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Traduction : Suzanne Mineau

À une certaine époque, il était courant de déduire le niveau de vie d’un ménage de la position sociale du seul soutien de famille. Depuis vingt-cinq ans toutefois, cette hypothèse de travail est remise en question ; on se demande si les membres d’un même ménage partagent dans les faits la même position dans la stratification sociale, ou s’il faut considérer les hommes et les femmes de ces ménages comme ayant théoriquement des positions différentes, voire inégales. Même si les polémistes ne s’entendent pas, au plan conceptuel, sur l’unité d’analyse qui doit être utilisée, les deux parties ont recours dans leurs analyses à des mesures de stratification qui sont établies sur le plan individuel.

Je remets en question, dans cet article, la justesse de cette position qui ne permet pas de répondre à certaines questions clés de la recherche comparative en stratification sociale. En utilisant les États-Unis, l’Allemagne et la Suède comme exemples, je montre que la comparaison de la mobilité intragénérationnelle définie sur le plan des ménages produit des résultats différents de ceux qu’on obtient au moyen de mesures établies sur le plan individuel. Ces résultats donnent à penser qu’on ne peut résoudre d’importantes questions en matière de mobilité à l’aide de mesures fondées uniquement sur le statut du chef de ménage[2]. De façon plus générale, ces résultats laissent supposer qu’aucune recherche fondée sur des mesures individuelles ne peut rendre compte adéquatement de la mobilité du niveau de vie dans un monde où les membres d’un ménage sont dépendants les uns des autres en matière de revenu, où les niveaux de vie varient selon la taille et le revenu des ménages ainsi que selon les impôts et paiements de transfert des États providences qui ne sont pas en étroite corrélation avec le statut professionnel du chef du ménage.

Profession, classe sociale et niveau de vie

Avant l’importante croissance de la présence des femmes sur le marché du travail et avant que l’instabilité des ménages ne devienne manifeste, les théories de la stratification sociale présumaient que la famille ou le ménage constituait l’unité théorique appropriée pour l’étude des inégalités et qu’il était possible d’établir la classe ou la position sociale de la famille à partir de celle de son gagne-pain masculin[3]. Depuis vingt-cinq ans, cette hypothèse de travail fait l’objet d’une polémique. Comme le signale Sørensen (1994) dans son excellente analyse de cette polémique, la solution des féministes au problème théorique créé par la croissance de la présence des femmes sur le marché du travail a été de renoncer à la famille comme unité d’analyse au profit de l’individu (homme ou femme), en faisant de la situation professionnelle de cet individu la mesure appropriée de sa position dans la stratification sociale (Acker, 1973). D’autres chercheurs ont défendu l’approche traditionnelle (Goldthorpe, 1983) ou plaidé en faveur d’un « modèle de dominance », dans lequel le statut de la famille se fonde sur la situation professionnelle la plus élevée parmi tous les travailleurs adultes de cette famille (Erikson, 1984). Dans leurs tentatives pour établir une classification conjointe des individus, les chercheurs ont généralement traité la situation professionnelle des hommes et celle des femmes comme des variables distinctes, des « ressources », dans des équations destinées à prédire des résultats sur le plan du ménage, par exemple la réussite scolaire des enfants (Sewell et al., 1980).

Ces différentes approches prennent le plus souvent pour acquis que le statut professionnel du principal soutien de famille constitue une mesure adéquate de la situation économique de tous les membres de la famille. On justifiait généralement cette hypothèse en s’appuyant sur le lien entre la profession et le revenu à long terme (le soi-disant revenu « permanent »). C’est ainsi que Hauser et Warren (1997) ont défendu l’importance du statut professionnel parce que « la profession peut être mesurée de façon fiable, même par personne interposée » ; de plus, parce que le statut professionnel « semble représenter une caractéristique fiable et déterminante des personnes ou des ménages, à cause de sa stabilité dans le temps et de sa forte corrélation avec d’autres variables sociales et économiques […], il est peut-être un meilleur indicateur du revenu à long terme (appelé permanent par les économistes) qu’un revenu observé à un seul moment » (p. 178, 198 ; voir dans Sørensen (2000) l’expression de la même opinion[4]). Bien des débats au sujet de la stratification sociale ont donc porté moins sur la représentativité de la profession que sur la meilleure façon d’incorporer des informations supplémentaires relatives au travail dans la mesure de position dans la hiérarchie sociale. Il s’agissait par exemple de savoir s’il fallait combiner la profession à d’autres informations sur les relations d’emploi (comme le travail autonome) (Goldthorpe, 1987 ; Wright, 1985) ; s’il fallait utiliser une mesure continue reflétant une combinaison pondérée de la moyenne des années d’études ou des revenus des travailleurs des différentes professions[5] ou ne reposant que sur la moyenne des années d’études ou sur la moyenne des revenus (Hauser et Warren, 1997) ; si les professions détaillées elles-mêmes devaient servir d’indicateurs du statut (Rytina, 1992) ; ou si la meilleure approche était un compromis entre les professions détaillées et les classes sociales (Grusky et Sørensen, 1998).

Tournant le dos à de telles perspectives, je soutiens dans cet article que les approches fondées sur le « cheminement de carrière professionnelle » donnent une image incomplète de la trajectoire socioéconomique au cours de la vie, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, même s’il peut être une mesure satisfaisante du revenu « permanent » de l’individu, l’emploi n’est pas une mesure adéquate du revenu « permanent » du ménage parce qu’il ne tient pas compte du travail d’autres adultes actifs de ce ménage (Szelényi, 1994)[6]. Deuxièmement, les mesures fondées sur l’emploi ne tiennent pas compte des fluctuations « transitoires » du revenu dues à des fluctuations des heures travaillées, à un changement d’emploi ou au chômage ; de plus, des travaux récents laissent entrevoir, du moins aux États-Unis, un accroissement possible de ces fluctuations (Moffitt et Gottschalk, 1994). Troisièmement, les modifications de la composition du ménage ont des effets démontrables sur son revenu qui ne sont pas pris en compte par la mesure traditionnelle du statut de la famille. Quatrièmement, des individus qui occupent un même emploi ont des niveaux de revenus très différents, et il est possible qu’une proportion significative de ces différences soit « permanente ». Enfin, les mesures du statut qui se fondent sur l’emploi ne conviennent pas à l’étude des effets de l’État providence sur la stratification parce qu’en règle générale, les programmes sociaux influent sur le revenu du ménage et non pas sur la profession du chef de ménage.

Dans une étude comparative, la différence entre des mesures fondées sur l’individu et celles qui concernent la famille ou le ménage peut être particulièrement importante pour plusieurs raisons. Premièrement, la force du lien entre la profession et le revenu dépend des caractéristiques de la structure du marché du travail qui peuvent varier d’un pays à l’autre. Deuxièmement, la force de ce lien peut également varier d’un pays à l’autre à cause de différences dans la stabilité de la participation au marché du travail des gagne-pain secondaires des ménages (Blossfeld et Hakim, 1996). Troisièmement, le lien entre la profession du soutien principal et la mobilité du niveau de vie du ménage varie en fonction de la stabilité de la composition du ménage, et celle-ci est également différente d’un pays à l’autre (McLanahan et Casper, 1995). Enfin, les répercussions sur le niveau de vie d’un ménage d’une modification dans les gains d’emploi ou dans la composition du ménage dépendent de la capacité des politiques fiscales et sociales d’un État providence d’atténuer ces répercussions (Esping-Andersen, 1999 ; DiPrete et McManus, 2000). On devrait s’attendre à ce que des politiques sociales très différentes selon les pays entraînent des variations du lien entre la profession et le revenu. Les chercheurs reconnaissent de façon explicite que les mesures qui se fondent sur la profession constituent un compromis, une tentative « d’exprimer en raccourci des variables qui caractérisent la capacité des individus, des familles, des ménages […] à créer ou à consommer des biens qui sont prisés dans notre société » (Hauser et Warren, 1997, p. 178). Ce compromis pourra être plus ou moins satisfaisant selon les pays, ce qui rend problématique l’usage de mesures fondées sur la profession pour l’étude comparative des différences et des changements du niveau de vie au cours de la trajectoire de vie.

Dans cet article, je teste la capacité des mesures individuelles fondées sur la profession à traduire adéquatement les écarts entre les pays quant à la mobilité du niveau de vie des ménages. Pour ce faire, je compare des recherches qui se fondent sur la mobilité professionnelle avec des recherches qui utilisent des mesures du niveau de vie des ménages, pour analyser la structure de la mobilité en Suède, en Allemagne et aux États-Unis. Le statut professionnel (ainsi que la mobilité professionnelle) est par sa nature une mesure individuelle qui, comme nous venons de le voir, sert souvent à caractériser les conditions de vie du ménage du détenteur d’un emploi. Le niveau de vie est au contraire une véritable mesure sur le plan du ménage, qui réunit les revenus provenant des gains d’emploi ou d’autres sources (incluant les revenus du capital) de tous les membres et les corrige en fonction de la taille du ménage. Comme toutefois les ménages sont souvent instables au cours des années, il vaut mieux, dans une étude dynamique, définir le niveau de vie sur le plan individuel, en assignant à chaque individu le niveau de vie du ménage auquel il appartient à chaque année prise en compte dans la mesure de la mobilité. Les études sur la mobilité professionnelle et la mobilité du niveau de vie que je compare ci-dessous sont donc similaires, au sens où elles utilisent l’individu comme unité d’analyse. Mais en plus de présenter des mesures distinctes, ces études diffèrent également sur un autre point important. En règle générale, les études sur la mobilité professionnelle portent sur les individus qui font partie de la population active (et ont donc une profession). Les études sur la mobilité du niveau de vie peuvent englober les membres d’un ménage qui ne sont pas eux-mêmes sur le marché du travail et elles peuvent ainsi fournir des informations plus générales sur le degré de stabilité ou de mobilité du niveau de vie dans chaque pays. Dans la section suivante, nous verrons si ces deux approches donnent les mêmes résultats dans les comparaisons entre pays.

La mobilité sociale vue à travers la trajectoire professionnelle

Les analyses comparatives de la mobilité professionnelle s’appuient sur une conceptualisation des différences entre la structure du marché du travail des pays comparés. En Allemagne, les marchés du travail se caractérisent par une plus grande stabilité que ceux de la Suède et des États-Unis. Cette stabilité est attribuée à deux causes. Tout d’abord, le marché du travail allemand est étroitement réglé par un système de certificats d’études ; ces certificats régularisent la transition de l’école au travail et réduisent la mobilité professionnelle au cours de la vie (Kappelhoff et Teckenberg, 1987 ; Blossfeld, 1987 ; Blossfeld, Giannelli et Mayer, 1993). En Suède et aux États-Unis, par contre, le lien entre l’école et le travail est faible ou modéré (Müller et Shavit, 1996), et cela entraîne un taux supérieur de mobilité d’emploi et de mobilité professionnelle, surtout en début de carrière. Ensuite, les emplois sont considérés comme plus stables en Allemagne qu’en Suède et aux États-Unis, parce que les entreprises de ces deux derniers pays ont recours plus rapidement aux mises à pied comme mesure de redressement, même dans le cas de travailleurs d’expérience (Björklund et Holmlund, 1987 ; Standing, 1988 ; De Neubourg, 1990 ; Büchtemann, 1993 ; Grubb et Wells, 1993 ; ocde, 1994). Grubb et Wells, en particulier, ont accordé à l’Allemagne un rang supérieur à la Suède sur l’échelle de la sécurité d’emploi, et la littérature indique que les États-Unis se classent derrière ces deux pays sous ce rapport.

Les études comparatives de mobilité de classe ou d’emploi confirment généralement que l’Allemagne présente une faible mobilité et les États-Unis une mobilité relativement élevée, tandis que la Suède occupe une position intermédiaire. Kappelhoff et Teckenberg (1987) ont comparé directement la mobilité des hommes au cours de leur carrière (écart entre le premier emploi et l’emploi actuel) en Allemagne et aux États-Unis. Ils ont analysé les tableaux publiés par Featherman et Hauser (1978, appendice E) à partir des données américaines de 1973 sur les changements professionnels au cours d’une génération (ocg ii) et les tableaux qu’ils ont établis pour l’Allemagne de l’Ouest à partir de allbus 1984, zuma-Bus 1982 et de l’enquête sur les salaires de 1980-81. Comme les deux auteurs l’expliquent eux-mêmes (1987, p. 16-29), ils sont partis de la classification en 17 groupes professionnels de Featherman et Hauser et ils ont recodé les données allemandes pour les rendre aussi comparables que possible ; ils ont ensuite regroupé les données des deux pays en cinq groupes (Kappelhoff et Teckenberg, 1987, tableau 6a, p. 29). Les pourcentages de mouvements hors des catégories d’origine sont reproduits dans le tableau 1 pour quatre des cinq groupes (les agriculteurs étant exclus). Kappelhoff et Teckenberg ont trouvé des taux de mobilité ascendante et descendante beaucoup plus élevés aux États-Unis qu’en Allemagne (voir Kappelhoff et Teckenberg, 1987, tableau 6b, et les explications détaillées qu’ils donnent aux pages 28 et suivantes).

Comme aucune étude semblable n’a été publiée pour la Suède, j’ai comparé les résultats de Kappelhoff et Teckenberg avec les analyses de Michael Tåhlin (communication personnelle et Tåhlin, 1993) sur la mobilité des hommes entre le premier emploi et l’emploi occupé en 1991, fondées sur l’Enquête suédoise sur le niveau de vie[7]. Ces résultats, qui se trouvent également au tableau 1, montrent que la Suède se situe grosso modo entre les États-Unis et l’Allemagne pour le degré général de mobilité ; en Suède, le taux de mobilité ascendante est aussi élevé et même plus élevé qu’aux États-Unis, tandis qu’un pourcentage beaucoup plus faible de Suédois que d’Américains affichent une mobilité descendante. Des résultats similaires apparaissent dans d’autres publications. En analysant la mobilité à court terme dans les années 1980 à partir de données sur les hommes, DiPrete et al. (1997) ont constaté qu’en Suède les taux de mobilité de classe et d’emploi se situent généralement entre ceux de l’Allemagne et des États-Unis, tout en étant un peu plus près des premiers que des seconds[8]. Soulignons aussi l’étude d’Allmendinger (1989) qui a comparé la dynamique de la mobilité professionnelle des hommes nés entre 1929 et 1931 aux États-Unis, en Allemagne de l’Ouest et en Norvège, ce dernier pays étant souvent comparé à la Suède. L’auteure a constaté que le déroulement des carrières était plus méthodique en Allemagne qu’aux États-Unis et en Norvège, car il y avait moins de changements d’emploi et proportionnellement plus de mouvements ascendants.

Tableau 1

Ampleur des mouvements entre le premier emploi et l’emploi actuel des hommes en Allemagne, aux États-Unis et en Suède

Ampleur des mouvements entre le premier emploi et l’emploi actuel des hommes en Allemagne, aux États-Unis et en Suède
Sources : Kappelhoff et Teckenberg (1987) ; Tåhlin (communication personnelle) d’après une classification de l’auteur.

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Ces résultats confirment l’hypothèse voulant que la mobilité au cours d’une vie soit relativement élevée aux États-Unis par rapport à la Suède et à l’Allemagne. Ils confirment aussi les propositions suivantes : les Allemands qui commencent leur carrière dans des emplois ayant un statut supérieur sont protégés d’une chute vers des emplois de statut inférieur ; les Américains courent des risques relativement élevés de connaître des mouvements ascendants et descendants ; enfin, les hommes suédois ont connu (du moins avant la récession du début des années 1990) de hauts taux de mobilité tout en étant relativement protégés de mouvements à la baisse.

La mobilité sociale vue à travers les changements de revenu et de niveau de vie des ménages

Dans la littérature, les approches pour analyser la mobilité du revenu ou du niveau de vie des ménages diffèrent sous plusieurs aspects[9]. Je me limite ici aux études qui se servent des mesures du revenu disponible corrigées en fonction de la taille du ménage (lorsqu’elles existent) ainsi que de la méthodologie proposée par Shorrocks (1978). La méthode de Shorrocks repose sur une comparaison du niveau d’inégalité du revenu à un moment donné (calculé à l’aide du coefficient de Gini, de l’indice de Theil ou de toute autre mesure) par rapport au taux d’inégalité qu’on obtiendrait si le revenu était estimé comme une moyenne calculée sur une période plus longue. Si le niveau d’inégalité du revenu moyen au cours d’une période plus longue est inférieur au niveau d’inégalité à un moment donné, cela indique précisément le degré de mobilité du revenu dans cette société[10]. Notons que cette mesure correspond à un concept de mobilité relative, en ce sens qu’elle calcule la réduction de l’inégalité par rapport au taux d’inégalité transversal dans cette société. Pour cet article, j’ai choisi la mesure de Shorrocks parce qu’elle est disponible pour des comparaisons pertinentes et récentes entre les trois pays à l’étude ; mais il ne faut pas oublier qu’il existe des tableaux comparatifs de la mobilité en Allemagne de l’Ouest et aux États-Unis (Fabig, 2000), ainsi qu’en Suède et aux États-Unis (Fritzell, 1990), établis à partir des catégories de revenu, et dont les résultats sont similaires à ceux des études fondées sur la méthodologie de Shorrocks que j’analyse ci-dessous[11].

Le tableau 2 présente un résumé des résultats pertinents d’Aaberge et al. (1996) ainsi que de Burkhauser et Poupore (1997), auxquels s’ajoutent des données de Gottschalk et Smeeding (2000) et mes propres calculs. La définition des échantillons est quelque peu différente dans les deux premières études, mais cela n’influe pas sur la cohérence interne des comparaisons appariées présentées au tableau 2[12]. Ce tableau fournit une image très différente de celle qui ressort des matrices de mobilité du tableau 1. Les valeurs des lignes 1 et 3 des sous-tableaux A et C proviennent des tableaux 1(b) et 2(b) d’Aaberge et al. (1996). La ligne 1 donne une estimation de l’inégalité moyenne au cours d’une période de cinq ans (1986-1990) dans les deux pays. La ligne 3 présente une estimation de la mobilité fondée sur la mesure de Shorrocks calculée à l’aide du coefficient de Gini. La mesure transversale de l’inégalité (une moyenne pondérée des mesures transversales de chaque année) est obtenue en divisant la valeur de la ligne 3 par la valeur de la ligne 1. Ces données montrent que, pendant ces cinq ans, la mobilité du revenu d’emploi et du niveau de vie est en réalité plus élevée en Suède qu’aux États-Unis. Les sous-tableaux B et D du tableau 2 présentent des renseignements similaires obtenus par Burkhauser et Poupore (1997) pour les États-Unis et l’Allemagne de l’Ouest (voir le tableau 2 de ces auteurs) en utilisant la mesure de Shorrocks calculée à l’aide de l’indice de Theil pour les années 1983-1988[13]. Leurs résultats révèlent un fait inattendu (pour les sociologues), soit une mobilité plus faible aux États-Unis qu’en Allemagne.

La contradiction apparente entre les résultats d’Aaberge et al. ou de Burkhauser et Poupore et les conclusions habituelles des études sociologiques est due en partie à l’écart entre la mobilité relative et absolue. Aaberge et al. ainsi que Burkhauser et Poupore utilisent une mesure de mobilité relative plutôt qu’absolue. Dans la formule de Shorrocks, le dénominateur est le taux d’inégalité transversal des revenus dans un pays. Ce chiffre est beaucoup plus élevé aux États-Unis qu’en Suède ou en Allemagne. Par conséquent, un écart moindre entre le taux d’inégalité transversal à long terme en Suède et en Allemagne est amplifié par un taux d’inégalité relativement bas des revenus (par rapport aux États-Unis). Pour permettre une meilleure comparaison des résultats des tableaux 1 et 2, j’ai normalisé les mesures de mobilité du tableau 2 en utilisant la même base pour tous les pays, ce qui équivaut à comparer l’écart absolu entre les taux d’inégalité transversaux à long terme dans chaque pays. Ce calcul apparaît à la ligne 4 de chaque sous-tableau du tableau 2. Il montre une mobilité beaucoup plus grande des revenus provenant du marché du travail aux États-Unis qu’en Suède. Dans les deux pays, la mobilité du revenu disponible des ménages est plutôt similaire, ce qui peut surprendre. Une comparaison de la mobilité absolue du revenu d’emploi en Allemagne et aux États-Unis, corrigée en fonction de la taille des ménages, montre en fait des taux de mobilité légèrement plus élevés en Allemagne qu’aux États-Unis, tandis que les États-Unis affichent un taux de mobilité absolue supérieur, une fois que les impôts et les transferts gouvernementaux sont pris en compte.

Tableau 2

Mobilité relative et absolue du revenu en Suède, en Allemagne et aux États-Unis

Sous-tableau a

Sous-tableau b

Sous-tableau c

Sous-tableau d

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De toute évidence, l’écart entre ces résultats (surtout dans les comparaisons entre l’Allemagne et les États-Unis) et les résultats provenant des matrices de mobilité du tableau 1 doit s’expliquer en termes de mobilité sur le plan des ménages et non des individus. Les analyses de McManus et DiPrete (2000) résolvent la contradiction apparente dans les résultats américano-allemands des tableaux 1 et 2 en montrant que les salaires des femmes qui ont des conjoints sont plus instables en Allemagne de l’Ouest qu’aux États-Unis (ce qui accroît l’instabilité du revenu des ménages allemands avant la prise en compte des politiques gouvernementales). McManus et DiPrete (2000) montrent également que les politiques fiscales et sociales de l’Allemagne entraînent une plus grande stabilité que les politiques américaines, ce qui explique pourquoi la mobilité absolue est plus élevée aux États-Unis qu’en Allemagne lorsqu’on tient compte de ces politiques dans les calculs (tableau 2, sous-tableau D). Les études de la mobilité du revenu démontrent néanmoins que, vue à travers les études sur la mobilité relative du revenu des ménages, l’image des trois sociétés est bien différente de celle que laissent apparaître les études sur la mobilité professionnelle fondée sur le cheminement de carrière. Cette constatation souligne le danger potentiel de trop centrer les analyses sur les professions pour comprendre les processus de mobilité intragénérationnelle, parce la mobilité professionnelle cache d’importants événements reliés à l’emploi et aussi des processus au sein des ménages qui peuvent avoir de fortes répercussions sur la mobilité.

Conclusion

Les recherches comparatives en mobilité sociale ont visé à découvrir l’ampleur des variations de la mobilité sociale d’une société à l’autre, les raisons d’être de ces variations et leurs implications pour les théories des inégalités sociales. Un objectif clé de ces recherches a été de réduire les variations observées entre les nations à un ensemble restreint de « régimes de mobilité » qui non seulement donnaient un sens aux données, mais permettaient d’expliquer les variations par des différences historiques ou nationales dans les institutions sociales qui régissent la mobilité. En dépit de l’existence d’outils statistiques de plus en plus perfectionnés, la réussite de ces recherches laissait à désirer. En réaction, certains ont remis en question la principale stratégie méthodologique de la recherche « de troisième génération » sur la mobilité (Ganzeboom, Treiman et Ultee, 1991) ; d’autres se sont interrogés sur l’utilité d’analyser la mobilité à partir d’un regroupement en catégories de classe sociale par opposition à une étude directe des professions sous-jacentes à ces catégories (Grusky et Sørensen, 1998). Pourtant, si on considère, à la suite de Sørensen (2000), la classe sociale définie sous l’angle des « conditions de vie » comme la mesure fondamentale permettant de comprendre la mobilité, il est peu probable que de telles modifications soient suffisantes à elles seules. La mobilité professionnelle demeure évidemment une question très importante. Les revenus d’emploi du principal soutien de famille représentent encore la première source de revenu dans la plupart des ménages, et la profession est un bon facteur prédictif (bien qu’imparfait) du niveau de ces gains. En outre, la mobilité professionnelle est un élément important dans l’étude des structures des marchés du travail. Par contre, elle ne représente qu’un des éléments de la mobilité du niveau de vie des ménages. Pour caractériser le régime de mobilité d’un pays, il faut aller au-delà de la conceptualisation de la classe sociale ou de l’emploi du principal soutien de famille pour prendre en compte les facteurs historiques et institutionnels qui ont affaibli le lien entre le statut du principal soutien de famille et le niveau de vie du ménage.

D’autres chercheurs ont analysé l’affaiblissement de ce lien à l’intérieur du cadre méthodologique de l’analyse traditionnelle de la mobilité. Le meilleur exemple de cette approche se trouve sans doute dans les travaux d’Esping-Andersen et de ses collaborateurs (Esping-Andersen, 1993). Ces chercheurs se demandaient si la fluidité sociale au cours de la trajectoire de vie avait diminué avec le passage de la société industrielle à la société postindustrielle. Aux yeux des auteurs de ce livre, l’importance de cette transition vient du fait qu’elle a brisé le système de production fordiste, qui avait créé des carrières relativement stables pour les hommes de classe ouvrière et de classe moyenne et qui avait associé l’amélioration du sort des ménage aux possibilités de carrière du chef masculin de ce ménage. En se concentrant sur le cheminement professionnel des hommes et des femmes, ces chercheurs ont découvert « d’importantes divergences sur le plan international : des modèles distincts en Amérique du Nord, en Scandinavie et en Allemagne » (Esping-Andersen, 1993, p. 236), qui correspondent aux trois régimes providentiels de leur typologie bien connue (Esping-Andersen, 1990).

Bien que cette approche représente un progrès important, les résultats présentés dans le présent article laissent croire que la démarche empirique d’Esping-Andersen et de ses collaborateurs ne va pas assez loin, puisqu’elle n’analyse pas directement la mobilité du point de vue du niveau de vie des ménages. Les études sur la mobilité du revenu et du niveau de vie que j’ai analysées dans cet article démontrent l’importance, en recherche comparative, de la distinction empirique entre la structure de la mobilité professionnelle et la structure de la mobilité du niveau de vie des ménages. Le régime de mobilité au cours de la vie comporte, dans chaque pays, de multiples composantes, notamment celles-ci :

  1. La structure du cheminement de carrière, qui est généralement représentée dans les études sur la mobilité comme la transition du premier emploi à l’emploi « actuel », c’est-à-dire au moment de l’enquête.

  2. L’écart entre les taux de mobilité du revenu et les gains chez des individus appartenant au même groupe professionnel, par suite de la mobilité des salaires et des heures de travail.

  3. La mobilité due à des changements dans la situation d’emploi des adultes du ménage.

  4. La mobilité due à des changements dans des gains ne provenant pas d’un emploi.

  5. La mobilité du niveau de vie du ménage par suite de changements dans la composition de celui-ci.

  6. L’effet des programmes sociaux et des politiques fiscales sur les conséquences d’un changement de niveau de vie provoqué par les quatre premiers éléments de cette liste.

Pour comprendre la structure de la mobilité au cours de la vie dans un pays, il faut donc comprendre non seulement la structure de la mobilité professionnelle, mais aussi les mécanismes institutionnels qui contribuent ou non à atténuer les coups durs qui peuvent menacer la stabilité des conditions de vie d’un ménage. Considérées sous cet angle, les études empiriques sur la mobilité des ménages que j’ai passées en revue dans cet article doivent donc être enrichies théoriquement et empiriquement parce qu’elles ne traitent pas directement de la question de la fluidité sociale. Pour obtenir de meilleurs résultats, il faudrait considérer au moins trois questions importantes. Premièrement, il faut tenir compte de la part de la population d’un pays qui commence sa vie adulte dans une position de marginalité socioéconomique. Deuxièmement, il faut analyser les mécanismes structurels qui existent pour échapper à une telle position et les résultats empiriques de ces mécanismes. Troisièmement, il faut considérer les mécanismes structurels qui accroissent ou réduisent le risque d’être marginalisé au cours de la trajectoire de vie. On pourrait poser des questions similaires au sujet du passage des frontières floues qui séparent les niveaux de vie de la « classe moyenne » et des « riches ».

De toute évidence, chacune de ces transitions dépend de façon complexe, dans chacun des pays, du marché du travail, du marché des capitaux, des institutions qui accroissent ou diminuent le niveau de stabilité des ménages ainsi que des politiques fiscales et sociales. Les répercussions des six éléments mentionnés précédemment sont très interdépendantes, et il faut en fin de compte incorporer ces interdépendances dans tout modèle théorique ou empirique satisfaisant du régime de mobilité au cours de la vie. La construction d’un tel modèle constitue sans aucun doute un défi important, mais il vaut la peine de le relever en raison des avancées intellectuelles qui en résulteront pour les études comparatives de la mobilité sociale.