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Un intérêt grandissant de la société civile et des institutions sociales et de santé envers le phénomène du traumatisme complexe a émergé au cours des dernières années. Parallèlement, on observe un développement accéléré de politiques et de pratiques dites « sensibles au trauma » (Collin-Vézina, Brend et Beeman, 2020). La prévalence particulièrement élevée du traumatisme complexe chez les personnes utilisant les services psycholégaux entraîne pour ces milieux la nécessité de revoir leurs pratiques, la formation de leur personnel, leurs politiques organisationnelles et leur offre de services. L’objectif du présent essai est de contribuer à une telle transformation des services en clarifiant, par le biais d’une synthèse des connaissances et d’une vignette clinique exposant les problématiques, les impacts du traumatisme complexe sur les trajectoires et les expériences de soins des personnes utilisatrices de services psycholégaux, ainsi que les pratiques développées en réponse en ce phénomène.

Le traumatisme complexe chez les populations psycholégales

La notion de traumatisme complexe réfère à l’exposition, particulièrement pendant l’enfance et l’adolescence, à des traumatismes interpersonnels répétés, et aux réactions associées à ces événements négatifs dans de nombreux domaines du fonctionnement (Greeson et coll., 2011 ; Milot, Collin-Vézina et Godbout, 2018). Dans le présent article, à l’instar d’autres auteurs (Milot, Collin-Vézina et coll., 2018), nous distinguons le traumatisme complexe du trouble de stress post-traumatique (TSPT), bien que des chevauchements importants existent entre ces phénomènes. Dans le TSPT, un certain nombre de réactions sont associées à l’événement traumatique : la reviviscence de l’événement, comme des souvenirs traumatiques ; l’évitement des déclencheurs de tels souvenirs, et l’émoussement de la réactivité générale ; les difficultés de régulation affective et neurologique (l’hypervigilance, par exemple) ; des expériences de dépersonnalisation et de déréalisation ; et des altérations dans les cognitions (le blâme de soi persistant, par exemple) (American Psychiatric Association, 2013). Toutefois, plusieurs auteurs ont suggéré que le TSPT ne représenterait pas de façon complète et adéquate l’expérience des personnes ayant vécu des évènements traumatiques répétés et souvent perpétrés par des figures censées les protéger (D’Andrea, Ford, Stolbach, Spinazzola et van der Kolk, 2012). Plusieurs travaux suggèrent également que, dans les populations marginalisées, particulièrement les personnes judiciarisées et incarcérées, plusieurs présentent des symptômes s’apparentant au TSPT sans qu’un diagnostic formel ne soit posé ou qu’un traitement adapté ne soit offert (Jakobowitz et coll., 2017 ; Stinson, Quinn et Levenson, 2016 ; Substance Abuse and Mental Health Services Administration, 2014). Ces critiques nous amènent à identifier le concept de traumatisme complexe comme porteur pour mieux appréhender les trajectoires des utilisateurs de services psycholégaux. Dans le cadre du présent article, nous retenons la définition du traumatisme complexe de Ford et Courtois (2013) :

« des expériences qui 1) sont interpersonnelles et impliquent souvent la trahison ; 2) sont répétées ou prolongées ; 3) impliquent un tort direct par différentes formes d’abus (psychologiques/émotifs, physiques, et sexuels), de négligence, ou d’abandon de personnes en charge des soins, de la protection, ou l’encadrement des victimes, généralement des jeunes ou de leurs propres enfants (telles que les parents ou membres de la famille, les enseignants, les entraîneurs, ou des conseillers religieux), ou les pertes traumatiques de ces relations ; 4) surviennent à des périodes vulnérables du développement de la vie, comme la petite enfance, ou ébranlent significativement les acquis développementaux à n’importe quel moment de la vie ».

Les travaux de recherche menés depuis plus de 25 ans indiquent que les adultes exposés à de multiples formes de traumatismes pendant l’enfance sont beaucoup plus susceptibles de présenter des dépendances, des troubles mentaux et des problèmes de santé physique (Felitti et coll., 2019 ; Substance Abuse and Mental Health Services Administration, 2014). Une méta-analyse récente indique toutefois que la conséquence la plus importante des traumatismes complexes est la violence envers soi et les autres (Hughes et coll., 2017). Il n’est donc pas surprenant que la prévalence de traumatisme complexe soit très élevée chez les populations judiciarisées, en particulier celles utilisant les services psycholégaux (Briere, Agee et Dietrich, 2016 ; Marotta, 2017 ; McKenna, Jackson et Browne, 2019 ; Stinson et coll., 2016). Ces services peuvent inclure des établissements ou unités de psychiatrie légale, mais également d’autres milieux à vocation de détention ou correctionnelle recevant des personnes ayant des troubles mentaux, par exemple les services psychiatriques ou psychologiques en milieux correctionnels. Une des caractéristiques communes à ces milieux est leur double rôle de traitement des personnes ayant des troubles mentaux et de protection du public.

Les mécanismes liant les traumatismes et la violence subie au développement de comportements agressifs et violents sont encore méconnus (Nicholls et Goossens, 2017) ; toutefois, certaines hypothèses ont été mises de l’avant. D’abord, les études portant sur la neurobiologie du traumatisme complexe montrent que les traumatismes interpersonnels répétés favorisent le développement de ce qui a été nommé un « cerveau de survie » caractérisé par la vigilance, l’anticipation, et la protection de menaces éventuelles, plutôt que d’un « cerveau d’apprentissage » orienté vers l’exploration et la découverte (Ford et Courtois, 2013). Ce mode d’adaptation aux situations sociales, basé sur la vigilance et l’anticipation du danger, peut entraîner chez les personnes traumatisées des réactions d’agressivité lors de situations qui, bien que pouvant être perçues comme anodines par d’autres, constituent des déclencheurs de mémoires traumatiques. Les difficultés de régulation des émotions peuvent également se traduire par des explosions de colère difficiles à expliquer, pour la personne touchée comme pour son entourage (Nickerson, Aderka, Bryant et Hofmann, 2012). Enfin, l’exposition aux traumatismes a été associée à une plus grande impulsivité, ainsi qu’une plus grande difficulté à contrôler les impulsions (Dugal, Bigras, Godbout et Bélanger, 2016). Ces difficultés peuvent être exacerbées par les effets de substances utilisées, souvent dans une visée de soulagement de la détresse et d’apaisement (Ouimette et Brown, 2003). La notion de « fenêtre de tolérance émotionnelle » mise de l’avant par Siegel (1999) peut s’avérer utile pour conceptualiser et comprendre la diversité de comportements des personnes ayant vécu des traumatismes face à des éléments déclencheurs. Cette fenêtre de tolérance englobe 3 « zones de régulation des émotions », soit : 1) la suractivation, caractérisée entre autres par l’hypervigilance, la colère, et les reviviscences traumatiques ; 2) la zone de tolérance émotionnelle, caractérisée entre autres par une disponibilité cognitive, le contrôle de soi et le bien-être ; 3) la sous-activation, caractérisée par une anesthésie émotionnelle et sensorielle (sentiment de vide intérieur, détachement de soi et des autres, p. ex.). Chez les personnes ayant un traumatisme complexe, la zone de tolérance émotionnelle se trouverait réduite, amenant des passages fréquents entre des expériences de suractivation et de sous-activation (Boone, Steele et van der Hart, 2014).

À ces dimensions individuelles se superposent des facteurs sociaux et institutionnels, moins souvent étudiés, mais contribuant à la survenue de situations de violence et, éventuellement, d’implication des services policiers et judiciaires. L’un des principaux facteurs institutionnels en cause serait le risque élevé de retraumatisation des enfants, des jeunes et des adultes au sein des diverses institutions sociales et de santé qu’ils fréquentent, par exemple le milieu scolaire, les services de protection de l’enfance et les établissements correctionnels (Bloom et Farragher, 2011). Ainsi, le placement en milieu d’accueil d’un jeune ayant vécu des traumatismes augmenterait de façon importante et unique le risque de comportements agressifs et d’arrestation (Stinson et coll., 2016). Le manque de reconnaissance du traumatisme complexe et de ses présentations cliniques constitue également un enjeu de taille des services de santé mentale. En particulier, les symptômes dissociatifs peuvent être difficiles à cerner et ne pas être reconnus comme tels lors d’une évaluation initiale (Bond, 2019).

Enfin, bien que le traumatisme complexe puisse toucher tout individu, les trajectoires des personnes exposées varient en fonction des systèmes de valeurs de la société et des inégalités liées entre autres au genre, à l’origine ethnique et culturelle, et au niveau socioéconomique (Jung, Herrenkohl, Klika, Lee et Brown, 2014). Ainsi, l’accès à des services psychologiques permettant de traiter les symptômes liés au traumatisme complexe est particulièrement limité pour les personnes en situation de défavorisation sociale et économique (Delgadillo, Farnfield et North, 2018).

Impacts du traumatisme complexe sur les épisodes de soins et services

Les expériences négatives vécues par les personnes aux prises avec un traumatisme complexe, ainsi que leurs difficultés au plan de la régulation neurobiologique, émotionnelle, comportementale et dans les relations interpersonnelles, teintent leurs passages au sein des milieux psycholégaux. Certaines difficultés ne sont pas spécifiques aux milieux psycholégaux. D’abord, l’établissement d’une alliance thérapeutique, centrale à l’intervention psychosociale et médicale, peut se heurter aux difficultés relationnelles des personnes ayant vécu des traumatismes, par exemple la méfiance, l’hostilité ou la résistance. C’est d’autant plus le cas dans des situations où les traumatismes ont été le fait de personnes devant exercer un rôle de protection ou d’aide, ou encore de figures d’autorité. Les institutions offrant des services présentent également un important potentiel de retraumatisation (locaux clos et impersonnels, questions d’accueil invasives, entre autres). L’organisation actuelle des services sociaux et de santé y contribue également : les temps de suivi limités, les critères stricts pour la prise en charge, ainsi que le roulement élevé de personnel, peuvent ainsi augmenter les sentiments d’abandon et d’exclusion vécus par les personnes.

D’autres contraintes sont directement liées à la nature et au mandat des environnements psycholégaux. Ces derniers sont avant tout conçus pour accueillir et héberger des auteurs d’infractions et non des victimes de traumatismes. À l’instar d’autres milieux fermés, comme les établissements correctionnels, les environnements psycholégaux présentent un risque important de retraumatisation. Ainsi, de nombreuses procédures habituelles de ces environnements, tels que les fouilles, les mesures disciplinaires fréquentes de la part des figures d’autorité, l’isolement ou les contentions constituent d’importants déclencheurs potentiels de mémoires traumatiques (Owen, Wells, Pollock, Muscat et Torres, 2008). Ces mesures sont susceptibles d’exacerber les comportements et les symptômes liés au traumatisme et d’affecter la confiance avec les intervenants. Les milieux correctionnels et psycholégaux présentent également un risque important de victimisation, particulièrement pour les personnes atteintes de troubles mentaux et celles ayant subi des violences à l’enfance (Blitz, Wolff et Shi, 2008 ; Caravaca-Sánchez et Wolff, 2016 ; Daquin et Daigle, 2018 ; Teasdale, Daigle, Hawk et Daquin, 2015).

La question du trauma complexe doit également être abordée en relation avec le vécu et les expériences difficiles des prestataires de services. Le personnel des services psycholégaux est plus susceptible d’avoir subi de la violence dans un contexte professionnel que les intervenants d’autres secteurs, ce qui peut également teinter la relation thérapeutique et générer des craintes à l’égard des personnes utilisant les services (Haines, Brown, McCabe, Rogerson et Whittington, 2018). Ces incidents, combinés à la possibilité que les intervenants en milieu psycholégal aient eux-mêmes été exposés à des événements traumatiques au cours de leur vie, augmentent le risque de trauma vicariant, d’épuisement professionnel et de fatigue de compassion (Harris, Happell et Manias, 2015 ; Jacob et Holmes, 2011). Ces phénomènes seraient associés à une augmentation des pratiques d’intervention restrictives et coercitives dans une tentative, de la part des intervenants, d’augmenter le sentiment de sécurité perçut dans leur environnement professionnel (Dickens, Piccirillo et Alderman, 2013).

Pratiques sensibles au trauma

En réponse aux taux élevés et aux impacts des traumatismes complexes, ainsi qu’aux expériences négatives vécues dans divers services sociosanitaires, des approches d’intervention dites « sensibles au trauma » ont été développées (Milot, Lemieux, Berthelot et Collin-Vézina, 2018). Contrairement aux approches spécifiques au trauma, qui visent à offrir un traitement adapté aux personnes ayant vécu des traumatismes complexes, les approches sensibles au trauma ont une portée universelle. Ces approches incitent les institutions, organisations et praticiens à poser un regard différent sur la manière d’offrir des services, en tenant pour acquis que chaque individu s’y présentant peut avoir vécu des traumas (Wolf, Green, Nochajski, Mendel et Kusmaul, 2014). Si plusieurs modèles de pratiques sensibles au trauma ont émergé de la littérature scientifique dans les dernières décennies, celui développé par la Substance Abuse and Mental Health Services Administration (SAMHSA) a été largement utilisé, autant par les organisations desservant les enfants, les familles que les adultes. Ce modèle repose sur 6 principes clés devant guider les politiques organisationnelles autant que les pratiques d’intervention (SAMHSA, 2014) :

  • Confiance et transparence : la confiance permet la création d’un lien significatif entre les utilisateurs de services, les praticiens et l’organisation dans son ensemble. La confiance se développe, entre autres, par l’entremise de la transparence dans les communications entre l’organisation, les intervenants et les personnes desservies. Les étapes de l’établissement de la confiance comprennent des efforts pour comprendre et accomplir ce qui est nécessaire pour que la personne se sente en sécurité, notamment en respectant ses limites émotionnelles et en demeurant exempt de jugement à son égard.

  • Sécurité : l’assurance de la sécurité est une condition préalable nécessaire à toute intervention thérapeutique efficace. Pour le personnel, la sécurité peut être synonyme d’un contrôle maximal exercé sur l’environnement des services et de minimisation des risques. Les approches sensibles au trauma ne dévaluent pas l’importance de la sécurité du public, mais accordent une attention particulière à la sécurité psychologique des personnes, par exemple en considérant l’apparence des lieux de services, les heures où ils sont offerts, le respect de la vie privée, la disponibilité du personnel, si les portes sont laissées ouvertes ou verrouillées et si le personnel est formé pour reconnaître l’inconfort du patient en étant sensible aux traumatismes dans ses interventions (Butler, Critelli et Rinfrette, 2011).

  • Soutien par les pairs : le soutien social par des personnes ayant vécu des expériences similaires émerge dans les travaux les plus récents comme un facteur de protection important pour soutenir le rétablissement et éviter la retraumatisation des personnes ayant des traumatismes complexes. La possibilité d’interagir avec des personnes de confiance dans un contexte sécurisant permet de développer des relations significatives et durables.

  • Collaboration et mutualité : la collaboration et la mutualité réfèrent autant aux liens entre les différentes instances susceptibles d’offrir des services à la personne (équipe traitante en santé mentale, ressources résidentielles, agent de probation, organismes communautaires, etc.) qu’entre la personne et les prestataires de services. L’utilisateur est reconnu comme l’expert de sa propre vie et est amené à jouer un rôle prépondérant dans la planification et l’évaluation des services offerts (Butler et coll., 2011).

  • Prise de pouvoir et choix : l’accent est mis sur les forces des personnes et sur leur résilience en reconnaissant les capacités et compétences qu’elles ont à leur actif (SAMHSA, 2014). L’éducation des personnes sur les traumatismes et sur la manière dont leurs expériences passées peuvent contribuer à leurs circonstances et/ou réactions actuelles est souhaitable, puisqu’elle peut les aider à comprendre comment être plus efficace dans l’anticipation et la gestion de leurs réactions (Butler et coll., 2011).

  • Sensibilité aux différences de genres, cultures et historiques : les approches sensibles au trauma reconnaissent l’impact des rapports de pouvoir inégalitaires et des systèmes d’oppression. Au Québec et au Canada, les politiques et pratiques coloniales et racistes passées et actuelles sont reconnues comme des vecteurs importants de traumatisme intergénérationnel touchant en particulier les communautés autochtones (Mitchell et Arseneau, 2019 ; O’Neill, Fraser, Kitchenham et McDonald, 2018). Des approches sensibles au trauma cherchent à rendre les interventions plus adaptées et culturellement sécuritaires, à réduire les discriminations et à reconnaître les forces et la résilience de communautés historiquement dévalorisées.

Comment intégrer l’ensemble de ces principes au sein d’un milieu psycholégal ? Selon Milot, Lemieux, Berthelot et Collin-Vézina (2018) une organisation est considérée comme sensible au trauma lorsqu’elle :

1) réalise l’ampleur des traumas et leurs impacts sur les personnes ; 2) reconnaît la présence de symptômes traumatiques chez les clients, leurs familles, le personnel et l’ensemble des parties prenantes ; 3) répond à leurs besoins en leur offrant des interventions appuyées par des données probantes ; 4) résiste à retraumatiser ces personnes.

Plusieurs auteurs ont souligné la nécessité d’adapter l’application de ces critères, et donc la mise en oeuvre de pratiques sensibles au trauma, à la réalité locale et aux caractéristiques des organisations (voir par exemple Hopper et coll., 2010 pour l’adaptation au milieu de l’hébergement d’urgence et Sperlich et coll., 2017 pour l’adaptation aux milieux de soins périnataux). À la lumière des processus d’adaptations locales documentées dans les écrits scientifiques et des connaissances des coauteures qui oeuvrent depuis plusieurs années dans des environnements psycholégaux, le tableau 1 présente des pistes et orientations pour l’application des critères de sensibilité au trauma dans de tels milieux.

Tableau 1

Application potentielle des pratiques et principes sensibles au trauma en milieu psycholégal

Application potentielle des pratiques et principes sensibles au trauma en milieu psycholégal

Tableau 1 (continuation)

Application potentielle des pratiques et principes sensibles au trauma en milieu psycholégal

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À ce jour, peu de travaux de recherche ont porté spécifiquement sur la mise en oeuvre et l’évaluation des approches sensibles au trauma en milieu psycholégal (Nicholls et Goossens, 2017). Bien que certains programmes aient été utilisés en psychiatrie légale ou dans les milieux correctionnels, notamment les programmes Seeking Safety (Najavits, 2007), et Beyond Violence (Covington, 2015), les études les évaluant présentent d’importantes limites méthodologiques. Les résultats sont tout de même prometteurs en termes d’amélioration du bien-être, et de diminution de symptômes reliés au TSPT et de la consommation de substances.

Conclusion

À plusieurs égards, la notion de dualisme se trouve au coeur des milieux psycholégaux. Ce dualisme s’exprime à la fois par le double rôle de ces milieux, soit de traiter, soutenir et accompagner les personnes ayant des troubles mentaux, tout en empêchant et en prévenant la commission d’actes criminels par ces mêmes personnes (Nicholls et Goossens, 2017). En parallèle, les établissements psycholégaux se trouvent au confluent de deux ensembles de normes, celles liées au contrôle social comme valeur fondamentale, et celles liées à la bienveillance thérapeutique. Le contexte actuel, entre autres le discours axé sur le rétablissement, la reconnaissance de plus en plus répandue des systèmes d’oppression inégalitaires et le climat d’incertitude engendré par la pandémie de COVID-19, mettent à l’avant-plan d’autres valeurs fondamentales et souvent contradictoires, comme l’aversion au risque, le respect des droits, l’équité et la réconciliation (Beck, 2014 ; Collin-Vézina et coll., 2020). Historiquement, les milieux psycholégaux n’ont pas réussi à se dégager de ces tensions ni à trouver un équilibre satisfaisant entre ces diverses valeurs et normes (Nicholls et Goossens, 2017).

Ces tensions émergent du contexte historique ayant contribué à l’importance grandissante des pratiques psycholégales. Ironiquement, le mouvement des droits civiques ayant stimulé la défense des intérêts des usagers de la psychiatrie et la revendication de pratiques moins coercitives semble avoir contribué aux tensions entre préoccupations sanitaires et sécuritaires (Monahan, 2018). Au cours des années 1970, en parallèle à la création de lois contraignant les possibilités d’évaluation et de traitement psychiatrique contre le gré, d’autres lois ont codifié la responsabilité des professionnels de protéger le public de personnes présentant un risque pour autrui (Cohen, 1978 ; Truscott et Crook, 1993). Ces changements législatifs et normatifs ont entraîné une montée des instruments de prédiction et de gestion du risque de violence, et des distinctions souvent très nettes entre les personnes « vulnérables » et celles considérées comme « délinquantes ». Une compréhension fine des expériences traumatiques vécues par les usagers de services psycholégaux pourrait-elle permettre de remettre en question ces dualismes en mettant à l’avant-plan les liens et dynamiques complexes entre les violences subies et agies ? Les connaissances présentées dans le présent article indiquent qu’une telle compréhension est incontournable, et doit se retrouver à l’avant-plan des recherches, politiques et pratiques psycholégales contemporaines.