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Dans le cadre délibérément très large de la réflexion à laquelle est consacré ce numéro de la revue Science et Esprit, nous nous proposons d’examiner, à la lumière d’une approche iconographique transhistorique du thème du Bon Berger dans l’art, ce que ce thème est susceptible d’apporter à la conception et à la pratique du leadership, autrement dit de la tâche consistant à guider son prochain avec autorité, science et efficacité dans le cadre d’une entreprise commune. Notre hypothèse est qu’il se pourrait que les principales variantes de la figure du Bon Pasteur, en particulier dans l’art chrétien, présentent nolens volens une version du leadership condamnée à être perçue de nos jours comme patriarcale, surannée et globalement irrecevable dans le monde contemporain, les relations entre le Bon Berger et ses brebis étant cantonnées à un monde de rapports d’où l’égalité, l’échange, la réciprocité, la réactivité, la créativité sont pratiquement exclues, même si le dévouement attentif est à l’évidence l’une des marques du comportement du berger, la confiance et la gratitude étant potentiellement ou idéalement sensible dans celui des brebis.

Notre investigation comporte trois étapes. La première (I), voulue brève, constitue un rappel des sources littéraires et iconographiques de la figure du Bon Berger dans l’Antiquité et dans la Bible. La deuxième étape (II), après une esquisse panoramique du destin du thème du Bon Berger et de ses traductions visuelles en christianisme, des origines jusqu’à nos jours, consiste à présenter les huit principales familles d’images de ce thème en examinant ce que chacune d’elles laisse entrevoir du rôle du Berger et de sa relation aux brebis. La troisième partie (III) dresse le bilan de ce parcours et se risque à formuler un verdict global qui pourra paraître sévère, mais que nous pensons justifié par les analyses qui le précèdent : en un mot comme en mille, pour traditionnel et vénérable, voire archi-populaire qu’il ait été à certaines époques et dans certains pays, le thème du Bon Berger ou du Bon Pasteur nous paraît peu stimulant voire décidément anachronique comme source de laquelle pourrait s’inspirer la réflexion actuelle sur le leadership, même s’il n’a rien perdu de sa pertinence spirituelle, à laquelle l’Église aurait tort de renoncer.

La vastitude du sujet justifierait voire nécessiterait une enquête de longue haleine et aurait indubitablement de quoi alimenter la rédaction érudite d’un livre entier. Nous sommes en particulier conscient que les trois étapes dont allons rendre compte, à elles seules, appelleraient mille et une preuves historiques complémentaires, analyses lexicologiques, approches iconographiques circonstanciées. Mais s’il est vrai que « qui trop embrasse mal étreint », la règle du jeu impose aux auteurs de s’en tenir au nombre de pages souhaitées, sans pour autant leur faire une obligation de renoncer au plaisir-devoir des chercheurs d’aller jusqu’au bout de leurs intuitions. Nous formons donc le voeu que le lecteur admette qu’on ne peut pas tout faire comme l’idéal l’exigerait, sauf à être paralysé par la complexité des sujets abordés par ce numéro de revue, et à s’interdire tout propos quelque peu globalisant. Et surtout, nous lui demandons de bien vouloir admettre dès le départ de sa lecture que la conclusion de l’exposé, d’allure quelque peu cassante, ne doit rien à un antichristianisme primaire et tout à une fréquentation assidue et analytique, des décennies durant, des images dont il va être question[1].

I. Les racines antiques du thème et ses développements jusqu’à nos jours

1) Dans certaines civilisations du monde antique, comme en Inde[2], en Mésopotamie[3] ou en Grèce[4], et dans la culture romaine d’avant notre ère, il est arrivé que les rois et autres leaders se voient décerner le titre à tout le moins honorifique de berger ou de pasteur, et/ou que la figure du bon berger soit célébrée dans certaines formes d’art, en particulier la sculpture en ronde bosse, en ivoire ou en pierre. Autant qu’on puisse l’affirmer, le fait de comparer le roi, ou un personnage important, ou Dieu lui-même, à un berger (un pasteur) veillant sur son troupeau, à savoir le peuple dont ce personnage a la charge, pourrait être une des spécificités culturelles indo-européennes dans la mesure où elle s’y trouve fréquemment attestée[5] tandis qu’elle paraît inconnue, jusqu’à plus ample informé, de l’Afrique ancienne (Éthiopie et Égypte comprises), de la Chine ou du Japon, mais aussi des cultures américaines anciennes.

C’est sans doute en écho de cet usage socio-politique de la comparaison en question que sont apparues dans le monde mésopotamien puis dans le monde grec des figures qui peuvent être ressenties comme très touchantes, en particulier celle de berger criophore (κριος, « bélier[6] » et φόρος, « qui porte »), debout ou en buste, portant une brebis ou un bouc sur les épaules.

2) Ces figures ne tarderont pas à connaître une profonde réception dans le monde chrétien, ce qui s’explique quand on sait la faveur du thème du bon pasteur dans la Bible. L’image du Christ bon pasteur est l’héritière directe d’une image du répertoire funéraire païen antique[7] que les premières générations de chrétiens ont adoptée puis christianisée. Elles privilégiaient cependant les images qui, à leurs yeux, n’étaient pas en contradiction avec leur foi : la figure du « pasteur » était de celles-là[8].

Dans l’Ancien Testament, le thème apparaît quelquefois dans le Pentateuque (Nombres 27, 15-21), les livres historiques (1 Samuel 17,34-35 ; 2 Samuel 24,17) et les Psaumes (23,11 ; 80,1), et nettement plus souvent dans les livres prophétiques (Isaïe 40,11 et 53,6 ; Jérémie 23, 1-4 et 50,4-20 ; Ézéchiel 34[9] et 37,24 ; Michée 5,4 ; Zacharie 9,16-10,6 ; 11,15-17 ; 13,7). Dans la plupart des cas, le titre et la qualité de berger du peuple de Dieu désignent un israélite dont la fonction fait de lui un guide et/ou un chef, en tout cas un « meneur » (Josué, David, Saül) et dont l’action, de ce fait, est passible d’une évaluation et d’un jugement (Jr 23,1-4). Mais le titre peut aussi désigner l’Éternel lui-même (ainsi en Ps 23[10] et 80 ; et en Is 40,11[11]), ce qui donne à entendre que c’est comme par délégation que des humains sont investis de la charge de veiller au bonheur et à la sécurité du peuple de Dieu, comparé à un troupeau dont Il demeure le véritable Berger.

Dans le Nouveau Testament, le thème affleure aussi bien dans les quatre évangiles que dans diverses épîtres. Chez les synoptiques, il est rapporté que Jésus « vit une foule nombreuse et il en eut pitié, car elles étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger » (Mc 6,34), ce qui lui fit dire à ses disciples que « La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers », et le conduisit à appeler ses douze disciples et « à leur donner autorité pour chasser les esprits impurs et guérir toute maladie et toute infirmité » (Mt 9,37 ; 10,1). Dans l’évangile de Jean, le Christ se désigne lui-même comme le Bon Berger, qui connaît ses brebis et est connu d’elles, qui donne sa vie pour ses brebis, et qui entre par la porte du bercail, à la différence des mercenaires et des voleurs, qui ne songent, eux, qu’à voler des brebis et les abandonnent en prenant la fuite dès que le loup s’approche (Jn 10)[12]. Le titre de Pasteur est décerné à Jésus dans plusieurs épîtres (en particulier en Hébreux 13,20 ; et 1 Pierre 2,25 et 5,4). Certains textes eschatologiques parlant du retour du Seigneur à la fin des temps le nomment tantôt comme Pasteur (1 P 5,4) tantôt comme Agneau (Ap 7,17), ce qui n’est paradoxal que si l’on oublie de tenir compte du fait que le « meneur », en l’occurrence, fut aussi conduit à se sacrifier pour le salut du troupeau.

3) L’écho de cette thématique dans la tradition chrétienne paraît avoir été quasiment immédiat : on trouve des images du Bon Pasteur, aussi bien des fresques que des statues[13], dans l’art des catacombes, sur leurs murs ou leurs sarcophages[14]. Le soin des prêtres pour les fidèles n’a pas tardé à être désigné globalement comme « pastorale », une expression qui s’est maintenue jusqu’à nos jours, tout comme le fait de parler des prêtres et des évêques comme de pasteurs, terme qui a sans doute paru plus digne et moins campagnard que celui de berger, que ne conservent de nos jours que les communautés charismatiques. De nombreux textes officiels de la vie de l’Église l’ont mis à l’honneur. Plusieurs congrégations et Instituts religieux, aussi bien masculins que féminins, ont le nom du Bon Pasteur dans leur désignation, tout comme un certain nombre d’édifices religieux, cathédrales, églises ou chapelles. Il est à peine besoin de rappeler que la métaphore du pasteur eut la préférence de la Réforme lorsqu’il s’est agi de désigner les responsables de la vie de la communauté chrétienne, ce qui n’a pas empêché de poursuivre l’usage consistant à désigner ainsi les responsables de la vie de l’Église catholique romaine[15], les églises orthodoxes ayant une préférence marquée pour d’autres titres qui leur sont propres, d’où l’usage parmi elles du titre de pope (pour désigner les prêtres du clergé séculier), higoumène et archimandrite (le clergé grec orthodoxe) et de patriarche. Ajoutons que le mot « pastorale » a pris une importance considérable dans le catholicisme actuel.[16]

II. Le Bon Pasteur dans l’art chrétien

Compte tenu de sa tendance massivement aniconique, la culture juive n’a pas transmis, jusqu’à plus ample informé, de figures peintes, gravées ou sculptées des « meneurs » de l’histoire juive (patriarches, rois, prophètes, juges, etc.) qui auraient été campées dans un rôle de berger, fût-ce chez des peintres récents atypiques, libres et célèbres, comme Abel Pann (1883-1963) ou Marc Chagall (1887-1985), même si de nombreux textes écrits par des Juifs pour des Juifs les invitent à « revenir vers ce Bon Pasteur de nos âmes, ce Berger d’Israël, annoncé par tant de prophètes !… ».

L’héritage iconographique provenant à la fois de l’Antiquité et de la tradition juive s’est en revanche affirmé sans tarder chez les chrétiens. Le christianisme naissant a pour ainsi dire reçu ou accueilli favorablement en héritage des figures de berger criophore provenant des civilisations anciennes, telles celles de la Grèce et de Rome. Qu’il suffise, pour la cohérence de notre exposé, fût-elle quelque peu aérienne, par force, de signaler les figurations attachantes de l’Hermès criophore, ou bien de Mercure, parcourant l’enceinte de Thèbes un bélier sur les épaules, préservant ainsi la ville de la peste. Elles paraissent avoir inspiré les toutes premières représentations du Bon Berger dans l’art chrétien, ou du moins dans des lieux de réunion et de prière créés et utilisés par des chrétiens, telles les catacombes.

Cet héritage va se révéler fécond et durablement stimulant pour l’imaginaire des artistes chrétiens, comme le démontre le survol que nous allons maintenant effectuer de ce que nous pensons avoir été les huit principales variantes de la postérité iconographique de cet archi-thème. Nous les présentons dans un ordre « approximativement chronologique », notre objectif n’étant pas d’abord de garantir que l’ordre de cette succession soit incontestablement le bon, mais de rendre attentif le lecteur à la vaste portée socio-ecclésio-politico-théologique des variantes successives de ce thème iconographique. La plupart des images du Bon Berger d’inspiration chrétienne représentent celui-ci avec une certaine liberté concernant son allure, son vêtement, son âge, sa posture, sa manière de porter la brebis ou d’être entouré d’une partie de son troupeau, l’élément iconographique le plus constant étant la canne de berger traditionnelle (droite, haute, et à extrémité supérieure complètement recourbée, généralement plus haute que lui) qu’il tient presque invariablement.

1) Le « Berger criophore » désigne conventionnellement une figure d’homme jeune porteur d’une brebis sur ses épaules, plaquée contre son cou, et tenue par les pattes : le contact physique dégage une impression de bienveillance, d’intimité confiante qui se passent de mots. La brebis ainsi tenue, cela va sans dire, est dans un état de passivité consentante.

Le Bon pasteur criophore debout apparaît chez les chrétiens, dans le sillage de sculptures grecques ayant Hermès comme pasteur, dès le 3e siècle de notre ère. L’un des premiers spécimens de ce sujet promis à un brillant avenir artistique est la statue en ronde bosse qui se trouve dans la Catacombe de Domitille et date des années 300 (figure 1). Peut-être de peu antérieure, une peinture murale de la catacombe de Priscille, datée du 3e siècle, où la brebis sur les épaules du Christ présente la particularité d’avoir deux cornes, ce qui en fait un bouc, un autre bouc se trouvant à terre près du Bon Pasteur[17]. Ces fresques seront suivies par des mosaïques, telles celles de l’église d’Aquileia, du 4e siècle, ou de la Domus dei Tappeti di Pietra, à Ravenne, du siècle suivant, qui montrent l’une et l’autre le Berger équipé d’un instrument de musique, jeune, et encore peu christique d’allure. Le thème du Bon Pasteur se retrouve aussi en relief sur certains sarcophages antiques[18].

Cette image bucolique, déjà utilisée par les Romains pour orner leurs tombeaux, fut reprise par les chrétiens pour conforter chez les familles leur espérance d’un au-delà de repos, de sécurité et de paix pour leurs défunts. Et progressivement, cette imagerie héritée va être infléchie dans un sens explicitement chrétien, l’antique pâtre anonyme étant remplacé petit à petit par une figure de Christ explicitement identifié comme tel, ne serait-ce que par son nimbe crucifère.

Pour en revenir à la statue de la catacombe de Domitille, la brebis, en l’occurrence, a la tête retournée vers le berger, ce qui est loin d’être toujours le cas dans les familles nombreuses des représentations, peintes le plus souvent, qui adopteront ce modèle : dès le 4e siècle, sur les sarcophages ou les mosaïques[19], et a fortiori par la suite dans l’art de la peinture, en particulier à partir de la Renaissance[20], se propage l’image d’une brebis que l’on peut qualifier assurément de confiante, mais aussi de parfaitement passive, ayant la tête dans le prolongement du corps. Cette image du Bon Pasteur criophore de conception antique a joui d’une immense fortune, qui a suscité jusqu’à nos jours[21] des mosaïques, des sculptures[22], des « icônes » new-look et des images pieuses en quantité, ainsi que des peintures, témoin le Bon Pasteur de deux peintres contemporains, Arcabas (1926-2018)[23] et Sieger Köder (1925-2015)[24]. Certains peintres enracinés dans les traditions du christianisme d’Orient, tel Nikola Saric (1985- ), un serbe vivant en Allemagne, ont illustré ce sujet[25].

Fig. 1

Le Bon Berger, statue en pierre, Catacombe de Domitille, Rome, vers 300.

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Le thème du Berger criophore a aussi profité à la popularité de certains saints, tel saint Joseph portant Jésus sur les épaules, par exemple dans certaines peintures médiévales de la Fuite en Égypte, comme dans l’église du monastère de Visoki-Dečani au Kosovo. Ou encore, de nos jours, dans une statue en bois fabriquée par un sculpteur parisien, Luc de Moustier, désireux de fêter « l’année saint Joseph » 2021, ouverte en octobre 2020, sa statue de Joseph christophore accompagnant désormais les démarches de pèlerinage liées à cette célébration.

2) Le Berger tenant par les deux pattes avant une immense brebis, variante sans lendemain, est néanmoins impressionnante (figure 2). Cette formule, tardive dans l’ordre d’apparition historique, est celle du Bon Pasteur figuré de profil, vêtu comme un franciscain, escorté par quatre anges en vol, et porteur d’une brebis de très grande taille, qu’il tient par les pattes avant, collée contre son dos. Ainsi dans une miniature à deux compartiments avec le Bon Pasteur dans le compartiment supérieur, placé au-dessus d’une représentation du char d’Élie emporté au ciel. Il s’agit d’une page d’un manuscrit du Speculum Humanae Salvationis datant des années 1360[26]. Comme le précise une légende latine (quisque erat perdita est inventa : « celle qui était perdue est retrouvée »), cette miniature illustre la parabole lucanienne de la brebis perdue (Lc 15,4-7 ; une inscription sur le côté droit renvoie à cet évangile, et la position de la brebis est conforme à la lettre du texte évangélique : « l’ayant retrouvée, tout content, il la mit sur son dos… », précision lucanienne absente de la version de l’évangile de Matthieu (18,12-14), le Bon Pasteur christique, doté d’un nimbe crucifère, étant pour ainsi dire précédé d’une banderole porteuse d’une inscription latine empruntée au récit de Luc 15, 6 (« Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la brebis qui était perdue »).

3) Le Bon Berger porteur d’une brebis dans les bras a eu ses partisans parmi les artistes, par exemple dans le tableau de Francisco Bayeu y Subias (1734-1795)[27]. Ce sujet a eu des interprètes jusqu’à nos jours, témoin la version récente, datant de 2014, de Julia Stankova, une peintre bulgare (figure 3)[28]. Selon que le Bon Pasteur apparaît seul avec cette brebis dans les bras, ou avec le troupeau autour de lui, on peut interpréter de nouveau cette variante comme montrant le Bon Berger revenant d’être allé chercher la brebis perdue, ou témoignant de son affection pour ses brebis en en prenant une dans les bras.

Fig. 2

Le Bon Pasteur avec brebis plaquée sur son dos, et Élie enlevé au ciel, miniature, Speculum Humanae Salvationis, 1360, Darmstadt, Universitäts- und Landesbibliothek, Hs. 2505, f. 125.

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Fig. 3

Julia Stankova, La Brebis retrouvée, huile sur toile, 50 × 25 cm, 2014, coll. part.

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Fig. 4

Le Bon Pasteur entouré de six brebis, Mausolée de Galla Placidia, mosaïque, 1ère moitié du Ve siècle, Ravenne.

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4) Une autre formule est celle du Christ en berger figuré debout ou assis au milieu de son troupeau, avec ou sans une brebis dans les bras : ainsi dans la mosaïque de Ravenne, exécutée vers 425 dans le Mausolée de Galla Placidia, où le Bon Berger, assis, tenant une croix, est entouré de six brebis, disposées en deux groupes de trois, de part et d’autre de lui. Toutes ont la tête tournée vers lui, qui caresse le museau de la plus proche d’entre elles (figure 4). On peut rapprocher de ce Bon Pasteur assis celui qui se tient debout au milieu de ses brebis, une houlette à la main, bénéficiant de leur confiance : elles se pressent autour de lui. Les oeuvres le représentant ainsi, sans qu’aucune brebis ne soit privilégiée, ont été fréquentes à partir de la Renaissance jusqu’à nos jours[29].

Une variante de ce type iconographique, qui représente le pasteur au milieu du troupeau, portant cette fois une brebis dans les bras ou sur les épaules[30], peut être interprétée, elle aussi, comme le retour du Pasteur auprès de son troupeau après avoir été chercher la brebis perdue, qu’il rapporte en la désignant comme la brebis retrouvée.

Une autre variante, aussi touchante que rare, qui fut illustrée et peut-être créée par Bartolomé Esteban Murillo, vers 1660, fait apparaître le Christ Bon Berger en beau petit garçon songeur, pieds nus, assis par terre à côté d’une brebis, tenant son bâton de pasteur d’une main, et de l’autre la brebis, avec le reste du troupeau visible dans le fond sur la droite, en train de paître[31].

Fig. 5

Pieter Bruegel l’Ancien, La Porte des brebis, gravure, 1565.

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5) Le Bon berger et ses contrefaçons, mauvais bergers, mercenaires, voleurs de toutes bures et de tout niveau social, est le sujet d’une gravure éloquente et mouvementée, tenant de la caricature sociale, de Pieter Brueghel l’Ancien, vers 1565, et constituant fort probablement une critique féroce de la société et de l’Église de son temps (figure 5). Tandis que le Bon Berger sort tranquillement de l’étable, avec une brebis que l’on peut supposer blessée, et qu’il porte donc sur les épaules (on lit sur le linteau de la porte une inscription latine en majuscules : Ego sum ostium ovium), des mauvais bergers, des voleurs, certains d’entre eux, compte tenu de leurs vêtements luxueux étant identifiables à des riches et à des seigneurs, prennent d’assaut l’étable, en brisent les murs ou en escaladent le toit, afin de s’emparer des brebis inoffensives. « À l’arrière-plan, pour compléter la portée de l’oeuvre, Bruegel nous montre d’un côté le bon pasteur s’élançant au-devant du loup pour défendre ses brebis, tandis que de l’autre le mauvais berger fuit lâchement, abandonnant son troupeau au cruel ennemi[32]. »

Fig. 6

Alford Soord, 1898, The Lost Sheep, St. Barnabas Church, Homerton, East London, England.

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6) Le Berger au secours de la brebis perdue, en montagne le plus souvent, dans des situations acrobatiques mettant en valeur son dévouement, et le montrant tendant les bras, sur des pentes vertigineuses, vers sa brebis qui ne pouvait décidément pas s’en tirer seule. Ainsi dans la peinture due à Alford Usher Soord (1868-1915), la plus célèbre de toutes ses oeuvres, intitulée La parabole de la brebis perdue, conservée à la St. Barnabas Church, Homerton, à Londres, et datée de 1898 (figure 6). On doit à James Tissot (1836-1902), dont l’oeuvre « orientalisante » est conservée au Brooklyn Museum de New York, une aquarelle de la même inspiration, montrant le Bon Berger avec une brebis sur les épaules, en train de redescendre prudemment par un chemin accidenté constitué de gros blocs rocheux.

Une variante de cette variante montre le Bon Pasteur porteur d’un chapeau suspendu dans le dos à son cou et dégageant la brebis perdue non plus d’une potentielle chute dans le vide mais des ronces dans lesquelles elle s’était empêtrée et dont elle est prisonnière. Ce sujet est rendu par un bas-relief en bois placé au-dessus de la porte d’un confessionnal à l’église Notre-Dame de Liart (dans le département des Ardennes en France), ce qui assimile l’absolution du sacrement de pénitence à la sortie de la prison constituée par les péchés, et le confesseur à un bon berger libérateur. La comparaison a quelque chose de primaire, mais elle peut être perçue comme parlante…

7) Une version féminine du Bon Berger a vu le jour sans avoir jamais été programmée par quiconque, à savoir Marie en « Bonne Bergère », apparue au début du siècle des Lumières chez un artiste espagnol, Alonso Miguel de Tovar (1678-1758), un disciple de Murillo, qui fut chargé par un religieux capucin de Séville, le père Isidore, désormais canonisé, de peindre, selon des indications très précises par lui formulées, le tout premier tableau traduisant sa vision de la Divina pastora[33]. Il aurait eu en effet, en 1703, une apparition, celle de la Vierge Marie habillée en bergère chapeautée, tenant un bâton de pasteur, et entourée de brebis ayant toute une rose en bouche, symbolique de l’Ave Maria par lequel elles la vénèrent[34]. German Y Llorente (1685-1733), peintre de la cour du roi Philippe V, fit un grand nombre de tableaux représentant ce sujet, ce qui lui valut le surnom de « peintre de bergères ». Cette vision, solidaire du mouvement européen réclamant la proclamation de l’Immaculée Conception, a connu une vaste diffusion outre-atlantique par les missionnaires espagnols ou portugais, dans une bonne partie de l’Amérique du Sud, en particulier dans l’art mexicain, par exemple sous le pinceau de Miguel Cabrera (mexicain, 1695-1768) (figure 7). Le plus grand sanctuaire qui lui est dédié est celui de Barquisimeto au Venezuela[35]. Cette création a eu aussi un certain écho en Europe, notamment au Portugal et en Italie[36], mais aussi en Allemagne méridionale, comme le donne à penser un tableau des années 1750, provenant de Basse Bavière, Die Gute Hirtin, conservée au Germanisches Nationalmuseum de Munich, où Marie présente la particularité, peu fréquente dans l’histoire de l’art, d’être chapeautée et d’avoir des cheveux bouclés. Elle tient une brebis, une autre est dressée vers elle, mais aussi un loup qui montre les dents, prêt à mordre. La diffusion de ladite formule, la mode et le goût du profit aidant, s’est prolongée jusqu’en Chine, où des artistes et leurs commanditaires, au courant des goûts des collectionneurs européens de cette époque, et instruits de la technique de la peinture sous verre par des peintres jésuites venus en Chine, se sont aventurés à peindre sur ce support Marie, La Madonna Pastorella, en élégante femme chinoise également chapeautée[37].

Fig. 7

Miguel Cabrera (peintre mexicain, 1695-1768), La Divina Pastora, vers 1760 ; Museo Nacional de Arte, INBA. Donación Fondo Nacional para la Cultura y las Artes, 1998.

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Fig. 8

Miséricordieux comme le Père, Logo de l’année sainte 2020, par Marko Ivan Rupnik.

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Plusieurs variantes de ce sujet existent, par exemple celle qui met l’Enfant Jésus sur les genoux de Marie, bénissant ou caressant la tête d’une brebis, ou bien celle qui lui met dans les bras à la fois Jésus et une brebis, d’autres tableaux montrant Marie, toujours assise, mais sans rien ni personne sur les genoux. Plusieurs des oeuvres de cette famille ramifiée, qu’il s’agisse de tableaux proprement dits ou d’images de piété, ne craignent pas de désigner Marie comme « la Divine Bergère[38] » (sic).

8) Le Berger christique criophore « classique » a été traité plusieurs fois, en mosaïque, par le père Marko Ivan Rupnik, le jésuite slovène qui anime le Centre Aletti à Rome et qui jouit désormais d’une réputation mondiale dans les milieux catholiques. Dans le logo qui lui a été commandé en vue de l’Année Sainte de 2020, le Berger a été pour ainsi dire transformé par lui en un Bon Samaritain qui aurait été privé de tout moyen de transport, où la brebis sur les épaules est donc remplacée par un homme adulte, et représente audacieusement, de manière aussi peu esthétique que convaincante, le Christ portant un homme âgé, bordé d’une inscription en majuscules, dans l’édition française, énonçant : « Miséricordieux comme le Père », légende insolite, qu’on ne peut pas s’empêcher de rapprocher d’un détail iconographique imprévu (figure 8). En effet, le personnage sur les épaules du Christ, dont les stigmates insistent pour qu’on l’identifie sans hésitation comme le Ressuscité, a la barbe plus longue que celle du Christ, ce qui donne à penser que le personnage secouru est un vieillard, à moins qu’il ne faille y voir, salva reverentia, une image du Père miséricordieux secouru par son Fils incarné, d’autant plus que les deux figures, qui paraissent avoir un oeil en commun, ont droit à une mandorle « théophanique » classique et même vénérable, aux couleurs de plus en plus sombres au fur et à mesure que l’on se rapproche de son centre. Il est permis d’estimer que l’année sainte aurait mérité un logo mieux pensé et plus convaincant.

III. Réflexions conclusives

Cet inventaire, ici délibérément limité à huit des formules partageant et illustrant le motif de la proximité confiante entre le Christ pasteur et ses brebis, suggère quelques brèves remarques conclusives. Ces images ont en commun de réduire les fidèles à des animaux touchants mais dénués de toute individualité et de toute réactivité. On est en droit de se demander comment il a pu se faire qu’une image assurément édifiante mais passablement infantilisante ait pu connaître un tel succès des siècles durant, jusqu’au nôtre y compris. De toute évidence, elles ont eu comme finalité avouée ou inavouée de prêcher la confiance des fidèles, au départ, dans le destin post mortem de leurs proches, puis de proche en proche, semble-t-il, la confiance en leurs pasteurs, et de recommander à ces derniers la fidélité à leur mission en faveur de leur troupeau.

Mais cette fixation sur l’image du bon berger a comme implication inévitable l’exclusion de tout rapport d’égalité, fût-elle potentielle et idéale, entre les brebis et leur berger. Ce sujet et sa réception pluriséculaire éveille l’impression qu’ils sont le résultat d’une reprise essentiellement cléricale des métaphores, il est vrai bien inscrites dans les textes bibliques. Il est vrai également que certains d’entre eux offrent des armes à la critique éventuelle de la passivité voire de la lâcheté cléricale, en désignant du doigt par avance les membres du clergé qui seraient tentés de se désintéresser du sort du troupeau. Il n’empêche que cette imagerie ne fait décidément pas droit au rapport d’égalité, de conformité, de fraternité statutaire, d’imitation stimulante, de communion profonde, entre le Christ et ceux qui croient en lui.

D’où notre conclusion, du type diagnostic, qui ne porte pas en priorité sur la valeur proprement artistique de ces familles d’images, ni sur leur indiscutable inspiration chrétienne pour la plupart d’entre elles, mais sur leur pertinence anthropologique et ecclésiale à l’époque présente, qui nous paraît douteuse. Les meneurs et animateurs de communautés chrétiennes, tout comme les personnes exerçant parmi leurs semblables des fonctions relevant du leadership, ne sont décidément pas assimilables à des bergers, fussent-ils bons, pas plus que leurs administrés (leurs « ouailles ») ne peuvent être confondus avec des moutons. Une telle image est indissociable d’une comparaison des fidèles avec des bestiaux suiveurs et passifs… Toutes les images bibliques n’ont pas la même valeur, assurément. Et si tant est que les penseurs du leadership sont à la recherche, ce qui tient de l’hypothèse optimiste et ne nous paraît pas garanti, de thèmes religieux qui pourraient leur servir d’inspiration, de provocation, voire de mise en garde, ce n’est en tout cas pas du côté du thème du Bon Berger, selon nous, qu’ils seront éclairés sur les objectifs et les dérives possibles de ce que recouvre ce mot anglais à la mode et la mise en pratique de ce qu’il recouvre.