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Au départ de ce texte, un étonnement : les intuitions saisissantes de Michel Foucault concernant le contrôle des corps et celui des populations semblent avoir laissé démographes et sociologues assez indifférents, du moins si l’on en juge par la relative absence de référence explicite à Foucault dans leurs travaux depuis trente ans. Or, en 1976, l’auteur de La volonté desavoir invitait à une lecture résolument nouvelle de l’enjeu « population » et de l’essor de la démographie comme nouvelle forme de savoir en même temps que technique de régulation. La réflexion que je voudrais développer ici est la suivante : la vision foucaldienne de la démographie en tant que discipline répondant à la nécessité de modifier les techniques de pouvoir sur la population, et de la famille comme relais fondamental de ces techniques, ne pouvait sans doute interpeller les courants dominants de la démographie pratiquée jusqu’au milieu des années 1970, qu’il s’agisse de la « démographie pure », soucieuse de la neutralité descriptive de ses techniques de mesure et d’analyse, ou de la « démographie sociale », foncièrement inscrite dans les paradigmes fonctionnalistes. Cette démographie traditionnelle ne pouvait entendre ce que Foucault disait dans les années 1976-1979, au risque de se découvrir instrumentalisée à son insu à des fins obscures de contrôle et de pouvoir. Cette lecture foucaldienne, par contre, aurait pu trouver des échos dans la mouvance des courants critiques, d’inspiration marxiste, qui se sont imposés en marge de ces traditions dominantes à partir des années 1975. Cela n’a pas été le cas, pourquoi ? Peut-être une partie de l’explication est-elle à rechercher du côté des ambivalences de Foucault lui-même face à « la thèse économique ». En effet, si l’auteur est d’accord avec la plupart des historiens et sociologues de la démographie pour faire coïncider le développement de la démographie avec celui du capitalisme, s’il adhère en outre à la thèse marxiste voulant que le mode de reproduction des populations réponde à une logique de classes, c’est en empruntant d’autres voies, en parlant à partir d’autres lieux, qu’il développe son point de vue. Pour Foucault, par exemple, c’est à partir de la seconde moitié du xviiie siècle que se serait réellement affirmée la démographie (le Français Moheau et son célèbre ouvrage de 1776 sont cités comme emblématiques d’une approche nouvelle des phénomènes de population) alors que la date fondatrice de la démographie habituellement reconnue remonte à un siècle plus tôt, soit en 1662, lorsque les Anglais John Graunt et William Petty mettent au point la première table de mortalité. Ce qu’il faut voir, c’est qu’en faisant naître la démographie avec Graunt et Petty, on l’inscrit d’emblée soit dans une logique étroitement économique (l’expansion du capitalisme financier au xviie siècle nécessitant la mise au point de nouveaux instruments de calcul des rentes viagères), soit dans une logique politique au service des États modernes. Foucault, lui, tout en reconnaissant ces nécessités économiques et politiques au départ des nouvelles préoccupations pour « la population », prend constamment ses distances avec ces points de vue et se place ailleurs.

Admettons que l’on suive Foucault dans sa thèse voulant que la démographie réponde aux exigences de nouvelles techniques de contrôle. Admettons également que l’on relativise comme lui les justifications strictement économiques ou politiques de telles exigences. Il reste néanmoins à s’interroger sur la nature de ces exigences, sur les spécificités du capitalisme qui auraient nécessité la mise en place de ces nouvelles tactiques, de cet « art » nouveau. Là-dessus, Foucault reste vague. Il reste vague, et c’est une hypothèse que je voudrais avancer ici, parce qu’il entend la « reproduction des populations » au sens traditionnel en démographie, à savoir « reproduction d’un ensemble d’individus ». Par contre, si l’on aborde la démographie dans une perspective marxiste, à savoir comme science de la « reproduction de la force sociale de travail », le vaste chantier autour du « pouvoir sur la vie », malgré les ambivalences et le flou entretenus à propos des finalités ultimes de ce nouveau mode de pouvoir, offre un terrain fécond et original. Foucault s’inscrit alors dans un espace décisif de la théorie marxiste, laquelle est restée inachevée sur la question de la reproduction.

La population comme problème : le point de vue des historiens de la démographie

C’est dans La volonté de savoir et dans ses cours de la même époque au Collège de France (« Il faut défendre la société », 1975-1976 ; « Sécurité, territoire, population », 1977-1978 ; « Naissance de la biopolitique », 1978-1979) que Michel Foucault a développé la thèse qui nous intéresse ici. Il situe au xviiie siècle l’apparition de préoccupations nouvelles pour « la population » :

Une des grandes nouveautés dans les techniques de pouvoir, au 18e siècle, ce fut l’apparition, comme problème économique et politique, de la « population » : la population-richesse, la population-main-d’oeuvre ou capacité de travail, la population en équilibre entre sa croissance propre et les ressources dont elle dispose. Les gouvernements s’aperçoivent qu’ils n’ont pas affaire simplement à des sujets, ni même à un « peuple », mais à une « population », avec ses problèmes spécifiques et ses variables propres : natalité, morbidité, durée de vie, fécondité, état de santé, fréquence des maladies.

Foucault, 1976, p. 36-37

Pour lui, il s’agit là d’une étape décisive dans « l’art de gouverner », qui en aurait favorisé le « déblocage ». C’est à travers le développement de la science du gouvernement, nous dit-il, qu’a pu être découpé le problème spécifique de la population et c’est en partie grâce à la perception de ce problème spécifique que la question du gouvernement a enfin pu être pensée hors du cadre juridique de la souveraineté (Dits et écrits II, 2001, p. 650-653).

Bien sûr, les préoccupations concernant le nombre des hommes existaient depuis longtemps, note Foucault avec justesse (Dits et écrits II, 2001, p. 327). Si l’on se réfère aux historiens de la démographie, on apprend en effet que la pratique des recensements est aussi ancienne que la constitution d’États centralisés. Les civilisations de Sumer, d’Égypte, de Chine, des Incas et de Rome procédaient déjà au dénombrement de leurs sujets. L’enregistrement des naissances et des décès était pratiqué lui aussi dès l’Antiquité. Au début des temps modernes, on assiste à d’importantes avancées des techniques de dénombrement, provoquées à la fois par la constitution des grands États monarchiques, le développement de la pensée politique, l’idéologie populationniste et le perfectionnement des techniques administratives (Dupâquier, p. 76).

Entre le xvie et le xviiie siècle, se développe la statistique descriptive : celle-ci consiste en descriptions empiriques minutieuses de la population, de l’état géographique, des ressources et moyens de subsistance, des infrastructures, etc. Au début, cette statistique cohabite avec l’histoire et la géographie : elle s’en dégage peu à peu sous l’influence de l’École allemande, triomphe au xviiie siècle, pour disparaître au début du xixe siècle. Elle est alors supplantée par sa rivale, l’arithmétique politique, dont les représentants les plus illustres, les Anglais John Graunt et William Petty, sont considérés comme les fondateurs de la statistique démographique. L’arithmétique politique correspond à un nouveau mode d’approche qui consiste essentiellement à introduire les méthodes de la comptabilité dans ce qu’on nommerait aujourd’hui les sciences humaines. Anglais et Hollandais s’imposent dans ce domaine. Les Français, qui pourtant avaient joué un rôle de premier plan dans la méthodologie des recensements ainsi que dans le calcul des probabilités, ne contribuent guère à la fondation de l’arithmétique politique. Pourquoi cela ? À quoi tient cette avance des Anglais et des Hollandais ?

Certainement pas à une avance intellectuelle — Descartes, Pascal et Fermat étaient des esprits bien supérieurs à Graunt et à Petty. Peut-être au défi des sources : ne disposant pas du moindre dénombrement, ils ont été amenés à calculer la population par des méthodes indirectes. Probablement aussi aux inégalités de développement du capitalisme en Europe de l’Ouest : l’arithmétique politique est née de la banque et du négoce — plus précisément du développement des assurances et du système des rentes viagères. À l’optique administrative, qui réclame l’information pour assurer une gestion correcte dans un monde considéré comme fixe, va s’ajouter l’optique rationnelle qui vise à définir des modes d’action efficaces dans un monde qui s’agrandit. Cette optique est d’origine privée ; elle est d’abord le fait de négociants, de banquiers, d’artisans qui ont découvert la démarche rationnelle dans la gestion de leurs affaires (...) Cette seconde explication convient admirablement aux aspects économiques de l’arithmétique politique, car celle-ci n’a pas été seulement la comptabilité des hommes, mais celle des marchands et du trafic.

Dupâquier, 1985, p. 130-131

Les questions qui préoccupent les arithméticiens politiques sont variées : elles concernent le nombre des hommes, la proportion des femmes mariées et de celles aptes à la procréation, les âges où l’on meurt le plus, la durée moyenne de la vie humaine, la salubrité des régions, l’histoire des maladies, les comparaisons villes-campagnes, les statistiques des professions (Dupâquier, 1985, p. 133). Les pionniers de l’arithmétique politique sont impressionnés par la stabilité des populations et par les permanences statistiques que révèlent leurs calculs. La constance du rapport de masculinité les frappe particulièrement : elle semble instituée pour garantir l’égalité numérique des sexes à l’époque du mariage. Certains y voient une manifestation de la Providence (Süssmilch dans « L’Ordre divin »), mais les rationalistes en déduisent l’existence de lois aussi rigoureuses, du côté des phénomènes humains, que celles qu’on venait de découvrir dans le règne de la Nature (Dupâquier, 1985, p. 132).

L’invention de la table de mortalité par John Graunt, en 1662, est considérée comme le moment fondateur de la science démographique. L’ouvrage de Graunt contient en effet la première discussion moderne sur les données statistiques, la première table de mortalité et l’énoncé des premières régularités de la structure des populations :

Des forces puissantes ont favorisé la gestation de ces deux nouvelles sciences (statistique et démographie). Nécessité collective quand on considère le développement des forces productives au milieu du xviie siècle. Premières grandes manufactures, commerce extérieur en pleine expansion, capitalisme financier ayant recours aux rentes viagères entraînent une demande d’instruments de gestion et de calcul sans précédent. La prise en compte de la mortalité, donc sa mesure, et la construction de tables deviennent nécessaires.

Le Bras, 2000, p. 8

À peine découverte, la jeune démographie et surtout la table de mortalité attirent l’attention de l’Europe entière. Mais, et ici la datation de Foucault revêt son sens, il faut attendre le milieu du xviiie siècle et l’essor de l’économie politique pour que cette science nouvelle se déploie véritablement, en France notamment.

Ce bref résumé des étapes qui ont mené à l’avènement de la démographie comme science ne doit pas faire oublier que les sociétés n’ont pas attendu d’avoir des chiffres précis pour émettre des idées sur la population. De tout temps, on a réfléchi et élaboré des théories dans ce domaine. Jusqu’au Moyen Âge, ces « doctrines de population » sont guidées par des préoccupations politiques, morales ou religieuses et, dans l’ensemble, reposent sur un postulat de « stationnarité » (Vidal, 1994). Mais c’est l’époque couvrant les xvie, xviie et xviiie siècles qui est considérée comme l’âge d’or de la pensée démographique (Hecht, 1976, p. 47). Cette période est totalement dominée par le point de vue économique, ceci sous la forme du « populationnisme », expression démographique par excellence du mercantilisme. Trois phases peuvent y être distinguées. La première repose sur l’impératif de puissance (de l’or et des hommes en quantité). Elle se caractérise par un populationnisme utilitaire et despotique dont le but est triple : fournir des soldats aux armées, assurer une masse de contribuables sans cesse renouvelée au trésor public et, enfin, procurer des bras aux manufactures naissantes. La deuxième, située à la fin du xviie siècle, marque le passage de cette économie de puissance aux premières notions d’une économie du bien-être, vision qui va s’affirmer tout au long du xviiie siècle. C’est à ce moment que s’amorce l’idée de restriction des naissances. Et enfin, au cours d’une troisième phase, le populationnisme absolu plaçant les hommes à la source de la richesse est battu en brèche par les physiocrates et les prémalthusiens qui, dans la seconde moitié du xviiie siècle, vont inverser la relation population-subsistances.

Le xviiie siècle est donc bien un siècle charnière non seulement du point de vue des méthodes et des doctrines de population mais également, et tout cela va ensemble, du point de vue de l’expansion économique et démographique : la population, à peu près stable entre le xvie et le début du xviiie siècle, connaît un essor considérable. Une tendance nouvelle s’amorce avec le recul de la mortalité et l’on voit apparaître le contrôle direct des naissances ;

ainsi, après la maîtrise de la mort, la maîtrise de la vie ouvrait sur ce nouveau régime démographique qui allait se propager dans la plus grande partie du monde au cours des deux siècles suivants.

Vidal, 1994, p. 32

Le pouvoir sur la vie

De tout temps, on a donc dénombré les biens et les personnes, on a émis des idées sur la richesse que pouvait représenter la population. Ce qui est nouveau au xviiie siècle, selon Foucault, c’est la combinaison de trois éléments. D’une part, la diversité des aspects pris en compte dans le « problème » central que pose la population (épidémies, hygiène, conditions d’habitat...). C’est, d’autre part, l’application de savoirs, de calculs nouveaux à ce « problème ». C’est enfin la mise en place d’appareils de pouvoir qui permettent « l’intervention directe et la manipulation ». C’est à ce moment-là que se serait déployé, sous une forme nouvelle, le « pouvoir sur la vie » :

Concrètement, ce pouvoir sur la vie s’est développé depuis le 17e siècle sous deux formes principales ; elles ne sont pas antithétiques ; elles constituent plutôt deux pôles de développement reliés par tout un faisceau intermédiaire de relations. L’un des pôles, le premier, semble-t-il, à s’être formé, a été centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôles efficaces et économiques, tout cela a été assuré par des procédures de pouvoir qui caractérisent les disciplines : anatomo-politique du corps humain. Le second, qui s’est formé un peu plus tard, vers le milieu du 18e siècle, est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant et servant de support aux processus biologiques : la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité, avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une bio-politique de la population.

Foucault, 1976, p. 182-183

Les deux directions dans lesquelles se développe ce « biopouvoir » sont,

[...] du côté de la discipline, les institutions comme l’armée ou l’école [...] Du côté des régulations de population, c’est la démographie, c’est l’estimation du rapport entre ressources et habitants, c’est la mise en tableau des richesses et de leur circulation, des vies et de leur durée probable [...].

Foucault, 1976, p. 184

Dans cette perspective, le sexe apparaît comme un enjeu politique majeur. Il occupe en effet une position charnière entre l’axe disciplinaire (celui des corps) et l’axe régulateur (celui des populations), « il s’insère simultanément sur les deux registres » (Foucault, 1976, p. 191). Dans les relations de pouvoir, la sexualité est « l’un des éléments doté de la plus grande instrumentalité [...] pouvant servir de point d’appui, de charnière aux stratégies les plus variées » (Foucault, 1976, p. 136). Et ce « dispositif de sexualité » va se centrer peu à peu sur la famille.

En effet, si la famille, comme modèle de gouvernement, se trouve écartée du fait de cette nouvelle perspective de phénomènes propres à la population, elle apparaît en revanche comme élément interne à celle-ci et comme relais fondamental de son gouvernement :

Elle n’est donc plus un modèle ; elle est un segment, segment simplement privilégié parce que, lorsqu’on voudra obtenir quelque chose de la population quant au comportement sexuel, quant à la démographie, au nombre d’enfants, quant à la consommation, c’est bien par la famille qu’il faudra passer. Mais la famille, de modèle, va devenir instrument, instrument privilégié pour le gouvernement des populations et non pas modèle chimérique pour le bon gouvernement. Ce déplacement de la famille du niveau de modèle au niveau de l’instrumentation est absolument fondamental. [...] Ce qui fait que la population permet le déblocage de l’art de gouverner, c’est qu’elle élimine le modèle de la famille.

Dits et écrits, 2001, p. 650-653

[...] le dispositif familial, dans ce qu’il avait justement d’insulaire et d’hétéromorphe aux autres mécanismes de pouvoir, a pu servir de support aux grandes « manoeuvres » pour le contrôle malthusien de la natalité, pour les incitations populationnistes, pour la médicalisation du sexe et la psychiatrisation de ses formes non génitales.

Foucault, 1976, p. 132

Les ambivalences de Foucault face à la thèse économique

Nous sommes ici au coeur du projet de Foucault. Et c’est ici que se pose la question cruciale : à quelles finalités précises répondent le déploiement de tels dispositifs et ce positionnement nouveau de la famille ? Sur ces questions, Foucault est pour le moins ambivalent. En certains endroits de son oeuvre, il établit un lien direct entre l’ensemble de ces dispositifs nouveaux et les nécessités premières du capitalisme :

Ce biopouvoir a été, à n’en pas douter, un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques [...] ; l’ajustement de l’accumulation des hommes sur celle du capital, l’articulation de la croissance des groupes humains sur l’expansion des forces productives et la répartition différentielle du profit, ont été, pour une part, rendus possibles par l’exercice du biopouvoir sous ses formes et avec ses procédés multiples. L’investissement du corps vivant, sa valorisation et la gestion distributive de ses forces ont été à ce moment-là indispensables.

Foucault, 1976, p. 185

Il rappelle que ce corps est un « corps de classe » :

Il faut sans doute admettre qu’une des formes primordiales de la conscience de classe, c’est l’affirmation du corps [...] Il faut donc revenir à des formulations depuis longtemps décriées ; il faut dire qu’il y a une sexualité bourgeoise, qu’il y a des sexualités de classe. Ou plutôt que la sexualité est [...] historiquement bourgeoise et qu’elle induit, par ses déplacements successifs et ses transpositions, des effets de classe spécifiques.

Foucault, 1976, p. 164-168

À d’autres endroits, par contre, il se montre plus évasif. Ainsi, à propos de l’incitation institutionnelle, à partir du xviiie siècle, à multiplier les discours sur le sexe, il parle de « mécanismes de pouvoir au fonctionnement desquels le discours sur le sexe, pour desraisons sur lesquelles il faudra revenir, est devenu essentiel » (Foucault, 1976, p. 33-34).

Et plus loin : « [...] en cette même fin du 18e siècle, et pour des raisons qu’il faudra déterminer, naissait une technologie du sexe toute nouvelle ; nouvelle, car sans être réellement indépendante de la thématique du péché, elle échappait pour l’essentiel à l’institution ecclésiastique » (Foucault, 1976, p. 154-155).

Et, enfin, à maintes reprises, il tient à marquer ses distances avec la thèse économique, ceci sur la base de différents arguments. C’est ainsi, par exemple, qu’il disqualifie l’équation entre « répression de la sexualité » et « développement du capitalisme », jugée simpliste et confortable :

[...] l’hypothèse d’un pouvoir de répression que notre société exercerait sur le sexe et pour des raisons économiques paraît bien exiguë s’il faut rendre compte de toute cette série de renforcements et d’intensifications qu’un premier parcours fait apparaître : prolifération de discours, et de discours soigneusement inscrits dans des exigences de pouvoir [...]

Foucault, 1976, p. 96

[...] En faisant naître l’âge de la répression au 17e siècle, après des centaines d’années de plein air et de libre expression, on l’amène à coïncider avec le développement du capitalisme : il ferait corps avec l’ordre bourgeois. La petite chronique du sexe et de ses brimades se transpose aussitôt dans la cérémonieuse histoire des modes de production ; sa futilité s’évanouit. Un principe d’explication se dessine du fait même : si le sexe est réprimé avec tant de rigueur, c’est qu’il est incompatible avec une mise au travail générale et intensive ; à l’époque où on exploite systématiquement la force de travail, pouvait-on tolérer qu’elle aille s’égailler dans les plaisirs, sauf dans ceux, réduits au minimum, qui lui permettent de se reproduire ? Le sexe et ses effets ne sont peut-être pas faciles à déchiffrer ; ainsi resituée, leur répression, en revanche s’analyse aisément [...]

Foucault, 1976, p. 12-13

On connaît aussi son argumentation selon laquelle la répression de la sexualité bourgeoise ayant précédé celle de la sexualité des classes pauvres, on ne peut y voir une finalité de type économique :

Si on écrit l’histoire de la sexualité en termes de répression, et qu’on réfère cette répression à l’utilisation de la force de travail, il faut bien supposer que les contrôles sexuels ont été d’autant plus intenses et plus soigneux qu’ils s’adressaient aux classes pauvres ; on doit imaginer qu’ils ont suivi les lignes de la plus grande domination et de l’exploitation la plus systématique : l’homme adulte, jeune, ne possédant que sa force pour vivre, aurait dû être la cible première d’un assujettissement destiné à déplacer les énergies disponibles du plaisir inutile vers le travail obligatoire. Or, il ne semble pas que les choses se soient passées ainsi. Au contraire, les techniques les plus rigoureuses se sont formées et surtout elles ont été appliquées d’abord, avec le plus d’intensité, dans les classes économiquement privilégiées et politiquement dirigeantes [...]

Foucault, 1976, p. 158-159

Bien sûr, ce type d’argument devient caduc avec la démonstration subséquente de Foucault qui réfute précisément « l’hypothèse répressive ». Ceci dit, Foucault ne développe nulle part clairement en quoi le fait d’écrire l’histoire de la sexualité en termes d’incitation plutôt que de répression vient modifier le discours de la thèse économique : s’il est trop simple et, de plus, historiquement erroné, d’associer « répression de la sexualité » et « besoins du capitalisme », qu’advient-il de cette équation dès lors qu’on substitue à l’idée de « répression » celle d’« incitation » et de « prolifération discursive » ?

Par ailleurs, au chapitre du nouveau positionnement de la famille et des finalités de cette évolution, Foucault n’est pas moins ambivalent. Une ambivalence que l’on retrouve d’ailleurs chez Donzelot (Donzelot, 1977/2005) lorsque celui-ci considère que, du fait de ce passage de « modèle » à « instrument », la famille n’est plus un agent de reproduction de l’ordre établi comme elle pouvait l’être sous l’Ancien Régime. C’est l’hypothèse que Foucault avance en effet lorsqu’il opère une distinction décisive entre les dispositifs d’alliance et les dispositifs de sexualité pour établir que la famille « instrument » n’est pas ordonnée à la « reproduction ». Son raisonnement est le suivant : toute société a inscrit les relations de sexe dans un dispositif d’alliance : institution du mariage, règles de parenté et de transmission du nom et des biens. Ce dispositif, trop contraignant, aurait perdu de son importance « à mesure que les processus économiques et que les structures politiques ne pouvaient plus trouver en lui un instrument adéquat ou un support suffisant » (Foucault, 1976, p. 140). Les sociétés occidentales modernes ont alors inventé et mis en place, surtout à partir du xviiie siècle, « un nouveau dispositif qui se superpose à lui, et sans lui donner congé, a contribué à en réduire l’importance ». Mais alors que le dispositif d’alliance est « fortement articulé sur l’économie à cause du rôle qu’il peut jouer dans la transmission ou la circulation des richesses, le dispositif de sexualité est relié à l’économie par des relais nombreux et subtils, mais dont le principal est le corps-corps qui produit et qui consomme » (Foucault, 1976, p. 141).

D’un mot, le dispositif d’alliance est ordonné sans doute à une homéostasie du corps social qu’il a pour fonction de maintenir ; de là son lien privilégié avec le droit ; de là aussi le fait que le temps fort pour lui, c’est la « reproduction ». Le dispositif de sexualité a pour raison d’être non de se reproduire, mais de proliférer, d’innover, d’annexer, d’inventer, de pénétrer les corps de façon de plus en plus détaillée et de contrôler les populations de manière de plus en plus globale. Il faut donc admettre trois ou quatre thèses contraires à celle que suppose le thème d’une sexualité réprimée par les formes modernes de la société : la sexualité est liée à des dispositifs récents de pouvoir ; elle a été en expansion croissante depuis le 17e siècle ; l’agencement qui l’a soutenue depuis lors n’est pas ordonné à la reproduction ; il a été lié dès l’origine à une intensification du corps — à sa valorisation comme objet de savoir et comme élément dans les rapports de pouvoir.

Foucault, 1976, p. 140-141

Ambivalence donc, puisque, d’une part, il est dit que le dispositif de sexualité a pris le relais d’un dispositif (d’alliance) qui n’est plus en mesure de constituer un support adéquat aux processus économiques et aux structures politiques ; et qu’il est dit, ensuite, que ce nouveau dispositif n’est pas ordonné à la reproduction. De quelle reproduction parle-t-on ? Là réside le noeud du problème, l’origine de l’incommunication entre la thèse du biopouvoir et la théorie marxiste en démographie.

La démographie comme science de la reproduction : un point de vue critique

La parution de La volonté de savoir coïncide, rappelons-le, avec les débuts d’une époque fertile en questionnements du côté de la démographie. Celle-ci réinterroge ses fondements théoriques et la portée explicative de ses méthodes (Tabutin et al., 1999). En particulier, à une démographie jugée trop descriptive, les tenants d’une approche critique veulent substituer une démarche analytique d’inspiration matérialiste : au lieu d’envisager les populations comme des « ensembles renouvelables » dont on mesure l’évolution, ce courant critique de la démographie sociale propose de recentrer l’objet de la discipline sur le concept de « reproduction » au sens matérialiste du terme, et sur les stratégies familiales de production des êtres humains (Fernandez-Cordon, 1979 ; Piché, 1980 ; Gregory et Piché, 1985 ; Poirier, 1986 ; Gauvreau et al., 1986 ; Kempeneers, 1987). Ce faisant, cette démographie critique s’alimente aux courants marxistes et féministes-marxistes qui, en sociologie, anthropologie, économie et histoire, réinterrogent les objets « famille » et « reproduction » (Dandurand, 1982 ; Tabet, 1985).

L’approche marxiste en démographie consiste en premier lieu à réintroduire la dimension historique du concept de population, c’est-à-dire à considérer à la suite de Marx que le processus de reproduction démographique est indissociable du processus global de production. Cela revient à dire qu’à chaque mode de production correspondent des lois de population spécifiques :

En produisant l’accumulation du Capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en oeuvre, ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la loi de population qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique.

Marx, Le Capital, L1, T3, Ch. XXV

Marx n’a pas développé davantage ce concept de loi de population, en dehors de cette question de la surpopulation relative. On trouve cependant à travers son oeuvre une tentative constante de situer les phénomènes démographiques par rapport au procès d’ensemble de la production sociale :

L’importance fondamentale du concept de loi de population — et aussi celle du concept de surpopulation relative dans le cas du MPC — réside dans le fait qu’il constitue en quelque sorte un concept-liaison entre les phénomènes démographiques élémentaires, d’une part, et le procès de reproduction des rapports sociaux de production, de l’autre. C’est, dès l’apparition du concept, la dépendance épistémologique de l’étude des faits de population par rapport au matérialisme historique qui se trouve ainsi marquée.

Behar, 1976, p. 6

Au centre de l’approche marxiste en démographie, le concept de reproduction est dès lors l’objet d’une redéfinition fondamentale : la reproduction des populations, envisagée traditionnellement comme « processus incessant de renouvellement » d’une collection d’individus (Pressat, 1973, p. 225-254) est désormais appréhendée en tant que « reproduction de la force sociale de travail » (Fernandez-Cordon, 1979). En bref, le raisonnement est le suivant : le procès de production sociale, entendu au sens de « production de la société par elle-même », inclut la production des agents de production, c’est-à-dire d’individus porteurs d’une force de travail déterminée. Un ensemble social donné dispose ainsi d’une certaine capacité de produire, ou force sociale de travail. Dans le mode de production capitaliste, la force de travail est une marchandise mais une marchandise particulière, extérieure au champ de la valeur, au sens où le travailleur « libre » s’inscrit de lui-même dans les rapports marchands. De là découle ce qui distingue fondamentalement la forme sociale capitaliste des formes sociales antérieures, à savoir l’extériorité de la reproduction des travailleurs par rapport à la production des marchandises (Lautier, 1977). Le premier lieu « extérieur » de la reproduction de la force sociale de travail, c’est la famille. D’autres institutions « partagent » par la suite avec celle-ci les « tâches » de reproduction : l’hôpital, l’école... C’est à Engels que revient d’avoir posé la reproduction des êtres humains comme une composante de la production sociale et d’avoir identifié la famille comme lieu essentiel de cette reproduction :

Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant en dernier ressort dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production des moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la production de l’espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production, par le stade de développement où se trouvent d’une part, le travail et, d’autre part, la famille.

Engels, éd. 1976, p. 12

Pour certains exégètes de Marx, Lautier et Tortajada, entre autres, l’enfermement dans la famille était le préalable indispensable à la mise en oeuvre d’une politique scolaire et d’une politique de santé :

[...] la famille était le préalable à l’école généralisée et au système de santé pour des raisons tenant au processus même de la reproduction des travailleurs. Cette dernière, pour être efficace (c’est-à-dire pour qu’elle s’effectue de façon à produire un travailleur qui s’intègre dans le travailleur collectif), suppose que l’individu soit, si l’on peut dire, pré-normé ; il ne rentre dans le cadre de l’institution scolaire ou médicale que s’il a déjà intériorisé les normes qui président à leur fonctionnement. La famille est rapidement apparue comme le moyen le plus efficace et le moins coûteux de cette intériorisation.

Lautier et Tortajada, 1978, p. 115

Et l’on trouve chez ces mêmes auteurs une clé importante, permettant peut-être de sortir des ambivalences de Foucault. Elle consiste à rappeler que le « travailleur libre » échappe jusqu’à un certain point au totalitarisme absolu du « capital », qui

contrôlerait toute la vie sociale en fonction des exigences de la production des marchandises. Un tel contrôle hégémonique suppose la négation de l’existence du travailleur comme sujet libre de l’échange. Plus encore, les décalages, les dysfonctions qui existent entre les exigences que l’on pourrait abstraitement tirer de la production marchande, et de la façon dont sont reproduits les travailleurs, sont eux-mêmes un élément nécessaire de la reproduction du rapport salarial [...]

Lautier et Tortajada, 1978, p. 116

Ce « travailleur libre », il s’agit donc de le produire et le reproduire à la fois comme corps et comme force de travail. Pour cela, il s’agit de contrôler les instances « extérieures », à commencer par la famille, où s’effectue une part importante de ce travail de production-reproduction. En effet, cette dissociation du corps (produit et reproduit en dehors du champ de la valeur, dans les rapports domestiques) et de la force de travail (inscrite « librement » et pour un temps déterminé — temps correspondant à celui où elle est achetée et mise en oeuvre par le détenteur de capitaux) pose problème. Dans les systèmes antérieurs (esclavagisme, féodalisme), ces deux éléments ne faisaient qu’un ; ainsi, en contrôlant l’un, on contrôlait l’autre. Ce n’est plus le cas en système capitaliste. Ce dernier requiert une pluralité de zones de contrôle, d’institutions pivots. Et

le « partage des tâches » entre ces institutions exclut le cloisonnement ; le contrôle du travailleur, qui repose en grande partie sur l’inculcation des normes, suppose un redoublement indifférencié de ces normes. Il ne suffit pas d’un discours, en un lieu précis, qui martèlerait des sentences morales. Au contraire, les normes de comportement sont répétées, sous de multiples formes, tour à tour explicitement et implicitement, en des lieux différents et c’est bien cette diversité qui fait l’efficacité de cette inculcation des normes [...]

Lautier et Tortajada, 1978, p. 116

C’est l’activation de ces contrôles multilocaux qui permettrait d’assurer la reconduction du rapport salarial, ce dernier passant nécessairement par la production de « familles de classes ». En dernière instance, on reproduit ainsi, sinon « l’ordre établi », à tout le moins les conditions d’existence et de fonctionnement d’un mode de production vieux de plus de trois siècles.

Conclusion

La démographie, en particulier dans sa perspective marxiste, est certes venue apporter un éclairage neuf sur ces modalités de reproduction. Ce qu’elle ne pouvait éclairer, par contre, sous le seul angle marxiste, ce sont les relations de pouvoir et de domination au principe de ces modalités. Et c’est ici que, malgré ses ambivalences, Foucault vient occuper un espace resté ouvert dans la théorie marxiste. Contrairement à Marx, pour qui les relations de domination sont partie intégrante du rapport antagoniste entre le capital et le travail, pour Foucault, « ce rapport n’aurait été rendu possible que par l’assujettissement, les dressages, les surveillances produits et administrés préalablement par les disciplines. [...] Ce ne serait donc pas la bourgeoisie « capitaliste » du xixe siècle qui aurait inventé et imposé le rapport de domination ; elle les aurait hérités des mécanismes disciplinaires du xvie et du xviiie siècle, et n’aurait eu qu’à les utiliser, les infléchir, en en intensifiant certains ou en atténuant d’autres » (Fontana, 2001, p. 42). Au fond, écrit Foucault en 1978,

la question que je posais, je la posais au marxisme comme à d’autres conceptions de l’histoire et de la politique, et elle consistait en ceci : les rapports de pouvoir ne représentent-ils pas, au regard par exemple des rapports de production, un niveau de réalité tout à la fois complexe et relativement, mais seulement relativement, indépendant ?

Dits et écrits II, 2001, p. 629

Ce niveau de réalité est complexe à bien des égards, la notion de pouvoir, chez Foucault, posant de nombreux problèmes, en particulier celui de l’articulation des rapports de pouvoir et des rapports de production, ce « point de rencontre entre la perspective marxiste et l’anatomie politique » (Ewald, 1975, p. 1240). Comment concilier la « micro-diversité » des technologies de pouvoir et la « macro-nécessité » de celles-ci (Jessop, 2004, p. 99), telle est la question. C’est la question de savoir, non seulement ce que le développement du capitalisme a exigé comme changement dans les techniques de contrôle, mais aussi pourquoi ces modifications ont créé un vide de savoir qu’est venue occuper la démographie en temps opportuns. Pour aller plus avant dans la démarche proposée ici, il y aurait lieu, au-delà d’une simple archéologie du savoir démographique, d’ouvrir sur une généalogie des pouvoirs qui se sont nourris de manière inédite de la démographie (ses techniques, ses points de vue) à partir du xviiie siècle. La question ultime porterait alors sur la nature profonde des liens entre les nouvelles techniques de pouvoir et les fondements de la démographie. Cette dernière ne serait-elle pas l’expression la plus achevée des nouvelles formes de contrôle ? Non seulement en ce qu’elle répondrait à des besoins liés à l’exercice de ces contrôles, mais en ce que sa problématique et son fonctionnement la constitueraient finalement en reflet, en image de la mécanique même des pouvoirs. La lecture croisée de Marx et de Foucault continue de s’imposer pour approfondir cette intuition.