Article body

Les auteurs du monde grec antique recouraient au genre littéraire de la biographie (bios en grec) pour faire connaître et honorer les hommes illustres de leur époque. Seuls ceux qui s’étaient distingués par quelque haut fait – victoire militaire, oeuvre philosophique, scientifique ou culturelle, discours remarquable – pouvaient se qualifier pour un tel hommage. Il eût été impensable, pour un écrivain, de prendre comme sujet de son récit élogieux un pauvre hère condamné à une mort infamante sur une croix et ne jouissant aucunement de la reconnaissance (anagnôrisis) requise. Et pourtant, c’est exactement ce qu’ont fait les évangélistes ! Pour que leurs bioi soit recevables, ils ont dû relever l’immense défi de qualifier Jésus comme personnage remarquable. C’est, selon Aletti, l’utilisation de la typologie qui leur a permis de réussir ce tour de force. Son essai explique comment ils s’y sont pris.

Le professeur émérite de l’Institut Biblique pontifical de Rome n’a guère besoin de présentation. Il est largement reconnu comme spécialiste du Nouveau Testament et, en particulier, du corpus paulinien, des évangiles synoptiques et des Actes des Apôtres. L’ouvrage dont il est question ici est en fait la suite d’un premier essai consacré « aux évangiles comme biographie »[1]. Il en reprend les conclusions et s’appuie sur elles pour poursuivre son analyse. Le lecteur qui n’aurait pas lu cette première partie n’est pas pour autant largué ; Aletti veille à lui fournir tous les repères nécessaires pour qu’il suive bien ses explications.

On peut d’ailleurs souligner d’emblée le souci pédagogique dont fait preuve l’auteur tout au long de son enquête. Même si l’ouvrage est d’abord destiné aux exégètes, il demeure accessible aux théologiens et aux personnes ayant une certaine culture biblique. Tout concourt à bien guider le lecteur : table des matières détaillée, chapitres, sections et sous-sections bien identifiés par des titres et sous-titres, index des auteurs et des passages bibliques, en plus, bien sûr, de la bibliographie. De nombreux schémas et tableaux émaillent le texte et facilitent l’examen des données bibliques. De plus, l’exégète prend soin d’énoncer clairement ses hypothèses de travail, de rappeler au besoin les thèses qu’il cherche à démontrer, de présenter au terme de chaque section les conclusions partielles auxquelles il en arrive, puis d’en faire la synthèse et le bilan dans la conclusion de chaque chapitre. Il évoque aussi périodiquement les fondements sur lesquels il construit son argumentation, pour éviter toute mauvaise compréhension de ce qu’il avance. Par ailleurs, il pointe lui-même les difficultés et les objections que l’on pourrait soulever à propos de ses démonstrations pour ensuite y répondre.

L’essai d’Aletti se déploie sur six chapitres qui suivent une brève introduction. Les deux premiers chapitres exposent la question de la typologie des synoptiques et discutent de critères et de méthodologie. Les chapitres 3, 4 et 5 s’attardent chacun sur un des évangiles synoptiques. Enfin, le dernier chapitre joue le rôle d’une conclusion.

Mais qu’entend-on exactement par « typologie » ? Aletti en fournit, en début de parcours, une définition classique : « la perception de correspondances significatives entre les caractéristiques et les circonstances de deux individus, institutions ou événements historiques, correspondances telles que chacun est compris comme une anticipation ou un accomplissement de l’autre »[2]. À un type (ou figurant) de l’Ancien Testament, correspond un antitype (ou figuré) dans le Nouveau. Pour la tradition chrétienne, l’antitype est supérieur au type et vient l’accomplir. Mais Aletti, en examinant comment les auteurs synoptiques établissent des liens entre Jésus et certains personnages du Premier Testament, et notamment des prophètes, en conclut que « la relation typologique ne consista pas d’abord à raisonner en termes d’annonce et d’accomplissement, mais à faire le relevé des parallèles entre Jésus et les prophètes » (p. 20-21). Pour lui, il importe avant tout de regarder comment chaque évangile fait progresser l’anagnôrisis ou la reconnaissance.

Cependant, les échos et les allusions scripturaires ne renvoient pas forcément à une relation typologique. Des vérifications s’imposent donc avant d’affirmer à coup sûr l’existence d’une relation typologique entre deux éléments. Ce n’est pas nécessairement simple à faire si l’on considère que les « reprises typologiques des synoptiques » sont en général « discrètes » (p. 23). Il est primordial qu’il existe une ressemblance (synkrisis) bien établie entre les deux figures mises en correspondance. Avant même d’analyser une possible allusion au Premier Testament, souligne Aletti, l’exégète doit d’abord identifier à « quels livres, chapitres ou péricopes » (p. 25) elle renvoie. Ensuite seulement, il pourra mettre en oeuvre des critères pour vérifier si cette allusion relève bien de la typologie. Aletti passe en revue les critères proposés par des auteurs récents[3] qui ont cherché à en élaborer une présentation systématique. L’exégète insiste surtout sur deux critères qui doivent toujours être utilisés conjointement : un vocabulaire commun (reprise de mots ou d’expressions) et une « trame narrative semblable », c’est-à-dire un « déroulement semblable de l’intrigue et des « parallèles sémantiques entre les personnages »[4]. Il reviendra souvent, tout au long de son ouvrage, sur l’importance du parallèle sémantique.

Une fois explicités les critères permettant d’établir les ressemblances (synkriseis) entre Jésus et des personnages du Premier Testament, Aletti peut présenter les six modalités selon lesquelles les auteurs synoptiques élaborent leur interprétation figurative : 1) le nombre de figures – Jésus est-il mis en relation avec une, quelques ou plusieurs figures vétérotestamentaires ? ; 2) l’étape de la rédaction – à quelle couche rédactionnelle faut-il attribuer une reprise ? ; 3) la distribution des figures dans l’ensemble du récit ou dans une de ses parties seulement ; 4) les locuteurs – qui établit la relation : la narration, Jésus ou d’autres personnages ? ; 5) les destinataires – seulement le lecteur de l’évangile ou également, à l’intérieur du texte, certains de ses personnages ? et, enfin, 6) les référents bibliques – le livre ou le corpus vétérotestamentaire où se troupe le type (p. 35-39).

Le professeur émérite conclut son deuxième chapitre en indiquant les deux étapes de l’analyse à laquelle il soumettra ensuite les évangiles de Marc, Matthieu et Luc. L’attention se portera tout d’abord sur des péricopes représentatives « du macro-récit » (p. 39) pour en identifier, par l’examen du vocabulaire et des parcours sémantiques, les types et les antitypes. Dans un second temps, il s’agira de déterminer la fonction de ces relations typologiques, non seulement dans les péricopes soumises à l’examen, mais aussi dans l’ensemble du récit évangélique.

Chez Marc (chapitre III), trois relations typologiques sont mises en lumière. Tout d’abord[5], des indices textuels s’accumulent pour tisser des liens entre Jean Baptiste et Élie. Jean devient ainsi le prophète de la fin des temps dont la venue annonce celle du Messie. Sa mort, « christologiquement orientée » (p. 46), annonce celle du Messie. Si certains épisodes peuvent donner l’impression que Jésus aussi pourrait être l’antitype d’Élie, le professeur émérite récuse complètement cette hypothèse, argumentation convaincante à l’appui. La seconde relation typologique mise en lumière chez Marc concerne Élisée et Jésus[6]. Venu après Jean le Baptiste, comme Élisée après Élie, Jésus apparaît comme celui qui « clôt la série des figures prophétiques » (p. 52). Mais cette utilisation est « paradoxale » et va plus loin qu’il n’y paraît de prime abord. Car l’arrière-plan de ce récit où Élisée nourrit des foules, est en fait la grande geste exodale, de sorte que le récit marcien suggère que « Jésus est investi de la puissance créatrice de Dieu » (p. 53). Finalement, un point d’orgue est mis sur la troisième typologie de Marc. Dans le récit de la Passion, Jésus se présente sous les traits des justes persécutés des psaumes. C’est là surtout que l’évangéliste use de la stratégie typologique. On le sait, les citations des psaumes y abondent. Ajoutées les unes aux autres, elles attestent que, si comme tous ces justes persécutés, Jésus n’a reçu aucune reconnaissance de la part de ses contemporains, il a en revanche bénéficié tout comme eux de l’anagnôrisis suprême, celle de Dieu. La reconnaissance de Jésus est donc, au point décisif de son parcours, uniquement verticale. Marc franchit ainsi un obstacle qui apparaissait difficilement surmontable : « même s’il était mort en croix, Jésus était néanmoins digne de la plus haute reconnaissance, celle même de Dieu » (p. 65).

Matthieu (chapitre IV) relève le même défi en ayant recours à au moins quatre typologies ; cette tactique rédactionnelle court de plus sur tout son récit. Dans la Passion, il reprend le « modèle marcien » (p. 74) des justes persécutés reconnus par Dieu seul. Une originalité le distingue cependant de Marc : il ajoute deux allusions à Jérémie, le prophète persécuté par excellence (Mt 27,4.25). Ces allusions signalent-elles pour autant une relation typologique ? Oui, en conclut Aletti après avoir observé dans le reste du récit matthéen une typologie prophétique « qui devient plus précisément jérémienne avec l’arrivée de Jésus à Jérusalem, et se prolonge durant la Passion » (p. 80). L’attention de l’exégète se porte ensuite sur la figure de Moïse. L’évangile de l’enfance (Mt 1,16-2,23), le discours sur la montagne (Mt 5-7) et la finale de l’évangile (Mt 28,16-20) sont passés au peigne fin, ce qui permet d’en arriver à la conclusion que la typologie mosaïque de Matthieu, activée par le narrateur lui-même, « opère une double synkrisis, entre Moïse et Jésus et entre la Torah mosaïque et son propre livre » (p. 89). L’évangéliste a réussi avec brio à répondre aux attentes juives d’un Messie situé dans la continuité de Moïse : Jésus interprète avec autorité la Torah et se fait lui-même législateur. Sans jamais rendre caduque la Torah, il la conduit à sa perfection. Tout cela concourt à permettre la reconnaissance (anagnôrisis) de la valeur de Jésus. En plus d’être un juste rejeté, un prophète persécuté et un nouveau Moïse, Jésus est également, chez Matthieu, une figure royale. La typologie royale se reconnaît aux deux extrémités de l’évangile (Mt 2,2 ; 21,5 ; Mt 27,11.29.37.42). Elle est cependant paradoxale ; le lecteur reçoit de la narration toutes les indications lui permettant de voir en Jésus un roi, tandis qu’aucun personnage du texte n’y parvient. Trois des relations typologiques du premier évangile pointent donc vers le rejet de Jésus par tout le monde… sauf Dieu ! La typologie mosaïque semble être l’exception qui confirme la règle. Aletti y revient dans son chapitre conclusif.

L’évangile de Luc se distingue des deux autres synoptiques par sa manière d’utiliser la typologie. Il n’aurait pas été possible de miser sur une reconnaissance uniquement verticale ou divine pour convaincre ses destinataires de culture grecque. L’auteur de Luc a donc dû faire appel à tout son savoir-faire rédactionnel pour fonder une anagnôrisis également horizontale. Il ne néglige pas pour autant de situer son récit dans la continuité des Écritures juives : « c’est la même parole divine qui annonce la bonne nouvelle, de la promesse à sa réalisation » (p. 159). La typologie lucanienne est essentiellement prophétique et joue sur un double plan. Les paroles et les oeuvres de Jésus authentifient son identité prophétique, tandis qu’à l’instar des prophètes, il subit un rejet extrême qui culmine dans sa mort. La synkrisis prophétique se déploie tout d’abord dans les récits d’enfance (Luc 1-2) où elle est prise en charge par le narrateur. Ensuite, l’épisode inaugural de la mission de Jésus dans la synagogue de Nazareth marque un tournant ; Jésus lui-même « inaugure sa lecture typologique » (p. 125). Ce qu’il annonce là trouve ensuite sa confirmation durant son ministère. Cette typologie prophétique demeure opérante dans le récit de la Passion, quoique de manière plus discrète. Si le mot prophètès y est mentionné une seule fois (Lc 22,64), en revanche les annonces de Jésus quant à sa persécution et à sa mort y trouvent leur réalisation. Par ailleurs, au contraire de celles de Marc et de Matthieu, la typologie lucanienne s’insère alors dans un plan horizontal. Pilate, Hérode, les femmes de Jérusalem, le second malfaiteur, le centurion et même la foule, reconnaissent tous l’innocence de Jésus, quoique de manière parfois indirecte ou implicite. Les récits de résurrection font appel aux Écritures pour justifier le fait que le prophète attendu devait être persécuté, que le Messie espéré devait souffrir. En mourant sur la croix, Jésus accomplissait en fait toutes les Écritures (Lc 24,25-27). Aletti utilise encore le filtre prophétique pour interpréter la scène finale de l’ascension (Lc 24,50-52). Là où certains voient des liens avec la figure sacerdotale de Si 50,20-2, l’exégète en discerne plutôt avec Élisée (2 R 2), rappelant une fois de plus qu’une synkrisis demande un parallèle sémantique et pas seulement des similitudes de vocabulaire.

Dans la première partie de sa conclusion, l’auteur de l’essai reprend les résultats de son étude pour les reformuler en thèses associées à chaque évangile synoptique. Ce faisant, il présente une synthèse claire de l’aboutissement de son enquête à travers les synoptiques, enquête qui lui a permis de proposer en cours de route de fort intéressantes exégèses de textes des trois premiers évangiles. On peut retenir, entre autres, ses lectures de Mc 6, de Mt 28,16-20 et de Lc 4,16-30. Il revient aussi sur son affirmation du début où il disait ne pas souscrire au point de vue de la tradition selon lequel l’antitype est forcément montré supérieur au type. Pour lui, « la typologie des récits synoptiques est [avant tout] une recherche des traits et donc des types pouvant montrer l’identité prophétique de Jésus » (p. 164). Enfin, dans la seconde et dernière partie du chapitre qui clôt son essai, Aletti aborde « la lecture typologique des synoptiques en sa progression » (p. 164). Il rappelle tout d’abord la double difficulté à laquelle se heurtait le projet des évangélistes d’écrire des bioi de Jésus. Tout d’abord, il n’avait été ni illustre, ni reconnu par ses contemporains. Ensuite, les Écritures n’annonçaient pas vraiment un Messie souffrant. Il leur fallait donc trouver dans les Écritures des personnages rejetés, mais néanmoins justes. Ils ont trouvé ces modèles dans les psaumes et chez les prophètes. C’est à eux qu’ils se sont initialement intéressés. Dans un second temps, ils ont parfois aussi voulu établir la supériorité de l’antitype Jésus. C’est le cas pour la typologie mosaïque de Matthieu. De plus, comme ailleurs dans cet évangile, le figuré (ou antitype) semble ici accomplir le figurant (ou type).

Si, de leur côté, les évangélistes ont réalisé une oeuvre absolument remarquable en puisant avec finesse aux Écritures pour tisser les relations typologiques qui mettaient en valeur leur Messie crucifié, Aletti a, pour sa part, trouvé le moyen d’en rendre compte avec éloquence, dans un essai convaincant et passionnant.