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Je voudrais d’abord exprimer mon admiration à l’auteure de cette analyse d’un roman comme celui de Kadaré, et ce, pour deux raisons : premièrement parce qu’il s’agit d’une narration non seulement nationale en raison de son ancrage dans une tradition historique, géographique et culturelle où tout se noue autour des questions des territoires (formation et déformation d’identités collectives et personnelles liées à des conflits à la fois sociaux et ethniques, stratégies de censure développées sur l’enjeu du territoire, investissements symboliques de la notion, circulation de mythes et de légendes à travers les frontières), et deuxièmement parce que l’oeuvre romanesque de Kadaré demeure, pour nous lecteurs éloignés et souvent mal informés sur l’actualité de l’Albanie, une sorte de cadre de référence pour la lecture d’une tradition entière. Les romans de Kadaré participent de notre culture néanmoins globale et y introduisent des défis qui restent à être « canonisés » ; ils constituent inévitablement une instance de médiation pour notre compréhension de l’expérience collective d’un pays entier longtemps méconnu. C’est à partir de ces fictions qu’on forge notre regard et notre discours à la fois sur une partie de l’Europe jusqu’à très récemment vouée au silence. Dans ce sens, il me paraît absolument intéressant d’entreprendre une analyse structurale d’un des textes qui se font l’écho d’une aire culturelle. Cette analyse structurale aurait pour autant un sens beaucoup plus riche si elle faisait le point sur les modalités selon lesquelles ce récit devient un des vecteurs de notre connaissance qui, dans ce cas, est fondée sur des fictions.

Par ailleurs, je suis tout à fait Nathalie Heinich lorsqu’elle dit militer pour une pluralité d’approches, dans la mesure où cette pluralité n’évacue pas la connaissance recherchée et que chacune des approches fait nécessairement appel à une théorie de l’objet étudié.

L’auteure propose une analyse structurale du texte de Kadaré et se refuse à prendre en compte les références contextuelles, ce qui, à son avis serait faire preuve soit d’une interprétation sociologisante soit d’une étude empirique des faits. Je voudrais aussi souligner le fait que je ne vise absolument pas à invalider les acquis de l’analyse structurale et que je ne suis en aucun cas ce que l’auteure appelle profession de foi déconstructionniste ou postmoderne. Je reviendrai sur ce point. Je dirais même que le point commun dans cette discussion est justement l’effort pour contribuer à prendre au sérieux des textes romanesques dans le cadre des travaux entrepris en sciences sociales. Je rejoins donc parfaitement le projet ou plutôt le cadre scientifique proposé par Nathalie Heinich lorsqu’elle favorise le développement d’une analyse des fictions dans le cadre de la sociologie. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que je tends à privilégier le domaine des sciences sociales à l’intérieur duquel la sociologie aurait beaucoup à gagner en s’enrichissant d’une pluralité de méthodes ; pluralité de méthodes ne signifie pas éclectisme relativisant mais, au contraire, ouverture à des modes de production du discours. En d’autres termes, à mon avis, surtout lorsqu’on a affaire à des textes comme celui de Kadaré, il est intéressant de mettre l’accent sur le mode de connaissance auquel la théorie de l’objet étudié nous conduit.

Les questions dignes d’approfondissement et de discussion que le texte de Nathalie Heinich soulève étant très nombreuses (et c’est en fait là un de ses grands mérites), je me limiterai à la présentation de trois points qui me paraissent particulièrement intéressants :

  1. la question de la contextualisation dans le cadre de l’analyse structurale ;

  2. la façon dont l’auteure insère la problématique postmoderne dans ses propos ;

  3. la place qu’elle fait à la déconstruction.

La question de la contextualisation

Essayer de contextualiser un texte romanesque ne signifie pas réduire le produit du savoir au sociologisme ou à l’empirisme. On y voit là deux partis pris à la fois exclusifs et impérieux, ce qui menace la pluralité d’approches tant désirée.

Il serait difficile d’avancer un argument convaincant contre la cohérence de la vieille méthode de Goldmann qui propose de dépasser le texte pour l’expliquer, dans le cadre d’une analyse sociologique (Goldmann, 1970, p. 108). Si je prends Goldmann comme exemple, ce n’est pas pour rendre hommage à un classique, mais surtout pour mettre en valeur un point qui n’est pas contradictoire avec l’insistance de N. Heinich, lorsqu’elle milite pour une multiplicité d’approches. Le travail de Goldmann est évidemment un travail de structuraliste (génétique, certes, mais les nuances qui font la différence n’imputent pas pour autant son insertion dans le cadre du structuralisme) et ici il est à mon avis très utile dans le sens où il nous montre que l’analyse structurale n’ est pas univoque et qu’elle n’exclut pas a priori le recours à des références historiques, sociales, culturelles ou autres.

Par ailleurs, « l’interprétation » du roman de Kadaré qui consiste « à extraire d’un corpus les éléments structurels pour en dégager un modèle général, éventuellement transposable à d’autres corpus », évacue en quelque sorte la socialité ou les moyens par lesquels le texte est socialisé. L’analyse structurale de Greimas, qui fournit un grand nombre d’outils utiles à l’analyse des éléments structurels en préservant un souci d’ordre anthropologique, ainsi que celle de Propp ne nous en disent pas assez sur la socialisation des textes étudiés. Or, contextualiser le texte ne signifie pas nécessairement en dévoiler le sens caché (qui n’en est pas un) mais mettre en valeur les mécanismes par lesquels on apprend avec le texte romanesque en question et les usages qu’on peut faire de ce savoir dans le cadre de la vie sociale (Hamon, 1972).

Le travail de situation historique (et spatiale) du roman de Kadaré aurait énormément consolidé la problématique du territoire. Il est évident qu’il s’agit d’un mythe, d’une narration qui voyage dans les Balkans et qui sert à comprendre aussi bien l’histoire que les narrations de la région. Le livre de Kadaré Qui a ramené Doruntine ? est la version romancée (et albanaise) du mythe du frère mort, qui constitue une vieille légende balkanique ; légende qui se présente sous plusieurs formes différentes, elle devient parfois « narration nationale », mais reste néanmoins un des outils précieux pour comprendre la question de la transition dans le monde balkanique. Dans le folklore des Balkans, le mythe du frère mort devient un dispositif thématique de plusieurs romans soit en tant que version à l’état pur, comme dans le cas du texte de Kadaré, soit en tant que motif littéraire inséré dans différents textes. Il devient, selon les cas, conte pour enfants, chant, lamentation ou proverbe.

Nathalie Heinich a admirablement bien dégagé les questions de territoire qui s’y imbriquent, mais l’importance historique du mythe est en quelque sorte omise. L’analyse structurale n’empêche pas le respect du cadre social dont le mythe fait partie. De même, en tant que mythe, il n’est pas moins réel que fictionnel, il est avant tout narré et à mon avis, il est bien préférable de s’en tenir à la problématique des narrations, des récits et à partir de l’analyse de leur fonction, d’essayer de comprendre les questions de territoire. L’importance attribuée à la bessa dans le texte, le fait qu’elle scelle non seulement le triomphe de la culture et la dignité de Stress mais aussi le dénouement de l’intrigue, prouve « l’existence matérielle d’une donnée signifiante (Molino, p. 24) » qui a trait non seulement au contexte mais aussi et surtout au texte lui-même. La bessa n’est jamais une simple promesse : intimement liée aux questions de l’honneur, elle contient en elle-même la garantie de l’exécution, le gage de réalisation de la promesse ; elle réalise le respect absolu de la promesse orale et ainsi devient-elle (presque) partie d’une identité fondée sur les questions d’honneur. Comme la bessa implique le conflit, sa participation à la formation de l’identité, sa réalisation textuelle permet des analyses très enrichissantes sur les médiations qu’elle entraîne.

Nathalie Heinich privilégie « la compréhension des logiques par lesquelles les acteurs tiennent à de telles fictions », ce qui prouve son intérêt pour les acteurs, voire pour les modalités selon lesquelles les textes romanesques sont reçus et les usages qu’on peut en faire. À mon avis, la question qui se pose ici c’est : dans quelle mesure ces logiques ne font-elles pas partie de l’univers des lecteurs et aussi comment peut-on les mettre en valeur dans le cadre de la sociologie sans rendre compte de la socialisation des sens qui y sont véhiculés. Les logiques internes au texte fournissent des cadres de compréhension, certes, mais n’empêchent pas pour autant le développement de stratégies de lecture qui les dépassent ou qui les transgressent pour construire un sens. Si ces logiques étaient exclusives, inchangées et hors de contexte, nos lectures seraient indifférenciées. On ne peut pas nier que c’est là un des apports principaux de la sociologie de la lecture, à savoir la multiplicité des processus par lesquels les acteurs reçoivent les textes. De même, la dimension sociologique se met en valeur selon l’importance qu’on attribue aux mécanismes de production et d’appropriation du sens d’un texte romanesque, la dynamique interprétative qu’on reconnaît aux sujets, la façon dont on analyse non seulement ces mécanismes mais aussi dont on les insère dans des univers plus vastes susceptibles de légitimer le sens produit. Les exemples dans la bibliographie en sociologie de la littérature abondent : je rappelle encore Goldmann et la lecture de Racine dans le cadre du jansénisme, la lecture politique du texte de Robbe-Grillet par Leenhardt, pour arriver aux apports (fort discutables d’un point de vue sociologique — nous sommes d’accord —, mais néanmoins dignes de faire l’objet de débats féconds), des Audience Studies, qui dépassent largement le domaine littéraire pour discuter la question de la réception en des termes que le jargon professionnel appelle postmodernes (Brooker et Jermyn, 2003).

Je passe donc au deuxième point, à savoir la façon dont l’auteure de l’article présente « les foudres de la critique postmoderne ». Suivant Nathalie Heinich, je dis d’emblée que le fondement conceptuel du postmodernisme nous a fourni un grand nombre de points de vue et même de partis pris difficilement soutenables, mais cela ne doit pas nous empêcher de poursuivre le débat critique. Par ailleurs, le postmodernisme n’est en aucun cas l’unique condition/critique/théorie (il serait utile d’expliquer de quoi il s’agit au juste) qui ait donné lieu à des expressions discutables, voire importunes, dans un cadre de rigueur scientifique. À mon avis, il faut d’abord se mettre d’accord sur ce dont on parle. Par un curieux malentendu ou tout simplement à cause du manque de dialogue et d’échange scientifique entre les deux côtés de l’océan, les théories liées au postmodernisme à l’américaine relèvent d’un découpage de l’objet d’étude qui suit des catégories purement anglo-saxonnes et découle à mon avis, de l’importance accrue qui est attribuée au système conceptuel et théorique du modernisme. Le postmodernisme américain est fondé, pour une grande part, sur une lecture de théories énoncées en France en effectuant des groupements absolument curieux aux yeux des intellectuels français. La French theory qui, dans un passé récent, mais plutôt révolu, faisait l’objet de débats intenses au sein des tenants du postmodernisme, n’est pas reconnue en tant que théorie unifiée et totalisante dans le cadre de la réflexion scientifique française. Comme le note Varikas à propos du débat sur le genre, « la communication des deux côtés de l’Atlantique serait plus facile si on admettait que ce qui est notoirement connu, critiqué et débattu comme (French) poststructuralism, French theory est le produit d’une appropriation sélective et d’une réélaboration par certains cercles universitaires américains de la pensée d’un certain nombre d’intellectuels français qui sont rarement groupés ainsi en France et qui, pour la plupart, n’accepteraient probablement pas cette désignation : Jacques Lacan, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Julia Kristeva, Roland Barthes. De même, l’intitulé [sic] de French feminism se réfère à la pensée d’auteures telles qu’Hélène Cixous, Luce Iragaray ou Julia Kristeva qui, en France, ne se revendiquaient pas du féminisme et n’apprécieraient probablement pas d’être regroupées sous la même enseigne (Varikas, 1993, p. 61) ».

Il est vrai que la réflexion poststructuraliste a nourri largement le discours sur la postmodernité, indépendamment des groupements plus ou moins arbitraires. Il est pour autant difficile de réduire la pensée postmoderne à la simple production d’articles de foi sans indiquer la version à laquelle on se réfère. Nathalie Heinich nous donne l’impression qu’il s’agit d’un tout homogène composé d’un corps théorique compact susceptible de fournir des réponses selon des schémas analytiques absolument totalisants. Or, s’il y a un point commun aussi bien à la condition qu’à la critique de ceux et de celles qui s’attachent au postmodernisme, c’est la formulation d’une critique aux schémas reçus et à l’essentialisme issus du modernisme. Il ne s’agit ni d’un grand récit ni d’une théorie globale. De même, il est assez risqué de traiter les postmodernes de cette manière sans se situer par rapport aux nombreuses facettes du postmodernisme ; nombreux sont ceux et celles qui discutent encore les limites de ce qui est appelé modernité et postmodernité d’autant plus que selon les orientations, les écoles ou les points de vue, il est difficile d’en définir les traits distinctifs. Est-ce que le travail de Habermas qui conçoit la postmodernité en tant que projet inachevé relève du même fondement conceptuel que la postmodernité de Lyotard ? Et où se situent les limites théoriques et les termes pertinents à partir desquels on peut faire la distinction entre condition/théorie et critique postmodernes ? Les critiques qu’on peut faire aux postulats postmodernes (bien qu’il ne s’agisse pas d’une question de postulats, mais au contraire de leur manque) sont nombreuses et il est impossible d’ignorer celles qui ont déjà été faites (Harvey, 1992 ; Lash, 1990). Dans ce cadre, le problème qui surgit concerne plutôt le refus du dialogue scientifique, puisque ses termes ne sont point distincts. Si l’on se limite aux différences de statut référentiel sur lesquelles l’auteure insiste, il faudrait se référer aux travaux qui en illustrent les formes douces et les formes dures. Le débat sur l’interdépendance du réel, du symbolique et de l’imaginaire surtout dans le cadre de la fiction n’invalide en aucun cas l’identité de chaque instance. On peut en tenir compte et continuer d’insister aussi bien sur l’interdépendance que sur la question du contexte ou du hors-texte « car en fait, ce qui confère l’unicité de la référence, c’est l’utilisateur de l’expression et le contexte dans lequel il l’utilise, ce contexte étant pris ensemble avec l’expression elle-même » (Linsky, 1974, p. 163). Mais si l’on évacue l’interdépendance et la mise en contexte, on cesse de traiter les textes dans leur littérarité pour les transformer en matière première non fictionnelle indifférenciée des documents non artistiques dont se servent les sociologues.

La vulgate déconstructionniste dont parle Nathalie Heinich pose le même type de questions lorsqu’on essaie de l’intégrer dans un débat critique. Le manque de références à des oeuvres données relevant de la déconstruction empêche l’échange productif sur la base de partis pris ou des points d’analyse théorique dignes d’approfondissement. Par ailleurs, si comme le note Lash, la théorie poststructuraliste est postmoderne (Lash, 1990, p. 69), il ne faut pas s’en étonner, puisque Nathalie Heinich traite la théorie et la condition en tant que foudres de critique ou vulgates. Or, il s’agit d’un problème infiniment plus compliqué : il suffit de lire les textes de Derrida et de Paul de Man pour se rendre compte que la discussion ne tourne pas autour du culturalisme et que l’importance attribuée aux textes, qu’ils soient écrits, oraux, antérieurs ou simultanés à la lecture, soulève un grand nombre de questions qui relèvent non seulement de la critique de la domination, mais proposent de nouveaux éléments absolument précieux pour penser la domination. De toute façon, la critique de la domination n’est pas une caractéristique du discours déconstructionniste : elle le précède et le surpasse à plusieurs niveaux. Si on réduit la critique de la domination au culturalisme, on évacue son poids sociologique en laissant peu de marges au débat sur les rapports de pouvoir en tant que facteurs déterminants du changement social tout en tombant dans le piège du relativisme (Cuche, 1996, p. 40-49). Les questions qui relèvent de l’unité de l’oeuvre, l’importance des lectures antérieures de chaque texte, l’intérêt porté aux rapports entre les signifiants et les catégories métalinguistiques qu’on utilise pour analyser chaque oeuvre (Culler, 1982, p. 228) ne sont pas des indicateurs d’un soubassement culturaliste.

Pour conclure cette note critique, il me paraît important de souligner que la poursuite du débat suppose la définition des enjeux. L’article de Nathalie Heinich ne rend pas visibles les enjeux que pose l’analyse des textes fictionnels dans le cadre de la théorie sociologique. On a l’impression que le texte romanesque n’en est pas un enjeu, mais juste un prétexte de contenu dont les particularités artistiques ne sont pas prises en compte. Si la déconstruction et le postmodernisme ont jadis donné lieu à des polémiques, on est actuellement en mesure de juger leurs apports et d’approfondir la réflexion dans la mesure où les textes romanesques sont faits pour être lus, donc pour agir dans le social. Il reste à penser les termes de leur action sur l’espace social et à repenser aussi bien les théories du sujet ainsi que celles de l’objet : la théorie sociologique en sera la grande gagnante si on ne l’exclut pas de cette réflexion.