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Les origines du dispositif

Dans le cadre d’un séminaire en thérapies familiales que je suivais durant ma résidence en psychiatrie, nous discutions des techniques et de certaines difficultés fréquemment rencontrées dans la clinique des familles. Une de ces difficultés est la non-assiduité aux séances et l’absence d’un ou plusieurs membres de la famille à des moments clés de la thérapie. Je suggère lors de la discussion qu’une solution probable serait d’aller dans la maison du patient pour procéder à la thérapie. Le professeur responsable du séminaire, un thérapeute familial habitué et expérimenté, exprime certaines inquiétudes :

Regarde Segura ce qui va se passer si tu vas à la maison. Quand tu toucheras le conflit et que les angoisses et résistances vont monter la famille va te transformer en « visite ». Ils vont t’offrir un verre d’eau, ou du jus ou une tasse de café et là tu perds ton autorité de thérapeute. Le système social de la famille va t’incorporer. Et, là tu ne peux plus avancer dans le processus de la thérapie.

Je voulais en fait souligner l’importance de la demeure pour toutes personnes ; et peut-être plus encore pour le migrant puisque c’est dans le refuge de sa maison qu’il pourra vivre sa culture, sa langue, reconstruire son monde, son dedans et finalement son pays. Le dehors, dans notre cas représenté par le thérapeute, c’est le Canada et le dedans c’est Haïti, la Colombie, la Côte d’Ivoire, etc. Étant moi-même migrant, je réalisais la véracité de cet énoncé et plus particulièrement, lorsque j’avais essayé certains gestes thérapeutiques auprès des membres de ma propre communauté culturelle.

Alors ma cryptomnésie, cette sorte de mémoire cachée dont Freud parlait, est venue à ma conscience. Je me suis rappelé mes débuts à l’école de médecine de l’Université du Chili lorsque nous faisions des enregistrements ethnographiques des communautés autochtones du Sud du Chili, les Mapuches, avec mon professeur d’anthropologie médicale, Dr Maria Ester Grebe.

Nous portions notre attention sur le registre de rituels chamaniques. C’était fascinant d’ailleurs de voir un rituel thérapeutique pratiqué par la chamane. Dans cette communauté, ce sont les femmes qui sont chamanes ; on les surnomme la « Machi ».

Il existe plusieurs types de rituels ; entre autres, le rituel de divination (consultation) où la chamane identifie les forces du mal ou des esprits malins qui sont en cause chez le malade (les « wekufe ») qui vivent dans l’espace « intermédiaire » entre la terre et le « Meli Ñom Wenu ». Dépendant de leurs caractéristiques, ils sont plus ou moins dangereux pour l’être humain et dépendant d’autres éléments dans la vie de la personne, ils détermineront le type de problème de santé et par le fait même, le degré de sévérité. Si le malade est en mesure de se rendre à la hutte de la chamane, le rituel approprié se fera aux pieds du « Rehue », un genre de Totem représentant justement le Meili Ñom Wenu, c’est-à-dire, la représentation de l’Univers Mapuche, « les Quatre lieux d’en Haut » (Grebe et Segura, 1971 ; Grebe et al., 1972).

Aux pieds de ce Rehue (ou Rewe), les assistants de la Machi construiront un rectangle à l’aide de branches des arbres sacrés : le Canelo et le Laurier. Le ou la malade se couchera sur des peaux de moutons posées dans ce rectangle. La chamane, à côté de son patient, débutera les chants sacrés, les massages avec des plantes pour arriver finalement à la transe, moment où elle est en contact avec les dieux et les ancêtres qui l’aideront dans la bataille contre le mal. Il faut noter que toute la famille et les membres de la communauté entourent l’espace rituel de la guérisseuse et son patient.

Lorsque la maladie est très grave et empêche le patient de se diriger à la hutte de la Machi, celle-ci se déplace à la demeure du patient. À l’intérieur de la hutte principale, lieu de vie du patient et de sa famille, un espace rituel sera construit par les assistants de la chamane, cette fois seulement avec deux branches des arbres sacrés. Le patient sera placé entre ces deux branches. Chamane et patient entourés du cercle de la famille, le rituel commencera.

Voilà ce que j’avais observé et enregistré. Alors, je me suis dit, mais c’est ça ! Il faudrait distinguer un espace rituel ou de thérapie à l’intérieur de l’espace de vie familial. De cette façon, le rôle de thérapeute serait préservé et ainsi, un contrat thérapeutique pourrait s’établir. Finalement, cet « espace dans l’espace » ne serait qu’un cadre de thérapie. Moi, je l’appelle un cadre transportable ou un « espace thérapeutique à la maison » (ETM) [1].

De la quarantaine d’articles où il est question d’un travail à domicile — même si ce n’était pas dans le sens d’une thérapie familiale — j’ai souligné des avantages et désavantages relatifs au travail thérapeutique (visite ou plan de thérapie familiale) ; en voici une synthèse.

Tableau 1

Quelques avantages d’un travail thérapeutique à domicile

Quelques avantages d’un travail thérapeutique à domicile

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Rapidement, j’ai compris que les « désavantages » soulevés par les cliniciens ont une composante émotionnelle et affective si importante qu’ils pourraient expliquer pourquoi cette approche de thérapie familiale n’a pas connu de développement significatif.

L’hypothèse de base

J’ai donc postulé qu’un contrat de thérapie familiale serait possible dans la mesure où « un espace dans l’espace » pourrait être identifié. C’est-à-dire en intégrant des éléments souvenus de mon travail ethnographique chez les Mapuches : la création d’un espace qui ait du thérapeutique à l’intérieur de l’espace de vie du patient et de sa famille.

Voilà donc l’idée de base. Toutefois, mon contexte actuel de travail est fort différent. Je suis dans une institution universitaire en Amérique du Nord. Comment donc transmettre aux académiciens cette hypothèse inspirée de mes observations du chamanisme des autochtones du Sud du Chili ? Comment faire pour effectuer cet « emprunt culturel » ? Cela pourrait vouloir dire prendre un élément culturel valable pour une culture et le mettre en place dans une autre culture.

Tableau 2

Quelques désavantages d’un travail thérapeutique à domicile

Quelques désavantages d’un travail thérapeutique à domicile

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L’espace rituel

Pour effectuer cette démarche, je me suis donc appuyé sur des concepts de l’histoire des religions. Mircea Eliade, un historien des religions d’origine roumaine a écrit énormément sur le sujet. C’est le plus grand historien des religions de cette époque. Dans un de ces livres clés, Le sacré et le profane, qui constitue une introduction à l’histoire des religions, il conceptualise cette dichotomie spatiale : l’espace profane et l’espace du sacré.

… le Centre est justement la place où s’effectue une rupture de niveau, où l’espace devient sacré, réel par excellence. Une création implique surabondance de réalité, autrement dit irruption du sacré dans le monde. Il s’ensuit que toute construction ou fabrication a comme modèle exemplaire la cosmologie. La Création du Monde devient l’archétype de tout geste créateur humain, quel qu’en soit le plan de référence.

Eliade, 1975, 45

… Pour notre propos, il nous suffit de distinguer deux moyens de transformer rituellement la demeure [… ] en Cosmos, [… ] a) en l’assimilant au Cosmos par la projection des quatre horizons à partir d’un point central, [… ] par l’installation symbolique de l’Axis mundi lorsqu’il s’agit de l’habitation familiale ; b) en répétant, par un rituel de construction, l’acte exemplaire des dieux….». Ce qui intéresse notre recherche, c’est le fait que, dans toutes les cultures traditionnelles, l’habitation comporte un aspect sacré et par la même, qu’elle reflète le Monde ».

Eliade, 1975, 51

Le surnaturel, donc, est toujours dans la verticale et il y a là un lien, une communication entre le naturel et le surnaturel : c’est un arbre sacré, une montagne — le mont Sinaï, par exemple — la croix de l’autel des catholiques, des chrétiens, c’est le cinquième point cardinal : c’est le Centre. Ça serait un « universel ».

Dans l’espace profane, on a les quatre points cardinaux : le nord, le sud, l’est, l’ouest et, du point de vue du sacré nous ajoutons « le Centre ». C’est autour de ce centre : le « Centre du Monde » que le « monde »va se fonder. Aussi, je me suis demandé si par extension, une personne qui migre ne se baserait-elle pas sur ces éléments archétypiques dans l’établissement de sa demeure au nouveau pays d’accueil ?

Par ailleurs, il faut noter que migrant désigne aussi un membre de sa propre culture qui déménage de la ruralité à la grande ville.

La Maison

Mais il y a la maison actuelle, qu’est-ce qui se passe dans cette maison ? Pourquoi est-il si difficile d’entrer en « thérapeute » dans la maison du malade ?

Les cliniciens ont bien sûr parlé des avantages d’aller dans l’environnement naturel du patient (cf. le tableau 1). Par contre, les désavantages sont quantitativement et qualitativement beaucoup plus nombreux. Le thérapeute qui se rendait dans la maison de l’autre se sentait mal ; il avait l’impression d’être un envahisseur, d’y envahir l’espace intime de la maison. Par le fait même, la famille aussi peut se sentir envahie par cette personne. J’ai fait appel à Bachelard, le phénoménologue, le philosophe, pour m’aider à comprendre cet aspect de la question. Dans son merveilleux livre intitulé La poétique de l’espace, il s’attarde sur la maison et tous ses coins et recoins, de la cave au grenier : les tiroirs, les coffres, les armoires, la dialectique du dehors et du dedans, maison et univers, etc.

Il y a un sens à prendre la maison comme un instrument d’analyse pour l’âme humaine. Aidés par cet « instrument », ne retrouverons-nous, en nous-mêmes, en rêvant dans notre simple maison, des réconforts de grotte ? [… ] Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont « logés ». Notre inconscient est « logé ». Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des « maisons », des « chambres », nous apprenons à « demeurer » en nous-mêmes. On le voit dès maintenant, les images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles. Pour une étude phénoménologique des valeurs d’intimité de l’espace intérieur, la maison est, de toute évidence, un être privilégié, à condition, bien entendu, de prendre la maison à la fois dans son unité et sa complexité en essayant d’en intégrer toutes les valeurs particulières dans une valeur fondamentale […]. Pour un phénoménologue, pour un psychanalyste, pour un psychologue, il ne s’agit pas de décrire des maisons, d’en détailler les aspects pittoresques et d’analyser les raisons de confort. Il faut, tout au contraire, dépasser les problèmes de la description […] pour atteindre les vertus premières, celles où se révèle une adhésion, en quelque manière, native à la fonction première d’habiter… Car la maison est notre coin du monde. Elle est notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l’acception du terme. Vue intimement, la plus humble demeure n’est-elle pas belle ? ».

Bachelard, 1957, 19, 23, 24

Bachelard fait une description formidable de la maison comme refuge, comme doublet cosmique, comme Eliade la décrivait aussi. Il me fallait donc bien saisir cette dynamique et l’investissement de la maison pour l’être humain pour promouvoir la réalisation d’une thérapie dans la maison de l’autre. Bachelard m’a permis analyser les aspects psychologiques et culturels pouvant expliquer la difficulté des thérapeutes à travailler dans la demeure des patients.

Mon objectif était de tenter de comprendre pourquoi les approches thérapeutiques à la maison — non seulement les « thérapies » sinon les différents programmes de visites à domicile — ont tellement d’impact négatif sur les thérapeutes. Pourquoi n’ont-elles pas connu plus d’expansion ? Les dynamiques transférentielles et contre-transférentielles, les émotions fortes signalées par les cliniciens et l’apparition de symptômes même somatiques — (une thérapeute a développé de l’eczéma) — pouvaient-elles à elles seules expliquer cette situation ?

Ainsi donc, dans cette maison, ce refuge à la fois protecteur et intime, pourrions-nous faire comme la Machi là-bas au Sud du Chili ? Elle avait son espace rituel en face de sa hutte mais elle allait dans la demeure de ses malades. Elle travaillait aussi dans un espace rituel construit à l’intérieur de la maison. Le système chamanique s’avérait-il la solution pour garder les « distances thérapeutiques » optimales et efficaces en réinstallant l’espace du sacré à l’intérieur de la maison ?

Le dedans et le dehors du point de vue psychologique. L’espace transitionnel

Bachelard me dévoile quelle est cette maison à laquelle nous prétendons entrer en thérapeute. Là c’est un historien des religions qui balise l’espace du rite à l’intérieur de l’espace de vie ; mais il s’agit de phénoménologues et moi je suis résidant en psychiatrie ; je suis dans un monde « psy ». Il faut quand même un théoricien qui puisse me faire voir le point de vue psychologique et clinique sur la question de l’espace. Et ici, c’est Winnicott avec ses réflexions sur les phénomènes transitionnels qui vient à mon secours.

J’ai introduit les expressions « objet transitionnel » et « phénomène transitionnel » pour désigner la zone d’expérience qui est intermédiaire entre le pouce et l’ours de peluche […] mon but n’est pas l’étude spécifique du premier objet des relations objectales, mais je m’intéresse à la première possession et à la zone intermédiaire qui sépare le subjectif de ce qui est perçu objectivement. […]. L’objet sera voué au désinvestissement progressif, les phénomènes transitionnels deviendront diffus et répandus sur tout le territoire intermédiaire qui sépare la réalité psychique intérieure du monde extérieur […] c’est-à-dire qu’ils recouvrent tout le domaine de la culture.

Winnicott, 1975

J’avais enfin mes ingrédients théoriques : Winnicott, Bachelard, Eliade. Avec ces trois auteurs, je me sentais plus en sécurité pour le développement de mon « espace thérapeutique à la maison » (ETM). Il fallait maintenant voir comment j’allais le construire concrètement. Il faut réaliser que je suis au Québec et que mes observations se sont effectuées au sein d’une culture amérindienne. Là-bas, l’espace rituel est construit avec des branches d’arbres. Il n’y a pas d’arbres sacrés ici ! De plus, chez les migrants, les pratiques du sacré sont très variées.

Premières expériences thérapeutiques à domicile

Première vignette

Ma première tentative s’est déroulée avec une famille catholique d’origine québécoise du quartier Saint-Henri. J’ai essayé d’utiliser la bible comme « Centre » placée au milieu de la table dans la salle à manger de la maison où nous travaillons. C’est un livre sacré, mais ça n’a pas fonctionné.

Lorsque l’on me demande comment j’ai développé cette technique, je réponds toujours : « c’est une petite fille qui m’a appris le dessin ». Il s’agissait d’une situation de deuil chez une fillette de neuf ans qui avait été témoin de la mort subite de sa mère. Avec l’autorisation de mon professeur de pédopsychiatrie je suis allé à la maison de cette famille avec une infirmière collègue de la clinique de pédopsychiatrie de Saint-Henri. Nous sommes à la maison pour la première fois. Mon essai avec un livre « sacré » ne donnait pas des résultats attendus, c’est-à-dire, conserver le cadre de la thérapie malgré l’émergence des angoisses ou de résistances. Les adultes et enfants se promenaient à tour de rôle soit pour aller prendre de l’eau, ou chercher du café. Finalement, après quelques séances, j’ai apporté du papier et des crayons de couleur et les enfants ont commencé à dessiner. C’était extraordinaire. Enfin nous pouvions travailler la perlaboration du deuil. Les enfants dessinaient et qu’est-ce qui apparaissait dans le dessin ? L’équivalent symbolique de ce que les adultes étaient en train de verbaliser. C’était fascinant à voir ! Je me suis alors dit, que c’est avec le dessin que cet espace, « l’espace ritualisé », devrait être représenté concrètement. Ou tout au moins le dessin devrait en faire partie.

Deuxième vignette

Je m’en vais voir un petit garçon de trois ans et demi souffrant de crises d’asthme assez sévères surtout depuis la naissance de sa petite soeur. Nous sommes aussi dans une famille d’origine québécoise mais de l’Église des Témoins de Jéhovah. Famille très stricte par rapport aux jeux du garçon, on n’y trouve pas de télévision, ni de jeu projectif ; il y avait par contre 90 casse-tête, l’unique jeu permis à la maison. Dans le salon, il y avait dix à quinze bibles différentes. Je suis arrivé dans cette maison avec un carton et des crayons. Cette fois-ci, je dis à la famille qu’il s’agit d’un « espace de travail » où l’on travaillera la thérapie. J’ajoute qu’à chacune de mes visites, on fera toute la famille des dessins sur ce carton. Puis pendant qu’on travaillera et qu’on dessinera et parlera, il n’y aura pas de déplacements pour aller au frigo ou d’activités autres que la thérapie. Et ceci pendant les 50 minutes de chaque séance. J’ai donc établi les règles pour aménager un cadre de thérapie. La famille a choisi où s’installer pour travailler. On a commencé à la cuisine (j’ai constaté par la suite que la cuisine c’est l’espace privilégié de la maison québécoise) pour continuer au salon. À l’époque, j’avais proposé dix séances de travail. À un moment donné lors de mon arrivée, l’enfant vient en courant à la porte pour me montrer qu’il y avait eu tout un changement dans la maison : les fenêtres étaient ouvertes, les ampoules étaient mises, des changements effectués dans la salle de l’enfant. Étonnamment, il arrive avec un pistolet d’eau et me lance de l’eau. Il s’agissait d’un changement formidable. Ensuite, le mari me dit : «Je ne sais pas ce que vous avez fait docteur mais mon épouse — ça fait 15 ans qu’on vit ensemble — jamais elle n’avait bougé même pas une lampe et l’autre jour j’arrive et elle avait bougé tout le salon. »

J’ai alors compris que ce dispositif est très puissant. Ça va très loin. En tout cas, lorsque l’enfant a appris que j’allais partir puisqu’il ne restait que quelques séances, il a commencé à exprimer ses affects de colère. Le dispositif, c’est-à-dire, le carton où l’on dessinait est devenu un vrai casse-tête : il l’a mis en miettes, il l’a jeté : il était très fâché. La séance subséquente j’ai apporté du papier collant et on a réparé, collé, recollé. Mais la belle chose, est que le symptôme d’asthme de cet enfant-là était parti ! La rivalité avec sa petite soeur s’est estompée de beaucoup et une harmonie s’est installée. Finalement lors de la dernière séance, l’enfant a collé une photo d’un petit chaton très tendre, très beau ; il avait assumé la séparation et tout est rentré dans l’ordre. Trois ans plus tard, j’ai fait une relance téléphonique. La famille avait déménagé à Québec, ça allait bien, le garçon allait à l’école, il avait droit à certaines émissions infantiles à la télévision, et la mère m’a signalé qu’il avait droit « à des crises d’enfant », « des crises normales ».

Dans ce dispositif initial, j’ai constaté sa fragilité s’il était proposé seulement sous la forme d’une grande feuille de papier et le potentiel du passage à l’acte des enfants. Cela s’est transformé et actuellement il s’agit d’un plastique rond d’environ 1.5 m de diamètre et au centre duquel il y a un carré en carton joint par du velcro. Le carré central est un espace pour le dessin collectif de la famille. Du point de vue symbolique, ce carré offre l’archétype du carré : la terre, ou univers créé, avec les pointes, qui semble-t-il, laissent place à l’agressivité. Ce carton carré est superposé dans un rond. L’archétype du rond — le contenant. J’utilise actuellement ce dispositif que j’appelle « ETM » ou « espace thérapeutique à la maison », pour des « ethnothérapies » à la maison. L’espace central (le « Centre »), le carré, représente le continuum puisqu’il s’agit du même carton qui est gardé pour chaque famille durant toute la thérapie ; tout le monde peut dessiner là-dedans mais c’est surtout les enfants qui utilisent cet espace. Je donne 3 feuilles de dessins par membre de la famille par séance. Il y a des séances à consigne et des séances de dessin libre. La thérapie se fait selon les règles d’association libre, en utilisant le médium du dessin et en utilisant la lecture « ethnopsychanalytique » de Devereux (1975) et de Nathan (1985, 1993) [2].

Les familles qui viennent à l’hôpital ont quelques fois des problèmes d’horaire avec leur emploi, ou encore à d’autres occasions, certains membres sont absents. Avec cette technique, on peut rencontrer toute la famille en début de soirée. Le cadre est établi à l’hôpital avant d’aller à la maison. L’information relative à un consentement éclairé est rendue disponible à la famille. Une fois le contrat thérapeutique accepté, nous procédons à la signature d’un formulaire d’autorisation (incluant la signature des enfants). Je suis souvent accompagné d’une co-thérapeute lors de mes visites à domicile. À ce chapitre, il s’agit d’une innovation comparativement au grand cercle de thérapeutes nécessaires pour les thérapies avec des migrants selon le dispositif de Tobie Nathan. Avec ma technique, deux thérapeutes se déplacent. Elle présente par le fait même des avantages concrets et cliniques importants.

Troisième vignette

Un deuil enchevêtré. Il s’agit d’un jeune adolescent de 13 ans, d’origine haïtienne né en Haïti. Il est arrivé avec ses deux frères âgés de 14 et 11 ans, deux ans auparavant à Montréal. Ils viennent rencontrer leur père et sa nouvelle épouse. Les enfants ont vécu avec leur grand-mère maternelle en Haïti après la mort de leur mère biologique. Le symptôme présenté par le patient est une somnolence accrue ; il s’endort où qu’il soit : à l’école tant aux cours qu’à la récréation, au parc, à la maison pendant le jour. Toute investigation médicale — incluant une investigation neurologique et en clinique de sommeil — s’avère négative et normale. Une consultation m’est adressée par la Clinique externe de pédopsychiatrie où l’enfant avait été référé.

Il s’agit de notre toute première thérapie à domicile avec le dispositif ETM actuel. Cette famille faisait partie du protocole de recherche clinique initial. La thérapie nous a permis de travailler les pertes multiples associées à la migration. Le père se trouvait dans une position que nous pourrions qualifier de « négation culturelle » mais aussi de négation psychique de ses propres deuils.

Les séances étaient difficiles à conduire. L’espace central restait vide. Personne ne s’aventurait à dessiner jusqu’à ce que le père dessine une tasse. Je fais donc allusion qu’il s’agit d’un « café créole ». Ce simple levier a permis au père de commencer la perlaboration de son deuil du pays. Ainsi il a « autorisé » que les deuils personnels de chaque membre de la famille puissent aussi s’élaborer. Dès la cinquième séance, le symptôme de l’enfant était parti. Dans cette famille, il n’a pas été question de théories interprétatives dites « traditionnelles », mais surtout d’un enchevêtrement de tous les deuils personnels. Le résultat final a été très encourageant et a permis de poursuivre notre démarche et recherche.

Il faut rappeler que toutes ces thérapies se déroulent avec beaucoup de dessins. Le fait de ne pas pouvoir les étaler enlève à la richesse des données cliniques.

Quelques éléments techniques

Donc dans cet espace ritualisé de thérapie, la culture de la famille émergera dans le dessin. C’est fascinant puisqu’il n’y a pas un thérapeute au monde qui puisse connaître les milliers de cultures de la planète. C’est impensable. Les aspects théoriques de l’ethnopsychiatrie clinique tels que conçus par Tobie Nathan nous permettent ainsi d’écouter d’autres cultures dans leur langage mais pas nécessairement pour connaître toute la culture. Ce sont le patient — et sa famille — les acteurs de leur culture. Le thérapeute utilisera ce que Nathan appelle un « levier culturel », comme par exemple, le café créole du cas précédent. Après cette « induction », le père est allé dans un tiroir d’une armoire (Bachelard) et du fond du tiroir il a sorti un épis de maïs que sa mère lui avait donné lors d’un voyage en Haïti. C’est à partir de ce moment clinique que la conversation familiale est devenue thérapeutique. Dans d’autres circonstances, des propositions relatives aux théories traditionnelles de la compréhension de la maladie seront proposées (pas interprétées !), soit en rapport aux théories étiologiques ou aux techniques de guérison, ou de prévention.

La technique

Nous avons vu jusqu’à maintenant que la présentation du cadre, la signature du contrat thérapeutique se font à l’hôpital. Il faut dire que je préserve l’autorité du maître de la maison en utilisant la métaphore d’un bateau qui rentre dans un port quelconque. Je dis au chef de famille « regardez, ceci est comme un bateau. Vous êtes toujours le capitaine mais c’est moi le pilote parce qu’on va dans des eaux que vous ne connaissez pas ; il reste que je ne fais que proposer et à vous de prendre les décisions ». Ainsi, le chef de famille continue à avoir l’autorité, on ne lui enlèvera pas son autorité, qu’il s’agisse de la mère ou du père, monoparental ou pas. Le tout se passe autour de l’ETM, c’est de cette façon que j’ai résolu le problème d’autorité. Cela me permet d’aller très loin dans mes interventions sans me faire mettre à la porte !

Le dessin

Il y a trois feuilles de papier par membre de la famille. Rappelons que quelques séances sont à consigne et d’autres à dessin libre. Par contre, les dessins individuels remplissent une autre fonction, celle de proportionner des espaces individuels où chaque membre de la famille peut « s’y réfugier » si des sujets délicats sont abordés ou pour lesquels le membre ne veut pas participer (une dispute du couple parental par exemple). Les séances sont d’une durée d’une heure à intervalle de trois à quatre semaines étant donné la charge d’émotions qu’elles génèrent. Il faut donc du temps pour « métaboliser ». Il y a aussi des séances plus courtes, surtout lorsqu’il y a des enfants en bas âge qui se fatiguent.

Les interventions

Le travail s’effectue soit en proposant des interprétations par rapport au dessin soit en faisant des interventions sur les interrelations familiales. Par exemple, « regarde ce que papa a dessiné, tu as dessiné comme papa » ; on travaille ainsi les alliances. Il s’agit d’une technique de thérapie familiale beaucoup plus souple et nuancée que celle de la sculpture familiale. Dans ma technique, c’est par le dessin, par la parole et la ritualisation que tout se passe. En rapport avec la ritualisation, très souvent, dès la deuxième ou troisième séance quand j’arrive avec mon portfolio « ETM », les enfants, qui m’attendent avec ma co-thérapeute, viennent nous ouvrir la porte et on s’installe dans la place choisie par toute la famille ou par les parents. La famille québécoise, la famille d’Amérique latine ou haïtienne préfèrent la table de la cuisine ou de la salle à manger. La famille africaine, celle de l’Inde ou d’Asie préfèrent le plancher : ils travaillent par terre. J’ai travaillé aussi avec une famille du Gujurat chez qui une couverture était placée sur le plancher et sur celle-ci, le dispositif ETM.

Ainsi, le rituel d’ouverture et de fermeture du dispositif de « l’espace thérapeutique » s’installe dans la famille. Je travaille de plus en plus avec le sacré puisque finalement, le concept de base est la sacralisation de l’espace. En d’autres termes, ce que je propose aux familles (migrantes ou non) c’est un « centre cosmique », un « axis mundi » selon le concept d’Eliade. Autour de ce centre, la famille va se structurer. Cet « espace thérapeutique » a plusieurs fonctions que je suis à théoriser. Primo, il s’agit d’un contenant comme tout cadre thérapeutique l’est normalement.

Par exemple, il y a eu une maman métisse qui est mariée avec un Inuit. Le père étant dans le Grand Nord, son fils adolescent vivait de graves problèmes d’identité. Cette famille monoparentale connaissait de graves problèmes de communication mère/fils. Les séances étaient très investies par les deux. Un jour, après un long laps de temps d’arrêt dû à des vacances, en ouvrant la porte la mère nous dit : « j’attendais que tu arrives avec ta « nappe » pour pouvoir parler de ces choses-là (il y avait eu une crise familiale après un téléphone du père à son fils) et pour que, toi, tu les amènes hors de la maison ».

Il est donc clair qu’il s’agit d’un contenant, mais aussi d’un dispositif qui permet des dialogues transgénérationnels. Il y a des adolescents qui se révoltent et le dispositif permet que s’engage un dialogue entre les parents et leurs enfants dans le cadre d’une activité familiale. Ce dispositif permet aussi la reconstruction de la matrice culturelle : une famille de la Côte-d’Ivoire avait dessiné « la case et le village », ce qui a permis de parler du village. Le père avait dessiné au centre un « Arbre à Palabre ». Cet arbre est situé au centre du village là où on parle de la vie, de problèmes familiaux, des théories traditionnelles. En ethnothérapie on fait alors tranquillement un pivotement entre les aspects psychologiques et culturels. D’un côté, tu es « psy » et tu apportes un regard psychologique ou tu agis en ethnologue et tu regardes la culture.

Quatrième vignette

Il s’agit d’une adolescente de 14-15 ans d’une famille italienne qui a cessé d’aller à l’école. C’est l’école qui me contacte. Elle avait un copain qui avait été tué par le train. À partir de ce moment-là, elle a développé une phobie des morts (la thanatophobie). Son père l’a amenée à l’hôpital. Elle est d’une famille du Sud de l’Italie. Dès le début de la conversation, je fais des propositions à la recherche d’autres façons de comprendre : « Qu’est-ce qu’on dirait au pays, chez vous, dans votre village ? Qu’est-ce que votre grand-mère dirait de ça ? Qu’est-ce qu’on dirait là-bas ? » Le père dit « Ça serait une « fattura ». Une « fattura » c’est un mauvais sort très puissant et qui passe d’une génération à une autre. Et la « fattura » aurait été faite contre un oncle de son père. On lui aurait envoyé un mauvais sort au Canada. Il y aurait quelqu’un dans le voisinage qui venait du Sud de l’Italie qui aurait réactivé et actualisé cette « fattura ». Dans toute la construction théorique de la famille, cette fille-là, lorsqu’elle avait 2 ou 3 ans, aurait fait une chute dans les escaliers. C’est certain que pour lui c’était cette malédiction, ce mauvais sort sur lui et sur ses enfants. Je rencontre ensuite la mère qui dit : « Ce n’est pas vrai ». Elle n’était pas d’accord avec son mari. Pour elle il s’agissait d’un blocage du sang. C’était une autre théorie étiologique, une autre théorie traditionnelle du Sud de l’Italie : c’est le sang qui se bloque.

Au cours de la thérapie, il y a des dessins qui se répètent et qui sont fascinants. C’est le cas des maisons en double. Les enfants vont dessiner deux maisons, deux arbres, deux chemins. Il faut noter que ce sujet se répète peu importe l’origine culturelle de la famille.

À la question : « Pourquoi sommes-nous ici ; c’est quoi le problème ? » : le père dessine un bateau, la mère dessine un avion. Monsieur est arrivé à Halifax, par bateau et selon lui, dès son arrivée, tout a commencé à mal aller. Tout son rêve de l’Amérique tombe, dès qu’il y met les pieds. Son rêve s’évapore. Pour Madame, ses problèmes surgissent dès qu’elle a mis les pieds dans l’avion. Pour le migrant, ce moment du voyage est assez souvent très important. Là, tu tentes de reconstruire le voyage et de travailler toute cette partie. De fil en aiguille, tranquillement, on arrive au problème de la mort, spécifiquement au mois de novembre. Un des grands-pères, le père de sa maman, était mort. Tout commence à se construire et tranquillement, la « fattura » comme théorie explicative va se dissiper pour céder la place aux choses du quotidien, à l’adaptation et aux pertes. La famille “italienne de l’Amérique” comme ils sont connus quand ils vont en Italie.

Conclusion

Le concept de base de cette technique est dérivé de la façon de faire d’une autre culture, un emprunt culturel que j’utilise avec des familles provenant d’origines diverses et que le « primo non nocere » fondamental a été démontré, de même que son efficacité objectivée. Les applications et les indications sont celles de toute thérapie familiale. Le dispositif constitue de plus une technique spécifique pour aborder le thème de la culture du patient ou des cultures en jeu : celles du dedans (culture d’origine) et du dehors (culture d’accueil), celle du thérapeute, ou dans des situations particulières tels les mariages métissés, ou l’adoption d’enfants provenant d’autres cultures que celle des parents.

Cet espace thérapeutique à la maison a bien sûr d’autres caractéristiques à la fois positives et négatives mais qui seront abordés dans mon mémoire.