer ou de recadrer la notion de vérité, dans un horizon plus historique et herméneutique, peinent à se dégager un espace. La vérité adéquation, la vérité objective, factuelle qui repose sur des données probantes domine en général notre compréhension contemporaine de la vérité… C’est la vérité du recouvrement, c’est-à-dire celle qui a réponse à tout (ou presque) et qui accepte mal qu’il y ait d’autres tensions et dynamiques possibles lorsque la vérité n’est plus adéquate ; elle n’accepte pas autre chose que les données probantes, les algorithmes, les statistiques, les diagnostics et les pronostics…

Intitulé « Faire la vérité », notre congrès[4], en plus de faire référence au texte johannique[5], sous-entend l’existence d’un écart ou peut-être l’introduction d’une nuance face au fait de « dire la vérité ». Dans le monde des enfants, nous apprenons candidement à dire la vérité. La vérité ne vient-elle pas de la bouche des enfants, indiquant ainsi une capacité d’innocence et de transparence des plus jeunes ? Nous apprenons déjà, devenus un peu plus grands, que toute vérité n’est pas toujours bonne à dire, qu’elle peut entraîner des conséquences… Et, dans le monde des grands, dire la vérité semble devenu une tâche très complexe, voire extrêmement difficile à réaliser. Pensons par exemple aux différents discours « distorsionnés » des politiciens devant les changements climatiques. Ces contorsionnistes font tout pour laisser croire qu’ils prennent en charge ce qu’ils ont fermement inscrit dans leur programme politique mais, en vérité, ils l’ont totalement perdu de vue face aux priorités politiques et économiques du moment… Affirmer « vouloir prendre soin de la planète » ne suffit pas si des actions ne sont pas prises, si « les bottines ne suivent pas les babines », comme le rappelle l’adage populaire… Imaginons, pour un instant, l’existence d’un possible décalage face à certains de nos repères (ou à nos repères certains) et imaginons que nous nous mettons en marche, sortions de nos ornières, pour explorer un chemin neuf, inouï, inédit, un chemin qui déconstruit nos vérités apprises par coeur, celles si bien intériorisées qu’elles nous figent, celles qui nous empêchent d’imaginer le monde autrement et de nous imaginer autrement… Un tel itinéraire évoque précisément le titre de cette contribution : Vers un chemin de vie en vérité : foi, espérance et amour-agapè.

Notre hypothèse est la suivante : nous circonscrivons, peut-être depuis trop longtemps, les vérités de foi comme des vérités objectives à connaître intellectuellement et comme des vérités à croire sans trop nous interroger sur l’expérience existentielle de cette vérité qui se réalise au creux de soi et du monde, trop souvent marquée par le mensonge et l’absurde. Cette objectivisation du Credo et de sa vérité n’est-elle pas malheureusement trop en phase avec une compréhension dominante de la vérité représentée comme adéquation entre la chose et l’intellect, perdant ainsi le statut subjectif et fondamental de la vérité, son statut dynamique et créatif ? Faire la vérité deviendrait un processus dynamique vivifiant où la foi dénudée serait un avènement libérant qui ouvre le soi à l’amour de l’Autre. Nous nous fabriquons trop rapidement des carapaces pour se protéger. Nous édifions ainsi des barricades autour de notre moi et perdons vite de vue l’essentiel de ce qui nous habite et nous fait vivre : chemin de foi, d’espérance et d’agapè, chemin de vie, d’ouverture et de communion avec le Vivant, blotti au plus profond de soi et du monde. Le chemin de vie en vérité ne rappelle-t-il pas l’énoncé du Jésus johannique qui affirme être le Chemin, la Vérité et la Vie (Jn 14, 6) ? L’enjeu ici n’est-il pas de se mettre en route (ou d’être mis en route) au coeur de notre quotidien et d’y déceler des vestiges de la transcendance pour cheminer en vérité vers la vie ?

J’exposerai principalement les notions clés développées par François Jullien, afin de proposer quelques implications pour notre propos théologique contemporain. Faisons des circonvolutions autour des mots-clés en espérant qu’ils nous fassent décoller vers l’essentiel, vers la vie en plénitude. Faire la vérité, n’est-ce pas aller au-delà de l’adhérence, dans laquelle nous sommes englués, pour prendre notre envol, un peu comme les bernaches strient nos ciels au printemps et à l’automne ? Mais bien plus que les bernaches, les femmes et les hommes possèdent une pensée, une conscience et une liberté ; ils peuvent s’ouvrir à l’inouï et à l’inédit pour cheminer en liberté et en vérité vers le Vivant.

I. La proposition de Jullien

François Jullien n’est pas théologien, mais il s’intéresse à la religion, au christianisme et à la foi, comme plusieurs philosophes contemporains[6]. Dans Dé-coïncidence, il approfondit le processus ou le mouvement de descellement, de dé-jointement, de sortie des gonds ou de déhiscence. Ce décollement renvoie à l’idée d’écart, de brisure, de débris ou encore de désorganisation et de désordre, bref à une idée de dé-coïncidence avec ce qui devrait, en principe, être bien ajusté ou adéquat, être en cohésion ou en cohérence, avec la vérité. Ce processus de dé-coïncidence[7] laisse apparaître ensuite des ressources non-imaginées et inimaginables, ressources qui peuvent expliciter, selon lui, l’origine de l’art et de l’existence comme le suggère le sous-titre de son livre. Jullien justifie son propos en se référant à la peinture et à la littérature. Il lui importe d’esquisser l’écart qui émerge entre la fonction habituelle de recouvrement ou d’adéquation de la peinture, par exemple, et une forme inattendue où du neuf, de l’inouï et de l’inédit en émerge. La fonction picturale de représentation et de ressemblance avec le réel est mise de côté, parce que cette adéquation n’est finalement pas si fiable et vraisemblable qu’elle n’y paraît, d’où l’idée risquée que « c’est en dé-coïncidant d’avec tout soi donné, par écart, que du réel émerge en ‘réel’ et se promeut, avant même que de se signaler[8] » ; c’est l’annonce de l’impossibilité et de la faillite du travail d’adéquation et de sa vérité.

Dans cet horizon de déhiscence et d’émergence, survient la notion d’existence qui est une sortie de l’adéquation d’un soi et de son adaptation au monde[9]. Si la pensée traditionnelle de l’être cherchait la stabilité de l’essence et de l’identique et si celle de la vie ne pouvait se concentrer que sur son seul renouvellement métabolique, la pensée de l’existence, selon l’auteur, voudrait mettre en valeur la dé-coïncidence, là où une brèche est ouverte, un écart est osé, afin qu’advienne et émerge de la vie. Cette disjonction du milieu et du groupe, cette désolidarisation de l’accord implicite, devient le moteur de l’existence d’un sujet ayant une histoire et une conscience d’exister comme pleinement vivant.

Cette thèse de l’auteur brièvement présentée au chapitre premier sera ensuite développée in extenso dans les chapitres subséquents. Retenons comment une logique spéculative et théorique, où la coïncidence fonde une vérité comprise comme recouvrement et adéquation, est en opposition avec la logique de la vie[10], où la coïncidence conduit à une impasse du déploiement de la vie. La vie en ouverture infinie vers l’Autre est réfractaire à l’appropriation par adéquation ; elle s’en sauve ! Jullien rappelle, à partir d’une réflexion sur l’évolution de l’humain[11], comment la vie humaine ne cesse de se renouveler et de se déployer comme un élan ; ce qui peut apparaître comme une suite lissée d’adaptations au fil des générations, est, dans les faits, aussi marquée par des phénomènes d’émergence, intégrant de l’inouï, de l’aléatoire et du créatif[12]. L’ex-aptation serait alors « capacité à se risquer hors de son adaptation et de s’en écarter, que ce qui est devenu l’homme a pu progressivement produire une chose finalement aussi hétérogène au monde que la pensée[13] ».

Pour Jullien, quelque chose advient par écart. Le prologue de l’évangéliste Jean thématise, selon lui, l’idée de pur événement, de l’advenir de la vie comme è. Le propre de la vie est de dé-coïncider avec sa propre vie (psychè) pour déployer sa vie-è. C’est une invitation à passer de la vérité coïncidence à une vérité foncière, à une dé-coïncidence première[14]. Les chapitres s’enchaînent et explorent, selon des perspectives particulières, comment la dé-coïncidence se met en jeu en faveur de l’existence et de la vie. À l’inverse de l’esprit qui, pour sa part, cherche la coïncidence, la conscience saisit de l’effectif ou du réel par effraction : « [L]’activité de la conscience n’est pas de connaître, elle n’est même pas de se représenter, comme le fait instrumentalement l’esprit, mais elle est, repoussant plus loin ses frontières, de ‘prendre conscience’ en actualisant sa capacité : de se rendre compte dans l’instant, en faisant entrer dans le champ réflexif, ou, comme le dit cet anglicisme, de ‘réaliser’, to realize[15]. » Le zen ou encore le négatif permettent la promotion de l’existence. Jullien plaide aussi en faveur d’une éthique de la dé-coïncidence pour ouvrir l’homme à de nouveaux possibles tout à fait d’un autre ordre (langue-pensée-art) : « Vivre en existant, c’est-à-dire en dé-coïncidant, c’est ne pas rester pris dans ses adhérences, elles qui nous collent au monde, adhérences qui sont en deçà même de nos adhésions, de nos investissements et de nos satisfactions. Telle est notre adhérence à la vie même ; ‘ne pas rester englué dans la vie’ (Socrate)[16]. » La dé-coïncidence devient donc le levier pour faire prendre conscience des enjeux libérateurs et vivifiants d’une vérité existentielle en émergence. L’art et l’existence viennent de ce travail de dé-coïncidence qui nous désenglue du monde de l’adéquation et du recouvrement…

Dans un opuscule encore plus récent, Ressources du christianisme, Jullien poursuit sa réflexion en s’interrogeant sur l’apport possible du christianisme au monde actuel, mais sans toutefois y entrer par la foi[17]. Clairement énoncée, cette stratégie lui évite de voir son discours compris comme un essai venant de l’intérieur de la foi chrétienne, tout en ayant le mérite de mettre à nouveau en jeu le christianisme et la foi dans l’espace public. Si ce qu’a promu le christianisme depuis deux millénaires n’est pas épuisé, ne devrait-il pas contenir encore des ressources qui pourraient promouvoir l’existence aujourd’hui ? Le christianisme devient par conséquent pour l’auteur une ressource exploitable, seulement parce qu’il est possible d’en suivre des filons prometteurs et d’en montrer la cohérence et la pertinence. Des quatre évangiles, quatre chemins originaux pour « dire la possibilité de l’impossible[18] », Jullien privilégie celui de Jean, l’évangile de la possibilité de cet impossible qui conduit à la vérité et à la vie. Dans ce qui suit, je m’appliquerai à dégager les ressources du christianisme selon l’auteur.

La première ressource du christianisme est de donner à penser qu’un événement puisse advenir : « Jean s’attache à penser ce qui fait la possibilité même d’un événement qui, comme tel, est nécessairement inouï, et que c’est ce pur événementiel qui est vie[19]. » Dans son prologue, Jean inscrit l’événement dans l’Être et articule le devenir de l’événementiel avec l’intemporel/l’éternel. Il s’écarte ainsi de la compréhension métaphysique du devenir quand il suggère que l’advenir est surgissement de l’événement. Cette pure événementialité, articulée dans le prologue, témoigne de cet advenir au coeur du réel ; on s’éloigne d’une pensée causale extérieure pour embrasser une perspective de régénérescence intérieure : « Pour Jean, il existe un advenir ouvrant un avenir qui n’est pas déjà contenu dans ce qui l’a précédé : n’est pas déjà lié et enchaîné. De l’inédit est possible[20]. » Le statut christique offre d’articuler le devenir au coeur de l’être et non plus dans sa marge[21]. La pensée du devenir-avènement affirme d’abord que l’événement peut tout changer, qu’il est possible de devenir sain, puis que cet événement décisif passe le plus souvent de l’extérieur et de manière inaperçue. Chez Jean, ce possible reçoit un nouveau statut : il n’est ni logique, ni ontologique, mais existentiel : c’est « existentiellement que l’on peut s’arracher à soi-même, comme à son passé et se tenir hors de sa condition, antérieure ou normée – ex-sistere ; et qu’il fait lever dans la vie de l’inouï »[22]. Ce chapitre rappelle enfin que l’inouï, dont il est question, est vie è, déploiement continu de l’advenir. Le Christ, paradigme de cette promotion de la vie-è, est celui par qui cet advenir émerge…

La réponse johannique donnée à la question Qu’est-ce qu’être vivant ? apparaît comme une seconde ressource du christianisme. Avoir la vie en soi est ce qui définit Dieu même, aussi bien son Fils et ce qui les lie l’un à l’autre, c’est-à-dire l’Esprit[23]. L’Évangile distingue entre « être en vie » (garder le souffle vital : la psychénephesh) et « avoir en soi la vie dans sa plénitude », c’est-à-dire la vie en débordement et en surabondance (Jn 10, 10-11), la è. À travers différentes stratégies discursives, Jean distingue le second sens du premier pour valoriser la è sur la psychè[24]. La vie psyché demeure en adhérence avec le monde, s’y enlise, perdant ainsi sa capacité d’être pleinement vivante. Développer sa vie au-delà du vital signifie la déployer en se connectant sur la source de la Vie. La promotion en soi de la vie serait l’originalité de Jean, parce qu’il joue continuellement sur cette distinction matricielle entre l’insuffisance de l’être en vie et la vie effectivement et absolument vivante. Jean « apprend à déployer une dimension spirituelle à partir du concret des choses, cette dimension se confondant avec celle qui rend vivant ou qui “fait vivre”[25] ». Ce passage de l’être en vie des êtres à ce qui les rend effectivement vivants représente la dimension du spirituel selon Jullien. Par écart, à partir de la vie ordinaire, une dimension d’absolu fait paraître « ce qu’est en elle-même la vie vivante dont Jésus est à la fois la révélation et la médiation[26] ». L’approfondissement spirituel des textes permet d’approcher ce qui fait le vivant de la vie : l’esprit qui fait vivre. Cette seconde ressource se résume ainsi : « ne pas se contenter d’être en vie, mais chercher à rejoindre, au sein même de la vie, avec toujours plus d’exigence, ce qui “fait vivre”[27]. »

La notion de vie expansive est privilégiée par rapport à celle de vie intensive[28], car l’expansion illustre clairement le saut qualitatif dont il est ici question quand on parle de passage de psychè à è, saut ou passage qui répand la vie « en tant qu’elle se donne et qu’elle se partage, ne se garde pas pour soi, mais se dévoue à l’Autre, ce qui devient à partir de là, dans Jean, la figure de Jésus vivant en mourant sur la croix pour la vie des autres[29] ».

Revisitant ensuite essentiellement la matière du livre de 2017, Jullien la recadre ici dans l’horizon néo-testamentaire ; Jn 12,25[30] illustre l’impact de son propos. Sans dé-coïncidence d’avec son être en vie et avec son monde, la complaisance et la satisfaction conduisent à l’étiolement et à la stérilisation de la vie en soi. La positivité même de l’adéquation-adaptation altère la capacité de vie ; elle s’étale et se fige. Pour l’auteur, Jean fonde cette logique de la dé-coïncidence en Dieu même où cet écart entre le Père et le Fils permet la vie en abondance dans l’Esprit. Dans la logique de la vie, le négatif est dans la vie elle-même comme psychè ; il est dans la façon même dont la vie, en s’attachant à elle-même, en s’aimant elle-même, se perd elle-même. Pour accéder à la vie elle-même, il faut dé-coïncider du discours ambiant établi qui s’intéresse plus à l’être en vie (psychè) qu’à la vie elle-même (è).

Selon Jullien, Jésus enseigne « toujours de se détacher de la cohérence (adhérence) de l’obvie (et d’abord de l’être-en-vie), c’est-à-dire de ce qui vient naturellement “au-devant de” l’esprit, pour que s’y entende, en s’en écartant, une dimension d’absolu (l’absolument vivant)[31] ». Ce serait le propre du christianisme de démanteler les cohérences trop bien installées en vérité et trop bien enlisées dans leur positivité[32]. Jésus déstabilise pour ouvrir une voie à l’inouï. Cette ouverture déporte l’esprit d’une vérité factuelle et sécurisante à une vérité spirituelle, comme telle, toujours vivante[33]. La dé-coïncidence ouvre le possible de l’intérieur en faisant décoller de la cohérence habituelle ; s’opère ainsi un décalage, un ébranlement, qui donne le vertige et d’où de l’inouï et du neuf se font entendre. Cette ressource de l’émergence du neuf fait éclater les cohérences les plus scellées, même celle de la mort[34].

La vocation de la vérité d’ouvrir à la vie en tant qu’elle est vivante, c’est-à-dire la vie è comme source de la vie, rappelle comment la vérité est voie d’accès à la vie ; et ceci fait écho au passage de Jean 14,6 : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. » La vérité ici se rapporte donc moins à des contenus qu’à un sujet dont la subjectivité est touchée par elle dans la mesure où de nouveaux possibles émergent. Reconfigurer la vérité opère une dé-théorisation de la vérité philosophique ou spéculative pour se tourner vers ce qui fait la vérité. La vérité libère et fait vivre ; elle est grâce, pour reprendre une notion théologique, elle est dégagée des adhérences et s’identifie à l’absolument vivant. Ce rapport plein de grâce, entre vérité et vie, est le fruit d’une promotion interne où la vérité éclaire la vie elle-même dans sa capacité d’être en vie. Selon Jullien, Jean veut identifier le sujet au départ de la vérité. Cette recherche d’identification du sujet nous déporte dans les faits de l’identité (idem) du sujet à son ipséité (ipse), à l’ipséité absolument singulière du sujet et inabordable par le monde. Pour Jean, l’ipséité de Jésus se révèle progressivement au fil du texte et se cristallise en Christ. Cette ressource christique serait exemplaire de l’ipséité de tous les humains : « On ne fait toujours que dire son ipséité, ce qu’on est en soi-même et par soi-même, en devenir comme elle est, et ce à l’encontre des identifications qui sont continuellement projetés et fixées sur nous[35]. » En Christ, « l’ipséité de l’homme, de chaque ‘soi’, est appelée à se désisoler (à communier) dans l’ipséité de l’Autre (Dieu) l’accueillant indéfiniment[36] ». Le christianisme devient ainsi promoteur de l’humain, d’un humain dé-coïncidé dans son ipséité, promoteur d’une ipséité inouïe, celle du soi-sujet, érigé en ab-solu. Ce rapport neuf à l’ipséité reconfigure doublement la vérité à travers un croire en (et non un croire à) et ce, à travers le témoignage[37]. Ces verbes impliquent un engagement total de soi-même et c’est de cette vérité témoignée qu’il est question chez Jean : « la force du christianisme est de se fonder sur ce fait que l’inouï, comme inouï, qui ne se compose toujours qu’avec du connu et du fini ne saurait être inventé : on ne pourra qu’en témoigner, seule la puissance d’engagement d’une ipséité pouvant la légitimer[38] ». Le témoignage est ici existentiel ; il est un engagement du soi en ipséité. Le témoignage est lié à l’événement ; il promeut le sujet, ex-istant.

L’ultime chapitre de cet opuscule nomme une dernière ressource du christianisme : « le sujet, en affirmant son ipséité, mieux l’auto-révélant, dé-coïncide nécessairement d’avec le monde[39] ». La dignité du sujet, à partir de son ipséité, prend sens ; cela habilite à articuler une capacité existentielle à se tenir hors du monde et une capacité éthique à se tenir près de l’Autre, à se tenir en l’Autre. Est-il imaginable d’habiter l’Autre en soi-même, en son ipséité ? Ceci implique d’être hors du monde pour pouvoir être dans l’Autre, pour habiter son ipséité et demeurer en Lui. L’auteur aborde par là le thème de l’intime et de l’amour agapè, vecteur de l’intime qui favorise un amour expansif du côté de la vie zôè. L’amour expansif, selon Jullien, devient une dernière ressource du christianisme pour une humanité trop souvent prisonnière d’amours excessivement possessifs. L’intimité, cette capacité d’habiter au plus profond de l’Autre, engage que je puisse m’ouvrir à l’Autre au très dedans (au plus profond ?) de moi, en ipséité.

II. Ne pas conclure au sujet de la proposition de Jullien

Soulignons ici quelques éléments de réflexion qui nous sont apparus au fur et à mesure de ce travail d’exploration de la pensée de François Jullien.

1) Ce lecteur externe, qui s’interroge sur les ressources potentielles de l’événement Jésus Christ pour aujourd’hui, dégage à l’aide de ses notions de dé-coïncidence et d’existence une perspective contemporaine pour remettre en jeu le christianisme dans l’espace public. Il met en évidence certaines ressources profondément humaines qui gardent le lecteur ou la lectrice en mode d’ouverture sur des éléments essentiels de la foi.

2) À certains égards et jusqu’à un certain point, Jullien réfléchit théologiquement à partir de l’évangile de Jean et de la vérité qu’il propose : le Logos de Dieu advient et prend chair en Jésus de Nazareth. Cet inouï transfigure la vérité objective en vérité théologale. Ce Jésus « travaille » en écart des attendus ; il interrompt ces derniers pour déporter ses auditeurs vers un impossible, voire inimaginable débordement de vie. Jésus ouvre à la possible communion avec la Source de la Vie. Jésus est Christ, exemplaire par excellence d’une vie en ipséité, refusant les catégorisations politico-religieuses de son monde. Sa vie en ipséité est communion intime avec l’Autre ; elle est amour expansif avec le Vivant.

3) La compréhension jullienne de la vérité est dynamique et existentielle. La fascinante reconfiguration de la vérité, à partir du croire en et du témoigner, garde en chemin ceux et celles qui cherchent à se désengluer et à se dé-coïncider. Nous avons ici une proposition pour demeurer ouvert anthropologiquement à l’expérience évangélique de la vérité qui se fait à la lumière du Christ.

4) Toutes ses réflexions sur une vérité existentielle ne permettent-elles pas d’amorcer une reprise théologique, d’initier un dialogue pour se laisser traverser par la Parole ? Nous doutons que les vérités à croire permettent encore une plongée profonde et libératrice au plus intime de soi, lieu de rencontre de l’Autre qui y habite au plus profond, ainsi qu’une remontée existentielle se déployant au coeur du monde, elle aussi tout autant lieu de rencontre de l’Autre à travers le visage de notre prochain. Ne devient-il pas alors urgent de proposer une reconfiguration de la vérité pour croire en la présence vivifiante de la Vie de/en Dieu ?

5) Théologiquement, en dialogue avec Jullien, suggérons que la vérité existentielle se découvre à travers la confiance/foi, la liberté/espérance et la relation/agapè, voire la communauté. Ce qu’inaugure Jésus de Nazareth, Crucifié-Ressuscité, ne conduit-il pas précisément à une mutation identitaire de ceux et de celles qu’Il rencontre ? En ouvrant les yeux et les oreilles, Il rend possible l’impossible ; Il rend l’humain sain en le reconnectant par dé-coïncidence sur son ipséité et en lui faisant goûter ou toucher à la vie éternelle, spirituelle, en Esprit. La foi advient dans cette audace folle ou ce courage fondamental, dans une confiance en intimité avec la source vivifiante et débordante de la Vie. L’espérance n’est-elle pas alors un avènement libérateur, inédit, attendu mais reconfiguré par rapport à nos attentes, les dépassant et nous libérant pour vivre en vérité, dé-coïncidés des adaptations réductrices du projet de vie, de la vocation inscrite au plus profond de soi et de la création ? Enfin, cette liberté libérée engage, met en route et conduit au partage de l’amour expansif en inimité mutuelle avec l’Autre. Cela achemine vers le monde pour pointer humblement l’ouverture et l’écart, c’est-à-dire l’existence en dé-coïncidence.

Une fois souligné l’écart entre la vérité objective et la vérité existentielle, une fois ouvert un chemin de vie en vérité, précisons pour terminer les conditions qui rendent possible cette lecture aujourd’hui. Trois conditions me semblent favoriser une telle proposition : 1) saisir la contextualité postmoderne comme ce qui nous met en marche[40], car elle pose des écarts entre la rationalité dominante technoscientifique et les rationalités marginales plus intuitives, poétiques, plus émotionnelles, etc. Malgré un relativisme laminant et un pluralisme religieux et spirituel éclaté, cette lecture peut remettre en jeu la foi chrétienne. Cette première condition est sensible à l’hétérogène et à l’altérité radicale venant résister à la tendance hémogénique, économique et politique ambiante. 2) Considérer comment, à travers l’ambiguïté contemporaine, une quête du mystère au coeur de soi et du cosmos traverse le dire et le faire pour engendrer une espérance[41]. 3) Ne pas omettre l’existence de cette vérité existentielle en chemin, marquée certes par l’ambiguïté et par la vulnérabilité, mais aussi marquée fondamentalement par une vie de foi et d’agapè, une vie où fragmentairement ou par fulgurance une vérité de fond libère et se déploie dans un horizon neuf. Ces chemins de vie en vérité sont singuliers, situés et fragiles et des témoins en rendent compte humblement. Ces marcheurs vulnérables, en vérité, espèrent en dépit de tout.