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Lettre à ma mère

1ère version, éloge funèbre

Maman,

J’espère qu’en ce jour ton regard est posé sur nous, car tous ceux que tu aimais sont présents pour toi, pour te tendre la main une dernière fois, mais surtout pour rendre hommage à la femme que tu as été. Mon souhait est que cet amour soit ton ultime bagage.

Ton départ trop brusque laisse un trou béant dans nos vies. La clarté est soudain moins vive. Ta joie de vivre, tes éclats de rire, ces oasis inespérés qui ont meublé nos jours ensemble. Je prie pour que tous gardent en leur coeur cette parcelle de toi. Ainsi, tu pourras pour toujours revivre à travers nos moments heureux.

Ta perte me déchire, les mots ne sauront être justes. Je m’accroche à ce que tu m’as légué. L’admiration que j’ai pour toi a fait de moi la femme que j’aspire à être aujourd’hui, j’espère que tu seras fière. Je ne sais comment surmonter cette épreuve autrement qu’en chérissant en moi ta force, cette force entêtée et fonceuse.

Regarde autour de nous la multitude de ceux qui t’aiment. Tu avais en ton coeur cette rareté qu’est l’affection authentique, cette générosité qui ne tient pas les comptes, tout ce qu’il faut pour insuffler aux êtres un peu d’espoir. J’espère qu’à mon tour je saurai donner de cette façon. Pour tout, pour les souvenirs, pour les rires, pour les combats, pour l’amour, mais surtout pour toi, j’aurais voulu ne pas avoir à te remercier si tôt.

Je t’aime et c’est tout ce qui reste.

Lettre à ma mère

2e version, évaluation du risque suicidaire

S

femme

A

51 ans, 1 point

D

Pas de symptôme dépressif, pas de notion de désespoir

P

Pas de suivi psychiatrique, pas de tentative antérieure

E

Aucune consommation de substance

R

Pensée rationnelle préservée

S

Bonne santé physique

O

Tentative organisée, 2 points

N

Divorcée, 1 point

S

Bon réseau social

4 points :

congé probablement sécuritaire selon les circonstances

Quelles circonstances ? Pourquoi ?

J’étais là le jour où tu as pris ta décision. Je m’apprêtais à entreprendre un gros défi, l’externat, je n’avais encore aucune idée de ce que serait ma vie, de ce que j’allais devenir et toi tu ne l’auras jamais su, mais tes yeux semblaient fiers et cela m’a rendu heureuse un temps. Tu étais en train de te coiffer, comme toujours tu souriais, tu m’as parlé de ton amie qui se mariait et du cadeau que tu lui avais trouvé la veille, cadeau que je lui portai quelques temps après ta mort. Avant de partir, je t’ai vu disposer sur le comptoir de ta grande cuisine les ingrédients pour préparer ta recette secrète de sauce à spaghetti, je me rappelle nettement en rangeant par après les conserves dans des boîtes m’être dit que j’effaçais ce qui restait de ton projet, désormais indéfiniment en suspens. Ça m’a presque fait rire de me dire qu’on pouvait vouloir commencer une recette avant de se donner la mort. Je partais le surlendemain pour l’Europe, tu m’as souhaité bon voyage et comme à ton habitude tu m’as dit le visage radieux « Je t’aime ma grande biche, à bientôt ». J’ai eu beau me repasser en boucle, en vain, le film de tes grands yeux bleus qui innocemment me disaient au revoir, ou plutôt adieu, je n’y ai vu aucune tristesse, aucun regret, pas la moindre hésitation. Jamais je ne t’aurais cru aussi impénétrable, comment as-tu pu feindre une telle chose ?

Ta décision pourtant était prise, la nuit serait longue, mais ce serait la dernière. Vers minuit, on sait que tu es allée faire le plein de ton camion, histoire d’être certaine je présume de ne pas en manquer, de ne point te retrouver entre deux mondes sous les néons blafards de la chambre hyperbare, ticket de caisse soigneusement rangé à l’écart dans la poche de tes jeans. Voulais-tu qu’on sache ou pensais-tu apporter avec toi ce détail qui confirmait tes intentions, ta préméditation, ton échec ? Je ne suis pas étonnée du soin que tu as pris à tout organiser, le scénario, le dernier mail qui, tu le savais bien, ne serait lu que trop tard et qu’on ne pourrait que te découvrir comme endormie, mais déjà rigide, avec un rosé aux lèvres qui arrivait à te donner bonne mine malgré tout. Je comprends que tu aies fait en sorte qu’on te retrouve rapidement, tu craignais la décomposition du corps, tu étais belle, tu aurais souffert qu’on puisse te voir autrement. Tout a fonctionné tel que tu l’avais prévu, tel que tu as mis tant de soin à le prévoir. Dans toute ta rigueur, comment as-tu pu négliger de me laisser une note ? Comment as-tu pu ne pas savoir à quel point ce néant serait blessant, pas le moindre fil d’explication, aucun égard, m’amalgamant du coup avec ce qui t’était indifférent de quitter, amalgamant du coup la victime et l’assassin, la peine et la colère.

Lettre à ma mère

3e version, histoire de cas

Identification

Femme de 51 ans, célibataire, divorcée depuis 2006. A une fille unique de 22 ans de qui elle est très proche. Vit seule dans une résidence luxueuse de ville Lorraine. Travaille comme agente d’immeuble depuis 2009, auparavant femme au foyer.

Raison de consultation

Suicide complété par intoxication au monoxyde de carbone.

Antécédents psychiatriques personnels

Aucun historique de contact avec la psychiatrie, aucun suivi psychologique connu, aucune démarche de recherche d’aide connue.

Antécédents médicaux

Sans particularité. Couperose stade 1 suivie en dermatologie.

Antécédents judiciaires

Nil connu.

Antécédents psychiatriques familiaux

Père : Dépendance à l’alcool.

Habitudes de vie

Aucune consommation d’alcool ou de drogues passée ou présente.

Médication

Aucune connue.

Histoire de la maladie actuelle

Patiente retrouvée par sa famille au matin du 1er juin 2010 suite à un suicide complété par intoxication au monoxyde de carbone. Avait tard dans la nuit précédente envoyé un courriel à son ancien conjoint pour lui expliquer qu’elle se rendait à l’urgence pour des étourdissements ressentis en soirée et le priant de passer au matin pour sortir les animaux de la maison. Dans le message, emphase mise sur le caractère plus probablement bénin de la problématique médicale et l’absence de nécessité de communiquer ces informations avec sa fille, histoire de ne pas l’inquiéter inutilement. Selon l’entourage ainsi que le relevé des échanges téléphoniques, la patiente n’aurait pas cherché à contacter qui que ce soit d’autre ce soir-là. Elle n’a non plus laissé de note de suicide, pas de testament en évidence. Selon sa fille qui l’avait vue quelques heures le jour même, rien dans son attitude ne divergeait de la normale, elle semblait de bonne humeur et évoquait des projets futurs concrets. Selon ses proches, la patiente aurait eu au cours de l’année précédente un haut niveau de fonctionnement, n’aurait manifesté aucun signe de dépression ou de trouble de la santé mentale ou physique. Mis à part la verbalisation d’une légère inquiétude vis-à-vis du caractère aléatoire du revenu tributaire de sa profession, elle ne semblait avoir aucune plainte particulière. Elle entretenait plusieurs relations sociales positives. Toujours selon ses proches, pas de notion de stresseur spécifique ou d’évènement déclencheur. Selon sa fille, temporalité du geste peut-être en lien avec un départ en voyage dans la semaine avec son père et sa nouvelle conjointe. Rapporte également de façon anecdotique que sa mère a à maintes reprises au cours de sa vie dit qu’elle n’atteindrait pas son cinquante-deuxième anniversaire, sans toutefois fournir plus d’explications. Par ailleurs, découverte à l’enquête policière que Madame entretenait une liaison depuis un an avec un ancien amour de jeunesse, alors remarié. Pas de rupture ou de conflit récent. Pas de symptôme maniaque présent ou passé. Pas de symptôme de la sphère anxieuse. Pas d’idée hétéro-agressive. Pas d’idée délirante ou de référence, pas d’hallucination.

Histoire longitudinale

Née, à la suite d’une grossesse et accouchement sans particularité, en 1959 à Montréal, cadette d’une famille de 2, 1 frère aîné. Dès son jeune âge, décrit que son frère présenta de sérieux problèmes cardiaques nécessitant de multiples hospitalisations ainsi qu’une opération majeure. Considère que c’est à cette période qu’un lien de surprotection, voire de favoritisme, se serait installé entre celui-ci et sa mère, lui laissant l’impression d’être mise de côté. En outre, elle raconte avoir été exposée aux fréquents abus d’alcool de son père et aux agirs violents de ce dernier principalement à l’égard de sa mère. Elle raconte avec peu d’émotion un épisode où craignant pour la vie de celle-ci, elle se serait interposée et aurait été violemment repoussée au sol. Au début de sa préadolescence, sa mère se sépare et prend un nouveau conjoint qu’elle considérera comme le seul père qu’elle ait pu avoir. Par la suite, elle refusera de garder contact avec son père biologique, elle l’appellera une seule fois à la naissance de sa fille. Il décédera dans la cinquantaine des suites de complications médicales de sa consommation d’alcool, à ses funérailles elle ne versera pas une larme. Également, durant cette période, sa mère constituait le seul soutien financier de la famille, période qu’elle décrit comme très précaire.

Elle décrit sa scolarité et son adolescence comme sans particularité. Elle est une élève discrète et qui maintient des notes au-dessus de la moyenne. Elle évoque souvent, qu’à ce moment, elle avait l’ambition de devenir dentiste, elle raconte avec une déception palpable qu’elle s’est finalement résolue à devenir hygiéniste en raison du manque de soutien financier et moral de sa mère qui lui conseillait plutôt de consacrer ses énergies à la recherche d’un époux fortuné. De plus, elle rapporte avec amertume que durant son adolescence son frère continuait de bénéficier d’un statut particulier alors qu’elle devait s’acquitter de toutes les tâches ménagères en plus de payer pension. Elle maintiendra cette impression de favoritisme et en sera blessée tout au long de sa vie. Le jour de ses 18 ans, visiblement excédée de la dynamique familiale, elle quitte la maison à l’insu de tous et ne donneras pas de nouvelle avant 6 mois.

Après avoir travaillé quelques années comme hygiéniste, travail qui ne semblait remplir ses aspirations personnelles, elle décroche un travail comme représentante qui l’aura énormément stimulée. Malgré un environnement essentiellement machiste qu’elle exècre, elle y performe au point d’obtenir le prix en quelques années de la meilleure représentante au Canada dans son domaine. Elle quitte son emploi l’année suivante, quelque peu à contrecoeur, pour se consacrer à sa grossesse. Par la suite, elle se consacrera essentiellement à élever sa fille. Elle retournera aux études à l’âge de 49 ans pour compléter une formation d’agente d’immeuble, elle termina parmi les meilleurs élèves de la province, mais malgré tout elle sera rapidement déçue du caractère aléatoire des revenus générés en dépit des efforts investis et des relations volatiles avec les clients. Elle acheva la totalité de ses engagements professionnels quelques jours avant sa mort.

Au début de sa vie adulte, elle évoque avoir eu quelques relations amoureuses qui semblaient dans l’ensemble positives et stables. Elle se décrit comme une femme naturelle, plutôt jolie et indépendante qui avait une relative facilité avec les hommes. Dans la vingtaine, elle eut une relation de 3 ans qu’elle se remémore comme un de ses plus grands amours, terminée du fait que son partenaire souhaitait vivre davantage d’expériences avant de s’établir dans une union maritale, elle croyait qu’ils se retrouveraient et finiraient par faire leur vie ensemble malgré tout. Par ailleurs, c’est avec cet homme qu’elle entretenait une relation extraconjugale au moment de son décès. Ensuite, elle rencontra l’homme avec qui elle resterait mariée pendant 25 ans et avec qui elle aura sa fille. Elle raconte que malgré leur caractère borné respectif et des débuts houleux, qu’ils étaient réunis par un désir de stabilité et une belle complicité. Les premières années du mariage comportent leur lot de bons souvenirs, mais les difficultés commencent à s’immiscer à la naissance de leur fille alors que son conjoint semble s’investir de façon prédominante dans le travail. Elle évoque se sentir abandonnée à son rôle de mère et désillusionnée par rapport à l’idée qu’elle s’était faite du mariage. Avec les années, la relation continue de se dégrader. Voyant son conjoint monter dans l’échelle sociale et professionnelle, elle se sent amoindrie par son statut de femme au foyer, développe l’impression que son mari ne la considère plus comme son égale, voire la dénigre. Elle dit avoir tenté de compenser en s’investissant dans l’éducation de sa fille dont elle a la fierté d’encadrer d’une main de fer afin qu’elle puisse exploiter son plein potentiel. Cela semble lui avoir suffi jusqu’à l’émancipation de celle-ci à l’adolescence, elle dit avoir eu l’impression d’une grande ingratitude de sa part, comme si elle ne reconnaissait pas sa contribution à sa réussite personnelle. Par la suite, elle évoque avoir été déchirée par une insatisfaction profonde vis-à-vis de ses aspirations personnelles, comme si elle n’avait rien réalisé de substantiel. Au cours des années, elle s’éloigna progressivement de son conjoint, trop blessée par le sentiment d’infériorité que cette relation lui confère, au point d’ériger ce qu’elle décrit comme un mur étanche tant au niveau affectif qu’intime, ce qui mena en 2006 au divorce. Elle décrit ces années comme les plus noires de sa vie, elle s’isole, n’arrive plus à partager de joies même cherche à les éviter, ne laisse plus filtrer aucune émotion, se laisse aller, sort peu de sa maison, comme « emmurée dans sa déception ». Après sa séparation, elle dit avoir voulu changer d’attitude. Elle retourne aux études, cherche les activités plaisantes, se fait de nombreux amis, se montre enjouée, satisfaite et optimiste face à l’avenir. Extérieurement, elle conserva cette attitude jusqu’au jour de son suicide en 2010.

Examen mental (au jour de sa mort)

Femme de 51 ans, paraissant plus jeune que son âge, sans toutefois présenter une attitude enfantine. Belle apparence, très soignée, maquillage discret, porte des vêtements pastel. Calme, souriante, expressive, grande facilité à établir le contact. Maintient un contact visuel direct, me regarde dans les yeux. Semble fiable. Bon intellect. Discours fluide. L’humeur est dégagée, l’affect congruent spontanément modulé, facilement modulable, répond à l’humour. La pensée est concrète et cohérente et le contenu ce jour-là est principalement axé sur le détail de projets futurs. Triade de Beck négative. Nie toute idée auto ou hétéro-agressive. Nie toute idée délirante ou hallucination. Le sensorium est clair. Bon jugement, l’autocritique s’avère difficile à évaluer chez cette patiente, pourrait être partielle.

Formulation psychodynamique

La patiente semble présenter au niveau des facteurs prédisposants une fragilité de la notion identitaire probablement à priori secondaire à un environnement non-sécurisant et peu propice à un reflet narcissique adéquat dans l’enfance, par la suite, perpétuée par un ensemble de déceptions conjugales et professionnelles. Par ailleurs, malgré la présence de facteurs protectifs non-négligeables au niveau familial et social, on pourrait penser en fonction de l’histoire longitudinale que la patiente n’ait pu en bénéficier en raison de l’installation d’un progressif clivage entre la persona investie de femme accomplie et comblée qu’elle semble avoir présenté aux autres, mais aussi à elle-même, et son état affectif réel caractérisé par une grande fragilité de l’image du soi et un sentiment persistant de vide existentiel. Si le facteur déclenchant ayant mené au suicide n’est pas clairement identifié, on peut supposer que les nouvelles déceptions amoureuses et professionnelles se présentant suite à une période notoire d’investissement dans une reconstruction du soi ont eu terminé de convaincre celle-ci de sa profonde désillusion, à ce point insupportable pour elle-même, trop en contradiction avec la persona souhaitée.

Diagnostic multiaxial

I :

Épisode passé de dépression majeure versus dysthymie probable, ne remplissant toutefois pas les critères diagnostiques de façon objective au moment du décès.

II :

Traits de personnalité limite probables ainsi que dans une moindre mesure traits histrioniques et narcissiques.

III :

Nil connu.

IV :

Stresseurs au niveau de l’instabilité du revenu professionnel. Probables stresseurs subaigus du fait d’entretenir une relation extraconjugale.

V :

en apparence 80.

Plan de traitement

Si on t’avait retrouvée à temps… Je ne suis pas certaine si j’avais eu à te rencontrer en clinique que j’aurais su comment t’aider, que j’aurais su t’aider à te déprendre de ce filet inextricable que tu avais tissé autour de toi. On t’aurait probablement contrainte à une courte hospitalisation psychiatrique vue la létalité de ton geste, je ne sais pas si tu aurais été suffisamment maligne pour reprendre rapidement tes airs de femme forte et optimiste, pour bluffer les psychiatres sur l’impulsivité irréfléchie de ton geste, du regret de celui-ci, de ton soulagement d’avoir eu la grâce d’être toujours en vie, de ton désir d’accueillir l’aide à bras ouverts. Tu ne serais pas restée longtemps, on t’aurait probablement ou pas offert une médication, je doute qu’elle t’aurait aidée, ainsi qu’un suivi auquel je doute que tu te serais réellement ouverte. La deuxième fois tu aurais pris soin de ne pas te rater. J’aime à penser que ça n’aurait pas été le cas, que de voir tes proches accablés autour de toi, de me voir moi surtout, t’aurait forcée à tomber tes jolis masques, t’aurait forcée à t’extirper de ta noirceur, t’aurait forcée à t’accrocher à nous, à moi surtout, pour que tu restes.

Lettre à ma mère

4e version, Moi ou premier bilan après l’apocalypse

Ce que tu m’as demandé de faire en gros c’est de déglutir d’un coup Hiroshima. J’ai été morte sur place longtemps, parfois je ne suis pas certaine d’être complètement revenue, je sens le cratère de toi, la force d’attraction du vide. Ce qui m’a étonnée le plus c’est l’entropie d’automates des corps, on s’étonne de réussir à avoir faim, on s’étonne de réussir à trouver le sommeil, on s’étonne d’en avoir marre de pleurer, on s’étonne de prendre de l’aspirine pour cesser d’en avoir marre d’avoir mal à la tête d’avoir trop pleuré, on s’étonne franchement de savoir toujours sourire, de savoir que c’est la chose à faire et on n’en revient franchement pas de savoir toujours croire, de trop savoir que c’est la seule chose à faire.

J’aime et je hais à quel point je te ressemble, il y avait nos rires à nous qui ne se retrouvent ailleurs, l’intangible discours tacite qui se passe des mots, tes phrases que je finissais mieux que toi-même. Tu n’as rien dit, je ne comprends que trop bien, malgré moi, le triste constat inéluctable qui t’a tuée. Tu avais le coeur en hémorragie, un coeur naïf, trop vrai, saigné à blanc par la vie et par toi-même. Tu as voulu vivre selon un idéal, tu as voulu donner, aimer, pleinement, tu croyais que les choses arrivaient pour une raison, une raison qui n’est jamais venue, tu croyais que la vie te le rendrait bien un jour, un jour que tu n’as jamais su voir. Tu as été déçue par tout ce en quoi tu t’efforçais de croire, la famille et son amour vache, les amitiés volatiles, les amours intéressés, par ta propre imperfection aussi je crois, tu n’aurais pas dû être aussi sévère, on finit tous par se décevoir un jour ou l’autre. Je ne sais pas si le fait d’enfanter t’a déçue, je ne sais pas si je t’ai déçue. J’aurais aimé suffire, j’essaie de ne pas trop t’en vouloir.

Ce qui me terrifie le plus c’est que je vois ce que tu as vu, ma naïveté, mes idéaux à la con, mon coeur qui s’ouvre pour un rien. Les temps n’ont pas tellement changé depuis que tu es partie, la plupart du temps je me dis que c’est une époque pourrie, pour faire changement quoi. Les gens s’utilisent, s’usent à la corde, se demandent ce qu’il y a à prendre pour leur argent, rarement à donner, on se traite en mammifères, on ne fait plus que mettre des capotes pour baiser, on en met des géantes entre nous et les autres, on se regarde sans se voir, rarement dans les yeux, on se pose avec inertie sur les autres, mais rien n’adhère, les corps glissent mollement sur le latex de nos manques de tendresse, notre égoïsme bien à l’abri, bien à l’abri du désir trop souvent vain de chercher à faire les choses autrement. J’ai bien du mal à m’y résoudre, même si parfois je le souhaiterais, m’évanouir dans la légèreté au loin de la futilité de mes aspirations naïves, je suis souvent déçue aussi, j’ai aussi quelques balafres, mais pour arranger les choses la plus vilaine reste la tienne. Au final, de n’avoir pu croire au moins en toi a comme arrêté le cours normal des choses, être n’est plus exactement une chose qui va de soi, ça prend des efforts, sans cesse renouvelés, sans cesse imparfaits, je garde toujours cette tache indélébile, cette lueur sombre, abyssale, au fond de ma pupille qui fout le cafard aux autres, tes gènes de suicidée, j’arrive à ne pas espérer le pire, j’arrive à m’appliquer consciencieusement à ne rien espérer du tout en fait, je trouve que c’est déjà pas mal. Le grand paradoxe dans tout ça, c’est que ce bordel qui te pousse au bord du caniveau, celui-là même qui te met le nez dans les cendres, seulement pour mieux en voir l’espoir qui s’en dégage forcément, ce bordel qui te force à apprendre en accéléré à revenir de tout, à t’ancrer inébranlable, à te poser sur ce qui compte, la beauté, peut-être trop rare à ton goût, d’un geste sincère, lui aussi fondamentalement humain après tout, que l’on peut décider d’avoir en soi, que l’on peut choisir de mettre dans l’équation, que l’on peut contempler avec béatitude dans certains yeux. Ce n’était de toute évidence pas suffisant pour toi, mais pour moi ça n’aura d’autre choix que de suffire, c’est tout ce qui reste.