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Le nord-est de l’Ontario avoisine la frontière de l’Abitibi-Témiscamingue québécois. Les deux régions partagent un nombre important de similitudes puisqu’elles vivent toutes deux depuis plus d’un siècle de l’exploitation des mines et de la forêt. Ce qu’on sait moins, c’est qu’une partie non négligeable de la population nord-ontarienne est francophone ; dans certaines communautés comme Timmins, Kapuskasing et Hearst la proportion passe de 35 à 90 % de francophones selon les lieux. Pour une grande partie de la période sur laquelle se penche notre projet de recherche relatif aux services et soins en santé mentale offerts dans cette région, au moins 30 % des francophones en Ontario y résidaient et aujourd’hui encore les communautés du Nord-Est regroupent une proportion considérable des quelque 611 500 francophones de l’Ontario (Office des affaires francophones, 2016)[1]. Cette population, ces associations, ces centres de counseling ou ces hôpitaux désignés sont au coeur de la recherche que nous menons en tant qu’historienne pour évaluer les soins et services en santé mentale qui ont été offerts de la construction des asiles à la fin des années 1950 jusqu’à nos jours. La période est significative parce qu’elle coïncide avec la révision des approches thérapeutiques et l’implantation de structures alternatives à l’internement. Dans notre recherche, la question linguistique, la situation périphérique des communautés et la double stigmatisation des sujets de l’étude (langue minoritaire et santé mentale) sont autant d’éléments qui participent de la réflexion et du désir d’accéder à des archives hospitalières.

En effet, comme pour toute recherche sociohistorique, la question des sources est cruciale. Dans le cas d’une étude des services et soins en santé mentale, le matériau le plus évidemment susceptible de témoigner des soins reçus, des transferts du patient d’un lieu à un autre et d’un spécialiste à un autre est le document d’archives hospitalières. Et, puisque notre recherche s’intéresse aux itinéraires suivis par les patientes et patients[2] en fonction des diagnostics posés et des traitements proposés, on comprendra toute l’importance que pouvait représenter l’accès aux archives psychiatriques, incluant les dossiers patients, les sommaires d’admission, les documents de fondation, les projets de restructuration consécutifs aux recommandations politiques, etc. Ce sont là des sources qui nous semblaient indispensables pour situer l’arrivée des soins psychiatriques en région, identifier les formes qu’ils avaient revêtues et, dans notre cas, établir si les services et institutions de soins prenaient en compte la langue parlée par la personne admise. De la même manière, l’accès aux archives devait faciliter la nomenclature des diagnostics, les lieux de transferts, les durées d’hospitalisation, les spécialistes consultés et l’efficacité ou non d’un soin, d’un traitement. C’est ainsi que dès le début de la recherche, en 2012 et 2013, nous avions approché les autorités hospitalières régionales pour obtenir l’accès aux archives psychiatriques du principal centre de traitement de la zone : le North Bay Psychiatric Hospital. Cette institution asilaire avait ouvert ses portes en 1957 et l’hôpital avait été détruit en 2013 après que les derniers patients aient été transférés dans d’autres lieux en 2011.

Il faut savoir que l’accès aux archives psychiatriques dans le cadre d’une recherche universitaire est précédé d’un processus d’évaluation éthique rigoureux qui doit garantir un usage confidentiel et sécuritaire des données. Ce processus est long et délicat. Il exige que le chercheur établisse a priori ce qu’il entend trouver dans des sources dont il n’a préalablement qu’une idée sommaire. Difficile alors de répondre à des questions comme : « Quelles informations cherchez-vous exactement ? » Dans le cas de l’hôpital de North Bay, nos demandes se sont soldées par des échanges infructueux, car au début de la recherche nous n’étions pas à même de fournir exactement ce que pouvaient révéler les dossiers demandés. Nos demandes se produisaient en outre au moment même où les centres hospitaliers de la région se partageaient les attributions de services. Par conséquent, en demandant ensuite l’accès aux archives à Sudbury du Centre de santé du Lac Ramsey ainsi qu’à celles du Centre de santé mentale et de toxicomanie – deux institutions qui avaient pris le relais d’une partie des soins offerts à North Bay –, nous avons frappé le même écueil puisque la conjoncture persistait.

Dans tous les cas, nos demandes d’accès incluaient les rapports annuels, les notes infirmières, les politiques internes et des dossiers médicaux anonymisés de patients francophones ayant été hospitalisés pour des problèmes de santé mentale. Les autorités administratives des différentes institutions approchées nous ont offert des réponses hésitantes au départ, suivies d’échanges par courriels avec des préposés de divers secteurs de l’administration. Finalement, le temps nous manquant, il a bien fallu se replier sur d’autres sources.

La difficulté des institutions à répondre à nos requêtes nous a semblé tenir à plus d’un facteur. Ainsi, il faut considérer qu’étant donné la fermeture des hôpitaux psychiatriques, les dossiers ont pu être transférés aux archives publiques de l’Ontario (APO), mais les fermetures successives d’hôpitaux à vocation psychiatrique peuvent aussi avoir entraîné des transferts plus ou moins bien menés de documents d’un centre à un autre. Ainsi, en a-t-il été, selon nous, lorsque le Northeastern Psychiatric Hospital de Timmins, une institution régionale où des soins psychiatriques en français étaient offerts, a fermé subitement ses portes en 1976 et dont les archives ont transité d’abord vers North Bay et, avec sa fermeture, vers les APO. Dans les facteurs qui bloquent ou ralentissent l’accès aux archives à des fins de recherche, il faut également considérer le manque relatif d’effectifs attachés aux archives hospitalières. Un personnel dont le travail quotidien de tenue et de mise à jour des dossiers peut difficilement s’accommoder du soutien à une équipe de recherche extérieure. S’ajoute, à notre avis, la dimension de l’évaluation éthique des demandes au sein des institutions où c’est généralement un département de l’hôpital qui hérite de la tâche sans nécessairement avoir préalablement acquis toute l’expérience de gestion de la question. Enfin, le fait que dans le cas de notre projet nous cherchions des documents engageant un critère précis – que les patients soient francophones – en ayant affaire à des institutions majoritairement anglophones, compliquait la communication. Les objectifs de notre recherche n’apparaissaient peut-être pas immédiatement pertinents à ces autorités.

Malgré de telles difficultés, qui sont réelles presque partout, deux hôpitaux ont accepté de nous fournir des documents. Dans un cas, celui du St-Joseph Care Group à Thunder Bay, – une institution importante dans les soins psychiatriques en Ontario et dont la fondation remonte au début du XXe siècle – notre demande d’accès a dépassé le niveau des agents administratifs et nous avons pu nous entretenir directement avec les responsables des archives. Ces derniers mesuraient bien l’importance du type de documents dont ils disposaient pour une étude comme celle que nous menons et ils se sont montrés coopératifs. Toutefois, cet hôpital n’a historiquement accueilli qu’un nombre infime de patients francophones en provenance du Nord-Est, il était donc peu profitable de part et d’autre de poursuivre la collaboration. C’est finalement un hôpital communautaire de la région qui a consenti à sélectionner pour nous 52 sommaires d’admission – anonymisés pour fin de confidentialité – de patients francophones ayant un passé de troubles de santé mentale et qui ont transité par l’urgence de l’hôpital pour obtenir des soins. On sait par une étude récente (Office des affaires francophones, 2014) que les habitants du nord de l’Ontario – qui sont, dans des pourcentages importants, francophones – ont un taux plus important de dépression et de maladies mentales, qu’ils font un usage plus grand de psychotropes et que le recours aux services d’urgence des hôpitaux municipaux dans le nord de l’Ontario pour des raisons de problèmes psychiatriques est deux fois plus élevé que pour la moyenne provinciale. Les services d’urgence représentant l’accès premier en région pour obtenir des soins, peu importe l’ordre du malaise, les sommaires d’admission auxquels nous ont donné accès les archives hospitalières illustrent concrètement et de manière bien précise ce que suggèrent de telles statistiques.

Or, même s’ils n’ont été encore que superficiellement exploités à ce jour, les sommaires d’admission dont nous disposons indiquent, par exemple, le nombre d’admissions et de réadmissions de patients aux prises avec un problème de santé mentale qui ont transité par le département des urgences de l’hôpital. Pour le bénéfice des médecins de l’urgence, les sommaires d’admission reprennent succinctement, mais de manière très claire et efficace, les dates et les raisons des transferts dans des hôpitaux ou des unités psychiatriques spécialisés, la durée des périodes d’hospitalisation et, enfin, les diagnostics successifs posés par des médecins ou des spécialistes au fil des années. Ces documents permettent de considérer des suivis thérapeutiques sur une période relativement longue – jusqu’à 46 ans de suivi médical dans le cas des dossiers qui nous ont été remis.

Les sommaires de notre corpus ont été analysés en dégageant des éléments comme les principaux motifs qui justifient une visite à l’hôpital, les diagnostics successifs posés relatifs à la santé mentale de la personne, les durées de séjour, etc. Le schéma qui s’est dégagé a permis d’émettre l’hypothèse que la désinstitutionnalisation psychiatrique n’entraîne qu’une déhospitalisation très relative. Ce qu’ont par ailleurs fouillé, dans d’autres contextes, des auteurs comme Sealy et Whitehead (2004), eux-mêmes s’inscrivant à la suite des travaux de chercheurs comme Bachrach (1991) ou Lewis (1990)[3]. De notre côté, en nous attardant avec minutie à la fréquentation des services hospitaliers des 52 patients de notre corpus, force est d’admettre que les recours répétés aux services diagnostiques des centres hospitaliers, les problèmes physiologiques chroniques, les interventions et tests médicaux réitérés suggèrent que l’admission ou la visite à l’hôpital pour des soins ou des examens sont des pratiques régulières, nécessaires, rassurantes, familières…

De tels recours fréquents et répétés à l’hôpital par les anciens psychiatrisés ou les personnes ayant reçu un diagnostic de trouble mental – que ces recours soient en lien à des malaises physiques souvent plus que psychologiques – laissent penser que la désinstitutionnalisation psychiatrique est loin de s’être accompagnée d’une rupture avec le monde médical. Lequel demeure central dans l’univers des personnes qui vivent un trouble mental. Ainsi, on peut se demander si les services qui ont été mis en place au lendemain de la désinstitutionnalisation psychiatrique ont suffisamment pris en compte les conséquences de l’emprise médicale sur la question de la maladie mentale. Si l’autorité médicale constitue bien après la désinstitutionnalisation une référence, il est probable que les pratiques hospitalières n’ont pas non plus disparu avec l’institution asilaire ou psychiatrique. En ce sens, les pratiques thérapeutiques demeureraient influencées ou « dominées » par l’instance médicale et, par extension, par les pratiques de l’hôpital.

Les archives obtenues, soit les sommaires d’admission, ont permis de dégager des données importantes sur une période relativement longue. Mais de larges pans continuaient à manquer pour l’ensemble du territoire étudié. Et, devant la difficulté d’accéder aux archives psychiatriques du principal centre de traitement pour la région, notre équipe s’est repliée sur l’enregistrement d’entretiens auprès d’intervenants en santé mentale. Or, cette démarche n’est possible que lorsqu’il reste des témoins pouvant compenser l’accès à des archives. Dans le cas de notre recherche, les répondants ont été des infirmières, des travailleurs sociaux, des psychiatres, des psychologues et des médecins de famille. Des administrateurs de centres de santé ou de cliniques ont aussi été rencontrés. Au total, cinquante-huit entretiens ont été menés auprès de personnes appartenant à ces catégories. Nous avions pris soin de cibler des témoins ayant agi aux différents moments de la longue période couverte par l’étude. Nous avons aussi puisé à des articles de presse, des pages Web d’institutions et de centres de services et des rapports de juges à la Cour provinciale sur les cas impliquant des ex-psychiatrisés francophones. Ces derniers, les rapports de juges, sont des archives accessibles à travers les bases de données juridiques comme CanLii ou Nexis Lexis Quicklaw. Les informations que l’on peut tirer d’un rapport de juge peuvent être des renseignements sur l’enfance d’une personne, ses antécédents psychiatriques, les évaluations successives diagnostiques, les internements, les emprisonnements, les incidents traumatiques, etc. Mais, comme nous le disions, les bases de données juridiques contiennent des dossiers de tout genre et les cas impliquant un problème de santé mentale sont perdus au milieu d’une diversité de cas. On y trouve donc des renseignements précieux et utiles, mais la recherche pour y accéder est longue et fastidieuse parce que tous les jugements ne font pas l’objet d’un rapport de juge (Dallaire-Blais & LeBel, 2016).

Cette diversité de sources est à la base du panorama historique des services et soins de santé mentale offerts aux francophones du Nord ontarien que nous avons dressé et qui nous incite à relativiser les notions de désinstitutionnalisation, de déhospitalisation ou de communautarisation des soins en santé mentale pour la population en général et pour les francophones ontariens en particulier.

Conclusion 

Notre repli sur des entretiens ne nous éclaire toujours que secondairement, et parce que nous insistons, sur la situation linguistique dans les hôpitaux où les patients à cas sévères devaient transiter, l’important semblant être pour les soignants que des soins, peu importe la langue, soient disponibles. Cela dit, lorsqu’ils consentent à donner des détails sur cette question, les intervenants rencontrés confirment les limites des services en français dans les grands centres de traitement une fois la désinstitutionnalisation lancée. On aura compris que d’avoir accès aux archives hospitalières permettrait, en reconstituant les itinéraires thérapeutiques suivis, de mieux connaître les soins disponibles, les lieux de soins et, jusqu’à un certain point, de mesurer plus clairement si la donnée linguistique était prise en compte à travers le temps.