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L’attention accrue portée à l’individu, au corps et au biographique ainsi qu’aux rapports d’identité et d’altérité dans l’étude des sociétés postmodernes fait de la sociologie de l’intimité un domaine en pleine effervescence, parce qu’il met l’accent sur des processus constitutifs de relations sociales ainsi que sur les aspects subjectifs et réflexifs des liens sociaux (Bellah et al., 1985 ; Giddens, 1991, 1992 ; Melucci, 1996). La formation du couple, dont il sera question dans cet article, en constitue un bon révélateur puisqu’elle implique la création d’une cellule sociale.

Depuis que les relations conjugales se développent en deçà, sinon en dehors de l’institution du mariage (Battagliola, 1988 ; Bawin-Legros, 1988 ; Dandurand, 1988 ; Théry, 1993 ; Bernier, 1996), la sociologie de l’intimité est de moins en moins confinée à la sociologie de la famille que pourtant elle englobe.

1. Les choix amoureux, les espaces de l’intimité, les discours et les codes de l’amour

Thème privilégié des médias, l’intimité est entrée en sociologie par diverses avenues. Erving Goffman (1959), en s’attardant aux passages entre espaces privés et espaces publics, a observé les changements de rôles et de la présentation de soi qui s’y manifestent ainsi que certains phénomènes minuscules (gestes et mots) par lesquels les acteurs structurent les situations, définissent leur identité, enclenchent des interactions, créent ou rompent des liens. Ces analyses sont transposées avec profit dans les études récentes de la conjugalité qui mettent l’accent sur les conceptions de soi et les itinéraires des acteurs ainsi que sur les dimensions subjectives, discursives et interactives de la relation de couple (Bellah et al., 1985 ; De Singly, 1996 ; Kaufman, 1992, 1993). Chez les historiens, la conjugalité est examinée sous l’angle des codes sociaux et des arrangements familiaux présidant au choix du conjoint en des sociétés qui au contraire laissaient peu de place aux individus et encore moins aux sentiments amoureux. Philippe Ariès et Georges Duby (1987) ont analysé comment, de l’Antiquité au xxe siècle, les changements de la sexualité, du familial, de l’individu, de la déviance et du secret s’inscrivent dans la mutation des espaces privés et publics, des modes d’habiter ainsi que des systèmes de parenté. Si l’Église chrétienne soutint très tôt l’échange des consentements des individus au mariage plutôt que les intérêts des familles (Goody, 1985 ; Segalen, 2003), il faut attendre la fin du xviiie siècle pour voir le thème du mariage associé à l’amour dans les écrits des élites ; les classes populaires, selon certains indices, auraient davantage laissé place aux choix individuels et aux sentiments (Flandrin, 1981 ; Gillis, 1997). Les discours de l’intime aux diverses époques renvoient en effet à leurs milieux d’élaboration, ce que Theodore Zeldin (1979) documente au sujet des passions françaises. Jack Goody (1998) fonde sur la présence de l’écriture les grandes différences culturelles dans l’expression de l’amour qui n’étaient pas un monopole de l’Occident.

À travers les discours littéraires français, Niklas Luhman (1998) observe la transformation des codes culturels de l’amour tributaires à chaque époque des systèmes de communication. Aux xvie et xviie siècles, les discours de l’amour passion ouvrent une brèche pour les sentiments individuels dans la formation d’unions qui demeurent encore assujetties aux stratégies des parentèles. L’amour romantique qui y succède au xviiie et, surtout, au xixe siècle répond aux incertitudes entourant le choix du conjoint qui dépend davantage des individus, tandis que l’institution du mariage continue d’encadrer la suite du parcours conjugal. À l’époque contemporaine, non seulement le choix du conjoint mais aussi les itinéraires conjugaux ne sont plus balisés par les institutions et s’avèrent incertains et fragiles. D’où le développement de techniques, de rituels et d’investissements personnels considérables pour constituer et soutenir le couple, objet paradoxal parce que foyer de décisions multiples, complexes, et d’émotions intenses, tout en étant dénué de repères et de frontières préétablies (Bulcroft et al., 2000 ; Dupré La Tour, 2000 ; Lemaire, 2002).

Dans les études sociologiques de la conjugalité, les transformations du soi et les itinéraires éducatifs et professionnels s’entremêlent de plus en plus avec la trame des relations conjugales et familiales comme l’analyse François de Singly (1996) à partir de films et de romans. Lors d’une enquête effectuée en Allemagne, Bech et Bech-Gernsheim (1995) observent l’importance de l’individualisation des rapports sociaux qui accompagne la multiplication des décisions imparties aux individus dans un couple. Les nouvelles régulations découlant des milieux professionnels et de l’État providence, la complexité des relations entre le privé et le public, et la transformation des rapports de genre vers l’équité introduisent selon ces auteurs un « chaos normal » dans les relations amoureuses. Dans ce contexte, le couple est l’objet d’un travail constant de négociation et d’organisation, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi l’objet d’une forte valorisation qui l’apparente par moments à une religion. Selon Ann Swidler (2001), qui a pour sa part interrogé des couples américains d’âge moyen de la région de Berkeley, malgré la conscience de la précarité des couples l’amour romantique demeure présent dans les récits quoique peu évoqué. Les traits constitutifs du discours romantique véhiculé par les médias correspondraient à une représentation indirecte du mariage comme lien unique, fiable et durable auquel chacun aspire. Les propos recueillis par Swidler sur la vie en couple, plutôt réalistes et pragmatiques, révèlent qu’en réalité les diverses cultures de l’amour coexistent. Cependant, les discours sur l’amour sont teintés différemment selon qu’on est affilié à une religion, à un milieu thérapeutique visant l’autonomie ou à un milieu doté de fortes traditions familiales. En outre, l’expérience vécue modifie le rapport que chaque personne entretient avec ces représentations de l’amour selon sa situation du moment, son itinéraire conjugal et ses besoins personnels.

2. La formation du couple, des processus aux signes d’un lien

La formation du couple qui s’effectue selon des modalités inédites s’avère un angle privilégié pour explorer les processus sociaux qui mènent à la création d’une relation d’intimité et d’une unité conjugale. Si le fait de cohabiter constitue un marqueur significatif et socialement visible de l’entrée dans la conjugalité, il laisse cependant dans l’ombre une large partie des processus qui se déroulent avant ou après cette étape. À ses moments antérieurs, là où s’effectue le choix du conjoint, la mise en couple suppose des passages des acteurs entre espace de sociabilité large et espace proche pour faire advenir une relation d’intimité (Bozon et Héran, 1987 ; Kaufman, 1993). Comment s’opèrent ces transitions ? Quelle en est la visibilité ? L’entrée dans la conjugalité autrefois bien identifiée par des rituels de fréquentations a perdu ses indicateurs fixes et universels de certains seuils ; l’entrée en couple se célèbre, mais de façon diverse, non obligatoire et à des moments très variés du parcours conjugal (Segalen, 1998, 2003 ; Lemieux, 1996 ; Gillis, 1997 ; Tremblay, 2001). On découvre en effet la persistance de rites sous des formes discrètes ou ostentatoires ou leur remplacement par d’autres mécanismes pour constituer les frontières qui font du couple une cellule sociale (Dupré La Tour, 2000). C’est en recourant à des données d’enquête qualitatives empruntant la méthode des récits de vie que nous avons examiné les aspects microsociaux des relations d’intimité au moment de la formation du couple[1]. Notre étude avait pour objectif de cerner les étapes de la conjugalité et le sens donné à leur forme d’union par 35 couples, cohabitants ou mariés, âgés entre 20 et 35 ans, et qui n’avaient pas encore d’enfant né de cette union, bien que 5 personnes aient eu un enfant d’une union précédente. Les couples rencontrés qui devaient se considérer comme un couple appartenaient à une diversité de milieux sociaux et occupaient des emplois très variés bien que le statut d’étudiant ait été largement présent (23/70). Ils habitaient tous des quartiers de Montréal ou de sa banlieue au moment de l’enquête ; cependant, une fraction importante des sujets interrogés (30) étaient nés à l’extérieur de Montréal. Ils étaient surtout francophones de souche, mais 6 personnes avaient des parents européens et deux étaient des Canadiens anglophones d’autres provinces.

Réalisée à Montréal en 1996-1997, notre recherche, de par son recrutement théorique et non aléatoire, ne saurait être généralisée même aux milieux montréalais francophones, mais elle permet de dégager un certain nombre d’observations sur les processus d’entrée dans la conjugalité dans le Québec contemporain et d’aborder l’intimité à partir de ces récits selon une approche phénoménologique. Devant le défi posé par la conjugalité contemporaine aux méthodes classiques de recensement et d’analyses, Burch et Bélanger (1999) font appel aux démarches qualitatives en complément des analyses quantitatives afin de cerner les dimensions multiples des processus de la vie en couple et leurs significations pour les acteurs.

La démographie nous renseigne par ailleurs sur la diffusion rapide au Québec après 1980 de la cohabitation comme première étape de vie conjugale (Lapierre-Adamcyck et al., 1999 ; Dumas et Bélanger, 1997 ; Péron, 2003) et à la fin des années 1990, sur son maintien comme cadre de formation d’une famille dans plus de la moitié des premières naissances et la moitié des secondes (Duchesne, 1997, 2002). La généralisation croissante de la cohabitation comme étape d’entrée en union s’affirme quand on considère que 64 % des personnes de 25-34 ans vivent ou ont vécu en union libre en 1995, soit peu de temps avant notre enquête (Dumas et Bélanger, 1997). Yves Péron (2003) rattache le déclin poussé de la nuptialité aux transformations juridiques qui ont fait passer du mariage obligatoire au mariage facultatif. Le déclin de la nuptialité, plus accentué au Québec qu’ailleurs au Canada, et plus marqué dans les régions massivement francophones qu’à Montréal, ville plus cosmopolite, laisse supposer par ailleurs l’existence de dimensions culturelles particulières derrière ces pratiques (Lapierre-Adamcyk et al., 1999). Bien que près d’une moitié des couples de notre enquête étaient fiancés ou mariés, presque tous avaient d’abord cohabité. Des quatre couples qui avaient attendu le mariage pour vivre ensemble, seulement deux couples ont exprimé leur adhésion à une interdiction de type religieux pour expliquer ce choix. Pour les deux autres couples, seul un des conjoints y souscrivait. Si la norme du mariage comme moment d’entrée en couple a décliné considérablement au Québec comme le confirme des indices de nuptialité parmi les plus faibles en Occident (Duchesne, 1997, 2002), le mariage comme rituel ou projet de vie conserve un attrait pour bon nombre de répondants, et surtout de répondantes, que les personnes adhèrent ou non à une croyance. Quelques-uns y recourent pour des fins pragmatiques mais leurs discours en expriment également un sens intégrateur. Selon une enquête statistique, des déterminants économiques et sociaux semblent en outre présents dans les choix de formes conjugales dans l’ensemble de la population puisqu’un niveau de revenus moindre et une scolarité moins prolongée affectent négativement la formation de la première union et diminuent l’adoption du mariage plutôt que de la cohabitation dans l’entrée dans une première union (Mongeau et al., 2001). Nous nous attarderons ici moins aux déterminants de la cohabitation et du mariage mieux analysés par des études quantitatives ou à l’identification d’étapes et de types d’union par des critères objectifs (Villeneuve-Gokalp, 1990) qu’à l’interprétation personnelle que chacun donne de son histoire conjugale. Les témoignages permettent en effet de dégager les contextes successifs et les étapes de ces relations d’intimité ainsi que les attitudes envers le mariage et l’adoption d’autres rites pour célébrer le lien conjugal. À l’origine du couple comme à ses moments d’entrée en ménage ou à ses moments d’officialisation par des rituels, les appartenances sociales et familiales de chaque conjoint se profilent plus ou moins fortement. Mais le rôle des acteurs s’affirme dans ces échanges verbaux où se révèlent aussi les aspects flous et dynamiques de la relation conjugale qui se construit.

3. Les débuts d’une idylle : des récits en duo

Les 35 histoires de couple racontées dans ces entrevues ne se prêtent pas bien au calcul précis des homogamies/hétérogamies mais laissent voir la présence de similitudes d’origines sociales, de proximités géographiques ou professionnelles qui renvoient à l’existence des facteurs et circonstances qui favorisent les rencontres, influencent les perceptions et rendent possibles les stratégies et décisions qui permettent aux acteurs d’instaurer un lien (Bozon et Héran, 1987, 1988). D’autres histoires comportent des différences d’origines sociales, d’appartenances culturelles et/ou de situations professionnelles mais c’est la similitude des valeurs et parfois la ressemblance des problèmes vécus qui opèrent alors des rapprochements imprévus et atténuent d’autres différences. Il s’agit bien sûr d’une interprétation rétrospective formulée devant témoin et bien après que le couple a créé un terrain commun d’interprétation de son histoire. Du moins se considèrent-ils un couple, critère de sélection premier de notre corpus, ce qui ne veut pas dire que leurs discours individuels soient identiques. Où, quand, comment les couples se sont-ils rencontrés ? Et surtout comment s’est tissé un lien d’intimité ? Quand et comment ont-ils créé une unité domestique ? Et quels sont leurs projets et leurs rituels ? Telles sont les grandes lignes des entrevues qui avaient la particularité méthodologique de questionner simultanément les deux membres du couple.

Orbuch et al. (1993) ont montré le rôle fondateur du récit dans la construction du couple et ont souligné tout l’intérêt que pouvait tirer la recherche de la cueillette et de l’analyse de tels témoignages. Les histoires de couple que nous avons recueillies selon cette approche malgré leurs diversités et le fait qu’elles font appel à deux récits en dialogue, en contrepoint et parfois même en contradiction, permettent de saisir quelques aspects des circonstances et caractéristiques personnelles qui rendent possible la rencontre et les stratégies, ainsi que les sentiments et valeurs qui soutiennent ou non la poursuite d’une relation. Elles permettent surtout d’aborder les significations accordées aux décisions subséquentes, allant des changements d’habitations, de carrières, de styles de vie aux projets de procréation ou à d’autres projets communs ainsi qu’aux représentations et décisions pour officialiser le couple comme unité sociale.

4. La rencontre entre hasard, foudre et déclics

Une forte proportion des couples (19 sur 35) se sont rencontrés à l’époque de leurs études et ils participaient en général à des réseaux de sociabilité ou de proximité rattachés à l’univers scolaire. Quelques couples datent leur histoire amoureuse de l’étape du collège (cegep) ou même du secondaire. Certains se sont rencontrés à l’université ou se retrouvent plus tard ailleurs redécouvrant un lien ténu, ravivant un amour d’adolescence ou une amitié propice à l’émergence d’un lien personnel. Les autres couples se sont rencontrés en milieu de travail ou dans un cadre de sociabilité, associations et lieux de loisirs ; parfois même, ils ont été présentés par des amis communs. De rares individus se sont rencontrés dans un lieu public en dehors de toute médiation mais ils étaient au départ accompagnés d’amis. La jeune femme qui a abordé son conjoint seule dans la rue à une heure du matin dit qu’elle l’avait déjà remarqué à maintes reprises lors d’un trajet quotidien en autobus ; elle présente cette rencontre comme une reconnaissance. Lui y voit davantage que le hasard (pourquoi suis-je sorti du bar à cette heure précise ?), le signe du destin et il évoque les ondes comme d’autres parlent de l’étincelle, de la flamme ou de la foudre (entrevue 133). Peu importe le contexte ou l’intensité de l’attrait éprouvé, des éléments de familiarité sont évoqués permettant en quelque sorte de réduire la distance, de créer un terrain commun pour s’adresser la parole et poursuivre la relation.

La plupart des participants aiment raconter ce début et certains récits font état d’une véritable mémoire de l’origine de leur histoire de couple ; une femme achète le film témoin de leur premier baiser ; un homme garde le papier où fut écrit le numéro de téléphone, plusieurs célèbrent par une sortie ou un repas spécial la date anniversaire du jour où ils se sont rencontrés ou de celui où l’amour est né entre eux. Serait-ce un effet du contexte de l’entrevue, ces récits, que certains désignent comme romantiques, sont empreints d’humour. Quelques-uns s’amusent de l’impossibilité de dater la naissance de leur couple puisque les débuts de l’idylle ne sont pas clairs. Certains parlent du premier et du deuxième épisode puisque leurs premières amours furent entrecoupées d’autres liaisons. Enfin, on dira parfois : « Présente ta version, je vais raconter la mienne », reconnaissant qu’il y a eu dans leur histoire d’amour deux parcours ou deux rythmes différents de la conscience amoureuse.

Ces débuts sont en outre souvent marqués d’ambiguïté. Si un des deux se découvre vite intéressé ou se dit touché par la foudre (un thème en réalité minoritaire dans ces récits), celui qui se dit le premier attiré fait ensuite certains gestes pour susciter l’intérêt de l’autre. Une photo montrée par une amie contribue à créer un intérêt, un changement dans son apparence, une danse éveille l’attention, fait percevoir l’autre dans un halo de séduction. On lance une invitation ou plus souvent on donne son numéro de téléphone à tout hasard. Parfois, on change ses habitudes, son apparence pour attirer le regard de celui ou de celle qu’on veut ou qu’on pourrait aimer. Cela prit toute une session avant qu’une étudiante de sciences humaines fasse comprendre à un garçon de polytechnique qui faisait partie de son réseau de connaissances que ce n’était pas par hasard qu’elle fréquentait sa faculté en rejoignant une amie à l’heure du lunch. Lorsqu’elle l’invite à un concert, il était à la veille de faire de même, affirme-t-il (entrevue 129).

Pour ceux qui se connaissent depuis longtemps et entretiennent une amitié, il faut un événement ou un changement de contextes pour faire prendre conscience que ce lien peut se transformer en amour. Ainsi, une adolescente qui recevait les confidences de son copain de l’école secondaire sur ses conquêtes voit leur relation prendre une nouvelle direction après qu’elle a reçu des fleurs d’un autre (entrevue 128). Un couple marié au début de la vingtaine raconte son histoire comme un anti-coup de foudre. Collégiens de la même classe, ils ne se trouvaient ni l’un ni l’autre séduisants ; en particulier, le jeune homme est décrit comme peu sociable et rejeté des autres. C’est en s’entraidant pour des travaux scolaires puis à travers de longues conversations au téléphone autour de leurs problèmes respectifs qu’ils créent peu à peu un lien d’entraide où se découvre la profondeur des êtres. Cette amitié se transforme le jour où la jeune fille, apprenant lors d’un échange au téléphone qu’il va rejoindre une autre fille, lui déclare son amour. Il en a un choc, se sent à un tournant de sa vie, réfléchit quelques heures et va la retrouver. À l’instar de l’effet Pygmalion identifié dans les romans par De Singly (1996), c’est une véritable transformation personnelle qui s’opère à travers leur relation ; la reconnaissance de l’autre, la tendresse réciproque, la thérapie individuelle mais aussi un livre de psychologie leur servent de guides pour s’inventer une vie meilleure que celles qu’ils ont connues dans leurs familles respectives. C’est d’abord pour rire qu’ils se donnent des petits noms affectueux qu’ils ont fini par adopter tout comme ils présentent avec humour leurs différences de goûts assez extrêmes et le récit d’un mariage qu’ils ont décidé pour obtenir des prêts et bourses. Ils insistent pourtant sur le sérieux de leur mariage et envisagent la venue d’enfants dans un avenir proche et peut-être également un mariage religieux dans quelques années (entrevue 124).

Dans un autre cas, un garçon et une fille en fin d’études collégiales, passionnés par la science et la vie culturelle, ont des discussions purement intellectuelles. Il faudra que la jeune fille modifie sa tenue vestimentaire et se laisse allonger les cheveux pour retenir l’attention du copain qui la trouve sur son chemin au labo. Mais, c’est l’organisation d’un covoiturage pour se rendre à l’université l’année suivante qui favorise l’émergence du sentiment amoureux. Cette heure de présence quotidienne crée en effet un contexte propice à un rapprochement. Ensemble, ils poursuivent de longues conversations sur leurs visions du monde, leur amour de la nature et leurs projets respectifs de famille et de carrière scientifique. Lorsqu’ils s’invitent au cinéma et échangent un premier baiser, c’était déjà selon tous les deux un amour pour la vie (entrevue 127).

La pratique d’un loisir, un contexte de fête (party de bureau avant Noël, fête d’anniversaire d’un ami dans un bar, concert donné par une amie), un voyage, un déménagement ou un simple déplacement, en bouleversant les routines, modifient les perceptions ou tout simplement donnent l’occasion d’engager une conversation. S’enclenche alors un processus d’échange d’informations et de révélations de soi. Un geste minuscule, l’échange des numéros de téléphone, une invitation maintiennent le contact ; une rencontre à deux permet d’accéder à un autre registre, de franchir le seuil d’une relation interpersonnelle. Ainsi deux étudiants se croisent alors qu’ils font de la radio sur le campus. Le jour où ils lisent les nouvelles ensemble, ils s’adressent quelques mots ; par la suite, le fait de couvrir une élection est l’occasion d’une découverte de leurs goûts communs. Ce soir-là, ils vont au cinéma, se plaisent et commencent à se fréquenter. Ils disent avoir formé un couple quatre mois plus tard mais attendront plus d’un an avant de vivre ensemble (entrevue 107). Des jeunes qui sortent en groupe parce qu’ils pratiquent un sport nautique en équipe commencent à échanger des messages amusants sur Internet. Deux d’entre eux amorcent une conversation séparée, à l’abri du regard des autres. Ils n’en sont pas à leur première liaison et discutent par courriel de sujets intimes en s’écrivant des lettres qu’ils ont conservées. Habitués aux jeux de séduction dans le cadre d’un sport où la beauté du corps est mise en évidence, ils affirment avoir décidé au cours de ces conversations sur Internet de former un couple presque sans s’être touchés (entrevue 126).

Deux cohabitants de longue date racontent que cela prit deux ans de conversations autour d’un café ou d’une bière après le travail avant qu’ils ne s’invitent à une sortie qui marque le début de leur relation amoureuse. Dans ce cas, la jeune femme ne savait pas que l’homme était célibataire, le croyant toujours lié avec une ex-conjointe ; elle ne répondait donc pas à ses avances. L’invitation à patiner fut suivie d’une nuit mémorable qu’ils fêtent comme le début de leur couple ; ce n’était pas pour autant le début de la cohabitation qui fut précédée d’un voyage à deux de plusieurs mois (entrevue 102).

5. Être un couple sans cohabiter

Bien que quelques récits évoquent plutôt une rencontre qui dès le premier soir se termine au lit et conduit en peu de temps à une cohabitation, la plupart des récits révèlent que l’intimité amoureuse met quelques mois à s’établir et plus d’une année dans la grande majorité des cas à s’inscrire dans un espace de vie propre au couple. La conversation, on l’a vu, joue un rôle important dans la formation du lien comme dans sa poursuite. Plus qu’une entrée instantanée en union de fait, que peut suggérer la libéralisation des normes envers la sexualité, c’est la multiplication des étapes et des modalités du lien qui semble plus fréquente dans ces itinéraires ; dans certains cas, elle s’étale sur plusieurs années. Cette entrée dans un couple ne ressemble guère pourtant aux anciennes fréquentations, car la plupart de ces couples dans un premier temps vivent une pleine sexualité sans maintenir un domicile commun. Les membres d’un couple au milieu de la vingtaine ont une longue histoire puisqu’ils sont des amis depuis l’âge de 13 ans. Leur entourage prédisait leur mariage à 18 ans et pourtant ils ont attendu encore sept ans de plus avant de se marier, bénéficiant d’une chambre chez leurs parents. Parfois, comme pour ce couple de milieu populaire, ce sont des moyens financiers limités qui incitent à attendre ; pour d’autres, on souhaite terminer des études, régler des problèmes personnels, faire le voyage qu’on avait prévu, trouver un emploi, avoir un meilleur revenu. L’âge et le fait d’avoir déjà quitté ou non la maison parentale départagent les durées et modalités de cette étape de conjugalité antérieure à la cohabitation ainsi que, comme nous le verrons plus loin, le fait d’avoir connu au préalable une expérience de cohabitation avec quelqu’un d’autre. En réalité, c’est cependant une faible proportion des répondants de notre enquête (6 sur 35) qui ont vécu en couple chez leurs parents, le plus souvent ce que l’un d’eux appelle une cohabitation de fin de semaine.

Autant des filles que des garçons soulignent avoir apprécié les bénéfices matériels découlant du fait de vivre chez leurs parents au moment de leurs études, en particulier ceux et celles qui n’y trouvaient aucune contrainte concernant leur vie privée. Avoir une chambre, parfois des meubles du couple chez ses parents, garder le logis en leur absence, partir soi-même occasionnellement en voyage laisse des espaces d’intimité pour la vie amoureuse et permet de surseoir aux tâches quotidiennes liées à la cohabitation que plusieurs appréhendent. Quelques filles (mais aucun garçon) ont évoqué l’impossibilité de vivre une vie de couple chez leurs parents, étant par ailleurs reçues à coucher dans la famille de leur copain. L’une d’elles évoque au sujet de ses parents une norme de protection de leur vie privée et pour eux-mêmes, une pudeur pour garder à distance une relation par ailleurs acceptée. On retrouve ici, jointe à une tolérance relative, l’interdiction de la vie sexuelle sous le toit familial observée par Martine Tremblay (2001) dans plusieurs familles.

F : Non, ma mère, si j’allais en voyage, ça ne la dérangeait pas du tout, puis on pouvait faire ce qu’on voulait mais, pas à la maison. Parce que mes parents, c’est qu’ils n’aiment peut-être pas être dérangés ; aussi ils sont chez eux puis ils sont bien dans leur maison ; ça fait trente ans qu’ils sont là ; ils ont pas le goût d’être dérangés par le chum de leur fille.

entrevue 104

Si les parents en général acceptent le nouveau couple, quelques filles ont été l’objet de surveillance étroite et ont dû recourir à des stratagèmes pour cacher leur vie amoureuse. Une jeune femme déjà à l’université et qui passe les week-ends chez ses beaux-parents a vécu une rupture avec sa mère adoptive à ce sujet comme le révèle entre autres l’épisode du premier soir à l’auberge :

F : C’est à l’auberge champêtre, à Saint-Adèle. Puis c’était drôle parce que la première fois qu’on a fait l’amour ensemble, on avait tout prévu. C’était en cachette de chez nous.

H : Si elle tombait enceinte, c’était le Christ (rires).

F : Mais on s’était tout arrangé. On a dit on va faire du ski de fond. Puis, on s’est dit, à un moment donné, ils vont bien se rendre à l’évidence. Ils ne feront pas un drame avec ça quand même. Mais non, ils ont fait un drame. Mais on avait tout arrangé ça, puis on est retournés à cette auberge pour notre voyage de noces.

entrevue 127

Il s’est agi tout simplement d’expliquer son lien amoureux, selon une autre jeune fille qui retrouve son copain chez les parents de celui-ci mais doit résister aux pressions de sa propre famille et en particulier à celles de son père qui les invite au restaurant pour suggérer un mariage. Qu’à cela ne tienne, ils attendront six ans avant de cohabiter. Fiancés depuis un an selon un rite religieux intime célébré en l’absence de leurs familles, ils reportent le moment du mariage à l’arrivée des enfants (entrevue 129).

Lorsque les nouveaux amoureux vivent déjà en appartement au moment de leur rencontre, habituellement en colocation avec des amis, le récit de l’entrée en conjugalité fait moins appel au thème des relations avec la famille qui se manifestent autrement, mais il s’inscrit fréquemment dans les réseaux de pairs dont il modifie parfois les relations. S’installer avec son conjoint en appartement nécessite une transition que certains franchissent rapidement. La jeune fille qui a risqué un « je t’aime » au téléphone est bien inquiète le jour où elle voit arriver son ami avec pour toute fortune un pot de pièces de monnaie. Une autre voit au contraire avec désespoir son copain qui vient passer la nuit chez elle repartir tous les matins avec ses affaires ; celui-ci avoue avoir maintenu son propre appartement en location pendant six mois de crainte de perdre sa liberté. En fait, la plupart des couples interrogés se sont donné un temps d’attente pour se donner les bases matérielles de cette vie à deux ou pour être sûrs de franchir l’étape de la mise en ménage sans mettre en péril un lien conjugal encore neuf ou fragile. Des échecs antérieurs ou les rumeurs et opinions sur la difficulté de cohabiter en incitent quelques-uns à repousser l’échéance. Par amour, on accepte aussi d’attendre celui ou celle qui part travailler une année aux Antilles, quelques mois en Italie, ou qui voyage pour son travail ou ses études. Les itinéraires amoureux s’entremêlent par ailleurs avec les colocations déjà organisées et parfois, plus rarement, avec d’autres liaisons à liquider, et ils dépendent assez souvent de la fin des baux. Certains veulent garder leur lien à l’abri du quotidien et maintenir quelque temps la magie des sorties et des invitations à souper. Comme le couple suivant, quelques-uns disent tout simplement avoir apprécié leur situation de célibataire qui leur donne le temps de se retrouver au plan individuel, d’écrire, de rêver. Ils attendent donc toute une année avant de vivre ensemble :

F : Donc c’est sûr, ça cause de petits problèmes pour l’intimité là...

H : En tout cas, pour moi... bien là c’est un autre sujet, mais ça m’a poussé à vouloir habiter avec toi. On s’aimait, on voulait toujours être ensemble mais on n’était pas bien, que ce soit chez elle ou chez moi. Il n’y avait pas d’intimité. On n’était pas tout à fait à l’aise comme on est chez soi.

entrevue 107

En particulier, plusieurs jeunes gens qui habitent en région déménagent plutôt que de vivre séparés et c’est ensemble qu’ils affrontent la nouvelle ville. Quelques jeunes hommes quittent leur emploi pour accompagner à Montréal des jeunes filles qui entrent à l’université. Des filles changent d’emploi pour la même raison, celui des deux qui a le plus de possibilités au plan professionnel déterminera le prochain lieu d’habitation, qu’il s’agisse de la Suisse ou de l’Afrique. Le voyage au loin constitue en certains cas un rite de passage à la vie adulte (Lemieux, 1996), sinon un rêve que l’on veut poursuivre. Le voyage à deux en Europe (et même à trois pour deux couples dont un des membres était aussi parent) semble constituer pour certains couples un rite d’entrée en cohabitation considéré selon une femme « comme un voyage de noces » (entrevue 102) ou pour d’autres comme une mise à l’épreuve de leur lien avant d’emménager ensemble dans un logis.

6. Cohabiter : une étape rapidement franchie ou longuement préparée

Ceux et celles qui ont vécu une précédente liaison qui s’est mal terminée préfèrent pour leur part attendre d’être certains de leur lien avant de créer un ménage. C’est le cas d’un couple dans la trentaine dont les deux membres, depuis le début de leur relation, perçoivent entre eux beaucoup d’affinités et d’attirance ; mais la jeune femme n’a pas fait le deuil de sa précédente union et elle impose un moratoire et des étapes à leur vie amoureuse. Après un temps de sorties sur une base amicale, un voyage en camping marque un tournant dans leur relation et leur fait découvrir leurs attentes différentes envers l’intimité. Ils procèdent donc par étapes. L’un d’eux déménage à proximité et peu à peu, ils alternent les épisodes de vie à deux dans chaque logis. Après un an, ils emménagent dans un tout nouvel appartement désigné comme l’appartement du couple et redéfinissent leurs engagements professionnels respectifs pour pouvoir assumer une vie familiale. Outre la vie en commun, l’enfant qu’ils veulent procréer est le signe qui distingue leur union des précédentes qu’ils ont vécues. Ils se demandent en mariage tous les jours, disent-ils, exprimant la nature intime et projetée dans le temps de cet engagement qui possède aussi une dimension spirituelle. Ils aimeraient un jour le célébrer publiquement s’ils en découvraient le rituel approprié car ils sont critiques à l’égard du catholicisme. Pour l’instant, c’est dans le quotidien et le privé qu’ils célèbrent leur amour par la sexualité, par des rites d’accueil mutuel après leur journée de travail ou par ce rite saisonnier des confitures confectionnées à deux et distribuées comme un don dans leurs réseaux familiaux et amicaux. Adeptes de la thérapie et d’une conception individualisante de la conjugalité également observée par Swidler (2001), tous deux effectuent un travail sur eux-mêmes et ils réfléchissent sur leur couple en lien avec leurs devenirs personnels (entrevue 116).

La présence dans le quotidien est ce qui différencie la cohabitation de l’étape précédente plus sporadique et plus intense tout en étant axée sur les loisirs, selon un témoignage qui insiste sur la présence de l’autre et la complémentarité des activités dans le nouveau cadre de vie partagée. Dans une étude centrée sur les interactions de jeunes cohabitants, Jean-Claude Kaufman (1992) a décrit les situations qui font passer imperceptiblement les personnes d’une situation de « quasi-couple » à celle de couple, à travers une recomposition des rôles dans l’espace domestique sur la base à la fois d’idéaux égalitaires et de gestes appris dans les familles d’origine.

Bien avant cette étape d’intégration autour d’activités domestiques, le simple fait de vivre en couple a eu un effet de métamorphose sur un jeune homme de notre corpus qui gagnait beaucoup d’argent avec le trafic de la drogue mais devait changer d’appartement de mois en mois pour échapper à la police et à ses rivaux. Dès qu’il partage la vie d’une conjointe, il se sent responsable des dangers qu’il lui fait courir et met fin abruptement à sa carrière criminelle et à la consommation de drogues. Pour elle, le cheminement sera long et ce sont plusieurs cures de désintoxication qui les mènent à renouer avec leurs familles respectives, à acquérir en ce qui la concerne une formation nouvelle et à mieux organiser leur quotidien. Signes de cette reconstruction, ils ont gagné un prix pour leur jardin, se sont fiancés et elle est enceinte.

Les couples que nous avons rencontrés vivaient ensemble depuis plusieurs années, quelques années ou quelques mois. Leurs récits sont donc teintés inévitablement par ces temporalités différentes. De tout récents cohabitants font état de leur bonheur domestique longtemps souhaité tandis que d’autres avouent des tensions plus ou moins fréquentes autour du domestique, accentuées par l’exiguïté de l’espace, la rareté des ressources, le manque de temps, l’impossibilité de fuir après une querelle. La plupart des couples recherchent des équilibres nouveaux autour des responsabilités et des engagements financiers, des divisions et des partages du travail qu’ils adaptent à leurs goûts et à leur situation du moment. Si les habitus acquis selon les genres demeurent présents en filigranes dans ces récits, on trouve aussi dans ce corpus des hommes qui assument la responsabilité du culinaire, qui font le lavage des vêtements et même, exceptionnellement, le repassage. La différence des habitus mais également la différence des revenus, des horaires, des modes de vie et des projets accentuent parfois les écarts à franchir.

C’est le cas d’un travailleur saisonnier qui l’hiver poursuit sa vie de noctambule pendant que sa conjointe maintient une pratique professionnelle régulière. Couple dans la trentaine, ils se connaissent depuis toujours et appartiennent à un même réseau (la famille de l’un, son ex-conjointe, les amis de l’autre), à qui ils ont caché d’abord leur relation intime pour en quelque sorte construire « l’enveloppe du couple » (Dupré La Tour, 2000) et le distinguer de ce faisceau de relations familières préalables. Même une fois en appartement, chacun vit dans ses meubles, avec pour seul patrimoine commun une machine à laver et pour point d’ancrage des rites de vie à deux autour d’un bon repas et la visite de l’enfant issu d’une union précédente de l’homme qui introduit un climat familial et affectif apprécié des deux. Quant aux projets communs, entre autres celui d’un enfant qui naîtrait du couple, elle seule les formule pour l’instant car l’instabilité professionnelle de son conjoint, son désir de liberté n’incitent guère de son propre aveu celui-ci à y adhérer. Il cherche pourtant à mettre de la poésie et de l’harmonie dans leur quotidien (entrevue 105).

Peut-être par crainte d’une intégration domestique dans la précarité, certains attendent la fin des études pour cohabiter. Ainsi, deux jeunes professionnels se sont rencontrés au début de leurs études universitaires. Ils se sentent en couple depuis deux ans bien qu’ils cohabitent depuis bien peu de temps. Au cours de la période où tous deux fréquentaient l’université, ils vivaient ensemble les week-end, soit dans l’appartement de la jeune fille en l’absence de sa colocataire, soit chez leurs parents alternativement. C’est la fin des études qui pour eux fut l’élément déclencheur de l’entrée en ménage, une transition suggérée par le père du jeune homme qui leur offrit même un appartement, refusé. Leurs diplômes obtenus, elle seule a trouvé du travail dans son domaine tandis que lui, après une période de chômage, a dû effectuer un retour aux études pour se recycler. Après six mois de vie commune, ils abordent avec enthousiasme tout ce qui touche l’intégration ménagère et la décoration de leur logis décrit comme un petit nid d’amoureux. Lui rénove l’appartement, construit des étagères tandis qu’elle enjolive le cadre des fenêtres par des dessins de fleurs et anime l’appartement avec un petit chat et des plantes vertes. Leur amour s’exprime surtout à travers ces activités car ils insistent pour déclarer qu’ils ne sont pas fleur bleue et racontent en riant l’histoire de ces oeillets fanés achetés au dépanneur du coin un soir de Saint-Valentin. Ils fêtent au restaurant le début de leur couple, une sortie au cinéma dont elle rappelle le moindre détail et que le jeune homme associe à une demande en mariage. Du mariage, il prend cependant distance de même que des projets d’enfants que sa conjointe formule comme une condition essentielle à la poursuite de leur relation. « L’appartement c’est notre mariage », réplique-t-il, signifiant par là que leur cohabitation constitue déjà une étape d’engagement. La jeune femme n’est pas du même avis. Elle conclut l’entrevue en s’adressant en riant à son conjoint pour souligner qu’elle n’a pas de bague (entrevue 117).

Ne pas avoir de bague mais avoir un lien correspond également à la situation d’un couple issu de milieux très différents et dont la cohabitation depuis trois ans est largement assumée par l’homme tant au plan financier que domestique, puisqu’il possède l’appartement du couple et les avoirs domestiques. Le double récit du cadeau reçu par la femme à Noël alors qu’elle lui avait confié ne pas vouloir de bague de fiançailles révèle son ambivalence à cet égard et la subtilité du conjoint qui met dans une boîte à bijou ce qu’elle croit d’abord être une bague et qui s’avère un lacet des patins désirés. Lui étant croyant et elle ne l’étant pas, c’est autour de loisirs communs et de longues conversations au restaurant le dimanche matin qu’ils discutent de l’avenir de leur relation et des enfants que, peut-être, ils auront un jour (entrevue 130).

Sans doute les fêtes aux chandelles dont plusieurs raffolent et d’autres rites ou gestes spontanés ou habituels pour exprimer l’amour, messages laissés sur le coin de la table, dans la boîte téléphonique, sorties plus ou moins rituelles à certains jours, week-ends à l’extérieur, voyages, célébration de la Saint-Valentin constituent-ils autant de gestes pour introduire un certain romantisme dans la vie d’un couple. Rituels d’union jamais pris en compte par les statistiques, des fiançailles sont aussi célébrées par plusieurs couples (14 cas sur 35) au début ou peu après une cohabitation, cérémonies intimes pour souligner à soi-même et aux proches l’existence d’un « couple sérieux » ou même le prélude d’un mariage à la date incertaine. Comme pour la cohabitation, on pourrait parler sans doute d’une certaine forme d’officialisation du lien qui se déroule dans la parenté immédiate bien que certains se fiancent seuls sur la montagne ou à l’église mais en quasi-secret. On observe ce rituel chez la plupart de ceux qui se marient par la suite mais on le trouve aussi chez des étudiants qui ne se considèrent pas prêts à se marier ou qui sont hésitants à ce sujet.

7. Le mariage, entre la recherche du romantisme et l’engagement

En dépit de la quasi-absence d’une norme prescrivant le mariage comme moment d’entrée en couple et, à quelques exceptions près, compte tenu de la faible évocation dans ces récits de pratiques religieuses associées au choix du mariage même chez ceux qui l’ont adopté, le mariage conserve un attrait répandu comme cérémonie et signe de l’amour, au moins chez un des membres du couple ; car la plupart du temps, comme pour le romantisme du quotidien, ce sont les femmes qui les premières manifestent un attrait pour les aspects festifs et la symbolique de la cérémonie. Pourquoi se marier ? Si certains l’envisagent dès le départ, plusieurs l’associent à la venue des enfants, percevant dans le lien juridique un aspect protecteur. En n’incluant pas de couples ayant donné naissance dans l’enquête pour bien délimiter les étapes de la formation du couple, nous avons sans doute quelque peu minimisé ce motif de formation d’une famille dans les décisions de mariage ou comme alternative au mariage pour de nombreux cohabitants. Peu importe la décision, ce qui se dégage de ces récits de couple, c’est que la forme du lien tout comme la procréation sont des objets de discussions et de négociations au sein des couples. Les points de vue exprimés assez souvent divergents au sein d’un même couple quant à la forme d’union et aux projets du couple ou au moment de les réaliser révèlent la difficulté de concilier non seulement le travail et la famille mais les aspirations et les rêves de l’un et de l’autre concernant la vie conjugale.

Certains écartent vite leurs velléités de se marier parce qu’ils ne se sentent pas très religieux, que l’un d’eux est incroyant et qu’ils croient qu’il faudrait adhérer à une pratique, suivre des cours de préparation au mariage. Les coûts élevés d’un mariage sont aussi évoqués par ceux qui le reportent comme par ceux qui l’ont réalisé. D’autres rejettent ce projet parce que leurs parents mariés ou divorcés sont des modèles qu’ils ne veulent pas reproduire ou encore parce que ceux-ci ont mal accueilli leur projet de mariage quand ils en ont parlé. À l’inverse, des mariages célébrés dans les familles des conjoints créent un contexte favorable, surtout lorsque ces unions semblent heureuses. Dans l’ensemble, le mariage demeure associé à la famille et à la parenté. C’est pour affirmer l’existence de leur couple ou pour obtenir un prêt d’études que des étudiants ont recouru à un mariage civil dont la célébration à caractère juridique leur est apparue dénuée de romantisme mais non de sens. Civil ou religieux, le choix du mariage émerge de la vie en commun, de la recherche d’une forme d’engagement projeté dans l’avenir.

Le récit d’un couple marié et à la veille de donner naissance permet de situer l’adoption du mariage au sein des étapes de formation du couple. Ils se fréquentent depuis 5 ½ ans et ont cohabité 3 ½ ans. Âgés de 29 et de 31 ans, ces jeunes professionnels se sont mariés à l’église il y a quelques mois. Bien que provenant de milieux sociaux un peu différents, ils insistent sur les fortes valeurs familiales de leurs familles respectives et sur les liens étroits qu’ils entretiennent avec leurs parents et leurs frères et soeurs. Leurs parcours ressemblent à ceux de plusieurs cohabitants. Ils se sont rencontrés dans un réseau d’amis communs et n’étaient pas pressés de cohabiter pour « se garder une porte de sortie ». Chacun avait eu d’autres relations amoureuses auparavant et le jeune homme qui avait cohabité à deux reprises ne voulait pas répéter ses échecs. Les deux premières années, ils ont donc vécu dans des logements distincts avec des colocataires mais, vers la fin, ils passaient sept jours par semaine ensemble, chez l’un ou chez l’autre. Lui avait terminé ses études et était en recherche d’emploi au début de leur relation ; elle avait terminé sa maîtrise et cherchait un emploi au moment où, deux ans plus tard, ils emménagent dans un appartement. La cohabitation, disent-ils, est un test pour le couple, c’est aussi une étape de plus dans l’engagement. Malgré leurs différences, ils se sont rapprochés peu à peu pour faire des activités ensemble sans trop sacrifier leurs goûts et une certaine autonomie. Comme ils constatent qu’ils sont de mieux en mieux ensemble, c’est la jeune femme qui la première a commencé à parler de mariage.

La différence entre les formes de mariage, civil ou religieux, n’a pour elle aucune importance et c’est par « tradition familiale » qu’elle choisit le mariage catholique ; pour lui, la décision est davantage affaire de réflexion, car il refuse de se marier simplement parce que les autres se marient. C’est donc auprès d’un ancien colocataire qui étudiait en théologie et avec qui il avait souvent discuté du mariage qu’ils vont chercher de l’information. À sa suggestion, ils rencontrent un spécialiste en préparation au mariage qui leur suggère d’entreprendre une réflexion de six mois sur leur couple selon une formule de préparation au mariage afin de décider s’ils veulent vraiment se marier. Tous deux disent avoir apprécié l’expérience avec ses réflexions multiples sur le couple, la résolution de conflits, les tests de personnalité, qui leur donne un outillage pour affronter les difficultés. Ils en ont adopté la signification religieuse ravivant les croyances de leur enfance. Ils ont aussi aimé les échanges et les relations d’amitié avec les participants qu’ils viennent de revoir avec plaisir lors d’une rencontre sur la naissance et le soin aux enfants. Car la jeune femme est enceinte et c’est un des éléments particuliers de leur récit de mariage que cette annonce d’une naissance à la parenté assemblée à la noce dans un beau décor d’automne (entrevue 109).

Conclusion

Bien que ces récits de couples soient singuliers et que les cas cités ne représentent pas une catégorie, ils illustrent bien la nature graduelle des processus de formation du couple dans un monde où les étapes ne sont pas fixées d’avance mais sont construites au fur et à mesure par les protagonistes au moyen de beaucoup de paroles échangées, de discussions qui mettent de l’avant leurs propres situations, leurs propres désirs et se font donc au prix de beaucoup d’efforts. La parole et l’échange direct, des téléphones mais aussi des écrits, jouent donc un rôle majeur dans les relations amoureuses ; ils semblent utilisés pour réintroduire une réflexivité que certains vont chercher également dans la thérapie ou la réflexion lors d’une préparation au mariage. Les récits mettent en relief la nécessité de se doter d’une histoire commune et de recourir à certains comportements intégrateurs (vie en commun, rituels) pour faire du couple une cellule sociale dotée d’une histoire et d’un projet.

Le passage par des histoires de couple recueillies en entrevue auprès de couples de cohabitants et de couples mariés avait pour but de repérer les étapes de la formation du couple et les signes et rites de cette affiliation. Les différents cas de figure, unions de fait récentes ou de plus de trois ans, fiancés, cohabitants envisageant de se marier, mariés à l’église ou mariés civils se sont retrouvés plus ou moins répartis entre les diverses catégories sociales avec une légère prédominance de mariés dans les couples mieux établis ou de provenance sociale plus élevée. Les couples cohabitants ou ceux qui avaient eu recours au mariage civil comptaient davantage d’étudiants et étaient moins établis professionnellement. Plus que ces indications en réalité peu généralisables compte tenu du mode de recrutement et du petit nombre, ce que révèlent mieux ces récits de couples ce sont les processus et les attitudes qui sous-tendent les liens, l’existence de points de vue différents dans un couple mais aussi les aspects normatifs et imaginaires entourant les formes d’union.

Les récits à deux mettent en évidence les dimensions interactives de la formation du couple et permettent d’en identifier les étapes et d’explorer les moyens empruntés pour créer une unité sociale à partir de deux individus ayant chacun ses aspirations et ses projets personnels et rattachés respectivement à des familles, des groupes de pairs. Dans la société actuelle, ces derniers n’interviennent pas directement dans la relation amoureuse ; mais la relation du couple aux autres demeure toujours évoquée en arrière-plan et refait surface à certaines étapes.

Qu’elles surviennent dans l’anonymat d’un bar ou dans un univers familier d’études ou de travail, les premières rencontres évoquent une transformation de la perception de l’autre que favorisent un changement d’apparence, un événement ou un contexte exceptionnel. Pour que se noue un lien, un geste est fait, une communication s’établit. Pour décrire cette période d’amorce du lien, certains ont évoqué leurs stratégies d’interaction ainsi que les incertitudes entourant la poursuite d’une relation. Bien que l’on fête souvent parmi les cohabitants les débuts du lien, on reconnaît aussi que ce moment n’a pas une date précise et peut tout aussi bien désigner la rencontre que l’aveu. Il relève du mythe fondateur du couple, de son histoire.

Une étape de fréquentation amoureuse préalable à la cohabitation se déroule dans la plupart des unions racontées et dure assez longtemps, habituellement une année et plus, avant que l’on n’adopte un lieu de vie commun. La recherche d’intimité fait naître un besoin d’isolement, un repli sur le couple, parfois proche du secret. Les aménagements de la relation varient selon que l’on a quitté ou non la maison familiale et que l’on dispose d’un appartement ou d’une chambre en colocation. Les liens avec la famille comme avec les amis sont à divers degrés redéfinis ou mis à distance. Les projets de chacun entrent en ligne de compte, mais aussi les situations matérielles et familiales de chacun. Plusieurs considèrent que leur couple existe bien avant la cohabitation.

Si quelques-uns attribuent à l’exclusivité sexuelle le critère premier de l’existence d’un couple, vivre ensemble en appartement, comme le disent la plupart, est le signe visible de leur engagement. C’est aussi un moyen de construire l’enveloppe sociale de leur couple (Dupré La Tour, 2000). Comme l’ont bien vu Kaufman (1992 ) et De Singly (1993), c’est habituellement au sein de la quotidienneté que se consolide cette petite unité sociale qu’est le couple. La redistribution des possessions dans cet espace tout comme son appropriation par des rites constituent les assises matérielles servant de fondement minimal à la construction d’un lien de couple. La poursuite d’une vie amoureuse sans mise en ménage tout comme le maintien de territoires séparés dans une cohabitation témoignent de styles de vie divers mais renvoient également aux intentions exprimées par certains couples de garder la relation ouverte quant à l’avenir, de surseoir aux engagements au-delà du présent. Faut-il voir chez ces couples moins engagés une situation de marge et d’attente dépendant de conditions matérielles instables ou un changement culturel que Lemaire (2002) décrit comme la multiplication de couples sans projets ? Plusieurs couples abordent au contraire la cohabitation avec un projet de durée, mais le reportent dans le temps. Quelques-uns se fiancent dès cette étape. Cette dimension de la temporalité s’est affirmée tout au long de l’enquête et elle ne se ramène pas au nombre d’années de la cohabitation ni à l’âge des conjoints bien qu’elle en soit aussi tributaire. Elle est de l’ordre de l’intentionnalité et du projet.

Aux diverses étapes qui en jalonnent les itinéraires, c’est une diversité de gestes symboliques et de rituels que les couples adoptent pour signifier l’existence de leur couple mais ils le font en lien avec des modèles culturels hérités ou acquis. Certains fêtent les débuts de la rencontre, poétisent le lieu ou des moments de leur vie en ménage ; d’autres formulent des projets, rêvent d’enfants à venir. Quelques-uns vivent cette étape dans l’isolement ; d’autres redéfinissent leurs liens aux amis, aux familles qui les ont vu naître. Certains échangent des anneaux, célèbrent des fiançailles, et parfois un mariage. Les témoignages confirment que le mariage est rarement aujourd’hui un rite d’entrée en couple et que lorsqu’on y recourt, il s’agit moins d’une obligation que de publiciser un lien existant, de le célébrer (Segalen, 2003). Le mariage est également associé à la procréation des enfants mais les enfants s’avèrent un substitut au mariage comme signe d’engagement chez certains cohabitants. La perception du coût de la noce, de l’obligation de s’identifier comme croyant, la crainte de l’échec, de la perte de liberté dessinent chez certains une perception du mariage comme un univers contraint. Plus que ces pôles qui renvoient à des valeurs associées à l’union de fait ou au mariage, ce qui se dégage de cette étude est que les couples empruntent tour à tour ces formes successives. Sans pouvoir vraiment expliquer le déclin de la nuptialité au Québec, nos données révèlent la complexité des itinéraires et confirment la difficulté pour certains de passer d’un lien noué dans le présent à une cellule sociale dotée d’un nous conjugal et d’une histoire. Très proche des liens fondés sur l’individu également décrits ailleurs, la formation du couple se célèbre moins souvent au Québec par un mariage qu’en France, au Canada anglais ou aux États-Unis. Faut-il y voir la résultante d’une individualisation plus poussée de nos législations, de nos moeurs, une représentation culturelle différente du mariage et de la cohabitation, le premier demeurant associé à la religion plus qu’au romantisme ? La question demeure entière et mériterait plus d’attention.