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La diffusion de l’expression d’« art international », l’organisation mondiale du marché de l’art contemporain aussi bien que les modes d’établissement de la réputation ont pu laisser penser que l’art le plus avancé était aujourd’hui très largement déterritorialisé. Il existerait toujours un centre (New York constituant le centre du système de l’art mondialisé) et des périphéries, mais de celles-ci n’émaneraient plus de réseaux ni de forces collectives : on aurait simplement affaire à des produits inégalement susceptibles d’être intégrés dans un système désormais mondial. L’exemple de l’arte povera permet de traiter en termes nouveaux la question de l’internationalisation de l’art. Bien qu’il s’agisse désormais d’art contemporain « historique » dans la mesure où le moment décisif pour l’établissement et la stabilisation de ce label a eu lieu entre 1967 et 1972, l’expression d’une force de proposition esthétique italienne à la forte puissance et à la reconnaissance internationale quasi instantanée garde une dimension paradigmatique[1]. Dans la préface qu’ils donnent à l’exposition Zero to Infinity : Arte Povera 1962-1972 à la Tate Modern de Londres et au Walker Art Center de Minneapolis en 2001, les directeurs de ces deux institutions, Lars Nittve et Kathy Albreich, définissent l’arte povera comme « une des plus puissantes provocations de l’après-guerre envers la pratique artistique traditionnelle » (Flood et Morris, 2001, p. 5)[2]. Il est important de mettre en relation l’impact de ce label sur l’art international avec les caractéristiques du réseau initial, un petit groupe d’artistes, de galeristes et de critiques du Piémont et de Lombardie. L’exemple de l’arte povera permet de mettre au jour les effets propres d’une certaine « localité » de l’art contemporain. La dimension locale peut s’exprimer à travers la revendication d’un lieu de production ou peut se diffuser à partir d’une notion destinée à désigner un collectif qui a d’abord été expressément localisé, et qui tire de la densité spatiale et sociale de la situation originaire une dynamique qui produit ses effets bien après que la proposition inaugurale a été retraduite pour être reconnue de plein droit dans d’autres mondes artistiques. Ceci peut être affirmé sans préjuger la question des délimitations, des transgressions, des passages de frontière et des reniements.

Comment un phénomène local, émanant d’un pays qui n’avait pas vraiment joué de rôle moteur dans les arts plastiques d’avant-garde, a-t-il pu avoir des conséquences globales ? La densité spatiale du mouvement, ou ce qu’on peut percevoir comme fédération d’énergies n’explique pas tout. Pour qu’une provocation de ce genre réussisse, il faut qu’elle soit reconnue comme telle en dehors du cercle de ceux qui l’ont conçue : le regard des observateurs extérieurs doit être prêt à reconnaître une innovation, et l’on peut supposer qu’ils le font parce qu’ils y ont intuitivement décelé quelque chose qui s’apparente au common knowledge de l’art contemporain. À la différence de bien d’autres tentatives au cours de l’histoire de l’art moderne (depuis le dernier quart du xixe siècle), l’arte povera a en effet été l’objet d’une réception internationale instantanée, réception à la fois marchande et institutionnelle. À ce titre, il constitue un objet fascinant de « mise en histoire » qui est strictement contemporaine de l’émergence d’un mouvement. La muséification immédiate accompagne la reconnaissance et en est l’une des conditions principales. La consécration par l’institution confirme la signification de l’entreprise en montrant, indépendamment de la diversité des gestes singuliers, la force et la cohérence d’une proposition datée et territorialisée. On s’efforce dans ce texte de répondre partiellement à la question que soulève la très large reconnaissance de l’importance historique de l’arte povera aussi bien que de sa fécondité artistique, en commençant par l’analyse de la constitution d’un réseau relationnel dans l’Italie du Nord au début des années 1960 comme point de départ. Ensuite, dans la deuxième partie, on est en mesure de rendre compte des dispositifs d’identification d’un geste artistique. Et finalement, on conclut en s’interrogeant sur les dynamiques territoriales d’un mouvement esthétique.

Naissance d’un réseau

Lorsque le critique Germano Celant, alors âgé de vingt-sept ans, crée le terme d’arte povera, destiné à désigner une position artistique commune à plusieurs artistes[3], la majorité de ceux qu’il regroupe ont une existence artistique largement antérieure à cette opération de nomination. La scène est à Gênes, en Ligurie, galerie La Bertesca, septembre 1967. Celant ouvre une exposition de groupe qui a pour titre : Arte povera e IM Spazio (IM pour imaggine). À la fin de l’année 1967, le critique développera son point de vue d’une manière plus théorique dans un bref texte de la revue italienne Flash Art, publiée à Milan, sous le titre : « Arte Povera : Notes pour une guerilla » (n°5, novembre-décembre 1967). Six artistes sont conviés à la Bertesca, dont un seul n’a encore jamais montré ses oeuvres (Emilio Prini, né en 1943, à Brisino di Stresa, en Ligurie, et qui vit et travaille à Rome). Les autres ont déjà eu l’occasion, sans label de groupe, de développer et de montrer leur travail personnel. Celant a en effet réuni Alighiero Boetti, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Giulio Paolini et Pino Pascali.

Alighiero Boetti, né à Turin (1940-1994) a exposé ses oeuvres à la galerie Christian Stein à Turin en 1966. Autodidacte, « solitaire » comme il se définissait lui-même, il a passé quelque temps à Paris au milieu des années 1960 et y a élaboré ses premiers travaux. Il n’a pas encore de véritable notoriété au moment de l’exposition de Gênes. Au cours de sa carrière, il a essentiellement vécu et travaillé à Rome. Luciano Fabro, né en 1936 à Turin, a déjà à son actif des expositions importantes à Milan (où il vit et travaille) et Turin avant l’exposition collective fondatrice de 1967. Il a notamment développé une réflexion théorique indépendante qui sert partiellement de support au texte fondateur de Germano Celant. Jannis Kounellis est né au Pirée en 1936, il vit et travaille à Rome. Il a abondamment exposé à Rome depuis 1963, notamment à la galerie La Tartaruga. On a également pu voir son oeuvre à l’étranger au Stedelijk Museum, à Baden-Baden, à Dortmund, et aussi à la Biennale de Paris en 1967. Ses oeuvres sont également présentées à Turin (chez Christian Stein) et à Bologne. Giulio Paolini est né à Gênes en 1940. Il vit et travaille à Turin. Au moment de l’exposition de Gênes, Paolini a déjà exposé à Milan, Turin et Rome. Enfin Pino Pascali (1935-1968), né à Polignano, dans les Pouilles, qui vécut et travailla à Rome, exposait depuis 1965 dans cette ville, mais aussi à Milan, Turin, Essen, Cologne et Paris au moment où Celant lanca son opération.

La manifestation de Gênes n’est en aucun cas un point de départ. À l’exception du nouveau venu, Prini, qui restera d’ailleurs l’un des moins connus du groupe, les artistes ont déjà le soutien de galeries et une réputation dans le monde de l’art, certains ayant même un statut international (en particulier, Fabro, Kounellis et Pascali). L’opération menée par Germano Celant, qui est en quelque sorte le fondateur du groupe, fait suite à une période d’accumulation primitive de capital, dont il convient de reconstituer les étapes. C’est parce qu’il existe déjà un intérêt international pour les jeunes artistes italiens que le succès vient à l’entreprise de Celant. Celui qui est sans doute le plus connu des artistes italiens au sein de la génération née dans les années 1930 ne figure d’ailleurs pas dans le groupe présenté à Gênes. Michelangelo Pistoletto, né en 1933 à Biella et qui n’a cessé d’y vivre et d’y travailler, a exposé dès 1964 à la galerie Sonnabend à Paris, mais aussi au Walker Art Center à Minneapolis, à New York, Detroit et Bruxelles. Les meilleures galeries d’art contemporain d’Italie l’ont présenté abondamment depuis qu’en 1962, il a participé à sa première exposition de groupe au Centre culturel Olivetti à Ivrea, sous le titre : Giovani Pittori in Piemonte. Pistoletto est lui-même un théoricien de l’art, et sa production de textes est nettement plus développée que celle de Celant. D’autres artistes ne figurent pas dans l’exposition génoise. Leur notoriété présente est souvent supérieure à celle des artistes regroupés par Celant. Ainsi Giovanni Anselmo, né en 1934 à Borgofranco d’Ivrea, non loin de Turin, qui a toujours vécu et travaillé à Turin, a participé à des expositions de groupe à Turin (chez Christian Stein) aux côtés de Warhol, de Flavin et de Rosenquist. Pier Paolo Calzolari, né en 1943 à Bologne, qui vit et travaille à Fossombrone, près de Pesaro, expose régulièrement depuis 1965 au Studio Bentivoglio, lieu expérimental au coeur de sa ville natale. Piero Gilardi est né en 1942 à Turin, où il n’a cessé de vivre et de travailler : il a commencé à exposer très jeune, en 1962, dans sa ville natale. En 1967, on l’a déjà vu à Paris, New York, Cologne et Amsterdam. Mario Merz, lui, est né à Milan en 1925. Il a toujours vécu et travaillé à Turin et Milan, et expose dès 1962, essentiellement à Turin jusqu’en 1968. Marisa Merz, épouse de Mario, est née à Turin en 1931, et partage comme lui, ses activités entre Turin et Milan. Elle expose pour la première fois à Turin à la galerie Luna 2, au début de 1967. Giuseppe Penone, le plus jeune des artistes répertoriés, est né en 1947 à Garessio (Cuneo). Il vit et travaille près de Turin. En 1967, il n’a pas encore exposé. Quant à Gilberto Zorio, il a commencé à exposer au milieu des années 1960 à Turin. Il est né en 1944 près de Biella, vit et travaille à Turin. Il a, comme son ami Gilardi, exposé très jeune dans les lieux avant-gardistes de Turin.

Comme on le voit, l’origine géographique des artistes est plutôt concentrée. Sur les quatorze artistes représentés dans l’exposition rétrospective de 2001 à Londres, huit sont nés dans le Piémont dont la moitié à Turin. Quatre sont nés dans des provinces voisines (Lombardie, Ligurie, Émilie). Deux artistes seulement sont nés hors de l’Italie du Nord, Jannis Kounellis, d’origine grecque, et Pino Pascali, natif des Pouilles. Il est remarquable que huit des artistes cités aient continué de vivre et de travailler à Turin, contre quatre à Rome, un à Milan et un à Pesaro. Il serait cependant absurde de lier ces artistes à quelque chose comme un terroir, une origine commune, un socle ou un sol. Bien des critiques d’art assimilent aujourd’hui l’arte povera à une forme de geste identitaire, les oeuvres rassemblées sous ce label manifestant une « italianité », voire une « torinité ». Ainsi Karen Pinkus n’hésite pas à mettre en relation les artistes regroupés sous ce label avec les structures contraignantes de l’espace public turinois. Le manque d’espaces verts semble rendre compte des formes que prennent les protestations sociales autour des usines Fiat de Mirafiori. Ce thème permet deux connexions à la création artistique des années 1960: la raréfaction du vert renvoie à la raréfaction de la matière dans l’arte povera. L’agitation ouvrière et étudiante permet de comprendre l’implication idéologique des artistes (Flood et Morris 2001, p. 105-106). Nul sociologue n’aurait l’audace de proposer des explications aussi sociologistes. Qui plus est, le thème de la raréfaction objectale n’est pas vraiment central dans l’arte povera, et l’on peut considérer que ses représentants ont toujours mis la politisation de l’art à bonne distance (ou l’ont retraduite et réélaborée), à la différence d’autres artistes actifs à la fin des années 1960. S’il n’est pas interdit de lier les mouvements artistiques à l’histoire sociale, économique et politique de l’Italie, il faut éviter de prendre des raccourcis en oubliant de multiples médiations, et surtout en réduisant la spécificité des mondes artistiques.

L’ensemble des travaux et des trajectoires regroupés sous le label arte povera ne peut pas être caractérisé à partir d’une unité de formation. Seuls Luciano Fabro et Gilberto Zorio ont d’ailleurs eu un parcours scolaire dans l’esprit des beaux-arts. Luciano Fabro enseignera même plus tard à l’Accademia de Milan. Mario Merz et Michelangelo Pistoletto ont entamé une carrière de peintre avant de se lancer dans un art d’installation. D’une manière générale, l’humeur du groupe est plutôt hostile à l’institution de l’enseignement artistique : ce trait est d’ailleurs souvent partagé par un grand nombre d’artistes européens de l’époque, et il constitue l’atmosphère presque « naturelle » du monde de l’art. Plusieurs propositions de Germano Celant dans ses textes fondateurs ne font qu’exprimer cette humeur subversive et ne sont en aucune manière susceptibles de caractériser l’arte povera en tant que tel. Jannis Kounellis l’exprime sans ambiguïté dans un entretien avec Carla Lonzi :

On peut voir les choses très clairement quand on va dans une école d’art et qu’on apprend les « bonnes » techniques. Ils ne se préoccupent pas vraiment du fait qu’on change de technique au sens strict, mais il ne faut surtout pas changer d’idéologie. Ils font ça pour décourager la créativité du jeune élève, pour éviter qu’il ne procède à des changements radicaux. C’est la vraie fonction de l’enseignement académique, et de l’école en général. Ils enseignent une idéologie à laquelle les jeunes doivent adhérer et qu’il est impossible de modifier.

Lonzi, 1969, p. 92-94

La notion de groupe ne convient donc pas pour décrire le moment de formation de l’arte povera. Le « collectif » n’est d’ailleurs pas né d’une proposition unitaire ni d’un sentiment d’appartenance commune à quelque chose qui pourrait être une position dans le champ de l’art. Il n’y a pas de leader dans le groupe, aucune relation de maître à disciple, pas plus que de manifeste ou de corps doctrinal. C’est la raison pour laquelle il n’y aura pas de scission, de schisme ou d’excommunication. Les trajectoires restent toujours singulières : leur assimilation à un nom collectif ne modifie en rien leurs particularités. La mise en forme rhétorique d’un mouvement est postérieure à sa constitution en réseau. Germano Celant ne fait que nommer ce réseau, lequel a déjà une existence indépendante de son travail de désignation et d’officialisation. Il est particulièrement difficile d’identifier un point d’origine, un foyer unique de l’effervescence artistique. Il n’y a pas de fondateur, de moment de fondation, de geste inaugural. C’est précisément après coup que Celant rassemble six artistes dans la galerie génoise. Il est significatif que le premier rassemblement visible n’ait pas lieu à Turin, mais dans une ville qui n’est pas particulièrement caractérisée par son effervescence artistique. Le choix du lieu semble plutôt imposé par la nécessité : Celant vit à Gênes et il a des facilités à monter son affaire dans une ville où il a quelques appuis.

L’analyse du réseau de l’arte povera serait impossible si l’on n’évoquait pas d’abord l’absence de centralité de la vie culturelle en Italie. Si Rome, la capitale, est un lieu important dans l’histoire intellectuelle et artistique du pays, elle n’en constitue pas pour autant un lieu hégémonique où convergeraient toutes les formes d’énergie. Il est particulièrement significatif que les artistes ne migrent pas vers un lieu central au cours de leur projet. Est frappant au contraire le souci de maintenir ses activités près de son lieu de naissance et du milieu qui a vu éclore la volonté d’être artiste. Une telle attitude peut être difficilement assimilée à une volonté de vivre et de créer au pays : les artistes d’Italie du Nord n’ont jamais revendiqué d’inscription régionaliste de leur art. Si le territoire local est quelquefois investi comme support de l’action, il l’est seulement, semble-t-il, à titre de ressource disponible. C’est ainsi que Giuseppe Penone développe ses premiers travaux en sollicitant les lieux de son environnement natal : la rivière (où il fait ses premières expériences sur l’inscription de son propre corps dans l’espace), le champ de son ancêtre Giovanni Battista Penone, etc. Il en est de même pour toutes les oeuvres qui englobent une relation à l’environnement, à l’espace où à la nature : le répertoire des actions artistiques se constitue ordinairement en référence au monde proche, même s’il ne s’agit jamais de l’exprimer ou de prendre appui symboliquement sur cette proximité. Ainsi l’oeuvre de Penone intitulée « Pietra, corda, albero, sole » (1968) s’appuie sur des images locales, mais l’espace réflexif qu’elle ouvre n’est aucunement territorialisé.

La dynamique locale doit être cherchée ailleurs. À l’échelle macrosociologique, il importe bien sûr d’évoquer la très forte croissance économique de l’après-guerre, dont les effets se font sentir majoritairement sur le triangle Milan-Gênes-Turin. Ce qu’on a appelé le « miracle italien » concerne surtout les régions déjà industrialisées du Nord : les technologies modernes de production se développent dans de grandes unités en même temps que les petites entreprises, à caractère familial et situées dans des villes moyennes qui sont un lieu de forte innovation (comme en témoignent les entreprises de textile et de prêt-à-porter). Les rapports sociaux aussi bien que les relations à l’espace se trouvent très brutalement modifiés. Le cinéma italien des années 1950 et 1960 illustrera la nouvelle conjoncture avec une lucidité critique qui contribue fortement à sa reconnaissance internationale. À ces changements rapides, il faut ajouter la nécessité de rompre avec le passé fasciste, avec ce que Pier Paolo Pasolini appelait « Italietta », mélange d’esprit bourgeois, de fascisme et de provincialisme, et qui existe encore dans l’Italie de l’après-guerre. Il y a là l’expression d’une sorte d’avantage au vaincu, qu’on voit se manifester sous d’autres formes en Allemagne et au Japon, mais qui trouve indubitablement sa meilleure expression culturelle en Italie. La présence de Fiat à Turin est aussi essentielle, pas seulement parce que Mirafiori est un des grands laboratoires de la protestation ouvrière, mais parce que la production automobile entraîne avec elle toute une série d’effets : elle dynamise le design italien, qui devient, comme le cinéma (dans lequel l’automobile — particulièrement la Fiat Topolino — joue un rôle éminent), une référence internationale dans le répertoire d’images qui constitue désormais la modernité. La dynamique urbaine qui caractérise Turin dans les années 1960, la force des tensions sociales, la richesse du débat critique et l’intensité des relations dans l’espace social font partie des facteurs généraux qui permettent d’expliquer partiellement l’effervescence culturelle. Le cinéma italien a montré, à travers le tour réflexif qu’il a pris, sa capacité de porter un regard autocritique sur les transformations sociales. Il n’est pas seulement un facteur de diffusion de l’image de l’Italie à l’étranger. Il est aussi un puissant vecteur de l’internationalisation de l’Italie. La prospérité des producteurs et des metteurs en scène, qui voyagent beaucoup, suscite de nouvelles vocations de collectionneurs. Il n’est guère besoin de rappeler l’importance de Michelangelo Antonioni et de Luchino Visconti comme collectionneurs et incitateurs de nouvelles relations entre intellectuels, producteurs et artistes. L’univers de la dolce vita renvoie aussi à la réalité d’un monde social dans lequel sont multipliées les occasions de sociabilité festive, les rencontres internationales et la valorisation des enjeux culturels, qui peuvent devenir des objets de snobisme ou de mode. Entre l’hédonisme et la métaphysique, une nouvelle figure de l’italianité culturelle se dessine (Woody Allen en donnera une image ironique dans un de ses films en imitant, bien qu’avec un fort accent américain, un cinéaste italien d’avant-garde à la rhétorique absconse), qui se diffuse à l’étranger, particulièrement en France et aux États-Unis. Une telle réorientation de la représentation d’une culture est évidemment de nature à faciliter l’acceptation et la validation de formes culturelles innovantes émanant de ce pays.

La reconstruction de l’après-guerre implique une ouverture plus grande sur le monde extérieur, particulièrement au-delà de l’univers de la culture latine qui a longtemps fonctionné comme un horizon mental. Le rapport privilégié à la France commence à se déliter. Si les jeunes artistes de l’Italie du Nord ont pu faire des séjours en France ou nouer des liens avec des artistes français, en particularité avec le groupe de Nice (on a beaucoup vu Ben Vautier à Turin et Milan au cours des années 1960), il n’en reste pas moins que Paris ne constitue plus le lieu d’apprentissage, de socialisation ou de consécration qu’il a pu être dans le passé pour des artistes italiens. Ceux-ci ont assimilé très vite la nouvelle position de New York dans la géographie de l’art contemporain. Avant de développer leurs positions théoriques et esthétiques, ils ont regardé du côté de l’art minimal américain, ils ont constitué un espace de référence original qui a permis de dépasser l’alternative figuration-abstraction, alors que cette opposition continuait de structurer les débats français. La Biennale de Venise a eu une fonction essentielle pour la mise à disposition des oeuvres de l’art américain et a facilité des occasions de socialisation. La réorientation des artistes italiens vers New York a été facilitée par la reconnaissance internationale de deux des grands gestes artistiques de l’après-guerre, ceux de Lucio Fontana et de Piero Manzoni : l’un et l’autre ont fortement contribué à déplacer les termes du débat artistique et à déprovincialiser l’Italie. Il faudrait ajouter également le nom d’Alberto Burri, encore que cet artiste ait privilégié une sorte de discrétion sociale qui l’a peut-être empêché de jouer un rôle de référent ou d’entraîneur. Michelangelo Pistoletto définissait ainsi sa position dans un entretien : « Je n’avais pas une vision italienne de ce que pouvait être l’art moderne. J’avais plutôt une vision globale et surtout internationale. En effet, à Turin, l’information artistique permettait d’être au courant tant du travail des artistes italiens les plus intéressants, les plus avancés, que du travail des artistes, anglais, français et américains. Je prenais connaissance de leurs oeuvres plus ou moins en même temps » (Ligeia, 1998 p. 125). Pistoletto ajoute qu’à Turin, c’étaient plutôt les artistes américains, bien qu’il évoque aussi des oeuvres de Klein, vues à Milan à la galerie Il Naviglio.

Une autre caractéristique de la vie artistique italienne est sa faible institutionnalisation. Il est remarquable que les premiers moments de l’arte povera se soient joués dans un système de relations entre artistes, galeristes et critiques, dont le sort est étroitement lié et dont aucun n’a de passé institutionnel. L’attachement exceptionnel des premiers collectionneurs milanais ou turinois, qui figurent souvent dans le cercle étroit des proches des artistes, se déplacent pour les vernissages en Italie et à l’étranger et deviennent de véritables « supporters », au sens sportif du terme, est un élément important de la constitution du réseau. L’existence de ce premier cercle est essentielle pour la compréhension de la suite des événements. Les interactions sont très fréquentes. L’interminable discussion sur la situation de l’art contemporain fournit l’occasion de fabriquer un système de références commun, souvent assez lâchement construit : très peu de choses sur la pauvreté ou la minimalité, mais beaucoup sur l’énergie, la matière, la situation d’exposition, et le rapport entre la pièce et le spectateur. L’oeuvre fait entrer dans le monde, elle pose en termes nouveaux la question de l’art et de la vie. Lorsqu’on lit les écrits d’artistes ou de critiques, on est frappé non seulement par les effets d’autodidaxie, mais aussi par le caractère souvent peu contraignant des énoncés. Il règne une sorte de grande liberté d’expression artistique, qui contraste avec le caractère très dogmatique de bien des manifestes de l’époque. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas être pris au piège des effets de contexte que favorise l’apparent « guerillerisme » de Germano Celant. Les artistes et les critiques rassemblés sous le label arte povera prennent toujours une forme de distance avec l’idéologie. Ils n’utilisent jamais les diverses formes de théorisation comme espace de contrainte. Bien que plusieurs artistes (Fabro et Pistoletto en particulier) soient de véritables théoriciens, le texte ne présente jamais un caractère d’écueil ou d’obstacle pour la matérialité d’un faire. On remarque une sorte de joie à construire, quelquefois même à produire des dispositifs de l’ordre du décor, qui différencie ces productions de l’art conceptuel.

Quelques liens sont essentiels. Pistoletto est au coeur du réseau turinois en cours de constitution : c’est son action qui contribue à changer les conditions de l’activité artistique dans la ville. C’est lui notamment qui a attiré le galeriste Sonnabend. Pistoletto raconte ainsi l’histoire. Se trouvant un jour à Paris, il essaie de voir ce qui est exposé dans la galerie. Mais celle-ci est vide. « Revenez dans une semaine, dit Sonnabend. — Mais je rentre en Italie demain », dit l’artiste. Sonnabend lui montre alors quelques oeuvres dans ses réserves (Warhol, Liechtenstein, Rosenquist, Oldenburg, Jaspers Johns, etc.). L’intérêt contenu que manifeste Pistoletto conduit le galeriste à lui demander s’il est critique. « Je suis artiste, répond l’autre. — Puis-je voir ce que vous faites ? » Pistoletto va chercher un de ses petits tableaux-miroirs dans sa voiture. Sonnabend demande alors s’il peut garder l’oeuvre pour la montrer à New York à son ami Leo Castelli dans la semaine qui suit (Ligeia, 1999, p. 134). La connexion Turin-New York est faite, et elle aura de grands effets. Il y a deux manières d’interpréter cette anecdote. La première peut faire sa part à la chance, voire au miracle. La deuxième peut voir dans la rencontre l’aboutissement du long travail de familiarisation avec l’art américain que Pistoletto a mené, qui lui permet instantanément d’intéresser le galeriste et d’être reconnu par lui sans autre médiation que celle d’un espace de référence commun. Le lien Turin-New York exerce très rapidement ses effets sur la vie artistique locale, principalement par l’intermédiaire de la femme du galeriste, Ileana. C’est ce lien qui va permettre à un jeune assistant de la galerie Galatea, Gian Enzo Sperone, de monter une galerie entièrement consacrée aux nouvelles formes de l’art italien. La galerie Galatea a abrité les premières oeuvres de ce groupe d’artistes (notamment lorsqu’ils produisaient encore des pièces ressemblant à des tableaux) et dont le responsable n’apprécie guère les nouvelles orientations, notamment celles de Pistoletto, qui a accédé au marché plus tôt que les autres. L’entreprise de Sperone va être le meilleur soutien, avec celle de Christian Stein, des jeunes artistes piémontais, parce qu’elle est d’emblée en relation avec le marché new-yorkais. Le réseau est né.

Identité revendiquée, identité perçue

L’italianité de l’arte povera a été fortement perçue, bien que ses membres aient très vite été pris dans le système international de l’art et montrés dans de tout autres contextes que ceux qui avaient présidé à la naissance de leur « collectif ». La référence à l’Italie a plus été de l’ordre du travail du commentaire a posteriori que de l’ordre de la revendication par les artistes. Il est clair cependant que les artistes n’ont jamais nié leur relation à une continuité culturelle, et qu’ils n’ont jamais émigré, alors que leurs marchands souhaitaient qu’ils traversent l’Atlantique pour améliorer leurs chances de carrière internationale. L’arte povera n’a cependant jamais été un art identitaire (à la différence de l’occitanisme affiché d’un Ben Vautier, qui a bien connu les artistes de Turin) comme il s’en manifeste souvent, ni un art de résistance affiché contre la domination américaine, ni un art de référence à une tradition nationale. Au contraire, en utilisant leur propre idiome, en déplaçant leurs problèmes d’héritage et d’enracinement, en délocalisant très fortement les discussions sur l’art menées en Italie, les artistes considérés ont d’une certaine manière internationalisé le site de leur propre intervention. Ils sont sortis du contexte italien avant même d’être reconnus sur la scène internationale. Dès qu’ils y sont apparus en tant que tels, ils ont tiré des ressources inédites de leur position relativement périphérique pour affirmer l’originalité et l’irréductibilité de leur présence.

On évoquera pour commencer l’étonnant travail d’assignation à un lieu que le travail du commentaire favorisé par l’entrée dans l’institution a développé. Les textes inauguraux, on l’a vu, ne posent jamais la question du lieu : ils posent les questions esthétiques de manière décontextualisée, en ayant recours à la métaphore politique et en jouant sur la critique de la place assignée au consommateur d’art dans le processus de mise en visibilité de l’art. Tout cela pourrait en apparence avoir lieu en dehors du Piémont, c’est-à-dire partout dans le monde développé où règne ce qui est appelé assez vaguement le système. La première phrase du texte historique de Germano Celant l’indique assez clairement : « D’abord vint l’homme, puis le système. C’était comme ça que ça se passait. Maintenant la société produit, et l’homme consomme. » C’est la situation de l’homme moderne, où qu’il soit, qui fait l’objet des énoncés, c’est la question des interactions entre l’art et la vie qui se trouve posée à travers la discussion de l’espace de la manifestation. Germano Celant a néanmoins, dans l’après-coup ouvert par la réussite de ses premières opérations, réidentifié le mouvement à un territoire. Ce point de vue s’est exprimé dans plusieurs grandes expositions montées à l’étranger, comme « Identité italienne » en 1981 au Centre Pompidou à Paris, ou The Italian Metamorphosis 1943-1968, présentée au Guggenheim Museum de New York en 1995. Les deux expositions ont été organisées par Germano Celant, devenu, après avoir été l’instigateur, après coup, de l’arte povera, l’interprète officiel de la culture italienne sur la scène internationale. La plus récente était la plus ambitieuse : évoquant toutes les formes d’expression, du cinéma au design industriel, le Guggenheim Museum rattachait l’effervescence italienne à l’histoire politique et économique du pays depuis que les troupes anglaises et américaines avaient libéré le Sud du pays en 1943. Il s’agissait aussi de montrer dans quelle mesure les grands acteurs culturels, qu’ils soient revenus après avoir émigré pendant le fascisme, comme l’historien d’art Lionello Venturi (installé aux États-Unis) ou les peintres Alberto Burri (établi au Texas) et Lucio Fontana (réfugié en Argentine), ou qu’ils aient été au coeur de l’avant-garde des années 1920 et 1930 (en particulier les futuristes survivants, comme Enrico Prampolini, fondateur de l’Art Club à Rome), avaient puissamment contribué à fournir une alternative à la proposition culturelle totalisante des communistes. Le retour des émigrés a créé les conditions d’une internationalisation des débats esthétiques, mais il a permis aussi la sortie d’un cadre idéologique contraignant (le fait de devoir se déterminer pour ou contre les choix esthétiques communistes), qui a sans doute exercé plus d’effets dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest, dans lesquels la proposition communiste a gardé, dans les champs de l’art ou de la vie intellectuelle, une position centrale. Bien que le Parti communiste italien ait été plus puissant, quoique moins dogmatique que la plupart de ses homologues européens, il a sans doute joué un rôle moins important dans la reconstruction culturelle du pays que le pcf en France.

La situation immédiate de l’après-guerre impose une réévaluation du passé. La nécessité de la rupture impose des réévaluations et des déplacements de la scène du débat : les Italiens sont libérés de l’obligation de se situer comme une puissance historique dans la nouvelle géographie artistique et intellectuelle. Ils ne sont pas handicapés, comme les Français, par l’obligation de maintenir la croyance en la position de Paris comme capitale des arts et des lettres. Ils ont au contraire à purger leur passé, à réévaluer le mariage du provincialisme et du nationalisme qui a été l’une des principales assises culturelles du fascisme. Ils se trouvent dans un espace entièrement dérégulé institutionnellement : il n’existe pas de puissance académique. L’univers des possibles est extrêmement ouvert alors même que la contrainte de la réévaluation exige une très grande réflexivité historique et une rupture ostensible avec le passé. L’iconoclasme commun à Fontana, Burri et Manzoni aussi bien que l’anticipation de certains gestes du minimalisme, particulièrement dans l’oeuvre de Fontana, participent effectivement de la réévaluation autocritique de l’art italien. La multiplication des groupes d’artistes autour de projets communs (parmi lesquels le Manifesto Bianco ou la Nuova Secessione artistica italiana) témoigne d’une grande effervescence, mais aussi d’une très grande sociabilité artistique fondée sur la volonté de produire des réévaluations de l’histoire aussi bien que de réinterroger la ligne de démarcation entre l’art et la vie ordinaire. Une telle position exigeait, comme l’a fait Fontana dans ses Concetti spaziali, de poser, sur un terrain inédit, les questions de la lumière et de la forme, de l’espace et du cadre, de l’environnement et de l’oeuvre. Il faut noter d’abord le caractère extrêmement souple de ces groupes, qui ne se fédèrent pas autour de canons doctrinaux mais plutôt à partir de procédures communes, et qui n’ont jamais recours au caractère ostentatoire des propositions inaugurales (comme ce fut le cas pour le surréalisme et le futurisme). À ce titre, l’excès langagier ou comportemental est étranger à ces démarches artistiques, comme si les acteurs avaient intégré les limites objectives de la provocation et l’avaient situé sur un terrain purement esthétique, renforçant ainsi l’autonomie de leur monde.

Ensuite, la nécessité de la rupture avec l’académisme ou l’avant-gardisme du passé ne conduit pas à l’abandon de certaines formes de spécificité italienne. Les critiques d’art ont pu noter à bon droit que l’effervescence fondatrice du futurisme avait été réintégrée (qu’il s’agisse des décompositions lumineuses de Giacomo Balla ou du polimaterismo de Prampolini, mais aussi du travail d’Umberto Boccioni ou de Fortunato Depero). Plus largement, les tenants de l’arte povera, en réévaluant leur position dans l’histoire culturelle italienne, et en produisant une sorte de théorie générale, ont tenté de penser leur italianité à travers des filiations historiques. L’entretien que Luciano Fabro a accordé à Giovanni Lista, critique fort actif dans le processus de réinscription territoriale de l’arte povera, est particulièrement significatif (Ligeia, 1999, p. 29-51). Invité à esquisser une généalogie de ce courant en référence à l’histoire artistique de l’Italie, Fabro évoque d’abord le sculpteur Medardo Rosso, qui a été, après son long séjour en France, le « passeur » de la sculpture moderne en Italie. Le futurisme vient ensuite et sa proposition, critiquable et surtout pas toujours productive en matière de qualité des oeuvres, selon l’artiste milanais, a eu comme mérites principaux de vouloir « déprovincialiser » l’Italie et de revendiquer l’immanence sociale et historique de l’art. Fabro insiste beaucoup sur la question de la provincialité italienne : « Les futuristes ont voulu se placer dans une attitude concrète. Je crois que la situation sociale et culturelle italienne du début du siècle, c’était vraiment la province, quelque chose de très gris. C’est probablement pourquoi ils ont eu cette idée de la modernité... » Revenant sur le chaînon qu’a pu constituer Giorgio de Chirico, Luciano Fabro soutient que l’oeuvre de cet artiste constitue une sorte de combinaison d’ouverture internationale (« la ligne allemande de l’art moderne ») et de provincialisme (« l’histoire de l’art classique devenue provinciale ») survivant très fortement dans la culture commune des Italiens. À partir de tous les témoignages qu’on peut recueillir sur la vision qu’ont eue les artistes liés à l’arte povera sur leur position dans la géographie internationale de l’art, on peut conclure à une sensibilité aiguë de leur part quant aux implications de la situation locale sur le front de l’art contemporain. La notion de provincialité permet de prendre en compte les limitations induites par la localité des débats, mais elle est combinée avec une prise en compte des ressources qu’offre l’espace italien pour le renouvellement des problématiques. Au provincialisme dénoncé s’oppose un localisme revendiqué, localisme puissamment transformé par l’utilisation fort savante de tous les moyens de communication contemporains. Ce localisme n’est en aucune manière une revendication identitaire ou nationaliste : il exprime pour l’essentiel le constat lucide de la valeur des ressources locales dans la reconnaissance contemporaine d’un projet artistique.

Centre et périphéries

À l’issue de ces remarques qui devraient être développées, on peut tirer quelques conclusions provisoires sur les relations entre une offre extrêmement localisée et très marquée territorialement, et l’univers aujourd’hui globalisé de l’art. L’histoire de l’art occidental est une histoire de migrations et de circulations. Comme dans bien d’autres domaines, l’idée selon laquelle la « mondialisation » ou la « globalisation » auraient récemment mis fin à la coexistence d’univers locaux au profit d’un marché mondial unifié est une illusion. Les artistes occidentaux ont admis bien plus tôt que d’autres corps professionnels la nécessité d’un nomadisme qui les portait vers les commanditaires et plus généralement vers les centres de pouvoir, sources de crédit et de reconnaissance. L’arrachement de l’artiste au sol natal, comme condition de possibilité de la mesure de soi, comme confrontation au monde, constitue même un élément anciennement antériorisé de la figure héroïque de l’artiste (Fabiani 1994). Il n’est pas nouveau non plus de constater la forte relation inscrite dans l’histoire entre l’art et le pouvoir, ni le caractère bien établi d’une centralité de la production du crédit artistique. Des travaux récents ont bien montré les limites des ambitions correctrices du volontarisme bureaucratique national sur le fonctionnement du monde international de l’art contemporain (Moulin 1992 ; Moulin 2000 ; Quemin 2000 ; Quemin 2001).

L’intérêt du mouvement de l’arte povera permet de poser en termes nouveaux la question des périphéries artistiques. On peut considérer qu’il existe deux modalités principales de l’inscription de localités artistiques dans le flux principal de l’art international. La première a une longue histoire : elle est celle de l’intégration de l’altérité, de la volonté de puiser l’énergie artistique à la source, qui est souvent synonyme d’humeur anti-institutionnelle ou anti-académique. On retrouve cette orientation dans l’intérêt que le xxe siècle a porté à toutes les formes d’arts primitifs et plus récemment aux formes d’expression minoritaires ou socialement périphériques dans lesquelles l’enjeu pour la création est de capter l’énergie sociale à la source, dans les favelas aussi bien que dans les quartiers pauvres des grandes agglomérations occidentales. Les formes récentes de l’intérêt pour les formes d’expression périphériques s’inscrivent dans une orientation plus ancienne de l’art occidental qui consiste à prendre pour objet les situations culturelles les plus ordinaires.

La situation de l’arte povera est fort différente des formes, esquissées ci-dessus, d’intégration de productions artistiques locales à un marché mondial. Souvent, celles-ci ne présupposent pas de stratégies complexes de la part des producteurs : c’est précisément leur étrangeté, leur « fraîcheur », leur différence et leur caractère non assimilable par rapport aux standards dominants de l’art contemporain qui font leur prix, lequel est entièrement déterminé par le marché international (l’intérêt pour des artistes africains ou asiatiques participe de ce processus de reconnaissance et d’annexion). On est ici dans une logique de mise en spectacle de l’altérité qui suppose différentes procédures de traduction et de formatage : celles-ci sont au principe de l’idéologie des « cultures du monde », dont la présence est plus forte pour ce qui concerne le théâtre, la danse et la musique, mais qui se développe également dans les arts visuels. L’arte povera désigne un tout autre sens du mot périphérie : la déprovincialisation, qui est au principe de la mobilisation des jeunes artistes piémontais dans les années 1960, constitue un programme ambigu. Il s’agit à la fois de se défaire d’une forme de retard esthétique et idéologique, dénoncé également par le cinéma de Fellini et les écrits de Pasolini, mais aussi de reconnaître la situation désormais prééminente de l’art américain, ou plus exactement d’accepter la manière désormais américaine de dire les fins de l’art. Une telle acceptation est la condition du crédit qui est donné à ces artistes. Mais ce crédit est aussi donné à l’extraordinaire puissance énergétique de cette forme d’art. Les nombreux développements, souvent obscurs, sur l’énergie psycho-physique dans les écrits critiques ou théoriques concernant l’arte povera, pourraient être retraduits en ce qu’ils expriment, du côté des créateurs, une forme particulièrement énergétique de la volonté d’art. À l’évidence, l’insistance qu’ils mettent à parler d’énergie constitue une citation (plus ou moins consciente) de la démarche futuriste, qui faisait grand usage. Dans le cas des artistes piémontais et lombards des années 1960, l’énergie est peut-être entendue de deux façons : il s’agit d’abord d’une forme d’expression qui concentre et confronte des forces dans l’espace de l’oeuvre ; mais il s’agit aussi de l’expression d’une sorte de certitudo sui des artistes qui déploient une énergie confiante qui tranche nettement avec le nihilisme foncier d’une partie de l’avant-garde européenne des années 1960. Une des formes paradoxales de cette dimension énergétique est la capacité de rester « vivre au pays », rarement accordée aux artistes dans l’histoire. Comme les Vitellonni de Fellini, les jeunes hommes de l’arte povera restent dans leurs villes. Mais à la différence des personnages du film, ils inventent de nouvelles formes de connexion au monde.